Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/98

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humeur, trois choses dont, rien qu’on les remuant, on fait du plaisir, plutôt que sur le nouveau ou le merveilleux des spectacles, fait presque infailliblement un faux calcul. À nous prendre nous-mêmes pour exemple, que serions-nous devenus si nous avions d’avance hypothéqué notre divertissement sur l’aspect d’ailleurs si magnifique du mont Blanc, puisqu’il était écrit que nous en ferions le tour entier sans le voir ?

Oui, se rendre indépendant, en fait de plaisir surtout, des choses extérieures et des vicissitudes du sort, c’est où plus souvent l’on devrait, l’on pourrait tendre ! Notre bonheur, il est dans les mains de la Providence, qui nous réjouit ou qui nous éprouve, qui nous conserve à ceux qui nous aiment, ou qui nous arrache ceux que nous chérissions ; mais le plaisir, elle l’a mis à notre disposition bien plus encore que nous ne le croyons nous-mêmes. Jouir, c’est vivre ; vivre, c’est mettre en exercice nos forces, nos facultés et nos affections : or ceci, à la condition de le vouloir, c’est chose possible à tous les degrés, dans toutes les situations ordinaires de vie et de fortune. Par malheur, c’est cette condition elle-même que communément l’on se dispense de remplir ; et l’homme est tellement enclin à voir la jouissance suprême dans cette oisive mollesse, dans cette factice indépendance que procure l’argent, que c’est, tout au contraire, en tâchant d’épargner à ses forces toute fatigue, à ses facultés tout effort, à ses affections tout exercice, qu’il croit s’approcher du plaisir. Hélas ! non ; c’est ainsi qu’on s’en éloigne, c’est ainsi que l’on meurt quelquefois avant de l’avoir connu, c’est ainsi et par là justement que le pauvre est plus riche que l’opulent, car, en vertu de sa position même, forcé de travailler, il est forcé de jouir.

Et nous-même, pour avoir pu nous élever ainsi jusqu’à cette notion un peu paradoxale au premier coup d’œil qu’un voyage, pour être décidément une partie de plaisir, doit ressembler plutôt encore à un laborieux exercice qu’à une facile et récréative promenade, l’histoire de n’avoir pas le sou nous fut, dans le temps, singulièrement avantageuse, et il est bien probable que sans la nécessité, cet excellent maître, nous n’eussions jamais su découvrir par nous-même les voluptés de la fatigue, les délices du gîte, le courage qui croît avec l’effort, l’expansif contentement qui suit la conquête, la jouissance doublée, triplée de tout ce qu’elle a coûté, et devenue assez vive enfin pour que ni contrariété, ni averse, ni privation, ni sotte rencontre ne puisse en altérer la charmante vivacité. Il est bien probable que nous n’eussions jamais su découvrir par nous-même que la vraie et savoureuse mollesse, ce n’est pas celle qui se prélasse sur des