Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/44

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le trouvait digne de la suprématie qu’il réclamait ; on fléchissait sous sa dictature méritée et naturelle, comme sous une magistrature bienfaisante et légitime. Le dernier des philosophes français, il écrivit simplement, sans mots abstraits ni phrases allemandes, à la manière du dix-huitième siècle. S’il détruisait la théorie de Condillac, il gardait son style ; il lui emprunta sa clarté, pour lui prendre ses lecteurs. Il eut une précision étonnante, n’employant que des phrases brèves et des mots exacts, véritable mathématicien, dont toutes les expressions étaient des chiffres. Tel est le morceau suivant, digne d’un géomètre par sa force et sa justesse[1] :

De même que la notion d’une étendue limitée nous suggère la notion d’un espace sans bornes, qui n’a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui demeure immobile, tandis que les corps s’y meuvent en tous sens ; de même la notion d’une durée limitée nous suggère la notion d’une durée sans bornes qui n’a pas pu commencer, qui ne pourrait pas finir, et qui se serait écoulée uniformément, quand aucun événement ne l’aurait remplie. La durée se perd dans l’éternité, comme l’espace dans l’immensité. Sans le temps il n’y aurait pas de durée ; sans l’espace il n’y aurait pas d’étendue. Le temps et l’espace contiennent dans leur ample sein toutes les existences finies, et ils ne sont contenus dans aucune. Toutes les choses créées sont

  1. M. Royer-Collard avait été, dans sa jeunesse, passionné pour les mathématiques, et même à Saint-Omer il les avait enseignées quelque temps. (Royer-Collard, par M. A. Philippe, médecin de l’Hôtel-Dieu.)