Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/233

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assurent le vivre et pas le surplus, la provision d’hiver et pas la charge des greniers. L’on n’y rencontre ni bruyante et active industrie, ni opulentes bourgades, ni boutiques, ni riches, ni indigents ; et si dans ce pays sans voyageurs l’on ne s’attend pas, à la vérité, à trouver des hôtelleries, ce n’est pas néanmoins sans éprouver une douce surprise que l’on apprend, que l’on s’assure qu’il n’y existe point de cabarets. Le vin y pénètre pourtant, mais chez quelques-uns seulement, pour y être bu avec épargne, pour y circuler de foyer en foyer, et non pas pour y être la marchandise d’un vendeur intéressé à entretenir l’ivrognerie du père de famille et à en amorcer le penchant chez les jeunes garçons d’alentour.

Deux choses cependant menacent de changer la physionomie de ces vallées et d’y faire pénétrer, en même temps que certains avantages d’industrie ou de richesse dont elles sont encore privées à cette heure, l’éveil des désirs, le trouble et l’affaiblissement des croyances, et l’ingrat et funeste progrès qui transforme si vite de paisibles montagnards en raisonneurs inquiets, des villageois attachés à leurs étables en hommes curieux des villes et envieux de s’y aller enrichir et corrompre tout ensemble ; des sobres en buveurs, des pauvres en mendiants. La première, c’est la révolution du Valais, dont le contre-coup s’est fait sentir jusqu’au fond de ces gorges et jusqu’au sommet de ces rochers, pour y susciter des différends, pour y briser le joug auparavant inaperçu des coutumes séculaires, et pour y détruire sans retour le sentiment d’une traditionnelle vénération envers l’autorité patriarcale des familles patriciennes et celui d’une pieuse soumission envers le curé du hameau. La seconde, c’est que déjà la curiosité et l’intérêt se portent du côté de ces peuplades plus vierges que d’autres de progrès et de civilisation ; c’est que déjà la renommée publie qu’au fond de ces vallées on retrouve, aussi radieuses qu’à Chamonix et plus nouvelles, les merveilles et les splendeurs de la grande chaîne ; c’est que déjà des artistes, des savants, des voyageurs, qui ont poussé leurs explorations jusqu’à Zermatt, et quelques-uns par delà les glaces de Saint-Théodule jusque dans le val d’Auzasca, sont revenus émerveillés du spectacle des lieux, charmés et comme heureux de la simplicité des habitants, tout remplis, en un mot, de cette réjouissance expansive qui propage le désir et qui détermine les projets. Nous-mêmes, ce sont les récentes informations de quelques-uns de ces voyageurs, ce sont antérieurement les pressantes et itératives suggestions de madame Muston, aubergiste de la Couronne à Sion, qui nous ont déterminés à nous écarter cette année de vallées plus célèbres et plus fréquentées qui nous offraient à la fois et des merveilles