Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/358

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point pourtant les dépouilles des dames. On voit des dendrites, des pierres figurées, qui représentent des arbres et des maisons, sans que jamais ces petites pierres aient été des maisons et des chênes.

« Si la mer avait déposé tant de lits de coquilles en Touraine, pourquoi aurait-elle négligé la Bretagne, la Normandie, la Picardie, et toutes les autres côtes ? J’ai bien peur que ce falun tant vanté ne vienne pas plus de la mer que les hommes. Et quand la mer se serait répandue à trente-six lieues, ce n’est pas à dire qu’elle ait été jusqu’à trois mille, et même jusqu’à trois cents, et que toutes les montagnes aient été produites par les eaux[1]. J’aimerais autant dire que le Caucase a formé la mer, que de prétendre que la mer a fait le Caucase.

— Mais, monsieur l’incrédule, que répondrez-vous aux huîtres pétrifiées qu’on a trouvées sur le sommet des Alpes ?

— Je répondrai, monsieur le créateur, que je n’ai pas vu plus d’huîtres pétrifiées que d’ancres de vaisseau sur le haut du mont Cenis[2]. Je répondrai ce qu’on a déjà dit, qu’on a trouvé des écailles d’huîtres (qui se pétrifient aisément) à de très-grandes distances de la mer, comme on a déterré des médailles romaines à cent lieues de Rome ; et j’aime mieux croire que des pèlerins de Saint-Jacques ont laissé quelques coquilles vers Saint-Maurice que d’imaginer que la mer a formé le mont Saint-Bernard.

« Il y a des coquillages partout ; mais est-il bien sûr qu’ils ne soient pas les dépouilles des testacés et des crustacés de nos lacs et de nos rivières, aussi bien que des petits poissons marins ?

— Monsieur l’incrédule, je vous tournerai en ridicule dans le monde que je me propose de créer.

— Monsieur le créateur, à vous permis ; chacun est le maître dans son mode ; mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre, ni que quelques coquilles soient des démonstrations que la mer a produit les Alpes et le mont Taurus. Vous savez qu’il n’y a aucune coquille dans les montagnes d’Amérique. Il faut que ce ne soit pas vous qui ayez créé cet hémisphère, et que vous vous soyez contenté de former l’ancien monde : c’est bien assez[3].

  1. C’est le système de Buffon ; voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre ii des Singularités de la nature.
  2. Voyez dans les Mélanges, année 1768, le chapitre xiii des Singularités de la nature.
  3. Voyez, sur les coquilles et la formation des montagnes, la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe (Mélanges, année 1746). Quant à l’opi-