Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/452

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Amazan les brisait en dehors. Ils sortent tout armés, tous sur leurs licornes ; Amazan se met à leur tête. Il n’eut pas de peine à renverser les alguazils, les familiers, les prêtres anthropokaies ; chaque licorne en perçait des douzaines à la fois. La fulminante d’Amazan coupait en deux tous ceux qu’il rencontrait ; le peuple fuyait en manteau noir et en fraise sale, toujours tenant à la main ses grains bénits por l’amor de Dios.

Amazan saisit de sa main le grand rechercheur sur son tribunal, et le jette sur le bûcher qui était préparé à quarante pas ; il y jeta aussi les autres petits rechercheurs l’un après l’autre. Il se prosterne ensuite aux pieds de Formosante. « Ah ! que vous êtes aimable, dit-elle, et que je vous adorerais si vous ne m’aviez pas fait une infidélité avec une fille d’affaire ! »

Tandis qu’Amazan faisait sa paix avec la princesse, tandis que ses Gangarides entassaient dans le bûcher les corps de tous les anthropokaies, et que les flammes s’élevaient jusqu’aux nues, Amazan vit de loin comme une armée qui venait à lui. Un vieux monarque, la couronne en tête, s’avançait sur un char traîné par huit mules attelées avec des cordes : cent autres chars suivaient. Ils étaient accompagnés de graves personnages en manteau noir et en fraise, montés sur de très-beaux chevaux ; une multitude de gens à pied suivait en cheveux gras et en silence.

D’abord Amazan fit ranger autour de lui ses Gangarides, et s’avança, la lance en arrêt. Dès que le roi[1] l’aperçut, il ôta sa couronne, descendit de son char, embrassa l’étrier d’Amazan, et lui dit : « Homme envoyé de Dieu, vous êtes le vengeur du genre humain, le libérateur de ma patrie, mon protecteur. Ces monstres sacrés dont vous avez purgé la terre étaient mes maîtres au nom du vieux des sept montagnes ; j’étais forcé de souffrir leur puissance criminelle. Mon peuple m’aurait abandonné si j’avais voulu seulement modérer leurs abominables atrocités. D’aujourd’hui je respire, je règne, et je vous le dois. »

Ensuite il baisa respectueusement la main de Formosante, et la supplia de vouloir bien monter avec Amazan, Irla, et le phénix, dans son carrosse à huit mules. Les deux Palestins, banquiers de la cour, encore prosternés à terre de frayeur et de reconnaissance, se relevèrent, et la troupe des licornes suivit le roi de la Bétique dans son palais.

Comme la dignité du roi d’un peuple grave exigeait que ses

  1. Charles III. Son ministre d’Aranda venait de rogner jusqu’au vif, comme dit Voltaire, les griffes de l’Inquisition. (G. A.)