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coucher là où il n’y a pas de lits, et manger là où il ne manque que des vivres.

Parmi les voyageurs débutants, on compte Ernest et Alfred, deux cousins d’inégale taille. Ernest, auprès duquel Léonidas lui-même fait l’effet de Calypso, qui dépassait de la tête toutes ses nymphes, sera cette année le sommeilleur en chef. Ernest, en effet,… ferme l’œil et s’endort… dès qu’il s’assied, dès qu’il s’arrête, dès que seulement il regarde fixement son ombre ou bien un caillou qui reluit au soleil. Pourtant, au moyen de tuteurs officieux qui le secouent à l’approche de la soupe et à l’arrivée des viandes, on parvient à le faire manger somnambuliquement, mais sans qu’il ait aucune conscience de la chose, pas plus qu’il n’a celle de se rendre à sa chambre, d’y ôter ses habits, d’éteindre la chandelle, et de se trouver en diagonale et la tête aux pieds dans un lit quelconque. Du reste, hâlé, noireau, vigoureux, d’humeur toujours allègre, jamais écloppé et invariablement suspendu à une longue pique qu’il s’est achetée à Martigny. Alfred, agile, élancé, gaillard d’avant-garde, et qui pour passer les ruisseaux se sert des ponts le moins possible.

Canta, touriste rieur, vif, curieux, brise-piques, étourdi comme un bachelier et dialecticien comme un philosophe d’Athènes, vit, cause, épluche des noix, spécule, se perd, se retrouve tout à la fois. Burgess, Anglais quadrillé à l’écossaise, est le plus haut fendu de toute la caravane ; grand porteur, jarret distingué : grave d’habitude, il chante pourtant, et tyrolise aux échos. Shall, Anglais pareillement, commence par avoir le jarret en réparation, l’esprit absent de la terre et l’œil aux nuages. Mais insensiblement le jarret se trouve remis à neuf, l’esprit redescendu aux choses sublunaires, et l’œil finit par apercevoir distinctement des contrées quelconques, où il y a des montagnes n’importe et des auberges indubitables. Alphonse, voyageur agrégé, fait peu de bruit et bonne besogne. Martin Paul, agrégé aussi, tantôt porte un paletot-sac, tantôt un caoutchouc insoluble à l’eau du ciel, tantôt une blouse subsidiaire, achetée à Martigny, et coupée pour un autre ; mais sous tous les costumes il est gai compagnon, artiste à la course et tuteur du suivant. Le suivant, c’est Martin Marc, malade d’un fou rire inextinguible, multiplié par celui de Simond, Marc aussi, et non moins malade. Quand ces deux particuliers se regardent, fût-ce en pleine averse, fût-ce au travers d’un mélèze, adieu fatigue, tristesse, respect humain ; d’invincibles désopilements les obligent à éclater de rire, crainte d’éclater d’allégresse rentrée. Si la chose se passe à table, vite on éloigne verres et flacons ; si c’est en montagne, vite on fait barrière