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âme. Je fis de si prodigieux efforts d’exaltation que j’en tombai malade ; mais il me guérit en m’enduisant de poix-résine de la tête aux pieds. À peine fus-je en état de marcher qu’il me proposa un voyage aux terres australes pour y disséquer des têtes de géants, ce qui nous ferait connaître clairement la nature de l’âme. Je ne pouvais supporter la mer ; il eut la bonté de me mener par terre. Il fit creuser un grand trou dans le globe terraqué : ce trou allait droit chez les Patagons. Nous partîmes ; je me cassai une jambe à l’entrée du trou ; on eut beaucoup de peine à me redresser la jambe : il s’y forma un calus qui m’a beaucoup soulagé.

J’ai déjà parlé de tout cela dans une de mes diatribes[1], pour instruire l’univers très-attentif à ces grandes choses. Je suis bien vieux ; j’aime quelquefois à répéter mes contes, afin de les inculquer mieux dans la tête des petits garçons pour lesquels je travaille depuis si longtemps.


VII. — MARIAGE DE L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.


L’homme aux quarante écus s’étant beaucoup formé, et ayant fait une petite fortune, épousa une jolie fille qui possédait cent écus de rente. Sa femme devint bientôt grosse. Il alla trouver son géomètre, et lui demanda si elle lui donnerait un garçon ou une fille. Le géomètre lui répondit que les sages-femmes, les femmes de chambre, le savaient pour l’ordinaire ; mais que les physiciens, qui prédisent les éclipses, n’étaient pas si éclairés qu’elles.

Il voulut savoir ensuite si son fils ou sa fille avait déjà une âme. Le géomètre dit que ce n’était pas son affaire, et qu’il en fallait parler au théologien du coin.

L’homme aux quarante écus, qui était déjà l’homme aux deux cents écus pour le moins, demanda en quel endroit était son enfant[2].

  1. Voyez la Diatribe du Docteur Akakia (Mélanges, année 1752).
  2. Voltaire, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, avait, à l’article Génération (comme il est dit tome XIX, page 224), reproduit une partie de ce qu’on va lire, mais avec des variantes que voici :
    LE JEUNE MARIÉ.

    « Monsieur, dites-moi, je vous prie, si ma femme me donnera un garçon ou une fille.

    LE PHILOSOPHE.

    « Monsieur, les sage-femmes et les femmes de chambre disent quelquefois qu’elles le savent ; mais les philosophes avouent qu’ils n’en savent rien.

    LE JEUNE MARIÉ.

    « Je crois que ma femme n’est grosse que depuis huit jours ; dites-moi si mon enfant a déjà une âme.