Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/193

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mais si elles sont en vie à cette heure, c’est pas leur faute. On dit que les mules sont entêtées…, et les dames donc ! » Telle est l’opinion de ce forgeron sur les dames. Pendant qu’il parle, voici venir une épaisse nuée qui nous enveloppe si soudainement et si bien, qu’en moins de trois secondes nous n’entrevoyons plus même le sol qui nous porte. M. Töpffer crie halte à l’avant-garde, qui doit être déjà bien voisine de ce vilain sentier en corniche ; puis il vocifère des signaux à Canta, qui, demeuré étourdiment dans des cornichons de ravins, y cherche des cornichons de cristaux… Canta rejoint ; alors on serre la colonne, et, guide en tête, guide en queue, l’on se remet en marche. Tout à l’heure, plus de nuée, un beau soleil, et pas plus de corniche que sur la grande route de Babylone ! Il y a des itinéraires qui mériteraient d’être pendus.

L’Allée blanche est maintenant derrière nous, mais, en face, quel spectacle neuf, extraordinaire ! Un profond et immense entonnoir, celui de Dante, vraiment, moins les spirales et moins les réprouvés. Ce ne sont de toutes parts que pentes gazonnées, immenses, nues, uniformes, sans un arbre et sans un rocher : quelque chose de solitaire comme le ciel et de tranquille comme la nuit. Tout au loin seulement, du côté du col de Fenêtre, les pentes sont tachetées de milliers de points jaunes ou blancs, et il arrive aux oreilles comme un lointain murmure de clochettes : ce sont des troupeaux par centaines. Le sentier, après avoir coupé obliquement celle de ces pentes qui est à notre gauche, trouve un couloir, s’y déploie en zigzag, et vient aboutir au fond de l’entonnoir. C’est le val Ferret. De l’Allée blanche on y entre par le col Ferret. De l’hospice du grand Saint-Bernard, on y pénètre par le col de Fenêtre. Enfin, à partir des chalets Ferret, où est le point de jonction des deux sentiers, et en continuant de descendre, l’on en sort à Orsières. Au-dessus des chalets, ce sont de magnifiques pâturages ; au-dessous commencent ces forêts où les Pères du grand Saint-Bernard, communiers de l’endroit, se pourvoient de bois. Chaque jour, durant les deux ou trois mois d’été pendant lesquels le col de Fenêtre est praticable, trente à cinquante chevaux vont y chercher leur charge, puis, remontant à la file, ils s’en viennent déposer au couvent ces provisions de la charité. Le dimanche, dans les beaux jours, et en automne quand leur tâche est finie, on rencontre ces chevaux qui paissent libres sur les pentes du mont Saint-Bernard ; et en songeant quel a été durant la semaine ou durant l’été leur rude et généreux office, on ne peut se défendre de les considérer avec un reconnaissant plaisir. Bons animaux ! se dit-on, et l’on s’avance pour caresser leur tête fière, leur poitrail chatoyant ;