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CHAPITRE CXCIII.

tion de la Turquie, de la Perse, et de tous les États de l’Asie, excepté de la Chine ; mais il est indubitable que tout pays policé qui met sur pied de grandes armées, et qui a beaucoup de manufactures, possède le nombre d’hommes nécessaire.

La cour de Perse étalait plus de magnificence que la Porte ottomane. On croit lire une relation du temps de Xerxès quand on voit dans nos voyageurs ces chevaux couverts de riches brocarts, leurs harnais brillants d’or et de pierreries, et ces quatre mille vases d’or dont parle Chardin, lesquels servaient pour la table du roi de Perse. Les choses communes, et surtout les comestibles, étaient à trois fois meilleur marché à Ispahan et à Constantinople que parmi nous. Ce bas prix est la démonstration de l’abondance, quand il n’est pas une suite de la rareté des métaux. Les voyageurs, comme Chardin, qui ont bien connu la Perse, ne nous disent pas au moins que toutes les terres appartiennent au roi. Ils avouent qu’il y a, comme partout ailleurs, des domaines royaux, des terres données au clergé, et des fonds que les particuliers possèdent de droit, lesquels leur sont transmis de père en fils.

Tout ce qu’on nous dit de la Perse nous persuade qu’il n’y avait point de pays monarchique où l’on jouît plus des droits de l’humanité. On s’y était procuré, plus qu’en aucun pays de l’Orient, des ressources contre l’ennui, qui est partout le poison de la vie. On se rassemblait dans des salles immenses, qu’on appelait les maisons à café, où les uns prenaient de cette liqueur, qui n’est en usage parmi nous que depuis la fin du XVIIe siècle ; les autres jouaient, ou lisaient, ou écoutaient des faiseurs de contes, tandis qu’à un bout de la salle un ecclésiastique prêchait pour quelque argent, et qu’à un autre bout ces espèces d’hommes, qui se sont fait un art de l’amusement des autres, déployaient tous leurs talents. Tout cela annonce un peuple sociable, et tout nous dit qu’il méritait d’être heureux. Il le fut, à ce qu’on prétend, sous le règne de Sha-Abbas, qu’on a appelé le Grand. Ce prétendu grand homme était très-cruel ; mais il y a des exemples que des hommes féroces ont aimé l’ordre et le bien public. La cruauté ne s’exerce que sur des particuliers exposés sans cesse à la vue du tyran, et ce tyran est quelquefois par ses lois le bienfaiteur de la patrie.

Sha-Abbas, descendant d’Ismaël-Sophi, se rendit despotique en détruisant une milice telle à peu près que celle des janissaires, et que les gardes prétoriennes. C’est ainsi que le czar Pierre a détruit la milice des strélits pour établir sa puissance. Nous voyons