Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/201

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marche, et nous les croisons une demi-heure après. Ce sont sept touristes barbus, et de là leur silence auguste, car, en tout lieu et même sur les dernières hauteurs, le touriste barbu n’est qu’un époussoir qui pose, et pas du tout un mortel qui sympathise. L’affaire pour lui, même sur les dernières hauteurs, ce n’est point de contempler la contrée, mais que la contrée le contemple ; point d’admirer la belle nature, mais que la belle nature ait eu l’avantage de le posséder quelques instants ; et quand une troupe d’imberbes, avant même d’avoir pu apprécier la beauté de sa moustache et le touffu de son collier, lui lance des hurras d’expansive cordialité, il prend cela pour les inconvenances d’une familiarité qui se méprend, pour les cris discordants d’une multitude qui ne voit pas encore que c’est à un olympien qu’elle s’adresse. Ces sept olympiens donc nous coudoient sans seulement paraître nous apercevoir. Plus loin nous croisons un touriste nono : c’est ce même don Quichotte que nous vîmes à Argentière. Quoique nono, il nous sourit, et, accompagné de deux Dulcinées, il poursuit sa route dans cette sierra, plus sauvage sans contredit que l’autre. Enfin vient un gros papa français et sa fille. Ce bon monsieur, occupé qu’il est à jurer contre les cailloux qui inquiètent ses gras de jambes, s’interrompt tout exprès pour nous faire un amical salut. Charmés de sa bonne grâce, nous lui apprenons en retour que tout à l’heure, sorti de cette Arabie Pétrée, il n’aura plus qu’à suivre les faciles contours d’un sentier parfaitement frayé.

Dans les contrées sauvages on rencontre des spectacles dont le contraste fait vivement ressortir la riante grâce ou la paisible aménité. Ainsi, au détour d’une roche, et au moment même où l’on vient d’être frappé par l’aspect saisissant de ce col stérile et pierreux, le regard tombe sur une suite de petits lacs chaudement encaissés entre des escarpements sans rudesse ; l’un d’eux baigne une plage basse, dont le sable ridé reluit au soleil. Que cette onde tranquille, que cette paix réjouie paraissent ici comme une fortunée et hospitalière rencontre !… Et puis tout à coup cette scène change ; revoici le morne, et à la joie de l’âme a succédé le frisson du cœur : c’est une nue qui passe. Autre contraste encore non moins subit, non moins vif. Sur ces sommités, en effet, bien autrement que dans nos plaines, la physionomie des sites varie avec chaque vicissitude du vent, de la nue, du firmament, et en même temps que les changeantes apparences du ciel s’y reflètent comme dans un miroir fidèle, le voyageur, à cause de son isolement sans doute, à cause aussi de la sévérité inaccoutumée des spectacles, s’y trouve puissamment impressionné par toutes