Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/357

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cendant de Thalès, nommé Telliamed[1], qui m’apprit que les montagnes et les hommes sont produits par les eaux de la mer. Il y eut d’abord de beaux hommes marins qui ensuite devinrent amphibies. Leur belle queue fourchue se changea en cuisses et en jambes. J’étais encore tout plein des Métamorphoses d’Ovide, et d’un livre où il était démontré que la race des hommes était bâtarde d’une race de babouins : j’aimais autant descendre d’un poisson que d’un singe.

Avec le temps j’eus quelques doutes sur cette généalogie, et même sur la formation des montagnes. « Quoi ! me dit-il, vous ne savez pas que les courants de la mer, qui jettent toujours du sable à droite et à gauche à dix ou douze pieds de hauteur, tout au plus, ont produit, dans une suite infinie de siècles, des montagnes de vingt mille pieds de haut, lesquelles ne sont pas de sable ? Apprenez que la mer a nécessairement couvert tout le globe. La preuve en est qu’on a vu des ancres de vaisseau sur le mont Saint-Bernard, qui étaient là plusieurs siècles avant que les hommes eussent des vaisseaux. Figurez-vous que la terre est un globe de verre qui a été longtemps tout couvert d’eau. »

Plus il m’endoctrinait, plus je devenais incrédule. « Quoi donc ! me dit-il, n’avez-vous pas vu le falun de Touraine[2] à trente-six lieues de la mer ? C’est un amas de coquilles avec lesquelles on engraisse la terre comme avec du fumier. Or, si la mer a déposé dans la succession des temps une mine entière de coquilles à trente-six lieues de l’Océan, pourquoi n’aura-t-elle pas été jusqu’à trois mille lieues pendant plusieurs siècles sur notre globe de verre ? »

Je lui répondis : « Monsieur Telliamed, il y a des gens qui font quinze lieues par jour à pied ; mais ils ne peuvent en faire cinquante. Je ne crois pas que mon jardin soit de verre ; et quant à votre falun, je doute encore qu’il soit un lit de coquilles de mer. Il se pourrait bien que ce ne fût qu’une mine de petites pierres calcaires qui prennent aisément la forme des fragments de coquilles, comme il y a des pierres qui sont figurées en langues, et qui ne sont point des langues ; en étoiles, et qui ne sont point des astres ; en serpents roulés sur eux-mêmes, et qui ne sont point des serpents ; en parties naturelles du beau sexe, et qui ne sont

  1. Nom anagrammatique de Demaillet, et sous lequel a été publié un ouvrage d’après ses idées ; voyez ce que Voltaire en dit dans les chapitres xi et xviii des Singularités de la nature (Mélanges, année 1768).
  2. Voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre xvi des Singularités de la nature.