Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/147

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Le cartésien prit la parole, et dit : « L’âme est un esprit pur qui a reçu dans le ventre de sa mère toutes les idées métaphysiques[1], et qui, en sortant de là, est obligée d’aller à l’école, et d’apprendre tout de nouveau ce qu’elle a si bien su, et qu’elle ne saura plus. — Ce n’était donc pas la peine, répondit l’animal de huit lieues, que ton âme fût si savante dans le ventre de ta mère, pour être si ignorante quand tu aurais de la barbe au menton. Mais qu’entends-tu par esprit ? — Que me demandez-vous là ? dit le raisonneur ; je n’en ai point d’idée ; on dit que ce n’est pas la matière. — Mais sais-tu au moins ce que c’est que la matière ? — Très-bien, répondit l’homme. Par exemple cette pierre est grise, est d’une telle forme, a ses trois dimensions, elle est pesante et divisible. — Eh bien ! dit le Sirien, cette chose qui te paraît être divisible, pesante, et grise, me dirais-tu bien ce que c’est ? Tu vois quelques attributs ; mais le fond de la chose, le connais-tu ? — Non, dit l’autre. — Tu ne sais donc point ce que c’est que la matière. »

Alors monsieur Micromégas, adressant la parole à un autre sage qu’il tenait sur son pouce, lui demanda ce que c’était que son âme, et ce qu’elle faisait. « Rien du tout, répondit le philosophe malebranchiste[2] ; c’est Dieu qui fait tout pour moi : je vois tout en lui, je fais tout en lui ; c’est lui qui fait tout sans que je m’en mêle. — Autant vaudrait ne pas être, reprit le sage de Sirius. Et toi, mon ami, dit-il à un Leibnitzien qui était là, qu’est-ce que ton âme ? — C’est, répondit le Leibnitzien, une aiguille qui montre les heures pendant que mon corps carillonne[3] ; ou bien, si vous voulez, c’est elle qui carillonne pendant que mon corps montre l’heure ; ou bien mon âme est le miroir de l’univers, et mon corps est la bordure du miroir : cela est clair. »

Un petit partisan de Locke était là tout auprès ; et quand on lui eut enfin adressé la parole : « Je ne sais pas, dit-il, comment je pense, mais je sais que je n’ai jamais pensé qu’à l’occasion de mes sens. Qu’il y ait des substances immatérielles et intelligentes, c’est de quoi je ne doute pas ; mais qu’il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matière, c’est de quoi je doute fort. Je révère la puissance éternelle ; il ne m’appartient pas de la borner : je n’affirme rien ; je me contente de croire qu’il y a plus de choses possibles qu’on ne pense[4]. »

  1. Hypothèse des idées innées.
  2. Voyez dans les Mélanges, année 1769, l’opuscule intitulé Tout en Dieu.
  3. Hypothèse de l’harmonie préétablie.
  4. Voyez, sur Locke, une des Lettres anglaises, et le Traité de Métaphysique.