Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/382

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sur la terre ; mais c’est à quoi malheureusement on ne pensa jamais.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

Est-il bien vrai ce que j’ai lu dans Candide, que, parmi nous, quand deux armées de trente mille hommes chacune marchent ensemble en front de bandière, on peut parier qu’il y a vingt mille vérolés de chaque côté[1] ?

LE CHIRURGIEN.

Il n’est que trop vrai. Il en est de même dans les licences de Sorbonne. Que voulez-vous que fassent de jeunes bacheliers à qui la nature parle plus haut et plus ferme que la théologie ? Je puis vous jurer que, proportion gardée, mes confrères et moi nous avons traité plus de jeunes prêtres que de jeunes officiers.

L’HOMME AUX QUARANTE ÉCUS.

N’y aurait-il point quelque manière d’extirper cette contagion qui désole l’Europe ? On a déjà tâché d’affaiblir le poison d’une vérole, ne pourra-t-on rien tenter sur l’autre ?

LE CHIRURGIEN.

Il n’y aurait qu’un seul moyen, c’est que tous les princes de l’Europe se liguassent ensemble, comme dans les temps de Godefroy de Bouillon. Certainement une croisade contre la vérole serait beaucoup plus raisonnable que ne l’ont été celles qu’on entreprit autrefois si malheureusement contre Saladin, Melecsala, et les Albigeois. Il vaudrait bien mieux s’entendre pour repousser l’ennemi commun du genre humain que d’être continuellement occupé à guetter le moment favorable de dévaster la terre et de couvrir les champs de morts, pour arracher à son voisin deux ou trois villes et quelques villages. Je parle contre mes intérêts : car la guerre et la vérole font ma fortune ; mais il faut être homme avant d’être chirurgien-major.

C’est ainsi que l’homme aux quarante écus se formait, comme on dit, l’esprit et le cœur[2]. Non-seulement il hérita de ses deux cousines, qui moururent en six mois ; mais il eut encore la succession d’un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s’était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n’avait jamais voulu se marier ; il avait un assez joli sérail. Il ne reconnut aucun de ses parents, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d’indigestion. C’était un homme, comme on voit, fort utile à l’État.

  1. Voyez page 145.
  2. Trait contre Bollin ; voyez la note 2 de la page 69.