Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome38.djvu/159

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remercie de l’argent que je lui prête, c’est-à-dire que je lui donne ; mais il ne m’a payé que par quelques petits coups de dent dans son journal. On dit que depuis peu on l’a fait arrêter ; c’est dommage que le public soit privé de ses belles productions.

Cet inventaire est d’une grosseur énorme. La canaille de la littérature est noblement composée ! Mais il y a une espèce cent fois plus méchante, ce sont les dévots. Les premiers ne font que des libelles, les seconds font bien pis ; et si les chiens aboient, les tigres dévorent. Un véritable homme de lettres est toujours en danger d’être mordu par ces chiens, et mangé par ces monstres. Demandez à Pope ; il a passé par les mêmes épreuves ; et, s’il n’a pas été mangé, c’est qu’il avait bec et ongles. J’en aurais autant si je voulais. Ce monde-ci est une guerre continuelle ; il faut être armé, mais la paix vaut mieux.

Malgré les funestes conditions auxquelles j’ai reçu la vie, je croirai pourtant, si je finis avec vous ma carrière, qu’il y a plus de bien encore que de mal sur la terre, sinon je serai de l’avis de ceux qui pensent qu’un génie malfaisant a fagoté ce bas monde.


2672. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
De la grande ville de, Colmar, le 21 décembre.

Mon cher ange, vous vous mêlez donc aussi d’être malade ? Nous étions inquiets de vous, la fille de Monime et moi, et nous nous écrivions des lettres tendres pour savoir si l’un de nous n’avait pas de vos nouvelles. Comment avez-vous fait pour ne plus sortir vers les quatre heures et demie ? Je crois que vous avez été bien étonné de rester chez vous. Je n’ai ni de santé ni de chez moi, mon cher ange ; mais je suis accoutumé à ces maux-là, et je ne le suis point aux vôtres. Vous avez été attaqué dans votre fort, et vous avez eu mal à la tête. C’est une de vos meilleures pièces ; votre tête vaut bien mieux que la mienne : la vôtre vous a rendu heureux ; la mienne m’a fait très-malheureux, et les têtes des autres me retiennent encore vers les bords du Rhin. Les mains de Jean Néaulme, libraire de la Haye, viennent de me faire de nouvelles plaies, et c’est encore un surcroît de misère d’être obligé de plaider devant le public. C’est un fardeau et un avilissement. On ne peut se dérober à sa destinée. Qui aurait cru que mes dépouilles seraient prises à la bataille de