Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/78

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accroît la vivacité de toutes les impressions, en même temps qu’elle met en contact direct avec la nature, avec les hommes, avec la vie, l’on est porté à se persuader que certains romanciers, par exemple Cervantès, n’auraient pu, avec leur génie tout seul, imaginer, décrire, peindre comme ils l’ont fait ; et que tout au moins les vicissitudes de leur destinée, sinon des tournées pédestres et laborieuses, en leur procurant des avantages analogues, les ont enrichis de cette prodigieuse quantité d’observations justes, de sentiments naturels, d’impressions vraies, dont ils ont semé le meilleur dans leurs ouvrages. Il y a plus, en les comparant par la pensée à ces célèbres de nos jours qui, au sortir de l’école, ou plus tard du milieu de la vie des salons ou des cités, écrivent des romans tantôt pour le beau monde, tantôt pour les habitués des cabinets de lecture, et qui, quoi qu’ils fassent, n’atteignent jamais à la gloire d’une popularité un peu durable, l’on reconnaît bientôt que c’est justement parce que, sous une forme ou sous une autre, ils ont pratiqué abondamment la nature et les hommes, qu’un Cervantès, qu’un Molière, qu’un Lesage, ont acquis sans efforts cette immense, cette glorieuse et immortelle popularité, que leur génie moins nourri de vérité familière, moins imbibé de la vie de partout et de tous les jours, aurait plutôt entrevue de loin que conquise d’emblée. Car, pour en revenir à Cervantès et à son Gamache, comment sait-il si bien, ce Cervantès, pour les décrire ainsi qu’il fait, le charmant fumet des sauces d’hôtellerie, ce trouble allègre que fait naitre l’apparition des groupes circulant sous la feuillée, les grâces pittoresques d’une fête rustique, les joyeusetés des marmitons, tous ces détails, toutes ces impressions bien moins neuves encore que vraies, bien plus familières qu’originales, mais qui, exprimées avec une vigueur franche et sentie, suffisent à charmer, à captiver éternellement la foule des lecteurs ! Ah ! c’est que Cervantès n’est pas seulement un rare et brillant génie, c’est aussi le manchot de Lépante, le voyageur, l’aventurier, le soldat, le riche, le misérable, l’homme qui a pratiqué et les palais, et l’hôpital, et les cités, et les montagnes, et les paires, et les hôtes, et les champs de bataille, et les fêtes de canton ! Il a tout vu, tout éprouvé, tout senti par lui-même ; il a hanté des Sancho, aimé des duchesses, frondé des pédants, connu des barbiers ; il a joui, désiré, regretté, souffert, et c’est de ce trésor de sentiments et de souvenirs personnels qu’avec toute la puissance d’une imagination créatrice, d’un bon sens parfait, d’un esprit plein de grâce et d’un cœur rempli de bonté, il a extrait tout vivants et ses nombreux personnages et ses paysages si variés et si aimables !…