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« Henri, lui dis-je, Henri, vous vous égarez. Pouvais-je vous comprendre ? Je crois que ces femmes sont honnêtes ; mais quelle apparence que l’opinion vous pardonnât le scandale d’une semblable union ? »

Ces mots le jetèrent dans un transport de fureur et de désespoir : « L’opinion ! interrompit-il tout pâlissant de dédain ; des sacrifices à l’opinion, moi ! Et à quel titre ? que lui dois-je ?… L’opinion ? je la hais, je la méprise, je la brave… je ne veux ni souffrir ni mourir pour elle, entendez-vous, Louis !… L’opinion ! le scandale ! Ah ! plût au ciel que ce fussent là les seules barrières !… Mais non, dites vrai, dites qu’une fille que j’aurais ramassée dans la rue est encore un trop précieux parti pour que j’ose y aspirer… dites que je suis condamné à vivre et à mourir seul et misérable… dites que vous-même, vous, mon ami, vous ne pouvez vous défendre de souscrire à cet arrêt… » Il ne put continuer, les sanglots étouffèrent sa voix.

Ainsi se termina cet entretien ; il ne fut plus question de ces femmes, et Henri retomba bientôt dans un sombre abattement. Mais depuis ce jour nos relations furent moins fréquentes et nos conversations moins intimes. Il avait trouvé mes discours et plus encore mon silence cruels ; et comme s’il eût à décompter sur l’aveuglement de mon amitié, la sienne se refroidit insensiblement. Quelques mois après, il fit, sans m’en instruire, une démarche auprès d’une jeune personne qui était sans avantages de figure ni de fortune. Refusé, il mit ordre à ses affaires, sans mystère, mais sans faire connaître ses projets, et bientôt on apprit qu’il avait quitté la ville. Beaucoup de bruits circulèrent au sujet de ce départ clandestin ; et j’ignorais moi-même quelle avait pu être la destinée de mon ami, lorsque, après sept