Page:Vogüé - Histoire orientales, 1880.djvu/120

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et de canons. Mon maître marchait en tête, et je le suivais, plantant sa tente chaque soir au camp, perdu insouciamment, moi pauvre esclave, dans cette multitude qui marchait à la conquête du monde.

Tu as lu dans les livres l’histoire de cette longue guerre, et je ne t’en dirai rien que tu ne saches mieux que moi. Tu n’ignores pas comment nous traversâmes la Syrie conquise, et le Liban, et le Taurus. Les soirs de bataille, j’attendais le pacha devant sa tente ; quand il revenait fatigué, sanglant et victorieux, je préparais les coussins sur les tapis de Perse ; mais Ibrahim ne connaissait guère le sommeil ; sa tête travaillait sans cesse. Tandis que son armée reposait, le sommeil le fuyait, et quand il ne pouvait plus retenir près de lui ses officiers harassés, il m’appelait pour lui conter des histoires auxquelles il prenait un plaisir d’enfant. Quelquefois il m’interrompait brusquement, son idée le ressaisissait, et il parlait tout haut, comme pour lui seul, de ses projets, de ses plans pour la réforme de l’empire qu’il allait conquérir. Il disait des choses sages et justes ; j’ai toujours pensé que les peuples auraient été heureux avec lui. Le soir de Konieh, quand il remonta enfiévré de la plaine couverte de cadavres, je me souviens qu’il ne ferma pas les yeux un instant ; il parla de Stamboul, où il croyait arriver dans quelques semaines, il nomma les palais du Bosphore où son père et lui s’établiraient,