Tragédies de Sophocle (Artaud)/Texte entier

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Tragédies de Sophocle (Artaud)
Traduction par Nicolas Artaud.
Tragédies de SophocleCharpentier (p. Titre-TdM).
TRAGÉDIES
DE SOPHOCLE
TRAGÉDIES
DE
SOPHOCLE


TRADUITES DU GREC


PAR M. ARTAUD
Inspecteur général, membre du Conseil impérial de l’Instruction publique


CINQUIÈME ÉDITION
REVUE ET CORRIGÉE SUR LES DERNIÈRES ÉDITIONS GRECQUES




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PARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
28, quai de l’école
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1859


AVIS


SUR CETTE CINQUIÈME ÉDITION


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En rappelant l’attention des lecteurs français sur les chefs-d’œuvre du théâtre grec, on peut se proposer un double but. Après ces saturnales de la littérature auxquelles nous avons assisté, après les exemples de dévergondage et d’immoralité qui ont souillé chez nous les livres et la scène, peut-être y a-t-il quelque utilité littéraire à réveiller dans les âmes le sentiment du vrai et du naturel, et à reposer les esprits sur la vue des beautés classiques qui brillent dans les anciens. La pureté des formes et la grandeur des caractères, la simplicité antique et l’aspiration à l’idéal, tels sont les mérites qui recommandent en particulier les tragédies de Sophocle. L’admiration éclairée de cette poésie si noble, si élevée, ne sera-t-elle pas toujours la véritable école du bon goût ? Et si le beau est en effet le relief du bien, il est permis d’espérer que l’étude de ces brillants modèles laissera dans les âmes des impressions calmes, vivifiantes et pleines de fraîcheur, dont la bienfaisante influence tournera au profit de la moralité humaine. En même temps, ce commerce plus intime avec les productions de l’antiquité peut avoir une autre utilité, que j’appellerai historique. Elle nous aidera à mieux comprendre le passé. L’histoire n’est pas tout entière dans les historiens, tant s’en faut ! Les ouvrages des poètes sont aussi des monuments, que l’on peut consulter avec fruit sur l’esprit des peuples qu’ils ont charmés, sur leurs mœurs, sur leur état social, leurs idées morales et religieuses. C’est en les interrogeant qu’on entrera plus avant dans les secrets de la vie intérieure, et qu’on surprendra une foule de détails, que révèlent rarement les pages du simple annaliste. À ce titre, les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et les comédies d’Aristophane sont le complément nécessaire d’Hérodote et de Thucydide. Cette étude, faite avec intelligence, détruira bien des idées fausses sur les siècles qui nous ont précédés. Ce serait comme le préambule obligé de la science nouvelle qui, sous le nom de philosophie de l’histoire, aspire à caractériser chaque âge du monde par les traits qui lui sont propres, et à distinguer, dans le développement de l’esprit humain, les lois générales qui président à sa marche, des formes particulières qu’impose à chaque nation la différence des climats, des gouvernements et des religions.

Cette traduction a été encore une fois soumise à une révision sévère sur les textes les plus récents. On ne s’étonnera pas de trouver ici encore bien des corrections, justifiées par la recherche d’une fidélité plus scrupuleuse. Un commerce plus assidu avec ces grands génies de l’antiquité nous familiarise davantage avec leur manière, avec la tournure de leur esprit et les caractères originaux de leur style. J’ai donc, sans hésitation, refait les passages où j’ai cru pouvoir rendre avec plus de vérité le tour de la pensée ou la vigueur de l’expression. On a suivi ici le même système que pour les traductions d’Aristophane et d’Euripide.

Malgré les soins que j’ai apportés à la révision de mon travail, nul ne sait mieux que moi toutes les imperfections qui y restent encore. Cependant je prie aussi les lecteurs instruits de ne pas se hâter de condamner tous les passages où je me suis écarté du sens généralement reçu. Quiconque a tant soit peu étudié le texte de Sophocle, sait que, malgré la noblesse et la pureté de son style , il s’y trouve bien des endroits où le sens flotte dans un vague qui permet les opinions les plus divergentes. Dans les chœurs particulièrement, les obscurités du style lyrique donnent souvent lieu à des interprétations très diverses. J’ai été frappé, en consultant dans ces passages douteux les plus savants éditeurs, de voir combien les érudits se travaillent l’esprit et torturent les textes, pour chercher les sens les plus éloignés, et préférer souvent celui qui s’écarte le plus de l’ordre naturel des idées.

Déjà le tutoiement, par lequel on a remplacé les formes cérémonieuses qui avaient introduit dans les siècles héroïques l’étiquette des cours modernes, a été généralement approuvé, comme plus conforme aux habitudes des anciens. Déjà la division par actes, que rien n’indique dans les auteurs grecs, et qu’on avait appliquée arbitrairement à leur théâtre, a été supprimée.

Le système de traduction qui prévaut aujourd’hui consiste à se tenir le plus près possible du texte, à tâcher de le reproduire exactement, avec ses qualités comme avec ses défauts, à conserver la physionomie de l’original, autant du moins que le comporte le génie de notre langue. C’est dans ce sens qu’un certain nombre de corrections ont été faites. Par exemple , dans Philoctète (v. 96-97), la première édition portait : « Moi aussi, dans les illusions du jeune âge, je savais moins parler qu’agir. » La nouvelle édition, élaguant les tours de phrase tout modernes, se tient plus près du texte : « Moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue paresseuse, et le bras prompt à agir. »

Il est une tentation assez fréquente, à laquelle le traducteur est forcé de résister, c’est d’adoucir quelques nuances trop heurtées, d’atténuer la brutalité de certains sentiments qui choquent nos habitudes et nos idées modernes. Il doit se tenir en garde contre ce penchant, sous peine de substituer une image de convention à une image fidèle. Il n’est pas chargé de corriger son auteur, et de le rendre irréprochable, ni de le travestir à la mode changeante des convenances locales. À la vérité, cette exactitude scrupuleuse qu’on exige aujourd’hui, impose une tâche délicate, et quelquefois très difficile. On conçoit que la plume hésite, par exemple, dans ce passage de l’Antigone, où le poète raconte qu’Hémon crache au visage de son père ; ou ailleurs, lorsque Électre, à propos des clameurs de Clytemnestre, dit qu’elle aboie. En pareils cas, nous reproduisons dans les notes la crudité du texte, que la susceptibilité du goût français nous a forcé d’adoucir.

D’un autre côté, il est un écueil en sens contraire, qui ne paraît pas moins à craindre. Prenons garde de murer l’esprit du poète, à force d’exactitude littérale. Parfois il est nécessaire d’expliquer, de compléter ce que les mots du texte ne font qu’indiquer. Ainsi Antigone (v. 820) dit, en se comparant à Niobé : « Le sort m’endort très semblable à elle. » Nous avons cru être aussi fidèle, et plus intelligible au lecteur français, en disant : « Ainsi qu’elle, le sort va m’endormir sous une enveloppe de pierre. » Quand Électre adresse ces mots au gouverneur d’Oreste (v. 136-137) : « Ô mains chéries, ô ministère très agréable de tes pieds ! » pour dire que ses mains ont enlevé Oreste, et que ses pieds l’ont porté sur une terre hospitalière, il serait bien difficile de conserver l’expression littérale, et il faut chercher un équivalent, en disant, avec un tour moins vif et moins concis : « Mains chéries ! ô toi dont les pieds nous ont prêté un si heureux ministère ! »

N’oublions pas d’ailleurs que la simplicité antique a aussi un cachet d’élégance, et que les beautés du style sont comme un reflet de l’âme des grands poètes. Les en dépouiller, c’est aussi les défigurer.

Ainsi, être simple sans trivialité, rendre le génie antique accessible à notre temps, sans le travestir à la moderne, être grec par l’esprit, tout en restant français par les formes, tel est le difficile problème que nous avons à résoudre, et malgré tous mes efforts, je ne me flatte pas d’y avoir complètement réussi.

J’ai pris pour base du texte l’édition de M. Boissonade ; mais je n’ai pas négligé les travaux plus récents d’Hermann, de Wunder, de Bothe, ceux de Reisig pour l’Œdipe à Colone, de Wex pour l’Antigone, etc. Cette cinquième édition a été revue sur le texte de Guillaume Dindorf adopté par M. A. F. Didot, dans sa belle collection des classiques grecs. Je ne puis oublier ici M. de Sinner, qui a si bien mérité de nos écoles par ses éditions classiques.

J’ai ajouté un grand nombre de notes. À chaque pas, en lisant les auteurs anciens, on est arrêté par des usages étrangers à nos habitudes, qui exigent des explications. Si quelques personnes trouvent que je n’en ai pas encore mis assez, surtout pour la variété des leçons adoptées par les différents philologues, je prie ces personnes de ne pas oublier que je ne donne pas ici une édition critique, et que le libraire, dans cette publication, a eu surtout en vue les jeunes gens et les gens du monde.



NOTICE
SUR SOPHOCLE.




Sophocle naquit environ cinq siècles avant notre ère. L’année précise de sa naissance est sujette à quelques difficultés. L’indication qui se concilie le mieux avec les circonstances de sa vie est celle du scholiaste grec, qui le fait naître dans la deuxième année de la soixante-onzième Olympiade = 495. Les marbres de Paros avancent de trois ans l’époque de sa naissance, en la fixant à la troisième année de la soixante-dixième Olympiade. Quant à l’allégation de Suidas, qui la porterait à la troisième année de la soixante-treizième Olympiade, elle s’accorde mal avec les époques les mieux connues de ses ouvrages. Plus jeune qu’Eschyle de vingt-cinq ou trente ans, Sophocle était plus âgé qu’Euripide d’environ quinze ans. La tradition a attaché le nom de ces trois poètes au souvenir de la journée de Salamine, l’an 480. Elle rapporte qu’Eschyle combattit avec valeur dans les rangs des défenseurs d’Athènes ; Sophocle fut choisi, à cause de sa beauté, pour être le coryphée des adolescents qui, la lyre en main, le corps nu et parfumé, chantèrent l’hymne de victoire et dansèrent autour des trophées, et Euripide naquit pendant le combat, dans l’île même de Salamine.

Sophocle était de Colone, bourg situé aux portes d’Athènes, qu’il a chanté dans son Œdipe à Colone. D’après des auteurs cités par son biographe, son père Sophilos aurait été forgeron ; mais le scholiaste révoque en doute cette assertion, parce que, dit-il, « il n’est pas vraisemblable qu’un homme d’une telle extraction eût été nommé général conjointement avec les premiers citoyens d’Athènes, tels que Périclès et Thucydide. » Cette réflexion pourra paraître bien aristocratique, appliquée à un gouvernement tel que celui d’Athènes. « En outre, les poètes comiques, auxquels la naissance d’Euripide, fils d’une fruitière, a fourni de si grossières plaisanteries, n’eussent pas ménagé à Sophocle les traits mordants qu’ils n’épargnèrent pas même à Thémistocle. Peut-être, ajoute-t-il, son père avait-il des « esclaves forgerons et ouvriers en airain. » Si l’on goûte ces raisons, il faudra en revenir au témoignage de Pline le naturaliste, qui, d’après d’autres autorités, assure que Sophocle était issu d’une grande famille, principe loco genitum.

Les anciens n’ont pas oublié de nous apprendre que Sophocle reçut une éducation brillante ; il s’exerça, dans son enfance, à la palestre et à la musique, et il fut couronné dans l’un et l’autre exercice. Son biographe et Athénée (I, 20) lui donnent pour maître le musicien Lampros ; peut-être est-ce le même que le célèbre poète lyrique cité par Plutarque {de Musica).

Des avis divers ont été émis sur la question de savoir quand Sophocle fit représenter sa première pièce. Selon la chronique de Saint-Jérôme, ce fut Ol. LXXVIII, 1 ; selon Eusèbe, Ol. LXXVII, 2 ; selon Samuel Petit, Ol. LXXVII, 3, sous l’archonte Démotion ; enfin les marbres de Paros portent que Sophocle vainquit pour la première fois sous l’archonte Apsephion, Ol. LXXVII, 4, âgé de vingt-huit ans[1]. Cette dernière dale nous parait la plus conforme au récit détaillé de Plutarque, dans la Vie de Cimon, c. 8 : « Cet acte, dit-il (Cimon avait rapporté de Scyros les ossements de Thésée), lui valut la faveur du peuple, et c’est à cette occasion que s’établit le jugement des tragédies par des juges désignés. En effet, Sophocle encore jeune faisant représenter sa première pièce ; comme il y avait du tumulte et de la cabale parmi les spectateurs, l’archonte Aphepsion[2] ne tira pas au sort les juges du concours ; mais Cimon s’ étant avancé sur le théâtre avec les généraux ses collègues, pour faire aux dieux les libations voulues, il ne les laissa pas se retirer ; mais, leur ayant fait prêter serment, il les força de s’asseoir et de juger, étant au nombre de dix, un de chaque tribu. »

Le biographe d’Eschyle dit qu’il fut vaincu par Sophocle encore jeune, et qu’à cette occasion, il quitta Athènes pour se retirer en Sicile. Sophocle fit en effet jouer sa première tragédie avant l’âge fixé par la loi ; car il y avait une loi qui défendait aux poètes et aux acteurs, qu’on ne distinguait pas alors des poètes, puisque ceux-ci jouaient ordinairement le principal rôle dans leurs ouvrages, de paraître sur la scène avant quarante ans, d’autres disent trente. (Voyez le scholiaste d’Aristophane sur les Nuées.) Toutefois , ce témoignage paraît douteux.

Malheureusement, Plutarque ne nomme pas la pièce qui valut à Sophocle cette première victoire sur Eschyle. On conjecture seulement que c’était une tétralogie, dont Triptolème était le drame satirique : c’est Pline le naturaliste qui a mis sur la voie de cette conjecture. À l’occasion d’un vers du Triptolème, où le blanc froment de l’Italie est vanté, Pline rapporte que cette pièce avait été donnée 145 ans avant la mort d’Alexandre. Or, Alexandre étant mort 323 ans avant Jésus-Christ, le Triptolème aurait été représenté en 468, ce qui s’accorde, à un an près, avec la quatrième année de la soixante-dix-septième Olympiade.

Depuis ce premier succès jusqu’à sa mort, Sophocle ne cessa de travailler pour le théâtre ; il n’est donc pas étonnant qu’il ait composé un grand nombre d’ouvrages : Suidas dit cent vingt-trois ; le grammairien Aristophane de Byzance dit cent trente, dont dix-sept supposés ; sept tragédies seulement ont été conservées en entier. En voici les titres : 1° Ajax armé du fouet ou Ajax furieux ; 2° Électre ; 3° Œdipe roi ; 4° Antigone ; 5° les Trachiniennes ou la Mort d’Hercule ; 6° Philoctète ; 7° Œdipe à Colone. Il nous reste les titres et des fragments d’environ cent autres ouvrages ; mais on ne peut les regarder comme tous authentiques. Il y a lieu de penser qu’un certain nombre étaient de son fils Iophon, ou de son petit-fils Sophocle le jeune.

Sophocle, à cause de la faiblesse de son organe, ne se conforma pas à l’usage qui voulait que le poète jouât lui-même le principal rôle de ses ouvrages. Il ne parut sur la scène que dans des rôles qui exigeaient un talent particulier. Ainsi il remplit le rôle de Thamyris jouant de la lyre, et celui de Nausicaa jouant à la paume. Il introduisit d’ailleurs plusieurs innovations dans les représentations dramatiques, il ajouta à la pompe des décorations, et porta à quinze le nombre des personnages du Chœur, qui n’était que de douze. On sait que la tragédie ne fut à son origine qu’un chant lyrique, ou chœur, exécuté par une troupe de musiciens, aux fêtes de Bacchus, en l’honneur de ce dieu. Thespis imagina de faire venir un acteur, qui, récitant par intervalles les actions des dieux et des héros, délasserait le Chœur et donnerait à ce spectacle plus de variété. Bientôt ces récits devinrent la partie principale, et le Chœur ne fut plus qu’accessoire ; il s’écarta même de sa première destination, et les louanges de Bacchus furent remplacées par des chants analogues au sujet principal. Eschyle vint, ajouta un second acteur, et abrégea les chants lyriques ; la forme nouvelle qu’il donna au drame le fit appeler le père de la tragédie. Malgré ces heureux changements, l’enfance de l’art se fait encore sentir dans ses pièces ; on y reconnaît la forme de la tragédie primitive : quoiqu’il ait beaucoup abrégé les chants lyriques, ils tiennent encore chez lui trop de place, comme Aristophane le lui a reproché dans les Grenouilles. Quelques-unes de ses pièces ne sont guère que des chants du Chœur, entrecoupés de récits sans action ; par exemple, le Prométhée, les Perses, les Sept Chefs devant Thèbes, commencent et finissent par un chant d’une assez grande étendue. Dans les Suppliantes, le Chœur est le premier personnage ; c’est sur lui que porte tout l’intérêt. Celui des Euménides tient encore un des premiers rangs dans la pièce qui a reçu ce titre.

Sophocle modifia encore la forme de la tragédie grecque, et la porta à sa perfection. Il fit paraître sur la scène un troisième interlocuteur ; et, tout en rattachant toujours le Chœur à l’action, il le réduisit à un rôle secondaire, celui d’un simple spectateur, qui témoigne par ses paroles l’intérêt qu’il prend à l’événement. Cette place, que le Chœur conserve encore dans la tragédie grecque, cette espèce d’intervention populaire, suffirait seule pour marquer un des caractères distinctifs qui la séparent profondément de la tragédie française. En outre, il faut tenir compte de la différence des mœurs et des idées. Il ne faut pas perdre de vue que le théâtre était en Grèce une institution à la fois religieuse et politique, et non pas, comme chez nous, un simple divertissement, que chacun est libre de se donner ou non pour son argent. Les représentations du théâtre n’étaient point un passe-temps de chaque jour ; mais elles revenaient à de longs intervalles, aux fêtes solennelles, et faisaient partie de ces jeux publics, qui formaient pour ainsi dire à eux seuls le lien fédéral de la Grèce. Il y avait dans le trésor d’Athènes des fonds spécialement affectés aux représentations dramatiques, et les lois portaient la peine de mort contre quiconque proposerait de les détourner à un autre usage. Voyez à ce sujet les discours de Démosthène. Enfin, que l’on compare nos salles étroites, fermées, éclairées d’une lumière artificielle, avec ces vastes amphithéâtres, où la nation tout entière se trouvait réunie, où la pièce se jouait en plein air, et où les sites de la nature remplissaient sans doute leur rôle dans la décoration de la scène. De si profondes différences dans les caractères extérieurs de la représentation ne devaient-elles pas en produire d’aussi remarquables dans la constitution intime du drame ?

Sophocle remporta vingt fois le premier prix de la tragédie ; souvent il obtint la seconde nomination, jamais la troisième. Telle était la douceur de son caractère, dit son biographe, qu’il était chéri de tout le monde. Il était si attaché à son pays, que les offres de plusieurs rois, qui l’engageaient à venir auprès d’eux, ne purent jamais le décider à abandonner sa ville natale. Les Athéniens, pour donner à l’auteur d’Antigone un témoignage de leur admiration, l’élurent général à cinquante-sept ans, sept années avant la guerre du Péloponnèse, lors de leur expédition contre Samos. On trouvera les détails relatifs à ce fait dans notre notice sur l’Antigone.

Le procès qu’il soutint dans sa vieillesse contre son fils Iophon est trop fameux pour être passé sous silence. Le vague avec lequel les auteurs anciens en parlent a fait naître sur ce sujet des versions différentes. Voici comment le biographe grec raconte le fait : Sophocle avait plusieurs fils, entre autres Iophon, de sa femme Nicostrate, et Ariston, d’une femme de Sicyone, nommée Théoris. Cet Ariston eut un fils appelé Sophocle, du nom de son aïeul, et pour lequel notre poète montrait une prédilection particulière. Iophon accusa son père d’avoir perdu l’usage de la raison, et le cita devant les phratores (comme nous dirions aujourd’hui devant le juge de paix de son quartier). Les juges donnèrent tort à Iophon. On prétend que le vieillard se défendit par ce raisonnement : « Si je suis Sophocle, je ne radote pas ; si je radote, je ne suis pas Sophocle. » Et ensuite il récita des passages de son Œdipe à Colone, notamment le beau Chœur qui contient l’éloge de son bourg natal.

La mort de Sophocle arriva, sous l’archontat de Callias, dans la troisième année de la quatre-vingt-treizième Olympiade, l’an 406 avant notre ère, peu de temps après la mort d’Euripide, et un peu avant la prise d’Athènes par Lysandre. Il était âgé de quatre-vingt-neuf ans, si l’on adopte, comme nous l’avons fait, la date indiquée par le biographe pour sa naissance. Cette mort est racontée de plusieurs manières : selon les uns, il mourut de joie en apprenant le succès d’une de ses pièces ; selon d’autres, il expira à la fin d’une lecture de son Antigone, pendant laquelle il avait fait effort pour soutenir sa voix. Ce dernier fait est évidemment supposé. Une épigramme de l’Anthologie prétend qu’il mourut étouffé par un grain de raisin vert.

