Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/191

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figuration particulière de la montagne qu’on gravit, le sentier qui, dans tel endroit, est semblable à la poutre à fleur de terre, se trouve être un peu plus loin semblable à la poutre à trois cents pieds, à trois mille pieds du sol. Par exemple, lorsque la rampe gazonnée et d’ailleurs rapide de la montagne est composée de mamelons que le sentier contourne en les coupant obliquement, à chaque fois que, arrivé sur l’arête du mamelon, on va perdre de vue la partie de sentier sur laquelle on marche, sans apercevoir encore celle que l’on va atteindre, il y a un point où le sentier paraît, comme la poutre, posé en l’air. Vide devant, vide derrière, vide ou à droite ou à gauche, et, au milieu de tous ces vides, la vue se fascine, l’imagination tournoie, le vertige arrive. Que s’il est seulement périodique et passager, comme dans le cas dont nous parlons, on le dompte aisément. Que si, au contraire, à cause de la nature de plus en plus difficile du sentier, il dure, il croît, et dompte à son tour ;… alors le cœur bat de prodigieux roulements, la tête court la prétantaine, les jambes flageolent, et, devenu incapable d’avancer, de reculer, de s’asseoir ou de rester debout, le plus crâne grenadier du monde s’est changé en un paquet qui crie : Venez m’ôter !… venez très-vite m’ôter !

Tels sont les effets du vertige. Sans être grenadier, une ou deux fois nous les avons éprouvés dans toute leur énergie. Ah ! les vilains moments ! Ah ! l’atroce récréation ! Et puis pendant que, ni assis, ni debout, ni couché, mais en l’air comme un moucheron, l’on attend là que l’abîme vous épargne ou qu’il vous dévore, toutes sortes de pensées extrêmement cruelles, lecteur, sur sa moucheronne, sur ses mouchillons laissés au logis ; sur hier qui n’est plus et sur demain qui risque de ne pas revenir ; dans tous les cas sur l’incomparable absurdité qu’il y a à venir, sous prétexte de partie de plaisir, se fourrer dans un casse-cou semblable, dans un émoi pareil. Après quoi, ou bien l’aide vous arrive, ou bien, jouant le tout pour le tout, l’on se tire de là comme on peut.

Il y a des personnes, et nous sommes de ce nombre, qui, après trente, après cinquante excursions dans les Alpes, se trouvent être très-peu aguerries sous ce rapport ; il y en a d’autres qui, d’emblée, et dès leur première excursion, n’éprouvent aucune espèce de vertige, quelque abruptes que soient les rampes, ou quelque étroits et difficiles que soient les pas à franchir, pourvu qu’il s’y trouve des aspérités où se retenir, des replats où poser le pied. Cette différence provient, selon nous, en partie des différences naturelles de tempérament ; en partie, et plus encore, des habitudes et des exercices auxquels on a été formé dès sa première enfance ; et,