Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/573

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— Mais d’où viens-tu, encore une fois, mon cher fils ?

— De quarante milles d’ici sans m’arrêter ; mais je suis mort. »

Le père, tout tremblant, le fait reposer. On lui donne des restaurants ; nous nous empressons autour de lui, ses petits frères, ses petites sœurs, M. Freind, et moi, et nos domestiques. Quand il eut repris ses sens, il se jeta au cou du bon vieillard Parouba. « Ah ! dit-il en sanglotant, ma sœur Parouba est prisonnière de guerre, et probablement va être mangée. »

Le bonhomme Parouba tomba par terre à ces paroles. M. Freind, qui était père aussi, sentit ses entrailles s’émouvoir. Enfin Parouba le fils nous apprit qu’une troupe de jeunes Anglais fort étourdis avaient attaqué par passe-temps des gens de la montagne bleue. « Ils avaient, dit-il, avec eux une très-belle femme et sa suivante ; et je ne sais comment ma sœur se trouvait dans cette compagnie. La belle Anglaise a été tuée et mangée ; ma sœur a été prise, et sera mangée tout de même. Je viens ici chercher du secours contre les gens de la montagne bleue ; je veux les tuer, les manger à mon tour, reprendre ma chère sœur, ou mourir. »

Ce fut alors à M. Freind de s’évanouir ; mais l’habitude de se commander à lui-même le soutint. « Dieu m’a donné un fils, me dit-il ; il reprendra le fils et le père quand le moment d’exécuter ses décrets éternels sera venu. Mon ami, je serais tenté de croire que Dieu agit quelquefois par une providence particulière, soumise à ses lois générales, puisqu’il punit en Amérique les crimes commis en Europe, et que la scélérate Clive-Hart est morte comme elle devait mourir. Peut-être le souverain fabricateur de tant de mondes aura-t-il arrangé les choses de façon que les grands forfaits commis dans un globe sont expiés quelquefois dans ce globe même. Je n’ose le croire, mais je le souhaite ; et je le croirais si cette idée n’était pas contre toutes les règles de la bonne métaphysique. »

Après des réflexions si tristes sur de si fatales aventures, fort ordinaires en Amérique, Freind prit son parti incontinent selon sa coutume. « J’ai un bon vaisseau, dit-il à son hôte, il est bien approvisionné ; remontons le golfe avec la marée le plus près que nous pourrons des montagnes bleues. Mon affaire la plus pressée est à présent de sauver votre fille. Allons vers vos anciens compatriotes ; vous leur direz que je viens leur apporter le calumet de la paix, et que je suis le petit-fils de Penn : ce nom seul suffira. »

À ce nom de Penn, si révéré dans toute l’Amérique boréale, le