Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/146

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

séquons des mouches, dit le philosophe, nous mesurons des lignes, nous assemblons des nombres ; nous sommes d’accord sur deux ou trois points que nous entendons, et nous disputons sur deux ou trois mille que nous n’entendons pas. »

Il prit aussitôt fantaisie au Sirien et au Saturnien d’interroger ces atomes pensants, pour savoir les choses dont ils convenaient. « Combien comptez-vous, dit-il, de l’étoile de la Canicule à la grande étoile des Gémeaux ? » Ils répondirent tous à la fois : « Trente-deux degrés et demi. — Combien comptez-vous d’ici à la lune ? — Soixante demi-diamètres de la terre en nombre rond. — Combien pèse votre air ? » Il croyait les attraper[1], mais tous lui dirent que l’air pèse environ neuf cents fois moins qu’un pareil volume de l’eau la plus légère, et dix-neuf mille fois moins que l’or de ducat. Le petit nain de Saturne, étonné de leurs réponses, fut tenté de prendre pour des sorciers ces mêmes gens auxquels il avait refusé une âme un quart d’heure auparavant.

Enfin Micromégas leur dit : « Puisque vous savez si bien ce qui est hors de vous, sans doute vous savez encore mieux ce qui est en dedans. Dites-moi ce que c’est que votre âme, et comment vous formez vos idées. » Les philosophes parlèrent tous à la fois comme auparavant ; mais ils furent tous de différents avis. Le plus vieux citait Aristote, l’autre prononçait le nom de Descartes ; celui-ci, de Malebranche ; cet autre, de Leibnitz ; cet autre, de Locke. Un vieux péripatéticien dit tout haut avec confiance : « L’âme est une entéléchie, et une raison par qui elle a la puissance d’être ce qu’elle est. C’est ce que déclare expressément Aristote, page 633 de l’édition du Louvre[2]. » Il cita le passage[3]. « Je n’entends pas trop bien le grec, dit le géant. — Ni moi non plus, dit la mite philosophique. — Pourquoi donc, reprit le Sirien, citez-vous un certain Aristote en grec ? — C’est, répliqua le savant, qu’il faut bien citer ce qu’on ne comprend point du tout dans la langue qu’on entend le moins. »

  1. L’édition que je crois l’originale porte : effrayer, au lieu de : attraper. (B.)
  2. Le mot ἐυτελέχειά se trouve bien à la page 633 du tome Ier de l’édition donnée par Guillaume du Val ou édition du Louvre, mais non de la phrase telle que la citait Voltaire dans le texte de 1750, et telle qu’il la traduit ci-dessus.
  3. Voici ce passage tel qu’il est transcrit dans l’édition datée de 1750 :

    Ἐντελέχειά τις ἐςὶ καὶ λόγος τοῦ δύναμιν ἔχοντος τοιουδὶ εἶναι.

    Ce passage d’Aristote, de l’Âme, livre II, chapitre ii, est ainsi traduit par Casaubou : Anima quædam perfectio et actus ac ratio est quod potentiam habet ut ejusmodi sit. (B.)