Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/416

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de poésie ou de talent, combien le spectacle, si tranquille pourtant, de ces lieux agite, soulève l’âme, et y fait éclore de sentiments et de pensers dont il semble, tant que dure le charme, qu’il n’y ait plus qu’à en restreindre l’abondance et qu’à en trouver l’expression pour avoir enfin rencontré son sujet et produit son chef-d’œuvre ! Et puis le charme, hélas ! comme tous les charmes de ce monde, dès qu’il s’agit de le fixer, s’envole, et c’est tout à recommencer. Néanmoins le souvenir de ces moments demeure, et même au fond de cette amertume qui accompagne l’impuissance de dire ou de peindre ce qu’on croit avoir vu ou senti, il y a de la saveur, du parfum ; il reste du désir et de l’espoir.

Jeune encore, disais-je. C’est que, jeune, je ne sais quelle sève d’amour, de tendresse, de pureté et de désir tout à la fois, déborde de l’âme et semble devoir inonder nos premiers essais de récit ou de poésie. Que manque-t-il, en effet, à ces bois, à ce lac, à ces rochers, à cette nature d’ailleurs si belle, mais muette encore, autre chose que des accents qui en soient comme la touchante voix, que des êtres qui la peuplent, qu’une jeune fille éprise et adorée de qui la beauté décore ces montagnes, de qui la grâce se répande sur ces vergers, de qui la passion réchauffe ces grottes, reluise sur ces flots, éclaire, embrase ces promontoires ? Il n’y manque rien autre chose, en vérité. Mais si, jeune, l’on voit, l’on ressent ; si, jeune, l’on frémit et l’on bouillonne, jeune aussi l’on est gauche à dire, inhabile à peindre, et il en va du poëte connue de l’arbre, qui ne donne ses fruits qu’en automne, et non pas au moment où, soulevée par les zéphyrs printaniers, la sève se lance avec une puissante impétuosité jusques à l’extrémité des derniers rameaux.

Je ne suis qu’un Scythe, dit Anacharsis avec une noble modestie, et l’harmonie des vers d’Homère me ravit et m’enchante ! Je ne suis, moi, qu’un Genevois, et l’harmonie, la noblesse, la propriété ornée, la riche simplicité des grands maîtres de la langue, pour autant que je sais l’apprécier, me transporte de respect, d’admiration et de plaisir. De bonne heure j’ai voulu écrire, et j’ai écrit ; mais, sans me faire illusion sur ma médiocrité et mon impuissance, uniquement pour ce charme de composer, d’exprimer, de chercher aux sentiments, aux pensers, aux rêves de choses ou de personnes, une façon de les dire à mon gré, de leur trouver une figure selon mon cœur, s’il s’agissait de vertu ou de bonté ; laide aussi selon mon cœur, et que je pusse haïr à l’aise, s’il s’agissait de méchanceté ou de vice. Quel aliment dans la vie, quelle occupation des journées, quelle préoccupation des loisirs qu’une recherche semblable ! Qu’elle est