Selon le biographe, les sépultures de la famille de Sophocle étaient à Décélie, à onze stades d’Athènes. Les Lacédémoniens occupaient alors Décélie, et ravageaient la campagne de l’Attique. Bacchus apparut en songe au chef Spartiate pendant son sommeil, et lui ordonna de laisser inhumer l’homme que ce dieu chérissait. Le général eut quelque peine à comprendre de quoi il s’agissait. Mais ayant appris de quelques transfuges quel était celui qui venait de mourir, il envoya un héraut porter à la ville assiégée la permission d’ensevelir ce grand poète. C’est ce que rapporte Pausanias (I, 21). V. aussi Pline, H. N. VII, 30. Ce récit du biographe offre plus d’une difficulté. D’abord, Décélie n’était pas, comme il le dit, à onze stades d’Athènes, mais à cent vingt ; de plus, le général lacédémonien qui commandait à cette époque n’était pas Lysandre, mais le roi de Lacédémone, Agis, fils d’Archidamos [Thucyd. VII, 9). Lysandre n’assiégea Athènes que par mer, la première année de la quatre-vingt-quatorzième Olympiade. Or, Aristophane, dans les Grenouilles, qui parurent la troisième année de la quatre-vingt-treizième Olympiade, parle de Sophocle

comme déjà mort.

AJAX[modifier]


TRAGÉDIE

NOTICE
SUR L’AJAX.




L’action se passe le lendemain du jour où les chefs de l’armée des Grecs ont décerné à Ulysse les armes d’Achille, au détriment d’Ajax, qui les réclamait comme un prix dû au plus vaillant. Indigné de cet affront, Ajax voulut en tirer vengeance. Pendant la nuit, il se prépare à immoler Ulysse et les Atrides ; mais au moment où il allait pénétrer dans leurs tentes pour les égorger, Minerve frappe son esprit de vertige, et fait tomber ses coups sur des troupeaux, dont il fait un horrible carnage, croyant punir les Grecs. Il enchaîne ce que son bras a épargné, et il flagelle impitoyablement un bélier qu’il prend pour Ulysse ; d’où est venu le titre de la pièce, Ajax porte-fouet (μαστιγοφόρος), épithète ajoutée sans doute pour le distinguer d’Ajax le Locrien, autre tragédie de Sophocle, dont il ne reste que des fragments[3].

C’est à ce moment que la pièce commence. Le lieu de la scène est d’abord dans le camp des Grecs, devant la tente d’Ajax ; plus tard, lorsque Ajax se donne la mort, la scène est transportée dans un lieu écarté et sauvage, non loin du camp. Les exemples de ces changements de lieux ne sont pas rares dans le théâtre grec, quoi qu’en aient dit ceux qui ont voulu défendre la loi absolue des unités. L’exposition est faite par Minerve elle-même, qui raconte à Ulysse les événements de la nuit. Remarquons en passant l’art du poète, qui ne nous a pas montré Ajax au plus fort de l’accès de sa frénésie ; nous n’en voyons que le déclin. Par un habile emploi du clair-obscur, il a mis en récit tout ce qui aurait pu dégrader par trop son héros ; et de ce triste spectacle il fait sortir une impression religieuse, en mettant dans la bouche d’Ulysse ces deux vers, qui sont comme la morale de la pièce : « Je vois que tous, sur cette terre, nous ne sommes que des fantômes ou une ombre vaine. » À quoi Minerve ajoute : « Pénétré de cette vérité, garde-toi donc d’outrager les dieux par des paroles superbes, et de t’enorgueillir de ta force et de tes richesses. Un seul jour abaisse ou relève les grandeurs humaines : la modestie plaît aux dieux ; l’impiété les irrite. »

Bientôt la triste nouvelle se répand dans le camp ; le Chœur, composé de matelots salaminiens, compagnons d’Ajax, est l’écho des bruits qui circulent dans l’armée ; enfin la vérité se fait jour, et l’auteur du carnage est connu. Cette tente qui s’ouvre, et laisse voir Ajax tout sanglant, assis sur la terre, au milieu des troupeaux égorgés, est comme un poétique emblème du réveil de la raison après un funeste délire.

Lorsque, revenu a son bon sens, le héros reconnaît que ses coups, au lieu de frapper les ennemis qu’il croyait punir, n’ont porté que sur de vils troupeaux, la honte l’accable ; il se voit la fable de l’armée, il ne peut survivre à la perte de son honneur. Tecmesse, captive et concubine d’Ajax, essaie par ses supplications de le ramener à des sentiments plus calmes ; les guerriers salaminiens, ses compagnons, s’efforcent de le consoler ; mais rien n’ébranle la résolution qu’il a prise de se donner la mort. Il se montre plus tranquille en apparence ; sous prétexte d’aller se purifier par des ablutions sur le rivage de la mer, il cherche un endroit écarté, fixe en terre l’épée que lui a donnée Hector, et se précipite dessus.

Il faut rendre grâces à l’art avec lequel le poète a su conserver l’intérêt qui s’attache au héros, tout déchu qu’il est. Le monologue d’Ajax avant de se donner la mort est reconnu comme le morceau le plus brillant de la pièce. Dans nos idées modernes, elle aurait pu finir là ; mais il n’en est pas ainsi dans les idées antiques. Le deuil des amis de la victime faisait partie essentielle de la tragédie grecque ; il était surtout dans les idées religieuses d’alors de ne pas laisser son corps au pouvoir de ses ennemis, exposé à être privé de sépulture. Un débat s’élève donc sur le corps d’Ajax : Ménélas et Agamemnon veulent qu’il reste exposé aux oiseaux de proie ; Teucer déclare que rien ne l’empêchera de rendre les honneurs funèbres à son frère. Enfin Ulysse prend le parti de Teucer contre les Atrides, et la pièce se termine par la cérémonie des funérailles. »

Cette dernière partie n’est peut-être pas exempte de quelque langueur ; les longs discours de Ménélas et de Teucer, le dialogue entre Ulysse et Agamemnon, dégénèrent un peu en subtilités de rhétorique. Néanmoins, le rôle de Teucer est fort beau ; son amour fraternel et son indignation contre les ennemis d’Ajax s’exhalent avec une noble simplicité. C’est en effet l’éternel honneur des poëtes antiques d’exceller dans la peinture de tous les sentiments naturels. Ainsi, dans cette même pièce, le dévouement de Tecmesse pour son époux, sa tendresse maternelle qui s’inquiète pour son jeune enfant, lorsque Ajax demande à le voir, les adieux que le héros adresse à ce fils avant de mourir, tout cela est empreint d’une vérité profonde, tout cela émeut, parce que le poète touche là des cordes qui vibrent dans tous les cœurs.

Sur la date de la représentation de l’Ajax, nous n’avons le témoignage d’aucun grammairien, et la pièce elle-même ne fournit aucun indice. Nous sommes réduits sur ce point à des données purement négatives. Il est probable qu’elle est une des plus anciennes parmi les tragédies qui nous restent de Sophocle. D’abord, elle paraît antérieure au Philoctète ; c’est ce qu’on peut induire des vers 1047-1057 de ce dernier ouvrage, où il y a évidemment allusion à la scène de Teucer et de Ménélas, dans la dernière partie de l’Ajax. Il y a encore, dans le rhythme et le choix des mètres, une donnée qui peut faire ranger l’Ajax au nombre des ouvrages les plus anciens de ce poète ; on n’y voit nulle trace de certaines licences de versification, qu’il s’est permises dans d’autres pièces, et dont nous aurons occasion de parler ailleurs.

Mais c’est surtout la nature des idées morales et religieuses exprimées dans l’Ajax, qui me porte à le ranger parmi les ouvrages de la première époque de Sophocle. En le comparant à l’Œdipe à Colone, par exemple, on est frappé de l’intervalle immense qui les sépare. Il y a, il est vrai, dans le caractère d’Ajax une idée exagérée de la puissance humaine ; c’est l’homme des temps héroïques, c’est le guerrier qui doit tout à la force de son bras. Le délire qui égare son esprit est une punition de son irrévérence envers les dieux ; mais, dans la réalité, Ajax est victime de la colère de Minerve. Au fond du délit qui lui attire un châtiment si funeste, on ne voit guère qu’une rancune de la déesse, qui veut venger un grief personnel. L’intervention divine n’apparaît donc ici que dans un intérêt privé, et non dans l’intérêt de la loi morale. L’idée de la justice divine ne s’y élève pas encore à cette hauteur et à cette généralité, que Sophocle atteindra plus tard dans l’Œdipe à Colone.

Le Chœur, cherchant la cause de l’égarement d’Ajax, s’inquiète seulement de savoir s’il n’aurait pas offensé quelque divinité. Ainsi, v. 173-179 : « Est-ce Diane qui a poussé ton bras contre ces vils troupeaux ? ne lui aurais-tu pas rendu grâce de quelque victoire ? l’aurais-tu frustrée d’une riche dépouille, ou du produit de ta chasse ? ou le dieu Mars, irrité que tu aies mal reconnu ses secours, a-t-il vengé son affront par les horreurs de cette nuit ? »

Et ailleurs, après avoir réprouvé ce propos orgueilleux d’Ajax : « Avec les dieux, un lâche même peut obtenir la victoire ; moi, je me flatte, sans leur aide, d’obtenir cette gloire, » Calchas ajoute : « Une autre fois, Minerve le pressait de tourner son bras meurtrier contre les ennemis ; il lui répliqua par ces paroles pleines d’arrogance : Déesse, cours assister les autres Grecs ; jamais l’ennemi ne rompra nos rangs. C’est par ces discours et cet orgueil plus qu’humain qu’il s’est attiré la colère implacable de la déesse. »

De tout cela il résulte qu’Ajax est poursuivi surtout par une animosité propre à Minerve, qui veut venger sur lui des offenses personnelles.

La déesse ne joue-t-elle pas d’ailleurs dans cette tragédie un rôle peu digne de la divinité ? Elle descend à la duplicité : après avoir dit qu’elle a elle-même égaré l’esprit d’Ajax, elle s’adresse à lui, v. 89-90 : «. Ajax, c’est pour la seconde fois que je t’appelle ; t’inquiètes-tu si peu de celle qui te protège ? » Elle l’encourage dans son délire, elle prend plaisir à le faire extravaguer ; en un mot, elle met en pratique ce qu’elle vient de dire à Ulysse : « N’est-il pas doux de rire d’un ennemi ? »

Et pourtant on ne peut s’empêcher de plaindre Ajax ; on compatit à son malheureux sort ; on gémit sur l’abaissement de ce guerrier si vaillant ; Ulysse, son ennemi, est lui-même touché de pitié. Le sentiment moral est ici moins avancé dans la divinité que dans l’homme.

Quant à la date de la pièce, plusieurs indices autorisent à penser qu’elle fut représentée au milieu même de la guerre du Péloponnèse, entre les années 421 et 411, au temps où Alcibiade était exilé, et où les désastres de l’expédition de Sicile imminents ou consommés inspiraient un plus vif désir de la paix. Les maux de la guerre y sont déplorés dans un Chœur, v. 1182-1220, en termes plus énergiques que partout ailleurs, et, vers la fin, on y invoque Athènes comme une terre désirée de tous les citoyens, qui loin d’elle exposaient leur vie à tant de périls.


AJAX

PERSONNAGES

MINERVE.

ULYSSE.

AJAX.

CHŒUR DE MATELOTS SALAMINIENS.

TECMESSE.

UN MESSAGER.

TEUCER.

MÉNÉLAS.

AGAMEMNON.

EURYSACÈS, fils d’Ajax.
LE GOUVERNEUR.
UN HÉRAUT.
Personnages muets


La scène est dans le camp des Grecs, devant la tente d’Ajax.
MINERVE.

Toujours, fils de Laërte, je te vois attentif à prévenir les pièges de l’ennemi ; et maintenant te voilà près des tentes d’Ajax, sur le bord de la mer, à l’extrémité du camp des Grecs[4], épiant et mesurant depuis longtemps les traces récentes de ses pas, afin de reconnaître s’il est dedans ou dehors : ton instinct en quête, pareil à celui d’un limier de Laconie, a bien guidé tes pas. Oui, il est dans sa tente, le front dégouttant de sueur, et les mains ensanglantées. Il n’est plus besoin que tu jettes à travers cette porte un regard curieux ; dis-moi seulement le sujet de tes recherches, et tu apprendras de moi ce que je sais.

ULYSSE.

Ô Minerve, déesse que je chéris le plus, je reconnais ta voix ; et, bien que tu sois invisible à mes yeux[5], tes paroles retentissent à mon oreille et frappent mon esprit, comme les sons éclatants d’une trompette tyrrhénienne[6]. Et maintenant tu as bien compris que j’épiais un ennemi ; c’est en effet le redoutable Ajax que je cherche. Il a commis cette nuit l’action la plus incroyable, s’il est vrai qu’il en soit l’auteur ; car nous ne savons encore rien de certain, et nous flottons dans le doute ; aussi me suis-je chargé volontairement d’éclaircir nos soupçons. Tous les troupeaux que nous avions pris dans le butin ont été trouvés égorgés avec leurs gardiens eux-mêmes ; or, chacun l’accuse de ces meurtres ; et un éclaireur m’a assuré l’avoir vu traverser à grands pas la plaine, seul, avec une épée fraîchement teinte de sang ; aussitôt j’ai suivi ses traces ; quelques indices me semblent certains, d’autres me troublent et je ne trouve rien de sûr. Mais tu es venue à propos ; car en toutes choses, par le passé comme dans l’avenir, je me laisse diriger par ta main[7].

MINERVE.

Je le savais, Ulysse, et depuis longtemps je suis venue veiller sur ta route, pour favoriser ta chasse.

ULYSSE.

Eh bien, maîtresse chérie ! ai-je comme il faut employé mes peines ?

MINERVE.

Oui, sans doute, puisqu’en lui tu as trouvé le coupable.

ULYSSE.

Quel a donc été le motif de cette fureur insensée ?

MINERVE.

Le ressentiment d’être frustré des armes d’Achille.

ULYSSE.

Et pourquoi donc cette attaque contre nos troupeaux ?

MINERVE.

Il croyait tremper ses mains dans votre sang.

ULYSSE.

Ces coups étaient donc destinés aux Grecs ?

MINERVE.

Et il les eût frappés, si je ne l’eusse observé.

ULYSSE.

D’où lui venait tant d’audace et de résolution ?

MINERVE.

Pendant la nuit, en secret, il marchait seul contre vous.

ULYSSE.

Est-ce qu’il a été près d’atteindre son but ?

MINERVE.

Il touchait déjà aux tentes des deux généraux.

ULYSSE.

Et comment a-t-il retenu son bras avide de sang ?

MINERVE.

C’est moi qui, offrant à ses yeux de trompeuses visions[8], le privai de cette horrible jouissance, et tournai sa rage sur les troupeaux, butin confus, dont vous n’aviez pas encore fait le partage et que gardaient vos bergers. Il s’élança sur eux, et en fit un grand carnage, en frappant à coups redoublés, et il croyait tantôt égorger de ses mains les deux Atrides, tantôt poursuivre un des autres généraux. Mais moi, j’excitais les accès de son délire furieux, et je l’égarais encore davantage. Enfin, las de verser le sang, il enchaîne les bœufs et ceux des animaux qu’il a épargnés, et les emmène dans sa tente, pensant tenir, non de vils troupeaux, mais des guerriers captifs ; et maintenant il les tient enfermés et les déchire à coups de fouet. Je te rendrai témoin de cette frénésie, afin que tu puisses instruire tous les Grecs de ce que tu auras vu. Mais demeure ici avec confiance, et ne crains pas qu’il te fasse aucun mal ; car je détournerai ses regards de manière à lui dérober ta vue. — Holà, toi qui charges de liens les mains des captifs, c’est moi qui t’appelle, Ajax ; sors de ta tente, et viens ici.

ULYSSE.

Que fais-tu, Minerve ? Garde-toi de l’appeler.

MINERVE.

Demeure donc en silence et ne conçois nulle terreur.

ULYSSE.

Non, par les dieux, mais qu’il reste dans sa tente.

MINERVE.

Que crains-tu ? Que peut-il arriver ? n’est-ce pas toujours le même homme ?

ULYSSE.

Il fut toujours mon ennemi, et il l’est encore.

MINERVE.

N’est-il pas doux de rire d’un ennemi[9] ?

ULYSSE.

Il me suffit qu’il ne sorte pas de sa tente.

MINERVE.

Crains-tu de voir en face un homme dans le délire ?

ULYSSE.
S’il avait sa raison, je ne le craindrais pas.
MINERVE.

Mais à présent, quoique tu sois près de lui, il ne te verra pas.

ULYSSE.

Comment donc, s’il a toujours ses yeux pour voir ?

MINERVE.

Je couvrirai d’un nuage ses yeux, même clairvoyants.

ULYSSE.

À la vérité, tout est possible, quand un dieu s’en mêle.

MINERVE.

À présent, garde le silence, et reste à la place où tu es.

ULYSSE.

Je resterai, mais j’aimerais mieux être loin d’ici.



MINERVE.

Holà, Ajax, c’est pour la seconde fois que je t’appelle : pourquoi t’inquiètes-tu si peu de celle qui te protège ?

AJAX.

Salut, ô Minerve, salut, fille de Jupiter ! Oui, tu arrives à propos, et je t’offrirai de précieuses[10] dépouilles en l’honneur de cette victoire.

MINERVE.

C’est bien dit ; mais, raconte-moi ceci, as-tu bien trempé ton épée dans le sang des Grecs ?

AJAX.

Je puis m’en vanter, et je suis loin de le nier.

MINERVE.

As-tu aussi porté tes mains armées sur les Atrides ?

AJAX.

Si bien que jamais ils n’outrageront plus Ajax.

MINERVE.

Ils sont morts, si je te comprends bien ?

AJAX.
Morts ! Qu’ils viennent à présent me ravir mes armes !
MINERVE.

Bien. Et le fils de Laërte, quel a été son sort ? t’aurait-il échappé ?

AJAX.

Ce renard, ce vil roué, tu me demandes où il est ?

MINERVE.

Oui, je parle d’Ulysse, ton adversaire.

AJAX.

Spectacle charmant, ô ma maîtresse ! Il est là dedans enchaîné ; car je ne veux pas encore qu’il meure.

MINERVE.

Que veux-tu donc faire ? ou que prétends-tu y gagner ?

AJAX.

Je veux qu’attaché à cette colonne de mon foyer domestique…

MINERVE.

Quel mal feras-tu donc à ce malheureux ?

AJAX.

Le dos ensanglanté de coups de fouet, il périsse.

MINERVE.

De grâce, ne meurtris pas ainsi le malheureux à coups de fouet.

AJAX.

Minerve, je désire te complaire en tout le reste ; mais ce châtiment[11] sera le sien.

MINERVE.

Eh bien, puisque c’est ton plaisir d’agir ainsi, exerce ta vengeance, et accomplis tes projets tout entiers.

AJAX.

Je cours à l’œuvre ; je te le demande seulement, sois toujours ainsi ma protectrice.

(Il rentre dans sa tente.)



MINERVE.

Tu vois, Ulysse, quelle est la puissance des dieux. Quel homme fut plus prudent qu’Ajax ? ou qui était plus brave quand il fallait agir ?

ULYSSE.

Je n’en connus jamais ; cependant j’ai pitié de son malheur, quoiqu’il soit mon ennemi, quand je le vois en proie à un mal si terrible ; et ce n’est pas son sort plus que le mien que je considère ; je vois que tous dans cette vie nous ne sommes que des fantômes ou une ombre vaine[12].

MINERVE.

Devant un tel spectacle, garde-toi donc de jamais outrager les dieux par des paroles superbes, et de t’enorgueillir si tu l’emportes sur d’autres par ta force ou par tes richesses ; un seul jour abaisse ou relève les grandeurs humaines ; les dieux aiment les hommes modestes et détestent les méchants.

(Il sortent tous deux.)



LE CHŒUR.

