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cesse renaissant du poëme engouffré. Et voici. C’est le mulet qui est censé dire à son maître :

À la montée laisse-moi aller au pas ;
À la descente ne me presse pas ;
Dans la plaine ne m’épargne pas ;
À l’écurie ne m’oublie pas !

Rayat le bleu suit de l’oreille la voix de son frère ; des yeux il dévore toutes les physionomies à la fois ; de tout son être il surveille, il couve, il éclôt, et, quand vient la chute, il éclate en tumultueux ravissements, et le voilà qui compte dans son existence une belle journée de plus. En revanche Rayat le vert enregistre dans la sienne une fausse note encore, et puis, comme on lui apprend dans cet instant que la corde d’un bac sur lequel nous devions passer le Rhône est, dit-on, cassée, en sorte qu’il nous faudra aller chercher une lieue plus loin le pont qui mène à Sierre, décidément alors il rompt avec la création, il s’exclut du nombre des vivants, et, enseveli sous son feutre, enterré dans sa guenille, il marche tout semblable à un mâne mystifié, qui de rage s’en retourne à sa bière pour s’y aplatir à tout jamais.

À Max, qui est un village situé sur un dernier mamelon d’où l’on retrouve la vue du Rhône, le président Favre nous cherche, à défaut d’un cabaret où nous puissions entrer, une maison où l’on veuille bien nous accorder l’hospitalité et nous débiter du vin. Les maisons ne manquent pas, mais elles sont désertes. À la fin, en voici une où l’on entend quelque bruit. C’est une pauvre octogénaire bien infirme qui s’est levée de sa couche pour nous ouvrir la porte d’une chambre où nous nous précipitons. Pour commencer, la vieille apporte deux chopines maîtresses, les Rayat montent ensuite avec les restes de notre déjeuner de confiance d’hier ; c’est encore un festin splendide fait avec des reliefs d’ortolans. Au sortir de table, le président Favre nous donne ses dernières indications sur la route que nous avons à suivre ; et, après avoir reçu nos adieux, il repart pour Évolena, pendant que nous nous acheminons sur Sierre. Dès ici, la descente devient rapide ; plus loin, le sentier se divise en couloirs nombreux, étroits, profonds, en sorte qu’il est devenu urgent de prendre des mesures pour éviter l’éparpillement de l’arrière-garde et la déroute des traînards. Voici celle que nous employons en pareil cas. On coupe une gaule, on la fend à l’une de ses extrémités, on oblige la fente à pincer un petit carré de papier blanc, puis l’appareil fiché en terre, à l’endroit convenable, y