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ANNÉE 1768.

j’espère qu’à l’avenir il ne nous laissera manquer de rien. Oh ! je n’ai garde, monsieur, de vous croire l’auteur de l’A, B, C ; rien ne vous ressemble moins ; mais je vous avouerai naturellement que vous n’avez rien écrit qui vaille mieux. Si vous avez à être jaloux, soyez-le de M. Huet, il n’y a que lui qu’on puisse vous préférer. J’approuve le jugement qu’il porte de Montesquieu ; il révolte plusieurs personnes ; mais l’extrême admiration qu’on a pour ce bel esprit ressemble assez à la vénération qu’on a pour les choses sacrées, qu’on respecte d’autant plus que l’on ne les comprend pas. Il y a un petit in-douze dont le titre est : Génie de Montesquieu. Il y a quelques traits brillants, transcendants, mais quantité d’autres infiniment obscurs, inintelligibles, des lieux communs, des pensées fausses. Jamais, jamais je ne souffrirai patiemment qu’on mette en parallèle M. de Montesquieu avec MM. Huet et Guillemet. La grand’maman est bien de cet avis ; vous l’adoreriez si vous la connaissiez, cette grand’maman. Vous êtes bien souvent le sujet de nos conversations ; elle voudrait que vous abandonnassiez La Bletterie ; mais elle ne peut s’empêcher de rire de tout ce qu’il vous fournit de plaisant.

Je vous fais ma confession, sa traduction m’a fait plaisir ; j’aimerais mieux sans doute qu’elle fut plus énergique, mais je hais si fort le style ampoulé, boursouflé, et pour dire en un mot le style académique, que ce qui n’est qu’un peu plat ne me choque pas beaucoup. Je voudrais, monsieur, que vous jugeassiez par vous-même de ce qu’est devenu le goût d’aujourd’hui, et quelles choses on admire. Les vers de l’abbé de Voisenon au roi de Danemark, l’épigramme de Saurin sur vous, cela ne vous a-t-il pas paru bien bon ? Les oraisons funèbres, les discours de l’Académie, comment tout cela vous paraît-il ? Vous ne les lisez point, et vous faites bien ; pour moi, je ne sais plus ce que je pourrais lire ; hors vous, et les auteurs du siècle passé, tout m’ennuie à la mort. Je me recommande à vous, mon cher et ancien ami ; vous êtes en vérité mon unique ressource.

7462. — À MADAME DE SAUVIGNY.
20 janvier.

Je commence, madame, par vous remercier de la boîte que vous voulez bien avoir la bonté de me faire parvenir par M. Lullin.

Permettez-moi ensuite d’en appeler à tous les commentateurs passés et à venir. Certainement, madame, vous dire qu’il est à craindre que des réfugiés, et surtout un banqueroutier chicaneur, ne déterminent monsieur votre frère à se plaindre, ce n’est pas vous dire qu’il vous menace et qu’il plaidera. Certainement vous exposer ses douleurs et son malheur, solliciter votre pitié naturelle pour votre frère, ce n’est pas vous animer l’un contre l’autre. Je ne connais point d’homme de son état qui soit plus à plaindre, et je n’ai pas douté un moment, quand vous avez voulu que je le fisse venir chez moi, que vous n’eus-