Fils de Télamon, qui règnes sur Salamine baignée de tous côtés par les flots, ta prospérité fait ma joie ; mais si la colère de Jupiter ou les discours injurieux des Grecs ingrats viennent à te poursuivie, alors je crains et je tremble pour toi, comme la timide colombe[13]. Et maintenant de grandes vociférations répétées à ton déshonneur nous ont appris que la nuit dernière, t’élançant dans la prairie où paissent les coursiers, tu as égorgé les troupeaux des Grecs, et détruit ce qui restait encore du butin avec un fer étincelant. Ulysse ourdit lui-même ces sourdes calomnies ; il les murmure à l’oreille et les persuade adroitement. Le mal qu’il dit de toi trouve aisément des crédules, et chacun, insultant à tes malheurs, prend plus de plaisir à l’entendre que lui-même à le dire. Car le trait lancé contre les grandes âmes ne manque pas son but ; de tels discours dirigés contre moi seraient crus à peine ; c’est en effet contre l’homme puissant que l’envie se glisse. Et cependant les petits, sans le secours des grands, sont un faible rempart pour les États ; avec l’appui des grands, le faible devient fort, et le grand s’élève avec l’aide des petits. Mais il n’est pas possible aux insensés de comprendre ces sages maximes[14]. Ce sont de tels hommes qui, aujourd’hui, se soulèvent contre toi ; mais, ô roi, nous ne pouvons les repousser sans ta présence. Une fois, en effet, qu’ils se sont dérobés à tes regards, ils crient dans les airs, comme un essaim de lâches oiseaux contre le vautour ; mais si tu parais, aussitôt, à l’aspect du grand vautour, saisis d’effroi, ils se cacheront en silence et resteront muets.

(Strophe.) Est-ce Diane, fille de Jupiter, traînée par des taureaux[15] (étrange rumeur, mère[16] de ma honte !) qui a poussé ton bras contre les troupeaux de l’armée, soit que tu ne lui aies pas rendu grâce de quelque victoire, ou que tu l’aies frustrée d’une riche dépouille ou du fruit de ta chasse ? ou est-ce le dieu Mars, à la cuirasse d’airain, irrité que tu aies mal reconnu ses secours dans les combats, qui a vengé son affront par les pièges de cette nuit ? (Antistrophe.) Car jamais de ton propre mouvement, fils de Télamon, tu n’aurais eu la malheureuse idée d’attaquer ainsi des troupeaux : il faut qu’un dieu t’ait infligé ce coup funeste. Que du moins Jupiter et Apollon répriment les propos outrageants des Grecs. Si c’est une calomnie clandestinement semée par les Atrides, ou par un rejeton de la race infâme de Sisyphe[17], ô roi, je t’en conjure, ne reste pas plus longtemps ainsi enfermé dans ta tente au bord de la mer, en butte à des bruits insultants.

(Épode.) Lève-toi donc, sors de cette retraite où tu languis depuis trop longtemps dans l’inaction, loin des combats, fomentant le mal fatal envoyé du ciel. Cependant l’insolence de tes ennemis se déchaîne sans crainte, comme le feu allumé dans un bois par les vents, tous lancent sur toi des sarcasmes amers, et moi je suis en proie à la douleur.



TECMESSE.

Défenseurs des vaisseaux d’Ajax, issu de l’antique Érechthée[18], quel sujet de pleurs pour nous qui prenons intérêt à la noble famille de Télamon ! Cet Ajax si grand, si redoutable[19], le voilà abattu par un violent délire !

LE CHŒUR.

Quelle accablante infortune cette nuit a-t-elle donc fait succéder au calme dont nous jouissions ? Fille du Phrygien Téleutas, réponds, captive d’Ajax, toi qu’il aime et qu’il honore comme une épouse ; tu sais les faits et tu peux nous en instruire.

TECMESSE.

Comment donc raconter ce fait inouï ? Car ce que tu vas entendre n’est pas moins affreux que la mort. Cette nuit même, l’illustre Ajax s’est déshonoré par un honteux délire ; tu peux voir encore dans sa tente des victimes sanglantes, déchirées de ses mains, triste trophée de sa victoire.

LE CHŒUR.

(Strophe.) Quelle révélation tu m’as faite sur le bouillant caractère de ce héros ! nouvelle déplorable et pourtant trop vraie, propagée par les chefs des Grecs, et que grossit la rumeur populaire ! Hélas ! j’en redoute les suites fatales. Il ne peut manquer de subir la mort, celui qui, d’une main furieuse et d’un glaive sanglant, a égorgé à la fois les bergers et les troupeaux.

TECMESSE.

Hélas ! c’est d’ici qu’il est sorti, emmenant des troupeaux enchaînés ; les uns, il les renverse à terre et les égorge ; aux autres, il leur ouvre les flancs et les déchire. Puis, saisissant deux béliers aux pieds blancs, à l’un il arrache la tête et la langue, et les jette au loin ; l’autre, il le lie, dressé contre une colonne, avec une large courroie, il le frappe d’une double lanière, et le charge d’imprécations, qu’une divinité[20] ennemie a pu seule suggérer.

LE CHŒUR.

(Antistrophe.) C’est à présent donc qu’il faut, la tête enveloppée de voiles, nous dérober d’un pas rapide, ou prendre place sur les bancs d’un agile navire, et franchir la mer à force de rames ; tant sont vives les menaces des Atrides contre nous ! Je tremble d’expirer bientôt sous une grêle de pierres[21], et de partager le supplice de celui que poursuit une destinée indomptable.

TECMESSE[22].

Elle cesse de le poursuivre ; sa fureur s’est calmée, comme l’impétueux Notos, quand il s’élève sans éclairs étincelants. Mais le retour de sa raison lui rend de nouvelles douleurs ; la vue de nos propres souffrances, quand nous en sommes les seuls auteurs[23], éveille en nous de cuisantes douleurs.

LE CHŒUR.

Mais si son délire a cessé, j’espère que tout va bien ; car on tient moins de compte d’un mal passé.

TECMESSE.

Que préférerais-tu, si tu avais le choix, ou d’éprouver toi-même quelque plaisir en affligeant tes amis, ou de partager leur douleur commune ?

LE CHŒUR.

La double souffrance, ô femme, est un grand mal.

TECMESSE.

Eh bien, le mal a cessé, et nous n’en sommes pas moins livrés au malheur.

LE CHŒUR.

Que veux-tu dire ? je ne te comprends pas.

TECMESSE.

Cet infortuné, tant qu’a duré son délire, se complaisait dans le mal qui le possédait ; et n’attristait que nous, qui en étions témoins, dans notre bon sens ; mais maintenant que le mal a cessé et le laisse respirer, il est tout entier en proie à l’affliction, et la nôtre n’en est pas moins vive qu’auparavant. N’est-ce pas là une

souffrance double[24] ?
LE CHŒUR.

Je te l’avoue, et je crains que ce malheur ne soit venu des dieux ; car comment en serait-il autrement, si, délivré de son mal, Ajax n’est pas plus heureux que lorsqu’il en sentait la violence ?

TECMESSE.

Il en est ainsi, sois-en bien certain.

LE CHŒUR.

Quel a donc été le commencement de ce délire ? confie-nous tes peines, à nous qui les partageons.

TECMESSE.

Tu sauras tout ce qui s’est passé, puisque tu prends part à mon malheur. Au milieu de la nuit, lorsque les feux du soir ne jetaient plus de lumière, il saisit son épée[25], et semblait vouloir sortir sans motif. Je l’arrête alors et lui dis : « Ajax, que fais-tu ? où portes-tu tes pas, sans être appelé, sans que le héraut se soit fait entendre, ni que la trompette ait retenti ? En ce moment, toute l’armée dort. » Mais lui me répond par ces mots si connus : « Femme, le silence est l’ornement de ton sexe[26]. » À ces mots, je me tus, et il s’élança seul. Ce qu’il a fait là-bas, je ne saurais le dire ; mais il rentra, faisant marcher ensemble devant lui des taureaux enchaînés, des chiens de berger, et tout le butin cornu. Aux uns, il tranche la tête ; les autres, il les étend, les égorge et les met en pièces ; il en attache d’autres qu’il frappe à coups de fouet, comme des captifs. Enfin il s’élance hors de sa tente, tenant à je ne sais quel fantôme des discours violents et contre les Atrides, et sur Ulysse, entremêlés de grands éclats de rire et se vantant de la vengeance qu’il a tirée d’eux. Ensuite, après s’être précipité dans sa tente, à grand’peine et après un long temps il rentre en lui-même ; et lorsqu’il voit sa tente pleine du carnage causé par son délire, il se frappe la tête, pousse des cris, se couche et s’étend sur cet amas de troupeaux égorgés, s’arrachant les cheveux avec violence. Il resta longtemps assis dans un morne silence ; puis, m’adressant les plus terribles menaces, si je ne lui révélais tout ce qui s’est passé, il me demanda en quelle extrémité il était tombé. Et moi, mes amis, effrayée, je lui racontai tout ce qu’il avait fait, autant du moins que je le savais ; alors il poussa des gémissements douloureux, tels que je n’en avais jamais entendu sortir de sa bouche ; car toujours il disait que de telles plaintes ne partaient que d’une âme faible et pusillanime ; mais sans faire entendre de lamentations aiguës, sa douleur ne s’exprime que par des gémissements étouffés, semblables aux mugissements d’un taureau. Et maintenant, plongé dans cet abime d’infortune, il refuse toute nourriture, et reste immobile au milieu de ces troupeaux égorgés : à son langage, à ses plaintes, il est aisé de voir qu’il médite quelque dessein funeste. Ô mes amis, je suis venue pour implorer votre aide ; entrez, donnez-lui les secours qui sont en votre pouvoir ; car les hommes tels que lui cèdent à la voix de leurs amis.

LE CHŒUR.

Fille de Téleutas, ô Tecmesse ! tu nous dis là un fait terrible, que son malheur l’ait jeté dans l’égarement !

AJAX, dans sa tente.

Hélas ! hélas !

TECMESSE.

Bientôt, il semble, son mal va redoubler ; c’est Ajax, n’avez-vous pas entendu quels cris il pousse ?

AJAX.

Ah ! malheureux !

LE CHŒUR.

On le dirait encore dans le délire, ou il pleure son délire passé.

AJAX.
Ô mon fils ! mon fils !
TECMESSE.

Eurysacès ! c’est toi ! c’est toi qu’il appelle ! Que veut-il ? où es-tu ? malheureuse que je suis !

AJAX.

Teucer ! où est Teucer ? sera-t-il sans cesse occupé à chercher du butin ? et cependant je meurs.

LE CHŒUR.

Il paraît recouvrer ses sens ; ouvrez les portes ; ma vue lui rendra peut-être quelque retenue.

TECMESSE.

Voici, je les ouvre, tu peux contempler ce qu’il a fait, et en quel état déplorable il est lui-même[27].



AJAX.

(Strophe 1.) Ô chers compagnons, mes seuls amis, les seuls qui restiez encore fidèles aux lois de l’amitié, regardez quels flots de sang ma fureur meurtrière a amoncelés autour de moi !

LE CHŒUR[28].

Hélas ! tu ne disais que trop vrai ; les faits attestent quel est son délire.

AJAX.

(Antistrophe 1.) Ô braves auxiliaires, habiles dans l’art nautique, dont la rame agile fait voler mes vaisseaux sur la mer, vous, les seuls de tous mes anciens appuis que je voie prêts à me secourir, allons, donnez-moi la mort.

LE CHŒUR.

Cesse ce langage funeste ; ne va pas, réparant un mal par un autre, aggraver notre malheur.

AJAX.

(Strophe 2.) Voyez-vous ce guerrier si brave, au cœur si hardi, si intrépide dans les combats, signaler maintenant sa valeur contre des animaux paisibles ? Hélas ! quels rires insultants ! en quel opprobre je suis tombé !

TECMESSE.

Ajax, ô mon maître ! je t’en conjure, ne parle pas ainsi.

AJAX.

Veux-tu bien te retirer ? Ne t’en iras-tu pas ? Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Au nom des dieux, cède, et reviens à la raison.

AJAX.

(Strophe 3.) Malheureux ! j’ai laissé ces hommes maudits échapper de mes mains, pour me jeter sur des génisses, sur des agneaux bêlants, et je me suis baigné dans leur sang !

LE CHŒUR.

Pourquoi donc te tourmenter de ce qui est accompli ? tu n’y saurais rien changer[29].

AJAX.

{Antistrophe 2.) Ô toi, espion infatigable, artisan de tous les maux, fils de Laërte, opprobre de l’armée, par quels rires ne fais-tu pas éclater ta joie !

LE CHŒUR.

Ce sont les dieux qui dispensent à chacun le rire et les larmes.

AJAX.

Puissé-je le voir en face, même dans la détresse où je suis réduit ! Ah ! hélas !

LE CHŒUR.

Laisse ces orgueilleuses menaces ; ne vois-tu pas en quelle infortune tu es tombé ?

AJAX.

(Antistrophe 3.) Ô Jupiter, père de mes aïeux[30], que ne puis-je, égorgeant ce parleur infatigable, cet odieux charlatan et les deux rois des Grecs, expirer moi-même après eux !

TECMESSE.

Quand tu fais de tels vœux, demande aussi la mort pour moi ; car comment pourrais-je vivre, si tu meurs[31] ?

AJAX.

(Strophe 4.) Ô ténèbres qui êtes ma lumière[32], Érèbe resplendissant à mon esprit, du moins recevez un nouvel habitant ; recevez-moi, car je ne suis plus digne de voir ni la race des dieux ni la race des hommes, pour moi désormais inutiles. La redoutable déesse, fille de Jupiter, me torture jusqu’à la mort. Où donc Fuir ? où trouver un asile ? Si tout cela a péri, ô mes amis, la vengeance me suit de près[33], et j’ai poursuivi une chasse insensée ; mais l’armée entière s’apprête à me percer de ses traits.

TECMESSE.

Infortunée ! faut-il qu’un homme de sens profère de telles choses, que jusqu’alors il n’eût osé dire !

AJAX.

(Antistrophe 4.) O fleuves qui coulez dans la mer, grottes baignées par les flots, prairies qui couvrez le rivage, assez et trop longtemps vous m’avez retenu devant Troie ; mais vous ne me verrez plus jouir de la lumière, non, vous ne me verrez plus. Que l’homme avisé comprenne. Eaux du Scamandre, voisines de notre camp, si favorables aux Grecs, vous ne verrez plus ce héros, je puis le dire avec orgueil, le plus grand des guerriers que la Grèce ait envoyés devant Troie ; aujourd’hui me voilà

déchu, déshonoré !
LE CHOEUR.

Je n’ose ni modérer ni approuver tes plaintes, dans les malheurs où je te vois tombé.

AJAX.

Hélas ! qui eût jamais pensé que mon nom[34] convînt si bien à mes malheurs ? Je ne puis trop en répéter les lettres douloureuses[35], tant sont grands les maux qui m’accablent ! De cette même terre de l’Ida, où mon père reçut le plus beau prix de la victoire[36], il revint dans sa patrie, couvert d’une gloire sans tache : et moi, son fils, venu sur ce même rivage de Troie, avec un courage digne de lui, je me signale par autant d’exploits, et je meurs ainsi déshonoré parmi les Grecs. Cependant, j’en suis certain, si Achille, de son vivant, eût voulu disposer de ses armes par un jugement, et en faire le prix de la valeur, nul autre que moi ne les eût possédées. Mais aujourd’hui les Atrides ont tout fait pour les livrer au plus scélérat des hommes, au mépris de ma bravoure. Ah ! si mes yeux, si mes sens abusés n’eussent trompé ma volonté, c’eût été là leur dernière injustice[37]. Mais au moment où j’allais frapper, une déesse invincible, qui porte l’épouvante, la fille de Jupiter, a égaré mon bras, en m’inspirant un affreux délire, et souillé mes mains du sang de ces vils troupeaux. Ils me raillent maintenant d’avoir échappé malgré moi à mes coups ; comme si, quand un dieu veut nous nuire, le lâche n’échappait point au plus brave ! Que dois-je donc faire à présent, moi visiblement haï des dieux, détesté de l’armée des Grecs, en horreur à la ville de Troie et à la contrée tout entière ? Irai-je, quittant notre flotte et ces rivages et abandonnant les Atrides, traverser la mer Egée pour retourner dans ma patrie ? Et de quel front aborderai-je mon père Télamon ? de quel œil me verra-t-il revenir sans gloire, privé des récompenses dont sa valeur fut honorée ? Non, je ne puis plus supporter cette idée. Dois-je donc, m’élançant sur les remparts des Troyens, les combattre corps à corps, me signaler par un coup d’éclat, et enfin mourir ? Mais ce serait faire la joie des Atrides. Non, ce n’est point ce qu’il faut. Je dois chercher une voie sûre de montrer à mon vieux père que son sang n’a pas dégénéré. Il est honteux pour un homme de désirer une longue vie, quand il ne peut espérer de soulagement à ses maux. Quelle joie en effet peut nous donner un jour ajouté à un autre, en présence de la nécessité de mourir ? Je ne fais aucun cas du mortel qui se repaît de vaines espérances ; mais vivre ou mourir avec gloire, est le devoir d’un homme de cœur. Telles sont mes maximes.

LE CHOEUR.

Personne, Ajax, ne dira jamais que ce langage ne soit sincère et qu’il ne parte du fond de ton cœur. Calme-toi, cependant, laisse ces pensées funestes, et livre-toi aux conseils de tes amis.

TECMESSE.

Ajax, ô mon maître ! il n’est pas de plus grand mal pour les hommes que la servitude. J’étais née d’un père libre et distingué entre tous les Phrygiens par ses richesses, et aujourd’hui je suis esclave ; les dieux, et surtout ton bras, l’ont ainsi décidé. Aussi, depuis le moment où je suis entrée dans ta couche , je n’ai eu de pensée que pour toi ; je te conjure donc, au nom de Jupiter, protecteur du foyer domestique, par ce lit qui t’unit à moi, ne me laisse pas devenir la fable et le jouet de tes ennemis, et passer en d’autres mains. Car si tu meurs, si par ta mort tu m’abandonnes, songe que ce jour-là même, victime de la violence des Grecs, je serai réduite en esclavage avec ton fils. Et bientôt un de ces nouveaux maîtres m’insultera par des paroles amères : « Voyez[38], dira-t-il, l’épouse d’Ajax, qui fut le plus vaillant des Grecs ; contre quelle servitude elle a échangé un sort digne d’envie ! » Voilà ce qu’on dira ; et moi je serai la proie d’un sort fatal, mais la honte de ces paroles rejaillira sur toi et sur ta race. Ah ! songe à ton malheureux père, que tu abandonnes dans sa triste vieillesse ; songe à une mère chargée d’années, qui invoque sans cesse les dieux pour ta vie et ton retour dans ses foyers ; prends aussi pitié de ton fils ; si, privé de l’éducation de sa jeunesse où ta mort le laissera, il est dans l’abandon , livré à des tuteurs ennemis, songe quelle misère tu nous prépares à tous deux, en mourant. Pour moi, je n’ai plus d’autre asile que toi. Car tu as ruiné ma patrie par tes armes ; quant à ma mère et à mon père, victimes d’un autre destin, ils sont descendus au séjour infernal des morts[39]. Ai-je une autre patrie, une autre fortune que toi ? En toi seul est tout mon salut. Eh bien, conserve de moi quelque souvenir ; l’homme ne doit point oublier ce qui a pu lui plaire[40]. Car un bienfait en engendre toujours un autre ; mais celui qui perd la mémoire du bien qu’on lui a fait ne saurait être un cœur généreux.

LE CHŒUR.

Ajax, je voudrais voir ton cœur saisi de la même compassion que moi, tu louerais alors ses paroles.

AJAX.

Elle peut compter sur mes éloges, si elle ose exécuter

mes ordres.
TECMESSE.

Ah ! cher Ajax, je t’obéirai en toutes choses.

AJAX.

Amène-moi mon fils, que je le voie.

TECMESSE.

Dans ma frayeur, je l’ai éloigné.

AJAX.

Était-ce pendant mon délire, ou par quelque autre motif ?

TECMESSE.

Je craignais d’exposer le malheureux à la mort, s’il s’offrait à ta vue.

AJAX.

C’eût été un trait digne de ma fureur.

TECMESSE.

C’est pour l’en préserver que j’ai pris ces précautions.

AJAX.

J’approuve ta conduite et ta prudence.

TECMESSE.

En quoi donc maintenant puis-je te satisfaire ?

AJAX.

Fais en sorte que je le voie et que je lui parle.

TECMESSE.

Il est près d’ici, sous la garde de serviteurs fidèles.

AJAX.

Eh bien, que tarde-t-il à paraître ?

TECMESSE.

Viens, mon fils, ton père t’appelle. Amène-le ici, toi dont les soins veillent sur lui.

AJAX.

Vient-il, ou ne t’aurait-il pas entendue ?

TECMESSE.

Voici ce serviteur qui l’amène.

AJAX.

