Page:Va toujours.djvu/12

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— Et moi, mon René, mon garçon chéri, tu as repris possession de la chambre où rien n’a changé parce qu’il ne faut pas que les choses changent pour brouiller les souvenirs.

Il l’embrassait en riant :

— Je suis en retard, j’ai voulu t’arriver rasé de frais et la mère Barberon est venue faire son métier de Figaro. La digne créature rase tous les « bourgeois » du quartier, m’a t-elle dit fièrement.

— C’est vrai. Elle va à domicile, n’a pas de boutique. Tu as déjeuné ?

— Oui. Denise m’a apporté du chocolat au lit dans la même petite soupière lilas à deux oreilles, où je mangeais autrefois. Elle était si contente qu’elle a mis un bon gros baiser sur ma joue.

— Elle t’a fait manger ta première bouillie et n’a jamais quitté la maison. Sa sœur Nanette non plus, mais leur aînée Marie est morte il y a déjà dix ans, sans avoir connu d’autres maîtres que nous.

— Et leur frère Pascal ?

— Il est marié, il habite dans le quartier, sa femme est notre blanchisseuse, lui cultive notre jardin, scie le bois, je l’emploie quatre jours par semaine.

— Tante Nic, puisque je reviens après tant d’années, je ne sais presque rien des événements de chez nous, veux-tu me raconter notre histoire, me parler de notre famille dont j’ignore les choses d’actualité.

— Ah ! tu aimes toujours les histoires.

— Oui, mais à présent, je n’aime plus que les vraies.

— Je vais te satisfaire, assieds-toi.

René attira un coussin, s’installa aux pieds de sa tante, les mains sur les genoux de la vieille fileuse à laquelle il fit lâcher sa quenouille. Et les yeux levés sur le doux visage où peu de rides marquaient l’âge, parce que, n’ayant jamais été méchante, elle n’avait pas celles que creusent l’envie et la malice, il se recueillit. La jeunesse de Tante Nic, avait été cruelle, orpheline en bas âge, elle s’était réfugiée chez son frère, son aîné de vingt ans.

Quand il fut guillotiné sur la place du Ralliement, elle en avait quinze et restait seule pour élever ses deux neveux âges de trois et deux ans. Les pauvres enfants étaient privés de leur mère, morte à la naissance du plus jeune, par suite du saisissement de terreur qu’elle avait éprouvé en voyant les sans-culotte passer sous ses fenêtres des têtes au bout de leurs piques et hurlant le « ça ira ». Nicole se voua aux chers petits aidée de Denise Joubert leur servante, qui était de son âge.

Il était difficile de vivre à cette époque, le peu de res-