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poèmes antiques et modernes

» Il ne peut plus sentir le mal ni les bienfaits ;
» Il est même sans joie aux malheurs qu’il a faits.
» Le Ciel qu’il habita se trouble à sa mémoire,
» Nul Ange n’osera vous conter son histoire[1],
» Aucun Saint n’oserait dire une fois son nom[2][3]. »
Et l’on crut qu’Éloa le maudirait ; mais non,
L’effroi n’altéra point son paisible visage[4],
Et ce fut pour le Ciel un alarmant présage.
Son premier mouvement ne fut pas de frémir[5],
Mais plutôt d’approcher comme pour secourir ;
La tristesse apparut sur sa lèvre glacée
Aussitôt qu’un malheur s’offrit à sa pensée[6] ;
Elle apprit à rêver, et son front innocent
De ce trouble inconnu rougit en s’abaissant ;
Une larme brillait auprès de sa paupière.
Heureux ceux dont le cœur verse ainsi la première !


  1. Var : M, vous dire son histoire,
  2. Milton, P.P., V, 657 : Mais ce n’est pas ainsi que veillait Satan (appelez-le ainsi, son autre nom ne se fait plus entendre au ciel)…
  3. Var : M, vous prononcer son nom. »
  4. Byron, Ciel et Terre, sc. I (Aholibamah, une fille des hommes, s’adresse à l’archange Samiasa) : Avec toi je puis tout partager, même une immortelle douleur… Non, quand le dard du serpent devrait me transpercer, et quand tu serais toi-même pareil au serpent, alors encore enroule-toi autour de moi ! et je sourirai, et je ne te maudirai pas…
  5. Var v. 127-129 : M, 1er main, L’effroi n’altéra point son paisible visage, | Nul mépris n’y jeta son flétrissant nuage, | Elle ne sentit pas la volonté de fuir, 2e main, L’effroi n’altéra point son visage paisible, | Et le premier désir qui s’y montra visible, | Ce ne fut pas celui qui conseille de fuir, 3e main, Son premier mouvement ce ne fut pas de fuir (corr. : texte actuel).
  6. Moore, A. d. A., p. 20 : Ce n’était point l’expression de la colère. Non… elle n’était pas irritée, mais triste. C’était une douleur aussi calme que profonde, un deuil qui ne permet point de larmes, tant l’amertume qui remplit le cœur s’y fixe et s’y glace.