Approche-le de moi, approche-le ici. Ces traces récentes de carnage n’effraieront pas ses regards, s’il est vraiment mon fils. Il faut le former de bonne heure à l’àpreté des mœurs de son père, et que son caractère lui ressemble. O mon fils[41], sois plus heureux que ton père ; pour tout le reste ressemble-lui, et tu ne seras pas un homme méprisable. Que dis-je ? dès ce moment, je puis te porter envie, puisque tu ne sens aucun de ces maux. Ignorer est en effet le bonheur de la vie, jusqu’à ce que tu aies appris à jouir et à souffrir. Mais une fois arrivé à cet âge, songe à montrer aux ennemis de ton père qui tu es, et de quel sang tu as reçu l’être. Jusqu’alors, nourrie à la douce haleine des zéphyrs, que ta jeune âme croisse en paix pour les délices de ta mère. Non, je ne crains pas que, même séparé de moi, aucun Grec t’insulte par des outrages. Je laisserai près de toi un gardien fidèle, Teucer, dont les soins veilleront sur ton enfance, quoiqu’à présent il soit bien loin de ces lieux, occupé à poursuivre l’ennemi. Mais vous, guerriers, braves matelots, je vous demande à tous ce service, annoncez à Teucer mes derniers vœux ; qu’il conduise cet enfant dans mes foyers, qu’il le montre à Télamon, et à Éribée, ma mère, pour être à jamais l’appui de leur vieillesse (jusqu’à ce qu’ils descendent au séjour des morts[42]). Quant à mes armes, je ne veux point qu’elles soient disputées par les Grecs ni par l’auteur de mes maux. Toi seul, ô mon fils, prends ce bouclier immense, impénétrable, et recouvert de sept peaux, auquel tu dois ton nom[43] ; garde-le, en le maniant par la poignée couverte de lanières repliées : le reste de mon armure sera enseveli avec moi. Allons, prends vite cet enfant, ferme les portes, et ne fais pas retentir la tente de tes gémissements. Les femmes se plaisent aux lamentations. Ferme au plus tôt les portes : un habile médecin ne cherche pas à calmer par des paroles enchantées[44] les maux qu’il faut guérir avec le fer.

LE CHŒUR.

Un tel empressement me saisit de crainte ; tes paroles menaçantes m’affligent[45].

TECMESSE.

Ajax, ô mon maître ! quel projet médite ton cœur ?

AJAX.

Ne cherche point à le pénétrer, ne m’interroge pas. La réserve est une vertu.

TECMESSE.

Hélas ! je perds courage ! Je t’en conjure au nom de ton fils, au nom des dieux, ne nous abandonne pas.

AJAX.

Tes prières m’importunent. Ignores-tu que je n’ai plus d’obligations envers les dieux ?

TECMESSE.

Ne blasphème pas.

AJAX.

Je n’écoute plus rien.

TECMESSE.

Seras-tu inflexible ?

AJAX.

Tu me fatigues de tes cris.

TECMESSE.

C’est que je tremble pour toi.

AJAX.
Qu’on l’emmène à l’instant.
TECMESSE.

Au nom des dieux, laisse-toi fléchir.

AJAX.

Tu me parais insensée, si tu crois pouvoir à présent réformer mon caractère[46].



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Illustre Salamine, tu résides au milieu des mers, toujours heureuse et environnée de gloire ; et moi, malheureux, voilà bien longtemps que j’attends la conquête des champs par le cours de l’Ida, sans honneur, continuellement tout flétri par le cours invariable des années, gardant encore la triste espérance de descendre un jour à l’odieux et ténébreux séjour de Pluton...

(Antistrophe 1.) À mes douleurs se joignent celles d’Ajax[47], frappé d’un mal sans remède, hélas ! en proie à un délire envoyé par les dieux ; celui que tu envoyas jadis vainqueur dans les combats de Mars, privé maintenant de sa raison, est pour ses amis un sujet de deuil ; les anciens exploits de sa valeur, accomplis par ses mains vaillantes, n’ont rencontré que l’ingratitude et l’oubli des ingrats Atrides.

(Strophe 2.) Ah ! certes, sa mère, chargée d’années et blanchie par l’âge, quand elle apprendra le malheur de son fils et l’égarement de sa raison, ce ne seront ni de doux gémissements ni les accents plaintifs du rossignol que l’infortunée fera entendre, mais elle éclatera en cris perçants et lamentables ; elle se frappera la poitrine de coups redoublés et arrachera ses cheveux blancs.

(Antistrophe 2.) Plus heureux serait Ajax caché dans la nuit infernale, troublé par un incurable délire ; lui qui, issu d’une race illustre entre les héros grecs, au lieu de rester fidèle à ses mœurs, a tout à coup changé de caractère. O malheureux père ! quelle affreuse destinée de ton fils il te reste à apprendre ! Jamais, avant lui, la race des Éacides n’en avait subi de pareille.



AJAX.

Oui, le temps, dans son cours immense, révèle ce qui était caché, et dérobe ce qui paraissait au jour ; rien ne lui est impossible, il surprend en faute même la religion du serment et la rigueur des âmes inflexibles. Moi, en effet, qui longtemps m’étais endurci par l’obstination, comme le fer par la trempe, je me sens attendrir aux discours de cette femme, j’ai pitié de la laisser veuve parmi mes ennemis avec un fils orphelin. Mais je vais au rivage qui borde la prairie, pour purifier mes souillures par un bain, et apaiser la colère redoutable de la déesse ; puis, je chercherai quelque lieu désert et j’y cacherai mon épée, cette arme qui me fut si funeste, dans le sein de la terre, loin de tous les regards ; puissent la nuit et les enfers la garder à jamais dans leurs entrailles ! Car depuis le jour où le terrible Hector me fit ce funeste présent[48], je n’ai reçu des Grecs que des outrages : tant est vrai cet adage, que les dons d’un ennemi ne sont point des dons et n’ont rien que de fatal[49]. Désormais donc je saurai céder aux dieux, et j’apprendrai à vénérer[50] les Atrides. Ils sont les chefs, il faut donc leur obéir. Et peut-il en être autrement ? partout, en effet, la force et la vigueur cèdent au rang ; ainsi les frimas de l’hiver se retirent à l’approche de l’été fertile ; le char obscur de la nuit s’éloigne pour laisser briller l’astre éclatant du jour ; les vents, quand leur fureur s’apaise, calment à leur tour la mer mugissante ; et le sommeil, maître du monde, relâche ses chaînes et ne nous tient pas continuellement sous ses lois. Et nous, ne saurons-nous donc pas modérer nos passions ? Pour moi, je le saurai, j’ai appris tout récemment qu’il fallait haïr notre ennemi, comme s’il pouvait nous aimer un jour, je veux à mon tour aimer et servir mon ami comme s’il pouvait cesser de l’être[51] : en effet, pour la plupart des hommes, le port de l’amitié n’a rien de sûr. Mais, à cet égard, tout ira bien ; toi, femme, rentre, et prie soigneusement les dieux d’accomplir les vœux de mon cœur. Vous, compagnons, donnez-moi les mêmes marques d’affection, et quand Teucer sera venu, dites-lui de se souvenir de moi et de vous montrer une égale bienveillance. Pour moi, je vais où je dois aller ; vous, faites ce que je vous demande, et bientôt peut-être apprendrez-vous que, malgré le malheur qui m’accable à présent, je suis sauvé[52].



LE CHŒUR.

(Strophe.) J’ai tressailli de plaisir, et je vole sur les ailes de la joie. O Pan ! ô Pan ! qui parcours les mers du sommet des roches du Cyllène[53] couvert de neiges, apparais-nous, toi qui présides aux danses des dieux, viens figurer avec nous celles de Nysa et de Gnosse[54], qu’un instinct naturel t’a enseignées ! car à présent je veux figurer des danses. Qu’Apollon, roi de Délos, franchisse la mer d’Icare, vienne se mêler à nous et me soit toujours propice.

(Antistrophe.) Mars a dissipé le délire funeste qui voilait les regards d’Ajax. Maintenant encore, maintenant luit un jour pur et brillant, ô Jupiter ! qui nous permet d’approcher des vaisseaux rapides, depuis qu’Ajax, oubliant ses douleurs, a rendu aux dieux avec un soin religieux les honneurs qui leur sont dus. Le temps vient à bout de tout, et rien ne peut plus me paraître incroyable, puisque Ajax a renoncé aux terribles querelles et à son ressentiment implacable contre les Atrides.



UN MESSAGER.

Amis, je veux vous apprendre une nouvelle ; Teucer arrive à l’instant des montagnes de la Mysie[55] ; et à peine était-il au milieu du camp, qu’il est outragé par tous les Grecs à la fois. Du plus loin qu’ils le virent s’avancer, ils l’entourèrent de tous les côtés et l’accablèrent d’injures, à l’envi, l’appelant le frère d’un furieux, conjuré contre l’armée, et disant que rien ne pourrait les empêcher de l’écraser sous une grêle de pierres. Enfin ils en vinrent jusqu’à tirer les épées hors du fourreau. Cependant la discorde, arrivée au comble de la fureur, s’arrêta, calmée par les paroles et l’intervention des vieillards. Mais où est Ajax, pour que je lui fasse ce récit à lui-même ? car il faut tout révéler à ses maîtres.

LE CHOEUR.

Il n’est point dans sa tente ; mais il vient de sortir, occupé de nouvelles pensées, conformes à son nouveau caractère.

LE MESSAGER.

Hélas ! hélas ! c’est trop tard que l’on m’a envoyé, ou je suis venu trop lentement.

LE CHOEUR.
Qu’a-t-on négligé de ce qu’il fallait faire ?
LE MESSAGER.

Teucer ne voulait point qu’Ajax sortît de sa tente avant que lui-même ne fût arrivé.

LE CHOEUR.

Mais il est sorti dans les intentions les plus sages, afin d’apaiser la colère des dieux.

LE MESSAGER.

Ce sont là des paroles pleines de folie, si la prophétie de Calchas est véritable[56] !

LE CHOEUR.

Quelle est-elle ? que sait-il donc là-dessus ?

LE MESSAGER.

Voici ce que j’ai su, et dont moi-même j’ai été témoin. Calchas, sortant de l’assemblée des rois, et quittant les Atrides, a pris la main de Teucer avec amitié, et il lui a dit et recommandé de faire tous ses efforts pour retenir Ajax et l’empêcher de sortir de sa tente, s’il voulait le retrouver vivant. Car ce jour seul encore, ajouta-t-il, la colère de la divine Minerve le poursuivra pendant toute la journée qui luit à présent. En effet, les hommes les plus élevés, mais dépourvus de prudence, sont précipités par les dieux dans un abîme de misère, disait le devin, quand, oubliant qu’ils sont mortels, ils ont des sentiments peu conformes à leur nature. — Déjà au sortir de ses foyers, Ajax montra sa démence, en n’écoutant pas les sages avis de son père. Celui-ci lui disait : « Mon fils, sois jaloux de vaincre, mais toujours de vaincre avec l’appui des dieux. » Il répondit dans son fol orgueil : « Mon père, avec les dieux un lâche même peut obtenir la victoire ; moi, je me flatte, sans leur aide, d’acquérir cette gloire. » Tel était son superbe langage. Une autre fois, quand la divine Minerve, le pressant, l’exhortait à tourner son bras meurtrier contre les ennemis, il lui répliqua par ces paroles arrogantes et impies : « Déesse, cours assister les autres Grecs ; pour nous, jamais l’ennemi ne rompra nos rangs. » C’est par ces discours et cet orgueil plus qu’humain qu’il s’est attiré la colère implacable de la déesse. Cependant, s’il échappe aux dangers de cette journée, nous le sauverons peut-être, avec le secours des dieux. — Ainsi parla Calchas, et Teucer m’envoie aussitôt te porter ces ordres, pour qu’ils soient observés. S’il n’est plus possible de les exécuter, c’en est fait d’Ajax, si Calchas est bien inspiré.

LE CHŒUR.

O infortunée Tecmesse, race malheureuse, viens entendre les nouvelles qu’il apporte ; le danger est imminent[57], et la joie est perdue pour nous.



TECMESSE.

Pourquoi arracher encore une infortunée au repos dont elle jouit à peine après tant de maux inépuisables ?

LE CHŒUR.

Écoute cet homme, il nous apporte sur le sort d’Ajax des nouvelles qui m’ont contristé.

TECMESSE.

Hélas ! qu’as-tu à nous dire, ami ? est-ce fait de nous ?

LE MESSAGER.

J’ignore ton destin, mais je crains fort pour celui d’Ajax, si toutefois il est sorti de sa tente.

TECMESSE.

Oui, il est sorti ; je suis dans l’anxiété sur ce que tu vas dire.

LE MESSAGER.

Teucer recommande de le retenir dans sa tente et de ne point le laisser sortir seul.

TECMESSE.
Mais où est Teucer ? et pourquoi parle-t-il ainsi ?
LE MESSAGER.

Il va venir lui-même ; il craint que cette sortie d’Ajax ne lui soit funeste.

TECMESSE.

Que je suis malheureuse ! et de quel mortel le sait-il ?

LE MESSAGER.

Le fils de Thestor, Calchas, a prédit que ce jour apporterait à Ajax ou la vie ou la mort.

TECMESSE.

Hélas ! mes amis, secourez-moi dans cette circonstance critique ; et hâtez-vous , les uns d’amener au plus vite Teucer, ceux-ci d’aller vers les collines qui sont au couchant, ceux-là vers celles qui regardent l’aurore, chercher les traces de mon malheureux époux ; car je vois qu’il m’a trompée, et que mon ancien pouvoir sur lui est perdu. Hélas ! que faire, mon fils ? Mais ce n’est pas le temps de se reposer ; j’irai moi-même, autant que mes forces me le permettront. Partons, hâtons-nous, il n’y a pas un moment à perdre, si nous voulons sauver un homme qui court à la mort.

LE CHŒUR.

Je suis prêt à partir, et ce ne sont point de vains propos ; l’effet suivra de près mes paroles[58].

(Le Chœur et Tecmesse sortent.)



AJAX.

Voilà, si je ne me trompe[59], le fer meurtrier dressé de manière à frapper le coup le plus sûr ; triste présent d’Hector, pour moi le plus odieux et le plus haï des hôtes : le voilà enfoncé sur le sol ennemi de Troie, j’en ai aiguisé la pointe sur la pierre[60], je l’ai affermi de telle sorte qu’il me rendra le service[61] de me donner promptement la mort. J’ai ainsi tout disposé avec soin. Maintenant, Jupiter, c’est à toi à m’ aider d’abord ; je ne te demanderai pas une faveur bien grande ; fais seulement parvenir à Teucer cette triste nouvelle, afin qu’il soit le premier à enlever ce corps tombé sur mie épée sanglante, et qu’aucun de mes ennemis ne le prévienne, et ne me livre aux chiens et aux oiseaux de proie. Tels sont les vœux que je t’adresse, ô Jupiter ! Je prie aussi Mercure, conducteur des ombres, de me ménager aux enfers une descente prompte et sans douleur, aussitôt que cette épée aura percé mon flanc. J’appelle encore à mon aide les déesses toujours vierges et toujours attentives aux actions des mortels, les augustes Euménides, aux pas rapides ; qu’elles sachent que je meurs victime des Atrides. Puissent-elles infliger à ces infâmes un supplice digne de leurs forfaits ; et, ainsi qu’elles me voient périr de ma propre main, puissent-ils tomber eux-mêmes sous les coups de leurs enfants les plus chers ! Venez, déesses promptes à punir le crime, n’épargnez rien, frappez l’armée entière. Et toi qui conduis ton char dans l’étendue des cieux, Soleil, quand tu verras la terre de ma patrie, retiens tes rênes d’or, annonce mes calamités et ma destinée à mon vieux père et à l’infortunée qui m’a nourri[62]. Malheureuse ! comme à cette nouvelle donnée elle fera retentir toute la ville de ses lamentations. Mais à quoi bon ces plaintes inutiles ? achevons au plus tôt notre ouvrage. O Mort ! ô Mort ! viens, jette sur moi tes regards ; bientôt j’habiterai avec toi dans les sombres demeures. Et toi, brillante clarté du jour, Soleil radieux[63], je te parle pour la dernière fois. O lumière, ô sol sacré de Salamine, ma patrie, foyers de mes ancêtres, glorieuse Athènes[64], amis élevés avec moi, fontaines, fleuves, campagnes de Troie, je vous salue ! Adieu, ô vous qui m’avez nourri ! Ce sont les dernières paroles qu’Ajax vous adresse ; je dirai le reste aux enfers.

(Il se jette sur son épée).



DEMI-CHOEUR.

Fatigue sur fatigue met le comble à la fatigue. Où, en effet, ne suis-je point allé ? Et nulle part je n’ai pu rien apprendre. Voici ! voici ! j’entends quelque bruit.

DEMI-CHOEUR.

Ce sont nos compagnons, ceux qui partagent nos recherches.

DEMI-CHOEUR.

Qu’y a-t-il donc ?

DEMI-CHOEUR.

J’ai parcouru tout le côté du camp qui regarde l’occident.

DEMI-CHOEUR.

Avez-vous trouvé ?

DEMI-CHOEUR.

Beaucoup de fatigue, et rien de plus.

DEMI-CHOEUR.

Mais du côté du soleil levant non plus, et je ne l'ai pas rencontré.

LE CHOEUR.

(Strophe.) Quel mortel, quel pêcheur laborieux, vigilant, attentif à sa proie, quelle nymphe du mont Olympe ou des fleuves du Bosphore[65], me dira si elle a aperçu ce farouche guerrier ? Il est pénible d’avoir avec de longues fatigues fait une course inutile, sans pouvoir découvrir

cet homme, tout affaibli qu’il est.
TECMESSE.

Hélas ! malheur à moi !

LE CHŒUR.

Quelle est cette voix sortie du bois voisin ?

TECMESSE.

Ah ! malheureuse !

LE CHŒUR.

C’est sa captive que je vois, sa triste épouse Tecmesse, livrée au désespoir.

TECMESSE.

C’est fait de moi, mes amis, je me meurs, je suis perdue !

LE CHŒUR.

Qu’y a-t-il donc ?

TECMESSE.

Ajax est là, gisant, percé d’une blessure récente, auprès d’un glaive dont il s’est secrètement frappé.

LE CHŒUR.

Hélas ! que deviendra notre retour ? roi ! tu as entraîné dans ta perte tes compagnons de navigation. Malheureux que je suis ! ô femme infortunée !

TECMESSE.

Après ce coup qui l’a frappé[66], il ne me reste plus qu’à gémir.

LE CHŒUR.

Par quelle main a-t-il donc accompli ce meurtre ?

TECMESSE.

Par sa propre main, on n’en saurait douter ; cette épée, enfoncée dans la terre et sur laquelle il s’est jeté, l’accuse assez.

LE CHŒUR.

Hélas ! quel est mon malheur ! tu t’es frappé, sans être secouru par aucun ami ! et moi, dans mon aveuglement, dans mon incurie, j’ai négligé de veiller sur toi. Où est-il, où donc est-il ce guerrier indomptable, cet Ajax dont le nom est si funeste[67] ?

TECMESSE.

Vous ne le verrez point ; je l’envelopperai tout entier des longs plis de ce voile ; car nul, pas même un ami, ne pourrait soutenir la vue de ces flots de sang noir, qui sortent de ses narines et de la plaie saignante dont il s’est frappé. Hélas ! que faire ? quel ami enlèvera son corps ? Où est Teucer ? s’il arrivait, qu’il viendrait à propos, pour rendre avec nous à son frère mort les derniers devoirs ! O malheureux Ajax ! quel sort indigne de ta gloire ! car pour tes ennemis même tu es un objet digne de larmes.

LE CHŒUR.

(Antistrophe.) Ton cœur inflexible méditait donc depuis longtemps de terminer ainsi la destinée funeste de tes malheurs infinis. Tels étaient nuit et jour les gémissements qui s’échappaient de ton cœur implacable, exhalant avec une violente passion des menaces terribles contre les Atrides. Il ouvrit certes une grande source de maux, ce jour où les armes d’Achille furent proposées pour prix de la valeur.

TECMESSE.

Hélas ! malheureuse !

LE CHŒUR.

Une douleur poignante déchire ton cœur, je le sais.

TECMESSE.

Hélas !

LE CHŒUR.

Je ne m’étonne point que tes gémissements redoublent, ô femme, quand tu viens de perdre un tel ami.

TECMESSE.

Tu peux, il est vrai, comprendre mon malheur, mais

moi seule j’en connais l’étendue.
LE CHŒUR.

J’en conviens.

TECMESSE.

Hélas ! mon fils ! quel joug va peser sur nous ! quels maîtres nous sont réservés !

LE CHŒUR.

Quoi ! les impitoyables Atrides ajouteraient cet outrage à votre douleur ! puissent les dieux l’empêcher !

TECMESSE.

Ces maux ne seraient point arrivés sans la volonté des dieux.

LE CHŒUR.

Ils en ont par trop appesanti le fardeau.

TECMESSE.

Voilà pourtant la trame funeste que la fille de Jupiter, la redoutable Pallas, a ourdie en faveur d’Ulysse.

LE CHŒUR.

Ainsi, dans son âme perfide, le patient Ulysse nous outrage, et rit des maux qu’a enfantés le délire ! Hélas ! hélas ! et les deux Atrides partagent ses rires insolents !

TECMESSE.

