Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/338

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ne vont point dans le monde ; ils ne jouent point au whist ; ils ne prennent point de tabac ; ils ne font point de collections. Ils aiment à raisonner.

Je les ai longtemps trouvés bizarres, et j’ai fini par les juger conséquents. Ils inventent en causant : ce mot explique leur vie. J’ai vu un mathématicien qui donnait ses leçons, tête baissée, sans rien dire, occupé à jeter de petits morceaux de craie par la fenêtre. Par instants, il sursautait, apercevait une idée, écartait l’élève, effaçait d’un revers de main les écritures du tableau, et griffonnait violemment sa formule nouvelle. Mes deux philosophes lui ressemblent. Les idées jaillissent en eux inattendues, subites ; ils en jouissent comme d’une découverte ; ils sont devant elles comme un provincial à l’Opéra. On s’en aperçoit aux éclairs de l’œil, à l’accent, aux gestes brusques, aux interruptions, aux vives reprises. Vers onze heures du soir, ordinairement tous deux sont en verve, et le spectacle est curieux. Ils pensent trois ou quatre fois plus vite que d’habitude, avec des abréviations étranges. Ils s’entendent à demi-mot, chacun achevant la phrase de l’autre ou lui coupant la parole pour lui dire : « Bien, assez, j’ai compris. » Ils se contredisent rarement, et plus volontiers s’attellent tour à tour à la même idée pour la dévider jusqu’au bout. Véritablement, au mouvement de