Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/575

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que nous lui cédâmes ; il le paya libéralement ; il entretint chez nous la concorde ; il apporta des remèdes pour le peu de maladies que notre commerce avec les gens d’Europe nous communiquait ; il nous enseigna des arts que nous ignorions. Jamais nous ne fumâmes contre lui ni contre ses enfants le calumet de la guerre ; nous n’avons avec les Penn que le calumet de l’adoration. »

Ayant parlé ainsi au nom de son peuple, il courut en effet baiser les pieds et les mains de M. Freind ; mais il s’abstint de parvenir aux parties sacrées dès qu’on lui dit que ce n’était pas l’usage en Angleterre, et que chaque pays a ses cérémonies.

Freind fit apporter sur-le-champ une trentaine de jambons, autant de grands pâtés et de poulardes à la daube, deux cents gros flacons de vin de Pontac qu’on tira du vaisseau ; il plaça à côté de lui le commandant des montagnes bleues. Jenni et ses compagnons furent du festin ; mais Jenni aurait voulu être cent pieds sous terre. Son père ne lui disait mot ; et ce silence augmentait encore sa honte.

Birton, à qui tout était égal, montrait une gaieté évaporée. Freind, avant qu’on se mît à manger, dit au bon Parouba : « Il nous manque ici une personne bien chère, c’est votre fille. » Le commandant des montagnes bleues la fit venir sur-le-champ ; on ne lui avait fait aucun outrage ; elle embrassa son père et son frère, comme si elle fût revenue de la promenade.

Je profitai de la liberté du repas pour demander par quelle raison les guerriers des montagnes bleues avaient tué et mangé Mme Clive-Hart, et n’avaient rien fait à la fille de Parouba. « C’est parce que nous sommes justes, répondit le commandant. Cette fière Anglaise était de la troupe qui nous attaqua ; elle tua un des nôtres d’un coup de pistolet par derrière. Nous n’avons rien fait à la Parouba dès que nous avons su qu’elle était la fille d’un de nos anciens camarades, et qu’elle n’était venue ici que pour s’amuser : il faut rendre à chacun selon ses œuvres. »

Freind fut touché de cette maxime, mais il représenta que la coutume de manger des femmes était indigne de si braves gens, et qu’avec tant de vertu on ne devait pas être anthropophage.

Le chef des montagnes nous demanda alors ce que nous faisions de nos ennemis lorsque nous les avions tués. « Nous les enterrons, lui répondis-je.

— J’entends, dit-il ; vous les faites manger par les vers. Nous voulons avoir la préférence ; nos estomacs sont une sépulture plus honorable. »