Qu’ils rient donc, et qu’ils se réjouissent de ses maux ! Peut-être, quoiqu’ils ne l’aient point recherché vivant, ils pleureront sa mort à l’heure du combat. Ainsi les insensés ne connaissent le prix du bien qu’ils possèdent, qu’après l’avoir perdu. Cette mort, plus amère pour moi qu’agréable pour eux, a été douce pour Ajax ; car, en se la donnant lui-même, il a atteint l’objet de ses vœux. Qu’ont-ils à se railler de lui ? C’est par la volonté des dieux qu’il est mort, et non par la peur. Qu’Ulysse donc se livre à de vains outrages ! Ajax n’est plus au milieu d’eux ; c’est à moi qu’il a laissé, en partant, la douleur et les larmes.

(Elle sort.)



TEUCER.
Hélas ! malheur a moi !
LE CHŒUR.

Silence ! je crois entendre la voix de Teucer, poussant des cris, que lui arrache son malheur.

TEUCER.

O Ajax chéri ! frère bien-aimé ! en est-ce donc fait de toi, comme la renommée le publie ?

LE CHŒUR.

Il a cessé de vivre, ô Teucer ! ce n’est que trop vrai.

TEUCER.

Hélas ! ô sort cruel qui pèse sur moi !

LE CHŒUR.

Dans une telle infortune…

TEUCER.

O malheureux que je suis ! malheureux !

LE CHŒUR.

Il est juste de pleurer.

TEUCER.

O douleur accablante !

LE CHŒUR.

Trop, hélas ! ô Teucer !

TEUCER.

L’infortuné ! où donc est son fils ? en quel lieu de la terre troyenne ?

LE CHŒUR.

Il est seul dans la tente.

TEUCER.

Que ne l’amenez-vous ici à l’instant même, de peur qu’un de ses ennemis ne l’enlève, comme un lionceau délaissé. Allez, courez, hâtez-vous. Trop souvent on insulte les morts, une fois dans la tombe.

LE CHŒUR.

Tout à l’heure, Teucer, Ajax encore vivant confiait à tes soins ce fils que tu protèges.

TEUCER.

O spectacle le plus douloureux qui ait jamais frappé ma vue ! ô course, de toutes celles que je fis, la plus affligeante pour mon cœur, lorsque apprenant ta destinée, j’allai, cher Ajax, à la poursuite de les traces ! En effet, la renommée, aussi prompte que la voix d’un dieu, avait publié parmi tous les Grecs que tu avais cessé de vivre. À cette nouvelle, alors éloigné de toi, je pleurai ; à présent je te vois, et je meurs. Hélas !… Eh bien ! découvrez ce corps ; je veux contempler mon malheur dans toute son étendue. O trop cruelle résolution ! ô spectacle horrible ! quel avenir de douleurs ta mort me prépare ! En quels lieux, chez quels mortels pourrai-je porter mes pas, moi qui, dans tes maux, ne te fus d’aucun secours ? Certes Télamon, ton père et le mien, m’accueillera avec un visage serein et bienveillant, quand il me verra revenir sans toi ! Ne dois-je pas m’y attendre ? Jamais plus heureuse nouvelle n’appela le sourire sur ses lèvres. Gardera-t-il le silence ? quel outrage m’épargnera-t-il ? Il dira que je suis le fils illégitime[68] d’une captive ; que je t’ai abandonné, cher Ajax, par crainte, par lâcheté, ou même par artifice, pour posséder après ta mort ton palais et tes richesses. Ainsi parlera ce vieillard irascible, aigri par son grand âge, qu’un rien irrite et exaspère, et enfin je serai chassé de ma patrie, et traité non en homme libre, mais en esclave. Voilà les maux qui m’attendent dans mes foyers. Ici, devant Troie, mille ennemis et peu de défenseurs. Voilà tout ce que ta mort me donne. Hélas ! que dois-je faire ? comment te détacherai-je, malheureux, de ce fer cruel, dont le fil meurtrier a tranché tes jours ? Pensais-tu qu’un jour Hector, après son trépas, causerait ta perte ? Au nom des dieux, voyez le sort de ces deux guerriers : Hector, attaché à un char par le baudrier qu’il avait reçu d’Ajax, a été trainé dans la poussière et déchiré, jusqu’à ce qu’il eût expiré[69] ; Ajax, qui avait reçu d’Hector cette épée en don, s’est donné le coup mortel en se jetant dessus[70]. N’est-ce pas Érinnys qui fabriqua ce glaive, et Pluton, l’artisan de cruautés, qui fit le baudrier ? Pour moi, je suis porté à dire que ces événements, comme tous les autres, sont toujours ourdis aux hommes par les dieux : celui qui ne goûte point cette opinion peut se complaire dans une autre, et moi, je garderai la mienne.

LE CHŒUR.

Ne prolonge pas ces discours, songe plutôt à ensevelir ce guerrier, et à trouver ce que tu auras bientôt à répondre ; car j’aperçois un ennemi, et peut-être, vu son méchant naturel, vient-il rire de nos maux.

TEUCER.

Quel est donc celui de nos guerriers que tu vois ?

LE CHŒUR.

Ménélas, pour lequel nous sommes venus sur ces bords.

TEUCER.

Je le vois ; de si près il est facile à reconnaître.



MÉNÉLAS.

Holà ! je te défends de porter les mains sur ce cadavre ; je t’ordonne de le laisser dans l’état où il est[71].

TEUCER.

Pourquoi donc jettes-tu ces paroles arrogantes[72] ?

MÉNÉLAS.

Telle est ma volonté et la volonté de celui qui commande

à l’armée.
TEUCER.

Ne saurais-tu alléguer quelque motif ?

MÉNÉLAS.

C’est qu’en lui nous espérions amener ici un allié et un ami des Grecs, et nous avons trouvé un ennemi plus dangereux que les Phrygiens, lui qui a tramé la perte de l’armée entière, et est venu la nuit pour nous égorger ; et si un dieu n’eût arrêté ses efforts, nous aurions souffert le destin qu’il a subi lui-même, nous eussions péri de la mort la plus honteuse, et il vivrait. Mais un dieu a détourné ses coups, et les a fait tomber sur des troupeaux et des pâtres. Aussi, il n’est point d’homme assez puissant pour lui donner un tombeau, et son corps, jeté sur le sable du rivage, y deviendra la pâture des oiseaux de mer. D’ailleurs, ne laisse pas ton orgueil s’emporter trop loin ; car si pendant sa vie nous n’avons pu le soumettre à notre volonté, nous le pourrons du moins après sa mort, et, malgré toi, nos bras sauront t’y contraindre. Jamais, tant qu’il vécut, il ne voulut m’écouter ; cependant c’est le propre d’un mauvais citoyen de ne pas vouloir obéir à ses chefs. Jamais, en effet, les lois n’auront de force dans un État où ne règne pas la crainte ; une armée n’est point sagement conduite, si elle n’a pour premier rempart la crainte et le respect[73]. Un homme, quelle que soit sa force, doit songer que le moindre mal peut l’abattre. Celui qui a la crainte et l’honneur pour guides, celui-là, sache-le bien, est en sûreté ; mais où règne la licence d’outrager et de faire ce que l’on veut, songe qu’avec le temps un tel État tombera du faîte de la prospérité dans un abîme de maux. Maintenons donc une crainte salutaire, et ne nous flattons pas de ne racheter jamais par de justes peines un injuste plaisir ; ils ont chacun leur tour. Ajax était fougueux et violent ; aujourd’hui c’est moi qui commande ; et je te défends de l’ensevelir, ou crains, en le mettant dans le tombeau, d’y tomber toi-même.

LE CHŒUR.

Ménélas, après avoir fait entendre de si sages maximes, ne sois pas toi-même outrageux envers les morts.

TEUCER.

Je ne m’étonnerai plus jamais qu’un homme qui n’est rien par sa naissance fasse quelque faute, lorsque des hommes qui se prétendent bien nés se permettent de semblables discours. Reprends en effet tes paroles dès le début : ne dis-tu pas l’avoir amené ici comme allié des Grecs ? Mais n’est-il pas venu de lui-même, libre et indépendant ? Où as-tu été son chef ? quand t’a-t-il été donné de commander les peuples qu’il tirait de sa patrie ? Tu es venu comme roi de Sparte, et non comme le nôtre, et tu n’avais pas plus de droits sur lui qu’il n’en avait sur toi. Tu es toi-même venu ici comme subordonné, tu ne fus jamais le chef de l’armée entière, ni celui d’Ajax. Règne donc sur les tiens, et réprimande-les avec ces arrogantes paroles ; mais Ajax, malgré ta défense ou celle de tout autre général, je l’ensevelirai comme je le dois, sans m’effrayer de tes menaces. Il ne combattait pas pour ton épouse, comme les mercenaires, mais pour les serments[74] par lesquels il s’est lié, et nullement pour toi ; car il estimait trop peu les hommes sans mérite. Maintenant amène une escorte de hérauts, fais venir le général, je ne m’inquiéterai pas de tes jactances, tant que tu seras ce que tu es.

LE CHŒUR.

Je n’aime pas un tel langage dans le malheur ; en effet, des reproches, quelque mérités qu’ils puissent être, blessent toujours.

MÉNÉLAS.

Cet archer[75] a l’air de ne pas manquer d’orgueil.

TEUCER.

C’est que l’art où j’excelle n’est point un art méprisable.

MÉNÉLAS.

Quelle serait ta fierté, si tu portais le bouclier ?

TEUCER.

Même sans armes, je te combattrais armé de toutes pièces.

MÉNÉLAS.

Oh ! que ta langue nourrit un terrible courage !

TEUCER.

La fierté est permise, quand on a pour soi la justice.

MÉNÉLAS.

Est-il donc juste de faire triompher mon assassin ?

TEUCER.

Ton assassin ! la chose est étrange ; tu es mort, et tu vis !

MÉNÉLAS.

C’est qu’un dieu m’a sauvé, mais dans l’intention d’Ajax, j’étais mort.

TEUCER.

N’outrage donc pas les dieux, qui ont sauvé tes jours.

MÉNÉLAS.

Voudrais-je donc enfreindre leurs lois ?

TEUCER.

Oui, en ne permettant pas d’ensevelir les morts.

MÉNÉLAS.

Ce sont mes propres ennemis ; car la chose est mal séante.

TEUCER.
Est-ce qu’Ajax fut jamais ton ennemi ?
MÉNÉLAS.

Notre haine était mutuelle, toi aussi tu le sais.

TEUCER.

Tu fus surpris à lui dérober des suffrages.

MÉNÉLAS.

Ce fut la faute des juges, et non la mienne.

TEUCER.

Tu saurais ourdir encore bien d’autres trames.

MÉNÉLAS.

Ce discours pourra coûter cher à quelqu’un.

TEUCER.

Pas plus, je pense, qu’il ne t’en coûtera à toi-même.

MÉNÉLAS.

Je ne te dis qu’un mot : on ne l’ensevelira point.

TEUCER.

Je ne répondrai qu’un mot : il sera enseveli.

MÉNÉLAS.

J’ai vu un homme hardi de la langue, qui encourageait les matelots à partir avec l’orage, mais qui, au fort de la tempête, semblait avoir perdu la voix, se cachait sous son manteau et se laissait fouler aux pieds par le dernier des matelots[76]. Ainsi, toi et tes vaines clameurs, une tempête violente, éclatant du sein d’un léger nuage, vous aura bientôt dissipés.

TEUCER.

Et moi, j’ai vu un homme, plein de folie, qui insultait aux maux des autres : un homme assez semblable à moi, et d’un caractère aussi peu endurant, lui dit : « Gardes-toi de maltraiter les morts, sinon apprends que tu seras puni. » Voilà les avis qu’il donnait à ce malheureux. Cet insensé, il est devant mes yeux, et, si je ne me trompe, c’est toi-même. Y a-t-il là quelque énigme ?

MÉNÉLAS.

Je sors ; car je rougirais qu’on me vit gourmander par

des paroles celui que je puis réduire par la force.
TEUCER.

Pars donc ; car, moi, je rougis encore plus d’entendre un insensé débiter tant de sottises.



LE CHŒUR.

D’une grande querelle sortira un combat. Mais ne poids pas de temps, ô Teucer ! hâte-toi de creuser une sépulture, où Ajax ait un tombeau cher à jamais à la mémoire des hommes.

TEUCER.

Mais voici fort à propos le fils et l’épouse d’Ajax, qui s’avancent pour honorer la tombe de ce guerrier malheureux. Approche, jeune enfant, et viens, dans une attitude suppliante, toucher le corps de celui qui t’a donné le jour ; reste à ses genoux, tenant en main l’offrande religieuse de ma chevelure, celle de ta mère et la tienne. Si quelque homme de l’armée osait ici employer la violence pour te séparer de ce cadavre, que lui-même, pour prix de son crime, il gise loin de sa patrie, privé de sépulture, et soit retranché de sa race, comme ces cheveux que je coupe. Veille sur lui, mon enfant, que personne ne t’en sépare ; garde-le, tiens-le étroitement embrassé. Et vous, montrez que vous êtes des hommes, veillez sur eux et défendez-les, jusqu’à ce que je revienne, après avoir préparé le tombeau d’Ajax, malgré leur résistance.

(Il sort.)



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Quelle sera donc la dernière de ces années malheureuses, et quand le temps cessera-t-il de ramener pour nous les souffrances toujours renaissantes des fatigues de la guerre, devant cette Troie superbe, ruine et opprobre des Grecs ?

(Antistrophe 1.) Ah ! que n’a-t-il disparu dans les airs ou dans la demeure commune de Pluton, celui qui enseigna aux Grecs l’usage funeste des armes et les guerres mortelles ! O travaux sans cesse renaissants ! celui-là fut le fléau des hommes.

(Strophe 2.) Celui-là m’a ravi la joie des couronnes et des coupes profondes, les doux accents de la flûte, hélas ! et les plaisirs nocturnes des amours. 11 m’a privé des amours, oui, des amours ; hélas ! étendu sur ce rivage, dans mon abandon, je laisse mes cheveux s’abreuver des rosées fréquentes, triste souvenir de Troie !

(Antistrophe 2.) Autrefois, contre les craintes de la nuit et contre les traits ennemis, le vaillant Ajax était mon rempart ; mais maintenant il est la proie d’une divinité odieuse[77]. Quel plaisir me reste-t-il désormais ? Que ne suis-je à l’ombre des bois qui couronnent le promontoire de Sunium et ses vagues retentissantes, pour saluer les murs sacrés d’Athènes !



TEUCER.

J’ai hâté mon retour, j’ai aperçu le chef de l’armée, Agamemnon, marchant vers ces lieux à pas précipités ; son air m’annonce des paroles sinistres.

AGAMEMNON.

On m’annonce que tu oses impunément proférer contre nous des paroles outrageantes, toi, le fils d’une captive[78]. Sans doute, si tu avais été nourri par une noble mère, tu étalerais bien de l’arrogance et tu marcherais la tête haute[79], puisque, toi qui n’es rien, tu as combattu pour un homme de rien ! À t’en croire, nous ne sommes les chefs ni de l’armée ni de la flotte, ni le tien ; et Ajax, en venant ici, ne dépendait que de lui-même. N’est-ce pas une honte d’entendre ce langage d’un esclave ? Et pour quel homme encore fais-tu éclater tant d’audace ? Où a-t-il été ? qu’a-t-il fait, que je n’aie fait moi-même ? Après lui, n’y a-t-il plus d’hommes parmi les Grecs ? Certes nous avons eu tort d’établir un combat pour les armes d’Achille, si, au dire de Teucer, nous sommes convaincus d’injustice, et si vous tous, quand vous avez été vaincus, loin de céder à la pluralité des voix, ne cessez de nous attaquer par des injures, ou de venger votre défaite par des perfidies. Et que deviendrait, après de tels exemples, la stabilité des lois, si, repoussant ceux qui ont été jugés dignes des prix, nous mettions les vaincus à la première place ? Mais cet état de choses ne peut se souffrir ; car ce n’est ni la force du corps ni la haute stature qui fait notre puissance ; c’est la sagesse qui donne la supériorité en tous lieux. Le bœuf le plus robuste obéit au fouet léger qui le ramène dans le sillon. Je prévois qu’on pourrait bien t’appliquer aussi ce remède, si tu ne reviens à la raison ; toi qui, pour un homme privé de vie, et déjà une vaine ombre, nous insultes avec tant d’orgueil et d’audace. Ne sauras-tu te modérer ? n’iras-tu pas, connaissant ta naissance, chercher quelque homme libre qui nous parle pour toi[80] ? Car c’est en vain que tu voudrais me parler, je ne te comprendrais pas ; je n’entends point la langue des Barbares[81] ?

LE CHŒUR.

Puissiez-vous tous deux devenir raisonnables ! je ne saurais vous rien dire de mieux.

TEUCER.

Hélas ! que la reconnaissance due aux morts s’écoule vite et s’efface de la mémoire des hommes, puisque tu n’obtiens point, ô Ajax, le plus léger souvenir d’un homme pour qui, prodiguant ta vie, tu as si souvent bravé les hasards des combats ! Mais tant de services sont déjà perdus. Et toi qui tout à l’heure as prononcé de si folles paroles, as-tu donc oublié qu’enfermés dans vos retranchements, déjà dans la déroute commune, près de périr, Ajax seul vous délivra quand déjà la flamme dévorait la poupe de vos vaisseaux, et qu’Hector, franchissant vos fossés, s’élançait furieux sur les bancs des rameurs[82] ? Qui alors les repoussa ? n’est-ce pas lui, ce même Ajax, qui, selon toi, ne combattit jamais de pied ferme ? Toutes ces actions ne sont-elles pas les siennes ? Et lorsque, pour combattre Hector seul à seul, il tira au sort, il n’attendit pas des ordres, il ne jeta pas dans le casque une boule de terre humide pour éviter la chance ; il en mit une qui, par sa légèreté, dût sortir du casque la première[83]. Voilà ce qu’il a fait, et j’étais avec lui, moi, vil esclave, fils d’une mère Barbare. Malheureux ! quel est ton aveuglement, d’oser tenir un tel langage ? Ignores-tu que ton aïeul, le vieux Pélops, fut un Barbare, un Phrygien ? qu’Atrée ton père fut le plus impie des hommes, lui qui servit à son frère, dans un festin, les membres de ses propres enfants ? Toi-même, tu naquis d’une Crétoise[84], que son père surprit en flagrant délit avec un homme, et ordonna de jeter dans la mer, pour être la pâture des poissons. Et, issu d’une telle famille, tu viens me reprocher ma naissance ! moi, fils de Télamon, de ce héros qui, en récompense de sa rare valeur, obtint ma mère pour sa compagne, reine par sa naissance, fille de Laomédon, glorieux présent donné par le fils d’Alcmène ! Digne fils de cette noble race, laisserai-je déshonorer ceux qui sont issus du même sang, et que maintenant, dans une si grande infortune, tu veux priver de sépulture ? et tu ne rougis pas de le dire ? Mais sache-le bien, si tu te permets cet outrage contre lui, l’outrage nous sera commun à tous trois[85] ; puisque enfin il me sera plus glorieux de combattre et de mourir pour lui que pour ton épouse[86] ou celle de ton frère. Songes-y donc, ce n’est plus mon intérêt, mais le tien : si tu me fais la moindre offense, tu regretteras bientôt de n’avoir pas montré plus de timidité que d’audace contre moi.



LE CHŒUR.

O roi Ulysse, sache que tu es venu à propos, si c’est pour terminer et non pour aigrir leur dispute.

ULYSSE.

Qu’y a-t-il ? j’ai en effet entendu de loin les cris des Atrides sur ce mort vaillant.

AGAMEMNON.

N’avons-nous pas, ô Ulysse, entendu tout à l’heure d’insolents discours de la bouche de cet homme ?

ULYSSE.

Quels discours ? car je pardonne à l’homme qu’on injurie de répondre par d’autres outrages.

AGAMEMNON.

Je l’ai traité avec mépris, comme il m’avait traité moi-même.

ULYSSE.

Qu’ a-t-il donc fait qui dût t’offenser ?

AGAMEMNON.

Il prétend ne pas laisser ce corps sans sépulture, et

même il prétend l’ensevelir malgré moi.
ULYSSE.

Est-il permis à un ami de te dire la vérité, sans rompre l’accord qui règne entre nous ?

AGAMEMNON.

Parle ; autrement je serais bien insensé, moi qui te regarde comme l’ami le plus cher que j’aie parmi les Grecs.

ULYSSE.

Écoute donc. Je te conjure par les dieux de ne pas priver si inhumainement cet homme de la sépulture ; ne te laisse pas emporter par la violence à un degré de haine qui te fasse fouler aux pieds la justice. Sans doute, il fut, dans l’armée, le plus ardent de mes ennemis, depuis le jour où je remportai les armes d’Achille ; cependant, quel qu’il ait été à mon égard, je ne lui ferai point l’injustice de nier qu’il fut après Achille le plus brave des Grecs qui sommes venus devant Troie. Tu serais donc injuste de le priver des honneurs auxquels il a droit ; car ce serait offenser, non pas lui, mais les lois divines. L’homme de bien ne doit pas poursuivre, après la mort, celui même dont il aurait été l’ennemi pendant sa vie.

