Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/329

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s’en va chaque jour recevoir ou bien le bienfait d’une instruction conçue en vue de sa moralité et de son bonheur, ou bien la pâture funeste de spectacles qui imaginés uniquement en vue de l’attirer par l’amusement, font usage à cet effet bien plutôt et bien plus souvent de ce qui est propre à l’énerver et à le corrompre, que de ce qui est propre à l’élever dans sa dignité et à le perfectionner dans sa condition… Quoi donc ? Dans nos sociétés, n’est-ce pas la mère qui ouvre et qui prépare, le prêtre qui sanctionne et qui affermit, l’école qui étend et qui explique ? puis, après tant de soins pour édifier, le théâtre qui sape, qui ébranle, qui démolit ? Et s’il est une institution qui ait presque inévitablement pour office de détourner l’art et la poésie de leur mission, à ce point d’en faire en tout temps et partout les dissolvants de la morale et de la piété publiques, cette institution-là n’est-elle pas à condamner par tous ceux qui au respect de l’art et de la poésie unissent l’amour sincère de l’humanité ?

Et toutefois, si nous avions à traiter cette question, au lieu que nous n’avons voulu que donner occasionnellement essor à une conviction personnelle, nous ferions ici, entre la tragédie et la comédie, une distinction profondément tranchée, et nous professerions que, autant l’une est inévitablement pernicieuse, autant l’autre nous semble essentiellement salutaire, ou tout au moins impuissante à corrompre. La tragédie, par cela seul qu’elle est sérieuse dans son principe, dans ses moyens, dans ses effets ; par cela seul qu’elle ne vise qu’à ébranler l’âme et à toucher le cœur, sans qu’il lui soit d’aucun avantage de corrompre l’esprit et de fasciner la raison, est digne en tous lieux d’occuper la scène, et d’y présenter aux hommes assemblés les spectacles et les exemples de grands forfaits, de sublimes vertus, d’illustres infortunes. À cette école-là, l’âme s’épure et s’élève : car ce qui la contriste est vrai, ce qui la réjouit est pur, et le poëte voulût-il lui donner le change sur le juste et l’injuste, sur le bien et le mal ; voulût-il se passer des dieux et de leur justice, et saper par leur base les croyances intimes dont le germe a été implanté en elle, il n’aurait abouti qu’à lui déplaire sans l’entraîner, qu’à l’étonner sans la séduire. L’art du poëte tragique, en effet, ne s’accommode ni des sophismes de l’esprit, ni des négations du matérialisme, ni des douteuses lueurs de la philosophie sceptique, tout comme il rejette, non pas sans doute l’amère ironie de la rage ou du désespoir, mais les mesquins caquetages de la malice frivole et de la raillerie moqueuse. Ce n’est pas en gambadant agréablement en dehors du cercle de la croyance et de la