Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
126
LIVRE II. — CHAPITRE III.

tions ; mais, même en lisant ces fragments mutilés ou la belle restitution que Zeller[1] a faite de sa discussion sur l’existence des dieux, on est frappé de la savante ordonnance des arguments, de leur enchaînement lucide, du mouvement dont le discours semble animé et qui nous emporte avec lui. Sa réputation était telle, qu’une éclipse de lune étant survenue au moment de sa mort, quelques-uns supposèrent que l’astre s’était voilé en signe de deuil[2] : le soleil même, dit Suidas, s’était obscurci. Longtemps après sa mort, quand on voulait parler d’une question insoluble, on disait, en manière de proverbe : Carnéade lui-même, si l’Enfer le laissait revenir, ne la résoudrait pas[3]. Il avait, dit Cicéron[4], une vivacité d’esprit incroyable, une promptitude et une sûreté sans pareilles ; jamais il ne soutint une thèse sans la faire triompher, jamais il n’attaqua une doctrine sans la détruire. Ses adversaires fuyaient à son approche. Antipater, qui fut après Chrysippe le principal représentant du stoïcisme, en était réduit à écrire dans les coins les réfutations qu’il lui destinait, et on l’appelait le criard par écrit[5]. Un de ses ennemis, Numénius[6], décrit son éloquence en des termes dont la malveillance même rehausse la signification et la valeur. C’était, dit-il, comme un large fleuve qui emportait et couvrait tout ; mais, dans ses plus violents emportements, bien supérieur à Arcésilas, qui se laissait entraîner et se prenait à son propre piège[7], il savait rester en pleine possession de lui-même ; quelquefois il cédait, mais comme

  1. Philos. der Griechen, t. iv, p. 504, 3{{e} Aufl., 1880.
  2. Diog., IV, 64.
  3. Lact., Div. Inst., V, 14.
  4. De Orat., II, xxxviii, 161.
  5. Καλαμοϐόας. Plut., De garrul, 21.
  6. ap. Euseb., Prœp. evang., XIV, fin, 9 et seq.
  7. Dans ce passage de Numénius : Ἔλαθεν ἑαυτὸν πρῶτον ἐξηπατηϰὼς μὴ ᾐσθῆσθαι, πεπεῖσθαι δ’ ἀληθῆ εἶναι ἃ λέγει ϰ. τ. λ., Hirzel (op. cit., p. 45, 1) croit qu’il faut supprimer les mots μὴ ᾐσθῆσθαι πεπεῖσθαι δέ parce que le sens ne lui paraît pas clair. Il nous semble fort simple. Arcésilas ne s’apercevait pas qu’il était persuadé, sans l’avoir appris par les sens, que ce qu’il disait était vrai. Carnéade, suivant Numénius, n’avait même pas cette croyance ; aussi voit-on, par la suite du texte, qu’il ne tenait en aucune façon à ce qu’il avait dit.