Page:Tolstoï Les Cosaques.djvu/39

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— Va-t’en ! je sais ce que j’ai à faire », répondit Lucas, et, après avoir examiné son fusil, il s’accroupit derrière la poutre.

Resté seul, il ne quittait pas des yeux le banc de sable et prêtait l’oreille, dans l’attente des Cosaques. Mais il y avait loin jusqu’au cordon, et il était torturé d’impatience ; il tremblait de manquer les Abreks, qui devaient, selon lui, suivre de près celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre celui qu’il avait tué ; il craignait de perdre cette proie comme le sanglier qui lui était échappé la veille. Il jetait les yeux autour de lui, prêt à tirer si l’ennemi paraissait. Il ne lui venait même pas à l’esprit qu’il pouvait être tué lui-même.


IX


Il commençait à faire jour. On voyait distinctement le cadavre du Tchétchène ballotté sur les bas-fonds. Des pas se firent tout à coup entendre non loin du Cosaque, — les têtes des roseaux s’inclinèrent. Lucas arma et murmura : « Au nom du Père, du Fils… » Au cliquetis du fusil, les pas s’arrêtèrent.

« Holà ! les Cosaques ! n’allez pas tuer le diadia ! dit d’une voix calme et basse Jérochka, écartant les roseaux et approchant de Lucas.

— Vrai Dieu ! j’ai failli tirer » s’écria Lucas.

— Et qu’as-tu tué ? demanda le vieux. Sa voix puissante résonna sur le fleuve et dans le bois et dissipa subitement le silence mystérieux de la nuit qui entourait le jeune Cosaque. Le jour parut plus clair.

— Tu n’as rien vu, toi, dit Lucas en désarmant son fusil avec calme ; et moi, j’ai tué une bête fauve. »

Le vieux avait déjà porté ses regards vers les bas-fonds,