AGAMEMNON.

Ainsi, Ulysse, tu prends sa défense contre moi ?

ULYSSE.

Sans doute ; je haïssais, quand il était beau de haïr.

AGAMEMNON.

Toi aussi, ne dois-tu pas triompher du mort ?

ULYSSE.

O Atride ! ne t’applaudis pas d’un indigne avantage.

AGAMEMNON.

Il n’est pas facile à un roi d’être juste.

ULYSSE.

Mais il est facile d’écouter les conseils de sages amis.

AGAMEMNON.
L’homme de bien doit obéir à ceux qui ont le pouvoir.
ULYSSE.

Cesse ce langage ; c’est vaincre que de céder à ses amis.

AGAMEMNON.

Souviens-toi quel fut l’homme que tu veux épargner.

ULYSSE.

Il fut mon ennemi, mais il était généreux.

AGAMEMNON.

Que prétends-tu donc ? respectes-tu à ce point un ennemi mort ?

ULYSSE.

La vertu est plus puissante sur moi que la haine.

AGAMEMNON.

Les hommes ainsi faits sont des mortels inconstants.

ULYSSE.

Que de gens, amis aujourd’hui, qui demain seront ennemis !

AGAMEMNON.

Approuves-tu donc qu’on ait de tels amis ?

ULYSSE.

Je n’ai pas l’habitude d’approuver une âme inflexible.

AGAMEMNON.

Tu feras si bien, que nous passerons aujourd’hui pour des lâches.

ULYSSE.

Non, mais pour des hommes justes, aux yeux de tous les Grecs.

AGAMEMNON.

Tu me conseilles donc de laisser ensevelir ce cadavre ?

ULYSSE.

Oui ; ne descendrai-je pas moi-même un jour au tombeau ?

AGAMEMNON.

Ainsi chacun n’agit que dans son propre intérêt.

ULYSSE.
Quel intérêt servirais-je plutôt que le mien ?
AGAMEMNON.

On dira que ce fut ton œuvre, et non la mienne.

ULYSSE.

Quoi que tu fasses, tu seras partout un homme de Lien.

AGAMEMNON.

Sache bien cependant qu’il n’est point de service plus grand que je ne sois prêt à te rendre ; mais lui, et sur cette terre et dans les enfers[87], il me sera toujours également odieux. Toi, tu peux agir à ton gré.

(Il sort.)



LE CHOEUR.

Qui voudrait, Ulysse, te disputer le titre de sage, quand tu te montres ainsi, serait un insensé.

ULYSSE.

Et maintenant je déclare désormais à Teucer que je suis l’ami d’Ajax autant que j’étais son ennemi. Je veux honorer avec vous ses funérailles, lui rendre mes soins, ne rien négliger enfui des devoirs que les mortels doivent aux grands hommes.

TEUCER.

Généreux Ulysse, je puis te combler d’éloges ; tu as bien démenti mes craintes. Tu étais pour lui le plus odieux des Grecs, et tu es le seul qui lui portes secours ; seul, tu n’as point consenti à insulter son cadavre, comme ce général en délire et son frère, qui voulaient le priver ignominieusement de sépulture. Puisse Jupiter, maître de l’Olympe, et l’implacable Érinnys, et la Justice, dispensatrice des châtiments, punir ces méchants, comme ils le méritent, de l’indigne outrage qu’ils ont voulu faire à ce héros ! Pour toi, fils du vieux Laërte, je n’ose te laisser toucher à ce tombeau, dans la crainte de déplaire à l’ombre d’Ajax ; mais j’accepte tes autres secours, et si tu veux amener quelqu’un de tes guerriers, nous le verrons sans peine : c’est moi qui exécuterai le reste ; sache que tu t’es montré envers nous comme un homme de bien.

ULYSSE.

Je voulais du moins accomplir ce devoir ; mais s’il ne t’est pas agréable que j’y prenne part, je me retire en t’approuvant.

(Il sort.)



TEUCER.

C’est assez ; trop de temps s’est déjà écoulé. Hâtez-vous de creuser une tombe ; vous, placez sur la flamme un trépied profond, pour le bain sacré ; qu’une troupe de guerriers aille chercher son armure dans sa tente. Toi, jeune enfant, embrasse avec tendresse les flancs de ton père, et soulève-les avec moi, autant que tes forces le permettent. Le sang noir qu’il rejette de sa bouche n’a pas encore perdu sa chaleur. Vous tous, ses amis, venez, accourez ; rendez les derniers devoirs à cet homme qui rassemblait toutes les vertus, et qu’aucun mortel, j’ose le dire, ne surpassait de son vivant[88].

LE CHŒUR.

Certes, l’expérience apprend des choses aux mortels ; mais avant d’en avoir été témoin, nul devin n’en peut prévoir l’issue[89].


FIN D’AJAX.

ÉLECTRE[modifier]


TRAGÉDIE

NOTICE
SUR L’ÉLECTRE.




Le sujet d’Électre a été traité par les trois grands tragiques grecs ; et bien que la comparaison de leurs ouvrages ne puisse avoir place ici, il nous est permis de remarquer du moins que Sophocle, venant le second, se trouvait dans les conditions les plus favorables. Il abordait un sujet déjà connu, il est vrai, mais non encore usé ; il lui était facile d’éviter ou de corriger les défauts qu’il avait pu remarquer dans l’invention et dans l’ordonnance de la pièce de son devancier. Mais quand on observe la marche de l’art dramatique chez les Grecs, la supériorité de Sophocle brille surtout dans les caractères. Les héros d’Eschyle ont peu d’individualité, la plupart sont esquissés en traits fort généraux. Dans Sophocle, au contraire, Ajax, Philoctète, Œdipe, ont leur physionomie propre, et leurs caractères distinctifs. Il en est de même d’Électre, et la vigueur avec laquelle le poète a dessiné cette figure est le mérite le plus saillant de l’ouvrage.

Le sujet de la pièce est la vengeance d’Agamemnon accomplie par son fils ; il semble donc qu’Oreste devrait être le personnage principal. Cependant le rôle d’Électre efface tous les autres ; tout se rapporte à Électre, elle est partout présente ; c’est elle qui a sauvé les jours d’Oreste, qui l’a soustrait au fer d’Égisthe, et l’a remis à un serviteur fidèle. Cette fille généreuse, qui s’endort et s’éveille avec l’image du meurtre devant les yeux, concentre en elle-même toute l’action ; son inconsolable douleur, sa soif de vengeance, sa tendresse pour son frère, forment une suite non interrompue de tableaux et de mouvements sublimes. On ne peut trop admirer l’art exquis avec lequel le poète a varié les nuances d’un même sentiment. Quelle poétique peinture, lorsque dans son premier dialogue avec le Chœur, elle retrace la nuit terrible qui vit l’assassinat d’Agamemnon ! Bientôt le récit du songe menaçant de Clytemnestre fait luire à ses yeux l’espoir de voir paraître un vengeur ; sa douleur en est d’autant plus violente, lorsqu’elle apprend la mort de son frère ; les plaintes qu’elle fait entendre sur l’urne funéraire d’Oreste sont un morceau à jamais célèbre par le pathétique et la vérité ; la tendresse fraternelle n’a jamais trouvé d’accents plus touchants. Dans l’énergie passionnée qu’il a donnée à Électre, peut-être Sophocle a-t-il poussé à l’excès sa haine implacable pour sa mère ; elle va jusqu’à la barbarie : il a mis en œuvre toutes les ressources de son art pour faire admettre ce caractère farouche et résolu, et pour légitimer en quelque sorte, ou du moins pour faire comprendre l’atrocité de l’action que ce caractère doit enfanter.

Chrysothémis, la jeune sœur d’Electre, contraste avec elle par son caractère timide ; elle plaît surtout par la touchante douceur avec laquelle elle répond aux reproches de sa sœur. Un rapprochement naturel se présente entre le caractère des deux sœurs, dans Électre et dans Antigone. Chrysothémis a la douceur et la timidité d’Isméne, Électre a toute la passion et l’énergie d’Antigone. Ce contraste résulte naturellement de l’analogie des rôles.

Ce que nous avons déjà dit suffit pour faire concevoir le reproche des critiques qui ont accusé Sophocle d’avoir sacrifié le rôle d’Oreste à celui d’Électre. Oreste, en effet, n’a pas de physionomie originale ; il parle à peine de son père, il égorge sa mère sans frémir, et il prend ensuite un ton ironique avec Egisthe. Les sentiments passionnés lui semblent étrangers ; il éprouve seulement à la vue de sa sœur une émotion passagère, qui ne se soutient pas. Toutefois, ne nous hâtons pas de condamner le poète. Peut-être une intention religieuse se cache-t-elle sous ces dehors froids et impassibles : Oreste agit en vertu de l’oracle d’Apollon, qui non-seulement lui a enjoint de venger son père, mais qui lui a prescrit jusqu’à la manière dont il doit agir ; v. 34 : « Seul et sans armes, c’est par la ruse et par un coup secret qu’il faut assurer ta vengeance. » À plusieurs reprises il revient sur ce fait, que le parricide lui est commandé par les dieux. Il apparaît donc ici comme ministre de la justice divine ; aussi n’éprouve-t-il aucune hésitation, il va droit au but, sans longues paroles, et obéit sans remords à la voix des dieux.

L’Oreste d’Euripide doute presque de la vérité des oracles ; il hésite, il accuse la divinité de démence. Les Dioscures eux-mêmes (dont l’intervention semble étrange dans l’Électre d’Euripide) désapprouvent la résolution d’Apollon. Cette horreur du parricide, que le poète plus récent n’a pu se dispenser de manifester, atteste le progrès des idées morales, et en même temps le déclin de l’idée religieuse, alors encore si imparfaite et si mêlée d’alliage. J’espère prouver plus tard qu’un grand nombre des fautes, des contradictions, des écarts que l’on reproche à Euripide, au point de vue de l’art dramatique, sont, en beaucoup de cas, l’effet même des progrès de l’idée morale, qui ne lui permettent pas d’adopter la tradition mythologique sans la modifier, ou même sans l’altérer.

Il serait superflu d’arrêter ici notre critique, soit sur la conduite de la pièce, soit sur les détails. Admirons seulement, dans la scène de la reconnaissance, la simplicité antique de ce cri qui échappe à Électre : ἦ γἁρ σύ κεῖνος ; « c’est donc toi ! » Ces mots si simples sont le cri de la nature, on ne pouvait dire autrement.

Sur le dénoûment, on peut dire qu’il y a peu d’habileté à placer la mort de Clytemnestre avant celle d’Égisthe ; la première épuise toutes les émotions que le cœur peut ressentir. Remarquons néanmoins un artifice du poète, qui ne met pas le meurtre de Clytemnestre sous les yeux des spectateurs, moyen horrible, qui souillerait la scène ; il no fait pas non plus raconter l’action par un messager, moyen commun, d’un usage trop fréquent, et qui n’est jamais exempt de froideur ; il fait entendre les cris de Clytemnestre, ce qui rend le spectateur présent, autant que cela est compatible avec la dignité de la scène, et ce qui produit une émotion bien plus vive que le simple récit.

On connaît le récit d’Aulu-Gelle, VII, 5, qui raconte que l’acteur Polus, jouant le rôle d’Électre, peu de temps après la mort de son fils, prit l’urne de ce fils pour représenter l’urne d’Oreste : « Implevit omnia non simulacris neque incitamentis, sed luctu atque lamentis veris et spirantibus. Itaque quum agi fabula videretur, dolor actitatus est. » — Cette anecdote prouve du moins que, longtemps après la mort des grands tragiques grecs, on jouait encore leurs ouvrages à Athènes.

Le style facile et coulant de l’Électre autorise à penser qu’elle parut sur la scène peu après l’Œdipe roi, c’est-à-dire pendant la seconde moitié de la guerre du Péloponèse. Une licence que l’auteur s’était permise cinq fois dans cette dernière pièce, l’élision d’une voyelle à la fin du vers ïambique, ne se trouve qu’une fois dans l’Électre. De plus, Sophocle semble, par quelques traits semés dans sa pièce, y rechercher la faveur populaire. Ainsi, il saisit avec empressement l’occasion d’appeler Athènes la cité bâtie par les dieux. Enfin, dans le récit des jeux publics auxquels Oreste avait pris part, parmi les dix rivaux qui disputent le prix de la course de chevaux, c’est l’Athénien qu’il montre comme le plus habile à conduire un char, et c’est lui qu’il désigne comme vainqueur, après l’accident qui cause la mort d’Oreste.




ÉLECTRE

PERSONNAGES

LE GOUVERNEUR D’ORESTE.

CHRYSOTHÉMIS.

ORESTE.

CLYTEMNESTRE.

ÉLECTRE.

ÉGISTHE.

CHŒUR DE JEUNES FILLES DE MYCÈNES.

PYLADE, personnage muet.


La scène représente une place publique de Mycènes, où s’élève un autel consacré à Apollon. D’un côté le palais des rois ; de l’autre le temple de Junon, et un bois sacré.


LE GOUVERNEUR.

O toi, dont le père commanda jadis l’armée des Grecs devant Troie, fils d’Agamemnon, tu peux enfin contempler ces lieux si longtemps désirés. En effet, tu vois d’ici l’antique Argos[90], objet de tes vœux ; voici, cher Oreste, le bois de la fille d’Inachos[91], et la place Lycienne consacrée au dieu destructeur des loups, Apollon[92] ; à gauche s’élève le célèbre temple de Junon ; la ville où nous entrons est l’opulente Mycènes, et ce palais est le séjour sanglant des fils de Pélops[93] ; c’est de là qu’autrefois, après le meurtre de ton père, je te reçus des mains de ta sœur, et t’emportai ; je te sauvai et t’élevai jusqu’à cet âge[94] pour être le vengeur de ton père. Maintenant donc, Oreste, et toi, Pylade, le plus cher des hôtes, il faut délibérer au plus tôt sur ce que nous avons à faire. Déjà, en effet, la brillante clarté du soleil éveille le chant matinal des oiseaux, et la sombre nuit a disparu avec ses étoiles. Avant donc que personne ne sorte de ce palais, concertez-vous ; car au point où nous en sommes, il n’est plus temps d’hésiter, mais c’est le moment d’agir.

ORESTE.

O le plus cher des serviteurs, que de marques tu me donnes de ta fidélité ! Semblable à un coursier généreux dont les années n’ont point ralenti l’ardeur dans les périls, et qui dresse encore l’oreille[95], tu nous encourages, et tu es toi-même des premiers à nous suivre. Je vais donc te révéler mes projets, et toi, prête à mes paroles une oreille attentive ; et si dans mes plans je m’écarte du but, redresse-moi. Quand j’allai consulter l’oracle de Delphes sur la manière de punir les meurtriers de mon père, Apollon me répondit ce que tu vas entendre : « C’est par toi-même, sans armes et sans soldats, par la ruse et par un coup secret, qu’il faut accomplir le juste châtiment. » Puisque telle est la réponse que nous avons reçue de l’oracle, toi, saisis le moment de pénétrer dans l’intérieur du palais, observe tout ce qui se passe, et viens ensuite nous en instruire. Ta vieillesse, ta longue absence, les empêcheront de te reconnaître, ainsi blanchi par l’âge, et même de te soupçonner. Dis-leur que tu es étranger, envoyé de la Phocide par Phanotée ; car c’est le plus cher de leurs amis. Annonce-leur, sous la loi du serment, qu’Oreste a péri de mort violente, qu’il est tombé de son char dans les jeux pythiques[96] : tel doit être ton langage. Pour nous, après avoir versé des libations et déposé notre chevelure[97] sur le tombeau de mon père, ainsi qu’Apollon l’a prescrit, nous reviendrons ici, portant dans nos mains l’urne d’airain que, tu le sais aussi, j’ai cachée dans les broussailles ; afin de les abuser par nos discours, en leur apportant l’agréable nouvelle que j’ai péri, et que mon corps est réduit en cendres. Que m’importe, en effet, de passer pour mort, pourvu qu’en réalité je vive, et que j’arrive à la gloire ? Aucune parole n’est de mauvais présage, si elle est utile. J’ai vu[98] bien des sages, ainsi morts en paroles, reparaître ensuite plus glorieux[99]. Ainsi je me flatte, après cette mort supposée, de reparaître bientôt aux yeux de mes ennemis, comme un astre étincelant. O terre de ma patrie, dieux tutélaires de mon pays, accueillez mon retour par d’heureux auspices ; et toi aussi, palais de mes pères, car je viens, envoyé par les dieux, te purifier, par une juste vengeance, des crimes dont tu fus le théâtre, ne permettez pas que je quitte cette terre avec déshonneur, faites que je recouvre notre ancienne puissance, et que je rétablisse ma famille. Voilà ce que j’avais à vous dire ; toi, vieillard, occupe-toi d’aller remplir ta mission ; et nous, retirons-nous ; car voici l’occasion, le plus puissant auxiliaire des entreprises humaines.

ÉLECTRE, encore dans le palais

Hélas ! malheureuse !

LE GOUVERNEUR.

Il m’a semblé, mon fils, entendre dans l’intérieur du palais les gémissements d’une esclave.

ORESTE.

Ne serait-ce point la malheureuse Électre ? Veux-tu que nous restions un moment ici, et que nous écoutions ses plaintes ?

LE GOUVERNEUR.

Nullement. Avant toutes choses, accomplissons les ordres d’Apollon[100] ; c’est par là qu’il nous faut commencer, en versant des libations sur les cendres de notre père ; l’accomplissement de ce devoir assurera notre victoire et la réussite de nos projets.

(Ils sortent.)



ÉLECTRE.

O lumière pure, air céleste également étendu sur la surface de la terre[101], combien de fois as-tu entendu mes plaintes lamentables et les coups dont je frappe mon sein ensanglanté, quand les ombres de la nuit sont dissipées ! Mais pendant la longue durée des nuits, ma triste couche, dans cette obscure demeure, sait combien de pleurs je verse sur l’infortune de mon père, déplorable victime, non des fureurs de Mars sur une terre étrangère , mais de ma mère et de l’adultère Égisthe, qui tous deux l’ont frappé d’une hache meurtrière, comme le chêne qui tombe sous les coups du bûcheron[102].

Et nul autre que moi, ô mon père, ne donne des larmes à ta mort si cruelle et si digne de pitié !

Mais jamais je ne cesserai de faire entendre mes gémissements et mes sanglots, tant que je verrai les brillantes étoiles de la nuit, tant que je verrai la lumière du jour ; jamais je ne cesserai, comme le rossignol qui a perdu ses petits, de faire retentir mes accents plaintifs aux portes du palais de mon père.

Sombre demeure de Pluton et de Proserpine, Mercure Souterrain, Imprécation révérée, et vous, filles des dieux, redoutables Érinnys, qui punissez le meurtre et l’adultère, venez, secourez-moi, vengez la mort de mon père, et envoyez-moi mon frère : car seule, je n’ai plus la force de supporter le poids intolérable de ma douleur[103].



LE CHŒUR.

{Strophe 1.) O fille de la plus coupable des mères, Électre, pourquoi te consumer ainsi dans des plaintes intarissables sur celui que la trahison d’une épouse impie livra jadis à une main criminelle, sur Agamemnon ? Ah ! s’il m’est permis de former ce souhait, périsse l’auteur

d’un tel attentat !
ÉLECTRE.

Nobles filles de Mycènes, vous venez en consolatrices de mes peines ; je le sais, et je connais votre tendresse ; mais je ne veux pas cesser de pleurer mon malheureux père. Ah ! je vous en conjure par cette amitié dont, vous me donnez tant de preuves, laissez-moi m’abandonner ainsi à ma douleur.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Cependant ni les prières ni les larmes ne rappelleront ton père des sombres bords, commun asile des humains : mais en te livrant à une douleur éternelle et sans mesure, tu te consumes dans les larmes qui n’apportent aucun remède à ta souffrance. Pourquoi désirer des maux intolérables[104] ?

ÉLECTRE.

Insensé qui oublie ses parents frappés d’une mort digne de pitié ! Pour moi, mon cœur se complaît aux gémissements de l’oiseau plaintif, messager de Jupiter[105], qui pleure Itys[106], son cher Itys ! O Niobé, toi la plus malheureuse des femmes, je t’honore à l’égal d’une déesse, toi dont le marbre funèbre distille éternellement des pleurs[107] !

LE CHŒUR.

(Strophe 2.) Certes, tu n’es pas la seule entre les mortels, ma fille, qu’ait frappé le malheur, contre lequel tu te révoltes à l’excès, si tu te compares à ceux qui te sont lies par le sang et par une même origine, comme Chrysothémis, Iphianasse[108], et celui dont la jeunesse obscure se passe dans la souffrance, mais qui, un jour, glorieux et fier de sa naissance, rentrera dans l’illustre Mycènes, sous les auspices de Jupiter, Oreste enfin !

