Page:Taine - Les Philosophes classiques du XIXe siècle en France, 1868.djvu/45

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situées dans l’espace, et elles ont aussi leur moment dans le temps ; mais le temps est partout, et l’espace est aussi ancien que le temps. Chacun d’eux réside tout entier dans chaque partie de l’autre.

Cette dernière phrase est d’une énergie étonnante. Il faudrait remonter à Pascal pour trouver des vérités aussi vastes, concentrées dans un si petit espace, avec des termes aussi simples, par une métaphore aussi exacte. Cela est aussi beau qu’une formule de Newton. Celles de M. Royer-Collard, pénétrantes et distinctes, entraient dans l’esprit comme les sons perçants d’un battant d’acier. Au besoin, il les multipliait ; coup sur coup, répétées, résonnantes, elles tintaient et emportaient dans leurs volées vibrantes l’esprit étourdi et accablé. Il mettait de l’acharnement dans l’explication et dans la preuve ; il prenait le lecteur à partie et lui disait :

Vous marchez devant moi ; je vous vois ici, et je me souviens que vous étiez là. — La durée qui s’est écoulée entre le moment où vous étiez là et celui où vous êtes ici, c’est ma mémoire qui me la donne, ma mémoire, dis-je, et non la vôtre qui n’est point à mon service. Mais ma mémoire ne peut me donner que ma propre durée, elle ne peut pas me donner la vôtre ; je ne me souviens que de ce qui se passe en moi, je ne peux pas me souvenir de ce qui se passe en vous. C’est donc ma durée que je saisis entre ma perception actuelle et ma perception passée, ce n’est pas la vôtre que je saisis entre votre mouvement