Page:Victor Brochard - Les Sceptiques grecs.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
410
CONCLUSION.

Aucune école, en tout cas, n’offre autant de lacunes et d’interruptions. À plusieurs reprises, le pyrrhonisme disparaît, pour renaître plus tard, il est vrai, mais sans jamais, sauf peut-être dans la dernière période, jeter un grand éclat. Il y a une éclipse du pyrrhonisme après Pyrrhon ; au temps de Cicéron, le scepticisme est encore tout à fait inconnu. Après Ænésidème, nouvelle disparition ; Sénèque ne parle qu’avec dédain des idées de Pyrrhon. La nouvelle Académie, qu’on a trop confondue avec le scepticisme, dure plus longtemps et obtient plus de succès. Elle finit cependant, phénomène peut-être unique dans l’histoire de la philosophie, par abdiquer ouvertement, et cela au profit de ses anciens adversaires. La subtilité des arguments sceptiques, l’effort d’esprit considérable qu’ils exigent pour être compris, ne sauraient expliquer leur peu de succès chez un peuple tel que les Grecs. Il y avait quelque chose encore de plus fort que la dialectique d’Ænésidème et d’Agrippa, et qui a vaincu le scepticisme.

C’est que le scepticisme absolu est une gageure, qu’on peut bien tenir tant qu’on reste dans l’abstraction, mais qui devient singulièrement embarrassante quand on rentre dans la vie réelle. Ne rien croire aurait pour conséquence naturelle ne rien faire, et c’est une extrémité à laquelle on ne se résout pas aisément.

Ce n’est pas que nous ayons l’intention d’invoquer contre le scepticisme l’argumentum baculinum ou d’essayer de renouveler les plaisanteries de Molière dans le Mariage forcé. La comédie peut couvrir de ridicule les plus grands esprits, même Socrate, même Aristote, au chapitre des chapeaux. Si décisives que des raisons de ce genre puissent paraître à bon nombre de personnes, la réflexion la plus superficielle suffit à montrer qu’elles passent à côté de la question. Le sceptique crie ou fuit quand on le frappe : a-t-il donc jamais nié le phénomène de la douleur, ou un phénomène, une sensation quelconque ? Arrivât-on, d’ailleurs, à prouver qu’en fait il croit à des choses dont, suivant ses principes, il ne peut démontrer l’existence par des raisons valables, on aurait prouvé qu’il se contredit, mais non pas que