ÉLECTRE.

Oreste, je ne me lasse pas de l’attendre ; malheureuse, sans enfants, sans époux, j’erre sans relâche, baignée de larmes, en proie à ces misères interminables ; et lui, il oublie mes bienfaits et mes instances. Quels messages, en effet, n’ont pas trompé mon attente ! Toujours il désire revenir, et malgré ses désirs, il ne reparaît pas.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Aie confiance, ma fille, aie confiance : Jupiter, qui règne au haut des cieux, voit et gouverne tout ; remets-lui ton ressentiment et tes douleurs, et ne montre à tes ennemis ni trop d’emportement, ni trop d’oubli. Le Temps, en effet, est un dieu qui rend tout facile. Ce fils d’Agamemnon, qui habite les rivages de Crisa[109], aux fertiles pâturages, ne restera jamais en arrière, non plus que le dieu qui règne sur les bords de l’Achéron[110].

ÉLECTRE.

Mais déjà la plus grande partie de mes jours s’est écoulée à nourrir de vaines espérances, et je n’y puis plus résister ; je languis, sans parents, sans l’appui d’aucun ami ; mais, comme une humble étrangère, je vis méprisée dans la maison de mon père, couverte de ces

vils habits, à peine nourrie de chétifs aliments[111] !
LE CHŒUR.

(Strophe 3.) Lamentable fut, au retour de ton père, lamentable fut la nouvelle du festin où il périt[112], frappé du coup de la hache d’airain dirigé contre lui ! La perfidie conseilla le meurtre, l’amour l’exécuta, horrible enfantement d’un complot horrible, soit qu’un dieu, soit qu’un mortel en fût l’auteur !

ÉLECTRE.

O jour, le plus affreux de tous ceux que j’ai vécu ! ô nuit funeste ! festin exécrable, où mon père se vit indignement frappé à mort par deux mains criminelles, qui m’ont arraché la vie, en me livrant à mes ennemis ! Que le puissant dieu de l’Olympe leur envoie un châtiment digne de leur forfait ! Puissent les auteurs d’un tel crime ne jamais connaître la joie !

LE CHŒUR.

{Antistrophe 3.) Prends garde d’en trop dire. Ne songes-tu pas de quel rang et dans quels malheurs attirés par toi-même tu tombes si indignement ? car tu as mis le comble à tes maux, en suscitant d’éternelles querelles par ton âme chagrine. Il ne faut pas se commettre avec les puissants dans de tels conflits.

ÉLECTRE.

L’excès de mes souffrances m’a poussée à ces extrémités ; je le sais, je connais mon caractère impétueux. Mais dans ces cruelles souffrances, je ne puis contenir mes plaintes, toutes périlleuses qu’elles sont, tant que je vivrai. Car, ô mes amies, de qui pourrais-je donc recevoir d’utiles conseils ? qui aurait assez la conscience de ce qu’il faut faire ? Cessez donc, cessez de me consoler. Mes lamentations n’auront point de terme ; jamais ma douleur ne mettra fin à ces pleurs intarissables.

LE CHŒUR.

(Épode.) Eh bien ! par affection pour toi, je t’avertis, comme une tendre mère, de ne pas enfanter peines sur

peines.
ÉLECTRE.

Et quelle mesure a-t-on gardée dans le crime ? Parlez, serait-il beau d’oublier les morts ? chez quel homme peut germer une telle pensée ? Puissé-je n’être jamais honorée d’eux[113], puissé-je, s’il m’arrive quelque chose d’heureux, n’en pas jouir avec sécurité, si, réprimant l’essor de mes gémissements, je manquais à honorer la mémoire des miens ! Car si la mort, poussière et néant, est oubliée dans sa tombe, si le sang des assassins ne coule pas en échange du sang répandu, alors toute pudeur et toute piété auront disparu chez les mortels !

LE CHŒUR.

Pour moi, ma fille, c’est à la fois par zèle pour toi, c’est aussi pour moi-même que je suis venue[114] ; si ce que je propose n’est pas bon, garde ton avis ; car nous te suivrons.

ÉLECTRE.

J’ai honte, ô femmes, si je vous parais, dans mes pleurs sans fin, m’abandonner à l’excès ; mais pardonnez, un sentiment invincible m’y contraint. Et quelle fille bien née ne pleurerait comme moi, en voyant les maux de sa famille, quand jour et nuit je les vois toujours croître et grandir[115] ? Et d’abord, c’est ma mère, celle qui m’a enfantée, qui s’est montrée ma plus cruelle ennemie ; ensuite, dans mon propre palais, j’habite avec les assassins de mon père, je suis dans leur dépendance, et leur caprice m’accorde ou me refuse le nécessaire. Quelle doit donc être ma triste vie, crois-tu, quand je vois Égisthe assis sur le trône de mon père, revêtu des mêmes ornements[116], verser ses libations sur le foyer domestique où il l’a égorgé, et quand je vois, pour dernier outrage, le meurtrier entrer dans le lit d’Agamemnon avec ma misérable mère ; si je dois encore appeler de ce nom celle qui partage sa couche ! Elle ose habiter avec l’assassin, sans redouter la vengeance divine[117] ; que dis-je ? triomphante de son forfait, quand elle retrouve le jour où mon père tomba sous ses coups perfides<refAu dire du scholiaste, les anciens historiens rapportaient la mort d’Agamemnon au treizième jour du mois Gamélion.></ref>, elle le célèbre par des danses, et chaque mois elle sacrifie aux dieux sauveurs ! Et moi, témoin de ces horreurs au sein du palais, je gémis, je me consume dans l’affliction, je maudis en secret le festin sanguinaire qu’ils osent appeler festin d’Agamemnon. Et encore ne m’est-il pas permis de donner, autant que le voudrait mon cœur, un libre cours à mes lamentations ; car aussitôt cette femme courageuse en paroles me crie injurieusement : « Juste objet de la haine des dieux, as-tu donc seule perdu un père ? nul autre mortel n’a-t-il connu le deuil ? Puisses-tu périr de douleur ! puissent les divinités infernales ne te délivrer jamais de tes gémissements ! » Tels sont ses outrages. Mais si elle entend parler du retour d’Oreste, alors éperdue, furieuse, elle s’écrie : « N’est-ce pas toi qui me causes tous ces maux ? N’est-ce pas là ton ouvrage ? n’est-ce pas toi qui, dérobant Oreste à mes mains, l’as fait échapper secrètement ? Mais sache-le, ton châtiment se prépare. » Ainsi s’exhale sa rage[118] ; et près d’elle se tient, pour l’animer encore, cet illustre époux, le dernier des lâches[119], cet être tout malfaisant[120], qui s’entoure de femmes pour combattre. Pour moi, attendant toujours le retour d’Oreste, qui doit mettre fin à ces maux, je me meurs, malheureuse ! car, à force de tramer toujours sans rien accomplir, il a ruiné toutes mes espérances, et celles que je tirais de moi-même, et celles qui reposaient sur mon frère absent[121]. O mes amies, dans de telles infortunes, il est bien difficile de conserver la modération ou le respect des dieux ; mais, dans le malheur, on est contraint de se livrer au mal.

LE CHŒUR.

Dis-moi, pendant que tu nous parles ainsi, Égisthe est-il dans le palais, ou est-il absent ?

ÉLECTRE.

Il est dehors ; ne crois pas que s’il était dans la maison j’eusse pu en sortir. Il est maintenant à la campagne.

LE CHŒUR.

J’aurai donc plus de confiance à te parler, puisqu’il en est ainsi.

ÉLECTRE.

Il est absent, fais-moi toutes les questions que tu voudras.

LE CHŒUR.

Pour première question, que dis-tu de ton frère ? Va-t-il venir, ou tarde-t-il encore ? je désire le savoir.

ÉLECTRE.

Il parle de son retour ; mais l’effet dément ses paroles.

LE CHŒUR.

Hésiter est naturel pour un homme qui tente une grande entreprise.

ÉLECTRE.

Mais moi, je n’ai point hésité quand je l’ai sauvé.

LE CHŒUR.

Prends courage ; il est brave, il secourra ses amis.

ÉLECTRE.

Je le crois, autrement je ne vivrais pas longtemps.

LE CHŒUR.

Ne dis plus rien ; car je vois sortir du palais ta sœur, Chrysothémis, née du même père et de la même mère, portent dans ses mains des offrandes funèbres, telles qu’on en fait aux morts.



CHRYSOTHÉMIS.

Quels sont encore, ma sœur, ces cris que tu fais retentir devant le vestibule de ce palais ? et le temps n’a-t-il pu t'apprendre à ne pas t’abandonner à ces inutiles transports ? Cependant, je sais aussi ce que je souffre moi-même, et, si j’avais assez de forces, je ferais voir quels sont mes sentiments pour eux[122]. Mais dans notre triste position, je crois à propos de naviguer les voiles repliées[123], et de ne pas me figurer que j’agis, quand je ne leur fais aucun mal. Je voudrais que tu suivisses mon exemple ; cependant la justice est bien plus dans ton opinion que dans la mienne ; mais si je veux vivre libre, il me faut obéir à ceux qui sont les maîtres.

ÉLECTRE.

Il est vraiment indigne qu’étant fille du père qui t’a donné le jour, tu l’oublies pour t’inquiéter de ta mère ! Car enfin, tous ces conseils que tu me donnes t’ont été suggérés par elle, et ce langage n’est pas de toi. Choisis donc de deux choses l’une, ou tu as perdu le sens, ou tu oublies volontairement tes amis : tu disais tout à l’heure que si tu avais assez de forces, tu montrerais la haine que tu as pour eux ; et quand je fais tout pour venger mon père, loin de seconder mes projets, tu m’en détournes. Cette conduite, outre qu’elle est coupable, ne prouve-t-elle pas de la lâcheté ? Dis-moi, ou plutôt écoute ce que je gagnerais à sécher mes pleurs. Ai-je cessé de vivre ? Je vis mal sans doute, mais assez pour moi ; je les importune, et par là j’honore l’ombre d’un père, s’il est encore quelque sensibilité chez les morts. Toi qui te vantes de haïr ces assassins, tu les hais de paroles, mais tu es en réalité d’intelligence avec eux. Pour moi, dût-on m’offrir tous les biens dans lesquels tu te délectes, jamais je ne me soumettrai à eux ; toi, jouis d’une table somptueuse et des délices de la vie ; il me suffit de ne pas me créer moi-même de tourment. Je suis peu jalouse de tes honneurs ; tu ne le serais plus si tu étais sage. Maintenant, renonce, si tu veux, à être appelée la fille du plus noble des pères, pour être nommée la fille de ta mère ; tu montreras ainsi que tu as trahi ton père mort et tes amis.

LE CHŒUR.

Au nom des dieux, ne t’emporte pas ; vos conseils mutuels peuvent profiter à l’une et à l’autre, si tu veux user des siens et elle des tiens.

CHRYSOTHÉMIS.

O femmes, je suis accoutumée à son langage ; je n’aurais pas même parlé, si je n’avais appris qu’elle est menacée d’un malheur horrible, qui mettra fin à ses plaintes éternelles.

ÉLECTRE.

Dis donc quel est ce malheur effrayant ? car si tu peux m’ annoncer rien de pis que ce que je vois, je ne te contredirai plus.

CHRYSOTHÉMIS.

Eh bien, je te dirai tout ce que je sais. Ils ont résolu, si tu ne modères tes regrets, de t’ envoyer en des lieux où tu ne verras plus la lumière du jour, et de t’ensevelir vivante dans une sombre caverne, loin de ce pays, et où tu pourras déplorer tes malheurs. Songes-y donc, ma sœur, et ne va pas ensuite m’imputer ton infortune. Il est temps de prendre une sage résolution.

ÉLECTRE.

C’est donc là ce qu’ils sont décidés à faire contre moi ?

CHRYSOTHÉMIS.

Sans doute, et ils le feront après le retour d’Égisthe.

ÉLECTRE.

Ah ! qu’il revienne donc au plus tôt pour le faire !

CHRYSOTHÉMIS.

Malheureuse, quel vœu formes-tu ?

ÉLECTRE.

Qu’il revienne, s’il a quelque dessein semblable.

CHRYSOTHÉMIS.

Que veux-tu souffrir ? Où as-tu donc l’esprit ?

ÉLECTRE.

Pour fuir loin de vous, le plus loin possible.

CHRYSOTHÉMIS.

As-tu donc perdu tout soin de ta vie ?

ÉLECTRE.

Elle est belle, en effet, ma vie, et bien digne d’admiration !

CHRYSOTHÉMIS.

Sans doute elle le serait, si du moins tu savais être sage.

ÉLECTRE.

Ne m’enseigne pas à trahir mes amis.

CHRYSOTHÉMIS.

Je ne te l’enseigne pas, mais à céder à ceux qui sont les maîtres.

ÉLECTRE.

Toi, humilie-toi ainsi, ce n’est pas là mon caractère.

CHRYSOTHÉMIS.

Cependant il est beau du moins de ne pas périr par sa faute.

ÉLECTRE.
Périssons, s’il le faut, en vengeant notre père !
CHRYSOTHÉMIS.

Notre père, je le sais, pardonne notre conduite[124].

ÉLECTRE.

Un pareil langage est fait pour plaire à des lâches.

CHRYSOTHÉMIS.

Ne veux-tu donc pas me croire et écouter mes avis ?

ÉLECTRE.

Non certes ; je ne suis pas encore si vide de sens.

CHRYSOTHÉMIS.

Je vais donc aller où l’on m’a envoyée.

ÉLECTRE.

Où vas-tu donc ? à qui portes-tu ces offrandes funèbres ?

CHRYSOTHÉMIS.

Ma mère m’envoie répandre des libations sur le tombeau de mon père.

ÉLECTRE.

Qu’as-tu dit ? Au mortel qu’elle hait le plus ?

CHRYSOTHÉMIS.

A celui qu’elle a tué elle-même, car c’est là ce que tu veux dire.

ÉLECTRE.

Quel ami l’y a engagée ? de qui vient cette pensée ?

CHRYSOTHÉMIS.

D’une terreur nocturne, autant que je puis le croire.

ÉLECTRE.

Dieux de mes pères ! maintenant, du moins, venez à mon aide !

CHRYSOTHÉMIS.

Cette frayeur éveille donc tes espérances ?

ÉLECTRE.

Si tu me racontais cette vision, je pourrais te le dire

alors.
CHRYSOTHÉMIS.

Mais je l’ignore, à part quelques mots que j’en puis dire.

ÉLECTRE.

Dis-les, du moins ; souvent quelques paroles suffisent pour abattre ou pour relever des mortels.

CHRYSOTHÉMIS.

On dit qu’on a vu ton père et le mien, animé d’une vie nouvelle, revenir à la lumière ; qu’ensuite, prenant le sceptre[125], que jadis il porta lui-même, et que porte aujourd’hui Égisthe, il l’a planté au milieu du palais, et qu’aussitôt il en sortit un rameau florissant, qui ombragea toute la terre de Mycènes. Ainsi l’ai-je appris d’un témoin qui a entendu Clytemnestre raconter son songe au Soleil[126]. Je ne sais rien de plus, si ce n’est que la frayeur l’a décidée à me donner ces ordres. Ainsi, au nom des dieux de notre famille[127], je te conjure de me croire, et de ne pas te perdre par ton imprudence ; car si tu me repousses à présent, plus tard, avec le malheur, tu me rappelleras.

ÉLECTRE.

Garde-toi, chère sœur, de déposer sur le tombeau rien de ce que tu portes dans tes mains ; car tu ne saurais, sans crime, ni sans profanation, présenter à mon père les offrandes et répandre les libations d’une épouse odieuse ; jette-les plutôt au vent ou enfouis-les profondément dans la terre, d’où jamais aucun de ces dons ne puisse approcher du lieu où repose mon père ; mais c’est un trésor qu’il faut réserver pour elle-même quand elle sera morte. Non, si elle n’était la plus audacieuse des femmes, jamais elle n’eût offert ces odieuses libations à celui qu’elle a égorgé. Considère, en effet, s’il te semble que le mort, au fond de son tombeau, accueille ces dons avec bienveillance pour celle qui l’a indignement massacré, qui mutila comme une ennemie l’extrémité de ses membres[128] et, croyant ainsi se purifier du crime, essuya le sang du glaive sur la tête de la victime[129] ? Crois-tu donc que par ces offrandes elle puisse expier son forfait ? Il n’en est rien. Laisse-les donc ; coupe plutôt les boucles de tes cheveux et les miens ; offre-lui cette triste chevelure, faible don, le seul qui me reste, et aussi ma ceinture que ne pare aucun luxe. Là, te prosternant sur sa tombe, conjure-le de venir du fond des enfers nous porter un secours propice contre ses ennemis, et d’envoyer son fils Oreste attaquer nos ennemis de sa main victorieuse, pour que vivant il les foule aux pieds, et que nous parions désormais son tombeau de plus riches offrandes. Je le crois donc, oui, je le crois, il médite quelque projet, lui qui a envoyé à Clytemnestre ce songe effrayant. Cependant, ma sœur, seconde ces auxiliaires de notre vengeance, et pour toi, et pour moi, et pour le plus chéri des mortels, plongé dans le séjour des ombres, ton père et le mien.

LE CHŒUR.

La piété a dicté les paroles de ta sœur, et toi, si tu es sage, ma chère, tu feras ce qu’elle demande.

CHRYSOTHÉMIS.

Je le ferai, car sur ce qui est juste, il n’y a pas de contestation possible, et il faut se hâter de l’accomplir. Mais pendant que je tente cette entreprise, au nom des dieux, gardez-moi le silence ; car si ma mère en est informée, ce n’est pas, je crois, sans péril pour moi que j’oserais encore le tenter.

(Elle sort pour aller au tombeau d’Agamemnon.)



LE CHOEUR.

(Strophe.) Si je ne suis mauvais prophète et si mon esprit n’a perdu le sens, elle s’avance, la Justice, qu’annonce ce songe prophétique[130], portant en ses mains la force au service de l’équité, et bientôt, ô ma fille, elle exercera sa vengeance. La confiance vient d’entrer dans mon cœur, au récit de cet heureux songe. Car jamais ni le roi des Grecs, ton père, ni l’antique hache d’airain, instrument de son indigne supplice, n’oublieront le forfait.

(Antistrophe.) Elle viendra avec ses cent pieds et ses cent bras, la déesse qui se cache sous des pièges terribles, l’infatigable Érinnys[131]. Car la mutuelle passion d’un hymen illégitime, adultère, souillé par le meurtre, s’est emparée de ceux dont la justice divine réprouve l’union. Tant d’horreurs me sont garants que jamais, non jamais le prodige qui nous est apparu ne laissera sans remords les auteurs du crime et leurs complices. Certes, il n’y a plus pour les morts de divination dans les songes effrayants ni les oracles, si cette vision nocturne ne doit avoir pour nous une issue propice.

(Épode.) O course antique et laborieuse de Pélops[132], combien tu as été funeste à cette contrée ! Car depuis le jour où Myrtilos, renversé de son char doré, périt précipité dans les flots par une indigne trahison, le malheur n’a cessé de poursuivre cette maison déplorable.



CLYTEMNESTRE.

Te voilà encore échappée et courant librement, à ce qu’il semble ; c’est qu’Égisthe est absent, lui qui t’empêche toujours de franchir les portes et de compromettre l’honneur de la famille[133] ; mais aujourd’hui qu’il est absent, tu perds tout respect pour moi. Ainsi, tu as dit et répété souvent, que j’exerce une autorité inique, impérieuse, me plaisant à t’outrager toi et les tiens. Cependant mon cœur n’est pas porté à l’outrage, et je ne fais que répondre aux attaques que tu lances contre moi. Ton père, dis-tu, car voilà l’unique prétexte de tes querelles, est mort de ma main ; de ma main, il est vrai, et je n’ai nulle raison de le nier. C’est la Justice qui l’a sacrifié et non pas moi seule ; et avec un esprit plus sage, tu aurais dû me prêter ton secours. Car enfin, ce père que tu pleures toujours a, seul de tous les Grecs, osé immoler aux dieux ta propre sœur[134] ; il ignorait ce que l’enfantement coûte à une mère[135]. En effet, dis-moi pour qui il l’a sacrifiée ? Pour les Grecs, diras-tu ? mais ils n’avaient pas le droit de répandre mon sang. Pour son frère Ménélas ? mais alors le meurtre des miens devait-il demeurer impuni ? Ménélas lui-même n’avait-il pas deux enfants[136] qui auraient dû plutôt mourir, étant nés du père et de la mère pour qui l’on avait entrepris cette expédition ? Pluton était-il donc plus avide[137] de mes enfants que des siens ? ou ce père dénaturé, indifférent pour les enfants issus de mon sein, n’avait-il d’amour que pour ceux de Ménélas ? N’est-ce pas là le fait d’un père insensé et cruel ? Je le pense, bien que tu sois d’un autre avis que moi ; ainsi parlerait celle qu’il a sacrifiée, si elle retrouvait la voix. Pour moi donc, je ne me repens pas de ce que j’ai fait ; mais si tu crois que j’ai tort, fais valoir de justes raisons, et accuse ta mère.

