Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/315

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tout à l’heure redescendre jusqu’aux sources que nous avons dépassées en montant, nous nous hâtons de dresser au plus tôt la lunette, pour faire chacun à notre tour et sans bouger de place un facile pèlerinage sur les glaces qui sont en vue. Cette lunette est forte, précise, limpide, en sorte que, braquée sur les crevasses béantes, elle en met à notre portée et comme devant nos pas les caverneuses profondeurs.

C’est là un spectacle bien curieux ; et, faute d’avoir fait cette épreuve du rapprochement, l’on quitterait ces hauteurs sans se douter seulement de l’infinité d’objets, de formes, d’accidents que présentent ces mêmes surfaces glacées qui, de loin et à l’œil nu, paraissent unies comme la neige des prés. Ici, ce sont des rampes striées où se croisent en élégants réseaux des rainures sans nombre ; là, ce sont de hauts gradins qui s’échelonnent en cintre ou qui se surmontent en promontoires ; plus loin, ce sont, au bas des couloirs, des quartiers éboulés qui laissent entre eux des places, des rues, un labyrinthe de passages trompeurs et de fausses issues ; ailleurs, le soleil, après avoir aminci la glace en transparentes lames, la perce de jours, la courbe en glaives, ou la borde de dentelures. Au bout de quelques instants, l’on se sent transporté dans un monde sans vie à la vérité, mais qui a son mouvement, ses renouvellements, ses travaux du jour et de la nuit, de l’été et de l’hiver, et sa tâche éternellement imposée d’attirer, d’entasser, d’approvisionner les frimas, de fondre, de filtrer et de porter jusque dans leurs canaux les eaux qui vont abreuver le monde. Après que nous avons contemplé ces intéressants phénomènes, nous dirigeons la lunette sur tous les points où il y a chance que nous puissions apercevoir des chamois ; mais c’est en vain, et après cette inutile épreuve tentée dans un endroit si favorable, il faut nous estimer heureux d’avoir, l’autre jour, surpris un de ces animaux à peu de distance de nous sur les rampes du Bonhomme. Tout ce plateau que nous occupons est émaillé de gentianes.

Vers onze heures et demie nous quittons notre observatoire pour redescendre à Zermatt, s’il y a lieu pourtant ; car M. Töpffer a déclaré qu’à aucun prix il ne veut repasser par le même chemin. Tamatta lui en trouve donc un autre, mais qui est pire de beaucoup : la pente est roide tout autant ; seulement, au lieu de gazons, ce sont tantôt des cailloux qui roulent sous les pieds, tantôt des roches polies sur lesquelles la plante ne trouve ni arrêt ni assiette, et à trois pas le vide, l’abîme, la géhenne d’un casse-cou tout prêt et tout prochain. En vérité, c’est à s’y jeter la tête la première pour en finir, pour n’avoir plus la fatigue de lutter, l’angoisse