Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/234

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à voir et des gîtes où nous abriter, pour nous engager à l’aventure dans des contrées sans auberges et dans des hauteurs sans chemins. Mais n’anticipons pas sur les journées, et avant d’arriver à Evolena, commençons par sortir de Martigny.

Ce matin le temps est magnifique. L’orage d’hier au soir a purifié le ciel, et tandis que les ruisseaux troublés et grossis courent tumultueusement verser dans le Rhône l’onde écoulée des hauteurs, l’on voit de toutes parts des prairies abreuvées, des pentes rafraîchies, des cimes nettoyées de vapeurs que le soleil échauffe et réjouit de ses caresses matinales. Que ce moment est beau dans nos montagnes, que ce contraste de la veille courroucée et du lendemain souriant y est rempli d’un charme aimable et vif ! Hier, le vent et l’orage, la pluie et la foudre ! Hier, les cimes se cachent, les gorges hurlent, les forêts frémissent ébranlées, et c’est sur d’horribles fureurs que la nuit jette ses voiles les plus ténébreux… Aujourd’hui l’aube timide, l’aurore rosée, et là-haut, dans les profondeurs du firmament, une cime auguste qui tout à coup s’empourpre et resplendit. C’est le soleil ! L’astre monte, et insensiblement, aux rougeurs sévères de son imposant lever, succèdent d’argentines clartés qui rasent les monts, qui inondent les vallées, qui plongent dans les abîmes, qui s’en vont porter en tous lieux la paix et la joie.

Pendant que l’on prépare deux grands chariots qui doivent nous transporter à Sion, nous ne perdons pas notre temps. Les uns assistent au départ des caravanes, les autres se hâtent d’écrire à leurs familles, aucuns redéjeunent et reredéjeunent encore, tandis que les petits pekoe d’hier au soir descendus dans la rue y agacent les poules, s’y achètent de la ficelle, ou s’y livrent en plein forum à des discussions brimborionnes sur des sujets conformes. C’est que Léonidas, aussi frétillant d’esprit qu’il est bougillon de corps, prend plaisir aux crânes défis, aux thèses improvisées, à ces assauts d’argumentation hâtive, pressante, hasardée, qui se terminent tantôt par une claque victorieuse, tantôt par un éclat de rire. Il est de notoriété qu’à Genève, où il a rencontré dans François Töpffer un adversaire digne de lui, l’on a vu ces deux docteurs agiter, prendre et reprendre à maintes reprises la grande question de savoir lequel vaut le mieux d’un tambour neuf ou d’un âne de vingt francs… Le bel âge que celui d’écolier fretin ! Et qu’il faut être frais éclos, nouvellement tombé du nid, pour n’en être encore, au milieu des graves préoccupations du siècle ou de la vie, qu’à gazouiller à l’envi sur ce thème incomparablement inimaginable !