Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/574

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bon Parouba et son fils sentirent les mouvements du plus profond respect et de la plus chère espérance. Nous nous embarquons, nous mettons à la voile, nous abordons en trente-six heures après de Baltimore.

À peine étions-nous à la vue de cette petite place, alors presque déserte, que nous découvrîmes de loin une troupe nombreuse d’habitants des montagnes bleues qui descendaient dans la plaine, armés de casse-têtes, de haches, et de ces mousquets que les Européans leur ont si sottement vendus pour avoir des pelleteries. On entendait déjà leurs hurlements effroyables. D’un autre côté s’avançaient quatre cavaliers suivis de quelques hommes de pied. Cette petite troupe nous prit pour des gens de Baltimore qui venaient les combattre. Les cavaliers courent sur nous à bride abattue, le sabre à la main. Nos compagnons se préparaient à les recevoir. M. Freind, ayant regardé fixement les cavaliers, frissonna un moment ; mais, reprenant tout à coup son sang-froid ordinaire : « Ne bougez, mes amis, nous dit-il d’une voix attendrie ; laissez-moi agir seul. » Il s’avance en effet seul, sans armes, à pas lents, vers la troupe. Nous voyons en un moment le chef abandonner la bride de son cheval, se jeter à terre, et tomber prosterné. Nous poussons un cri d’étonnement ; nous approchons : c’était Jenni lui-même qui baignait de larmes les pieds de son père, qu’il embrassait de ses mains tremblantes. Ni l’un ni l’autre ne pouvait parler. Birton et les deux jeunes cavaliers qui l’accompagnaient descendirent de cheval. Mais Birton, conservant son caractère, lui dit : « Pardieu ! mon cher Freind, je ne t’attendais pas ici. Toi et moi nous sommes faits pour les aventures ; pardieu ! je suis bien aise de te voir. »

Freind, sans daigner lui répondre, se retourna vers l’armée des montagnes bleues qui s’avançait. Il marcha à elle avec le seul Parouba, qui lui servait d’interprète. « Compatriotes, leur dit Parouba, voici le descendant de Penn qui vous apporte le calumet de la paix. »

À ces mots, le plus ancien du peuple répondit, en élevant les mains et les yeux au ciel : « Un fils de Penn ! que je baise ses pieds et ses mains, et ses parties sacrées de la génération[1] ! Qu’il puisse faire une longue race de Penn ! que les Penn vivent à jamais ! le grand Penn est notre Manitou, notre dieu. Ce fut presque le seul des gens d’Europe qui ne nous trompa point, qui ne s’empara point de nos terres par la force. Il acheta le pays

  1. Voyez tome XVII, page 44.