Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/522

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— Ce n’est pas votre père qui lui a joué ce cruel tour, dit le sage Mambrès, c’est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habitant d’un petit pays compris dans la foule des États que votre auguste amant a domptés pour les policer. Ces métamorphoses ne doivent point vous surprendre ; vous savez que j’en faisais autrefois de plus belles : rien n’était plus commun alors que ces changements qui étonnent aujourd’hui les sages. L’histoire véritable que nous avons lue ensemble nous a enseigné que Lycaon, roi d’Arcadie, fut changé en loup. La belle Callisto, sa fille, fut changée en ourse ; Io, fille d’Inachus, notre vénérable Isis, en vache ; Daphné, en laurier ; Syrinx, en flûte. La belle Édith, femme de Loth, le meilleur, le plus tendre père qu’on ait jamais vu, n’est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue de sel très-belle et très-piquante, qui a conservé toutes les marques de son sexe, et qui a régulièrement ses ordinaires[1] chaque mois, comme l’attestent les grands hommes qui l’ont vue ? J’ai été témoin de ce changement dans ma jeunesse. J’ai vu cinq puissantes villes, dans le séjour du monde le plus sec et le plus aride, transformées tout à coup en un beau lac. On ne marchait dans mon jeune temps que sur des métamorphoses.

« Enfin, madame, si les exemples peuvent adoucir votre peine, souvenez-vous que Vénus a changé les Cérastes en bœufs.

— Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples consolent-ils ? Si mon amant était mort, me consolerais-je par l’idée que tous les hommes meurent[2] ?

— Votre peine peut finir, dit le sage ; et puisque votre tendre amant est devenu bœuf, vous voyez bien que de bœuf il peut devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changé en tigre ou en crocodile, si je n’employais pas le peu de pouvoir qui me reste pour le service d’une princesse digne des adorations de la terre, pour la belle Amaside, que j’ai élevée sur mes genoux, et que sa fatale destinée met à des épreuves si cruelles. »

  1. Tertullien, dans son poëme de Sodome, dit :

    Dicitur et vivens alio sub corpore sexus
    Munificos solito dispungere sanguine menses.

    Saint Irénée, livre IV, dit : Per naturalia ea quæ sunt consuetudinis feminæ ostendens. (Note de Voltaire.)

  2. Voyez les Deux Consolés, page 123.