Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/105

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les plus constants de nos plaisirs. Au fond le goût du pittoresque, le penchant au paysage, s’ils sont servis par quelque facilité à copier et à rendre, par quelque instinctive aptitude à exprimer sinon habilement, du moins avec une gaucherie fidèle, avec une naïveté sentie, sont pour le touriste une intarissable source d’entier divertissement. Sans qu’il y paraisse, ce drôle-là a ses raisons pour trouver légères les fatigues, et vaines les contrariétés ; pour s’accommoder de Jacques aussi bien que de Jean ; pour être tout à tous, content comme ci et content comme ça, c’est que ses artistiques préoccupations lui sont une compagnie, un commerce, une quiétude de tous les instants, en telle sorte qu’il a l’air d’être un modèle d’entrain et de belle humeur, quand il est surtout un bienheureux qui porte avec lui son paradis.

Ceci dit, nous pouvons nous mettre en route. La troupe se compose cette année de vingt-deux voyageurs, la plupart déjà décrits. M. Töpffer d’abord, qui a un an de plus et une jambe de moins, non pas disparue pourtant, mais perdue, alanguie, morte tout à l’heure, si par hasard la marche va ne lui convenir pas mieux que le repos ; madame Töpffer ensuite, aussi alerte que de coutume ; les deux Simond, pâles d’appétit précoce et de vigueur rentrée, mais secs et imperméés ; les deux Murray, anciens des anciens, qui font leur voyage d’adieu à la Suisse, à la pension et aux jeunes années ; Poletti, ancien pareillement, venu des bords du Nil, et qui plus tard remportera dans sa molle et torride patrie une helvétique vigueur, des habitudes alpestres, et, rien qu’en souvenir de sources froides, d’ombrages épais, de glaces éternelles, de quoi en être au frais toute sa vie ; Édouard, ancien encore, jadis marcheur comme une balle de coton, aujourd’hui touriste intrépide, jarret trempé, gravisseur infatigable ; Gustave, né reposé quand même, parce qu’il a pour jambure deux fortes échasses en bois vert, avec trois fibres pour mollet et un nœud pour genou ; Sorbières, piéton de race, et qui chante tout le long du bois ; d’Estraing, pourvu aussi de deux quilles modèles, enjambeur de haies, escaladeur de cerisiers, escroqueur de prunes, et pour qui rien, non rien au monde n’équivaut à une nuit en plein foin, sous la toiture percée d’un chalet ; Albin, fort porteur marcheur austère, lent à Se hâter, mais exact au rendez-vous ; Léonidas, cette virgule russe, qui, l’an passé déjà, triompha des Alpes et du Tyrol, arpenta Venise et franchit le Simplon, sans autre mal ni douleur que d’avoir dormi tous ses repas et sommeillé toutes ses haltes ; enfin David, notre majordome, actif et expérimenté, de qui la besogne va être, dans bien des endroits, de nous faire