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L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

En quel temps croyez-vous que ce fléau commença dans l’Europe ?

LE CHIRURGIEN.

Au retour du premier voyage de Christophe Colomb chez des peuples innocents qui ne connaissaient ni l’avarice ni la guerre, vers l’an 1494. Ces nations, simples et justes, étaient attaquées de ce mal de temps immémorial, comme la lèpre régnait chez les Arabes et chez les Juifs, et la peste chez les Égyptiens. Le premier fruit que les Espagnols recueillirent de cette conquête du nouveau monde fut la vérole ; elle se répandit plus promptement que l’argent du Mexique, qui ne circula que longtemps après en Europe. La raison en est que, dans toutes les villes, il y avait alors de belles maisons publiques appelées b……, établies par l’autorité des souverains pour conserver l’honneur des dames. Les Espagnols portèrent le venin dans ces maisons privilégiées dont les princes et les évêques tiraient les filles qui leur étaient nécessaires. On a remarqué qu’à Constance il y avait eu sept cent dix-huit filles[1] pour le service du concile qui fit brûler si dévotement Jean Hus et Jérôme de Prague.

On peut juger par ce seul trait avec quelle rapidité le mal parcourut tous les pays. Le premier seigneur qui en mourut fut l’illustrissime et révérendissime évêque et vice-roi de Hongrie, en 1499, que Bartholomeo Montanagua, grand médecin de Padoue, ne put guérir. Gualtieri assure que l’archevêque de Mayence Berthold de Henneberg, « attaqué de la grosse vérole, rendit son âme à Dieu en 1504 ». On sait que notre roi François Ier en mourut. Henri III la prit à Venise ; mais le jacobin Jacques Clément prévint l’effet de la maladie.

Le parlement de Paris, toujours zélé pour le bien public, fut le premier qui donna un arrêt contre la vérole, en 1497[2]. Il défendit à tous les vérolés de rester dans Paris sous peine de la hart ; mais, comme il n’était pas facile de prouver juridiquement aux bourgeois et bourgeoises qu’ils étaient en délit, cet arrêt n’eut pas plus d’effet que ceux qui furent rendus depuis contre l’émétique ; et, malgré le parlement, le nombre des coupables augmenta toujours. Il est certain que, si on les avait exorcisés, au lieu de les faire pendre, il n’y en aurait plus aujourd’hui

  1. Voyez tome XI, page 549.
  2. En 1497 à commencer l’année au 1er janvier ; mais le 6 mars 1496 selon la manière de compter du temps ; voyez tome XIX, page 574.