Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/455

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Je doute fort, repartit le roi, qu’avec ses deux cents licornes il soit en état de percer à travers tant d’armées de trois cent mille hommes chacune.

— Pourquoi non ? » dit Amazan.

Le roi de la Bétique sentit le sublime du pourquoi non ; mais il crut que le sublime seul ne suffisait pas contre des armées innombrables. « Je vous conseille, dit-il, d’aller trouver le roi d’Éthiopie ; je suis en relation avec ce prince noir par le moyen de mes Palestins ; je vous donnerai des lettres pour lui : puisqu’il est l’ennemi du roi d’Égypte, il sera trop heureux d’être fortifié par votre alliance. Je puis vous aider de deux mille hommes très-sobres et très-braves ; il ne tiendra qu’à vous d’en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu’on appelle Vasques ou Vascons. Envoyez un de vos guerriers sur une licorne avec quelques diamants : il n’y a point de Vascon qui ne quitte le castel, c’est-à-dire la chaumière de son père, pour vous servir. Ils sont infatigables, courageux et plaisants ; vous en serez très-satisfait. En attendant qu’ils soient arrivés, nous vous donnerons des fêtes, et nous vous préparerons des vaisseaux. Je ne puis trop reconnaître le service que vous m’avez rendu. »

Amazan jouissait du bonheur d’avoir retrouvé Formosante, et de goûter en paix dans sa conversation tous les charmes de l’amour réconcilié, qui valent presque ceux de l’amour naissant.

Bientôt une troupe fière et joyeuse de Vascons arriva en dansant un tambourin ; l’autre troupe fière et sérieuse de Bétiquois était prête. Le vieux roi tanné embrassa tendrement les deux amants ; il fit charger leurs vaisseaux d’armes, de lits, de jeux d’échecs, d’habits noirs, de golilles[1], d’ognons, de moutons, de poules, de farine, et de beaucoup d’ail, en leur souhaitant une heureuse traversée, un amour constant et des victoires.

La flotte aborda le rivage où l’on dit que tant de siècles après la Phénicienne Didon, sœur d’un Pygmalion, épouse d’un Sichée, ayant quitté cette ville de Tyr, vint fonder la superbe ville de Carthage, en coupant un cuir de bœuf en lanières, selon le témoignage des plus graves auteurs de l’antiquité, lesquels n’ont jamais conté de fables, et selon les professeurs qui ont écrit pour les petits garçons : quoique après tout il n’y ait jamais eu personne à Tyr qui se soit appelé Pygmalion, ou Didon, ou Sichée, qui sont des noms entièrement grecs, et quoique enfin il n’y eût point de roi à Tyr en ces temps-là.

  1. Collet espagnol.