Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/335

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droit divin copropriétaire de ma terre, et que je lui dois au moins la moitié de ce que je mange. L’énormité de l’estomac de la puissance législatrice et exécutrice me fit faire un grand signe de croix. Que serait-ce si cette puissance, qui préside à l’ordre essentiel des sociétés, avait ma terre en entier ! L’un est encore plus divin que l’autre.

Monsieur le contrôleur général sait que je ne payais en tout que douze livres ; que c’était un fardeau très-pesant pour moi, et que j’y aurais succombé si Dieu ne m’avait donné le génie de faire des paniers d’osier, qui m’aidaient à supporter ma misère. Comment donc pourrai-je tout d’un coup donner au roi vingt écus ?

Les nouveaux ministres disaient encore dans leur préambule qu’on ne doit taxer que les terres, parce que tout vient de la terre, jusqu’à la pluie, et que par conséquent il n’y a que les fruits de la terre qui doivent l’impôt[1].

Un de leurs huissiers vint chez moi dans la dernière guerre ; il me demanda pour ma quote-part trois setiers de blé et un sac de fèves, le tout valant vingt écus, pour soutenir la guerre qu’on faisait, et dont je n’ai jamais su la raison, ayant seulement entendu dire que, dans cette guerre, il n’y avait rien à gagner du tout pour mon pays, et beaucoup à perdre. Comme je n’avais alors ni blé, ni fèves, ni argent, la puissance législatrice et exécutrice me fit traîner en prison, et on fit la guerre comme on put.

En sortant de mon cachot, n’ayant que la peau sur les os, je rencontrai un homme joufflu et vermeil dans un carrosse à six chevaux ; il avait six laquais, et donnait à chacun d’eux pour gages le double de mon revenu. Son maître d’hôtel, aussi vermeil que lui, avait deux mille francs d’appointements, et lui en volait par an vingt mille. Sa maîtresse lui coûtait quarante mille écus en six mois ; je l’avais connu autrefois dans le temps qu’il était moins riche que moi : il m’avoua, pour me consoler, qu’il jouissait de quatre cent mille livres de rente. « Vous en payez donc deux cent mille à l’État, lui dis-je, pour soutenir la guerre avantageuse que nous avons ; car moi, qui n’ai juste que mes cent vingt livres, il faut que j’en paye la moitié ?

— Moi, dit-il, que je contribue aux besoins de l’État ! Vous voulez rire, mon ami ; j’ai hérité d’un oncle qui avait gagné huit millions à Cadix et à Surate ; je n’ai pas un pouce de terre, tout mon bien est en contrats, en billets sur la place : je ne dois rien à l’État ; c’est à vous de donner la moitié de votre subsistance,

  1. Système des physiocrates.