Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/179

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retire son pied droit qu’à la condition d’y enfoncer son pied gauche. Situation critique assurément. On jure bien de ne pas s’y remettre, mais en attendant l’on ne sait pas comment s’en sortir. On rit bien de l’embarras, mais en attendant on a des sueurs d’effroi. Redescendre, affreux ; monter, impossible. De désespoir, M. Töpffer se décide à ramper des pieds et des mains le long du ruisseau encaissé qui alimente le marécage, et il rejoint ainsi le sentier sans mal ni douleur, mais non pas sans être bien convaincu qu’il est des cas où l’on ne se choisit pas sa façon d’aller. Tout ce replat, tout ce ruisseau, toute cette Seigne est profondément embraminée.

Mais ce n’est pas tout. Au moment où il sort de son couloir, M. Töpffer trouve devant lui Jean Payod, qui l’a attendu tout exprès pour lui dire confidentiellement qu’il y a dans ce pâturage un troupeau de quatre-vingts taureaux… À telles enseignes, continue Jean Payod, que l’autre jour, comme je passais avec un Anglais, les plus méchants s’en sont effarouchés, et ils nous ont couru droit dessus… — Et comment donc vous en êtes-vous tirés ? — Un précipice n’était pas loin, on s’y est caché. — Merci ! je sors d’en prendre. En attendant, M. Töpffer rappelle, il rallie, il donne l’ordre que, tout en surveillant le pâturage, on ne perde pas de vue le précipice, et lui-même il chemine fort inquiet. Tout à coup non pas des taureaux, mais une nuée qui nous enveloppe et des grêlons qui nous criblent. Aux grêlons près, c’est cette nuée d’Homère, qui ne manque pas d’arriver à point nommé pour dérober Pâris aux coups d’Achille, ou Mars lui-même aux fureurs de Diomède, fils de Tydée. Ainsi nous franchissons le pâturage et le col tout entier sans voir, sans être vus, et bientôt, sortis de dessous le nuage, nous voyons apparaître en face de nous l’Allée blanche dans toute sa longueur.

C’est ici une vue dont la beauté est célèbre. Nous n’en sachons pas qui présente avec plus d’imposante grandeur un plus hardi mélange de sauvage et de doux, d’auguste et de gracieux. À gauche, et escarpée de la base au faîte, l’on a la chaîne du mont Blanc : dômes, aiguilles, tours gigantesques, colossale architecture qui frappe autant par ses admirables proportions, par l’équilibre de ses épaulements, par la régularité harmonieuse de ses arêtes, dont les profils fuient les uns parallèlement aux autres, qu’elle plaît, qu’elle étonne aussi par ses glaces, les unes arrondies en coupoles, les autres dentelées en aiguilles et formant le long des rampes comme les festons argentés d’une élégante broderie. À droite, les cimes plus basses et les pentes plus inclinées sont verdoyantes et douces.