ÉLECTRE.

Tu ne diras pas cette fois que tu ne fais que répondre à mes amères provocations ; mais si tu me le permets, je te parlerai comme il convient, au sujet de mon père et en même temps de ma sœur.

CLYTEMNESTRE.

Eh bien ! je te le permets ; si toutes les fois que tu me parles tu commençais ainsi, tu ne m’aurais pas donné tant de déplaisirs.

ÉLECTRE.

Je te parlerai donc. Tu avoues avoir tué mon père. Que ç’ait été justement ou non, peut-on rien dire de plus horrible ? Mais je le dis, tu l’as fait contre toute justice, et entraînée par les conseils de ce traître, qui est aujourd’hui ton époux. Demande à Diane chasseresse pour quelle vengeance elle enchaîna dans Aulis les vents qui y soufflent d’ordinaire[138] ; ou plutôt je te le dirai, car il n’est pas permis de l’interroger elle-même. Mon père, m’a-t-on dit, errant un jour dans un bois consacré à Diane, fit partir un cerf remarquable par sa ramure, et, l’ayant percé, il laissa échapper quelques paroles superbes[139]. Dès lors, la fille de Latone irritée retint les Grecs dans le port, jusqu’à ce que mon père eût immolé sa fille en échange de son cerf. Tel fut le sacrifice d’Iphigénie ; il n’y avait pas en effet d’autre moyen de rouvrir à l’armée le chemin de la Grèce ou d’Ilion. Pour obtenir le retour des vents, après avoir longtemps résisté, il céda à la contrainte, et l’immola enfin, non pour complaire à Ménélas. Si donc, pour dire ce que tu allègues toi-même, il a voulu par cette action servir son frère, devait-il pour cela périr de tes mains ? De quel droit ? Prends garde, en établissant une telle loi parmi les hommes, de prononcer toi-même ton arrêt et de te préparer un repentir. Si en effet le meurtre appelle un autre meurtre, tu seras la première victime, si tu as ce que tu mérites. Mais prends garde d’alléguer une excuse frivole. Car, dis-moi, je te prie, ce qui te force aujourd’hui à te couvrir de honte, toi qui partages ton lit avec l’infâme complice du meurtre de mon père, et qui as de lui des enfants[140], pour lesquels tu chasses les enfants légitimes de ton légitime hymen. Comment pourrais-je approuver une telle conduite ? Diras-tu aussi que par là tu venges la mort de ta fille ? Ce serait une honte, lors même que tu le dirais ; car il ne peut être honorable d’épouser un ennemi, même pour l’intérêt d’une fille. Mais pourquoi ces paroles ? car on ne peut même te donner un conseil, à toi qui cries de toutes tes forces que nous insultons notre mère. Cependant, je trouve en toi une maîtresse bien plutôt qu’une mère, moi qui passe ma malheureuse vie dans les souffrances dont vous m’accablez, toi et ton complice. Et cet autre enfant, à grand’peine sauvé de ta main furieuse, l’infortuné Oreste, traîne loin d’ici des jours déplorables ; tu m’as reproché souvent de l’élever pour être mon vengeur contre toi ; sois-en certaine, si j’avais assez de forces, j’aurais agi ainsi. Maintenant donc publie partout que je suis cruelle, insolente, ou pleine d’impudence : car si j’ai ces défauts en partage, je ne démens pas le sang que j’ai reçu de toi[141].

LE CHŒUR.

Je la vois exhaler sa colère ; mais a-t-elle pour s’y livrer de justes motifs ? je ne vois pas qu’on s’en inquiète.

CLYTEMNESTRE.

Et pourquoi m’inquiéterais-je de celle qui outrage ainsi sa mère, et cela à son âge ? Ne voyez-vous pas qu’elle en est venue à tout oser, sans rougir de rien ?

ÉLECTRE.

Sache-le bien pourtant, je rougis de ces emportements, quoique tu penses le contraire ; je l’ai fait pourtant, car je comprends qu’ils ne sont pas de mon âge et ne conviennent pas à mon âge, ni à ma personne. Mais ta haine et ta conduite me contraignent à agir ainsi malgré moi ; car les mauvais exemples enseignent les mauvaises actions.

CLYTEMNESTRE.

Impudente créature, c’est donc moi, ce sont mes paroles et mes actions qui produisent les excès de tes propos !

ÉLECTRE.

C’est toi qui les dis, et non moi ; car tu agis, et les actions engendrent les paroles.

CLYTEMNESTRE.

J’en jure par Diane, tu n’échapperas pas au châtiment que mérite ton audace, aussitôt qu’Égisthe sera de retour.

ÉLECTRE.

Tu le vois, tu t’emportes, après m’avoir permis de tout dire ; tu ne sais pas même m’écouter.

CLYTEMNESTRE.

Quoi ! parce que je t’ai permis de tout dire, tu troubleras mon sacrifice par tes clameurs funestes ?

ÉLECTRE.

Offre ce sacrifice, j’y consens, je le désire ; tu ne te plaindras plus de mes discours, car je ne dirai plus rien.

CLYTEMNESTRE[142].

Toi, apporte ces offrandes de fruits de toute espèce, afin qu’Apollon les reçoive avec mes vœux et dissipe les frayeurs qui m’agitent à présent. Toi, dieu tutélaire[143], écoute ma prière secrète ; car ici je ne suis pas entourée d’amis, et je ne puis te révéler tout, en présence de cette fille, qui irait, dans sa haine, semer par toute la ville ses mensonges et ses cris. Mais daigne entendre le sens caché de mes paroles. Si le songe obscur qui m’est apparu cette nuit est un heureux présage, Apollon Lycien[144], veuille l’accomplir ; mais, s’il est de mauvais augure, tourne-le contre mes ennemis. Si quelques pièges sont dressés contre ma puissance, empêches-en l’effet ; que toujours heureuse et tranquille, je possède en paix le sceptre des Atrides, et passe des jours prospères, entourée de ceux qui me sont chers, et des enfants qu’une haine amère n’anime pas contre moi[145] ! O Apollon Lycien ! sois-moi favorable, exauce nos vœux tels que nous te les adressons : quant aux autres[146], sur lesquels je me tais, tu es dieu, et tu peux les comprendre ; car il n’est rien de caché aux enfants de Jupiter.



LE GOUVERNEUR.

Étrangères, pourrais-je savoir avec certitude si c’est

là le palais du roi Égisthe ?
LE CHŒUR.

Le voici, étranger ; tu ne te trompes pas.

LE GOUVERNEUR.

N’est-ce pas aussi son épouse que je vois ? car elle se distingue par l’extérieur d’une reine.

LE CHŒUR.

Tu as raison, c’est elle-même que tu vois.

LE GOUVERNEUR.

Je te salue, ô reine ! Je viens de la part d’un ami, avec des nouvelles agréables pour toi et aussi pour Égisthe.

CLYTEMNESTRE.

J’accepte l’augure ; mais je désire savoir d’abord quel mortel t’envoie.

LE GOUVERNEUR.

Phanotée le Phocéen[147] ; il vous mande un événement important.

CLYTEMNESTRE.

Lequel, étranger ? parle. De la part d’un ami, je le sais, tout message doit être agréable.

LE GOUVERNEUR.

Oreste est mort. Ce peu de mots dit tout.

ÉLECTRE.

Ah ! malheureuse ! je suis perdue !

CLYTEMNESTRE.

Que dis-tu ? que dis-tu, étranger ? N’écoute pas ses cris.

LE GOUVERNEUR.

Je le répète, Oreste est mort.

ÉLECTRE.

Je suis perdue, c’est fait de moi !

CLYTEMNESTRE.

Mêle-toi de ce qui te regarde. Mais toi, étranger, dis-moi

la vérité sur la manière dont il a péri.
LE GOUVERNEUR.

C’est pour cela qu’on m’a envoyé vers toi, et je te dirai tout. Arrivé à la célèbre assemblée, gloire de la Grèce pour concourir aux jeux delphiques, lorsqu’il entendit la voix sonore du héraut annoncer la course, qui était le premier combat, il parut dans l’arène, éclatant de majesté, objet de l’admiration générale : après avoir d’un pas agile parcouru la carrière d’un bout à l’autre, il en sortit, remportant le prix glorieux de la victoire. Pour tout dire en peu de mots, jamais je ne vis un tel homme, ni tant de valeur et de force. Sache seulement que dans tous les combats[148], annoncés selon l’usage par les juges des jeux, course, double stade, pentathle, il fut proclamé vainqueur, au milieu des acclamations unanimes ; tous répétaient le nom d’Oreste, l’Argien, le fils d’Agamemnon, de ce roi qui jadis commanda l’illustre armée de la Grèce. Tel était son triomphe ; mais quand un dieu veut nous nuire, le plus puissant même des mortels ne saurait échapper. Le lendemain, en effet, lorsqu’au soleil levant, allait s’engager la course des chars rapides, Oreste s’avança au milieu de nombreux concurrents. L’un était de l’Achaïe, un autre de Sparte, deux de Libye[149], habiles à conduire des chars ; Oreste, traîné par des coursiers de Thessalie[150], venait le cinquième ; le sixième était un Étolien avec de brillantes cavales ; le septième de Magnésie ; le huitième, d’Ænie[151], avait des chevaux blancs ; le neuvième venait d’Athènes, fondée par les dieux ; un Béotien conduisait le dixième char. Lorsque les juges des jeux eurent tiré les sorts et assigné à chacun son rang, au signal d’une trompette d’airain, tous s’élancèrent ; ils animent leurs coursiers et de leurs mains agitent les rênes ; toute la carrière résonne du bruit des chars retentissants, et un nuage de poussière s’élève dans les airs ; les concurrents, confondus ensemble, n’épargnent point l’aiguillon pour devancer les roues de leurs adversaires et les chevaux frémissants ; ceux-ci, en effet, serrés les uns contre les autres, lançaient leur écume et leur haleine brûlante sur les chars et sur les conducteurs[152]. Oreste touchait à la dernière borne[153], qu’il effleurait de son essieu, il lâchait les rênes, à droite, au cheval de volée, tandis qu’il retenait l’autre à gauche[154]. Jusque-là tous les chars avaient couru en bon ordre ; mais bientôt les chevaux fougueux[155] du citoyen d’Ænie s’emportent, et en achevant le sixième ou le septième tour, par un brusque mouvement[156] en sens contraire, heurtent de front le char du Libyen ; de là vint le désordre, ils se renversent et se fracassent l’un sur l’autre, et toute la plaine de Crisa[157] est couverte de débris[158]. À cette vue, l’Athénien, en habile cocher, se détourne, retient ses coursiers[159], et laisse les autres se débattre au milieu de la tempête. Oreste venait le dernier, retenant ses chevaux en arrière et mettant toute sa confiance dans la fin de la course[160] ; mais dès qu’il voit qu’un seul adversaire lui reste, il fait retentir son fouet à l’oreille de ses coursiers rapides et se met à sa poursuite ; déjà tous deux marchent de front, tantôt l’un, tantôt l’autre devance son rival de la tête de ses chevaux : l’infortuné, debout sur son char intact, avait jusqu’alors parcouru heureusement la carrière ; mais en lâchant les rênes au cheval de gauche qui contournait la borne, il la heurte sans le voir ; l’essieu se rompt par le milieu, lui-même est renversé de son char et s’embarrasse dans les rênes, et, après sa chute, ses chevaux s’élancent en désordre à travers la carrière. L’assemblée, lorsqu’elle le voit tomber de son char, déplore à grands cris le sort du jeune héros, si cruellement frappé après tant de hauts faits, traîné dans la poussière, et soulevant ses pieds embarrassés, jusqu’à ce que les autres concurrents, arrêtant avec peine la fougue de ses coursiers, dégagent son corps sanglant, défiguré et méconnaissable à l’œil même de ses amis[161]. Bientôt on le brûle sur un bûcher, et dans une urne étroite les tristes cendres de ce héros[162] sont rapportées par des Phocéens désignés pour cette mission, afin qu’il obtienne un tombeau sur la terre de sa patrie. Tels sont les faits que j’avais à te dire, récit douloureux, sans doute ; mais, pour ceux qui en furent témoins comme nous, spectacle le plus triste que je vis jamais !

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas ! toute la race antique de nos maîtres est donc, je le vois, détruite jusque dans sa racine !

CLYTEMNESTRE.

Ô Jupiter ! que penser de cette nouvelle ? Dois-je l’appeler heureuse, ou déplorable, mais utile ? Il est bien triste de ne conserver ma vie qu’au prix de mes propres malheurs !

LE GOUVERNEUR.

Ô femme, pourquoi te contrister ainsi de cette nouvelle ?


CLYTEMNESTRE.

La maternité est une chose étrange[163] ; car, quels que soient leurs torts, une mère ne peut haïr ses enfants.

LE GOUVERNEUR.

Nous avons donc fait, à ce qu’il semble, un voyage inutile.

CLYTEMNESTRE.

Non, il n’est pas inutile. Car comment pourrais-tu l’appeler ainsi, puisque tu m’apportes des preuves certaines de la mort de celui qui, oubliant les entrailles dont il était sorti, s’est dérobé à mes soins[164], pour vivre sur une terre étrangère, en exilé, et, une fois parti de ce pays, ne m’a plus revue, et qui, m’accusant du meurtre de son père, me faisait des menaces dont l’horreur, nuit et jour présente à mon esprit, chassait loin de moi le doux sommeil ; mais chaque instant son avis me semblait être celui de ma mort. Aujourd’hui enfin, car ce jour me délivre d’inquiétudes, et je n’ai plus rien à craindre ni de lui, ni d’Électre, cette ennemie domestique, plus cruelle encore, et toujours altérée de mon sang le plus pur ; aujourd’hui, ses menaces du moins ne troubleront plus mon repos.

ÉLECTRE.

Hélas ! malheur à moi ! c’est à présent, cher Oreste, qu’il me faut pleurer ta destinée, toi qui, même après ta mort, es encore outragé par une mère. Y a-t-il donc là de la justice ?

CLYTEMNESTRE.

Non pour toi... Mais il n’y a rien que de juste pour lui.

ÉLECTRE.

Entends-tu, Némésis, vengeresse de mon frère qui n’est plus ?

CLYTEMNESTRE.

Elle a entendu ceux qu’elle devait entendre, et elle a accompli leurs vœux.

ÉLECTRE.

Insulte-nous , car maintenant la fortune te sourit.

CLYTEMNESTRE.

Oreste et toi, vous ne détruirez pas ce bonheur.

ÉLECTRE.

Nous avons perdu le nôtre, loin de pouvoir détruire le tien.

CLYTEMNESTRE.

Je te devrais beaucoup, ô étranger, si tu avais mis fin à ces clameurs importunes.

LE GOUVERNEUR.

Je me retire donc, puisque tout va bien.

CLYTEMNESTRE.

Non pas, ce ne serait digne ni de moi, ni de l’hôte qui t’a envoyé. Mais entre dans ce palais, et laisse-la dehors exhaler ses cris sur ses malheurs et ceux de ses amis.



ÉLECTRE.

L’avez-vous vue, comme une mère affligée et désespérée, verser des larmes douloureuses et se lamenter sur la mort déplorable de son fils, la misérable ? au contraire, elle s’est retirée avec un rire insultant. O malheureuse Électre ! ô frère chéri ! que ta mort m’est fatale ! Elle a arraché de mon cœur le seul espoir que j’y gardais, de te voir un jour apparaître vivant, pour venger mon père et moi-même. Mais maintenant, où dois-je aller ? je suis seule, privée de mon père et de toi. Il me faudra encore être esclave au milieu de mes plus cruels ennemis, les meurtriers de mon père. N’est-ce pas là un sort bien heureux ? Mais non, je ne resterai plus avec eux sous le même toit ; sans amis, abandonnée de moi-même, je me consumerai de douleur[165] à la porte de ce palais. Si mes larmes importunent quelqu’un de ceux qui l’habitent, qu’il me tue ; mourir me sera doux, vivre, au contraire, m’est un supplice ; je n’ai nul regret de la vie.

LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Où sont donc les foudres de Jupiter, où est le Soleil resplendissant, si, témoins de tant d’horreurs, ils les cachent avec indifférence ?

ÉLECTRE.

Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

O ma fille, pourquoi pleurer ?

ÉLECTRE.

O dieux !

LE CHŒUR.

Ne pousse pas de si grands cris.

ÉLECTRE.
Tu me fais mourir.
LE CHŒUR.

Comment ?

ÉLECTRE.

Si, pour ceux que nous savons descendus aux enfers, tu me suggères des espérances, tu ne feras qu’insulter davantage à la douleur qui me consume.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Ne savons-nous pas que le roi Amphiaraos périt enlacé par la main d’une femme dans des tissus d’or[166] ? et maintenant sous la terre...

ÉLECTRE.

Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Il commande avec toute la plénitude de sa connaissance[167].

ÉLECTRE.

Hélas !

LE CHŒUR.

Oui, hélas ! car cette femme perverse…

ÉLECTRE.

A été punie de son crime.

LE CHŒUR.

Il est vrai.

ÉLECTRE.

Je le sais, je le sais ; il parut un vengeur qui mit fin au deuil d’Amphiaraos[168] ; mais moi, je n’en ai plus, car celui qui me restait encore m’a été ravi.

LE CHŒUR.
(Strophe 2.) Tu es malheureuse entre toutes les malheureuses.
ÉLECTRE.

Moi aussi, je le sais, je ne le sais que trop, grâce aux souffrances terribles, accumulées, prolongées, qui ont rempli ma vie.

LE CHŒUR.

Nous comprenons tes plaintes.

ÉLECTRE.

N’essaie donc plus de vaines consolations là où....

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

ÉLECTRE.

Je n’ai plus de secours à espérer de mon frère.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Mourir est la destinée de tous les hommes.

ÉLECTRE.

Est-ce aussi, comme pour cet infortuné, de périr embarrassés dans les rênes, traînés par des coursiers rapides ?

LE CHŒUR.

Désastre sans mesure !

ÉLECTRE.

Ne l’est-il pas, en effet ? quand, sur une terre étrangère, d’autres mains que les miennes....

LE CHŒUR.

Hélas !

ÉLECTRE.

Ont recueilli ses cendres, sans qu’il reçût ni un tombeau, ni le tribut de nos larmes ?



CHRYSOTHÉMIS.

La joie qui me transporte, chère Électre, me fait oublier la bienséance, pour accourir vers toi à la hâte. Je t’apporte le bonheur, et la fin des maux qui jusqu’ici te

coûtaient tant de larmes.
ÉLECTRE.

Comment aurais-tu trouvé un soulagement à mes douleurs, pour lesquelles je ne vois point de remède ?

CHRYSOTHÉMIS.

Oreste est ici, près de nous, sache-le de moi, sois-en aussi certaine que tu l’es de me voir.

ÉLECTRE.

Es-tu dans le délire, infortunée, et te ris-tu de tes maux et des miens ?

CHRYSOTHÉMIS.

J’en atteste nos dieux domestiques[169], ce n’est pas pour me jouer de toi ; mais, je le répète, il est ici.

ÉLECTRE.

Ah ! malheureuse que je suis ! et de quel homme as-tu appris cette nouvelle, pour y ajouter une foi si crédule ?

CHRYSOTHÉMIS.

Je n’en crois que moi-même et nul autre, j’en ai vu des preuves évidentes, et j’y ajoute foi.

ÉLECTRE.

Malheureuse, quelles sont ces preuves ? Qu’as-tu donc vu qui excite en toi cette ardeur de joie insensée ?

CHRYSOTHÉMIS.

Écoute donc, au nom des dieux, et ensuite tu décideras si je suis folle ou raisonnable.

ÉLECTRE.

Parle donc, si tel est ton plaisir.

CHRYSOTHÉMIS.

Oui, je te dirai tout ce que j’ai vu. Arrivée à l’antique tombeau de notre père, je vois des ruisseaux de lait récemment versé, et le sépulcre même paré à l’entour de toutes sortes de fleurs. Surprise à cette vue, je regarde de tous côtés si personne ne se présente à moi. Ayant reconnu que tout était calme et tranquille, je me rapproche alors du tombeau, et je vois des cheveux fraîchement coupés, déposés sur le tertre. Aussitôt, à ce spectacle, l’image bien connue du plus chéri des mortels frappe mon âme, et je crus voir une preuve de la présence d’Oreste ; je les prends dans mes mains, en m’abstenant de toute parole de mauvais augure, mais des pleurs de joie inondent mon visage. Et maintenant comme alors, j’en suis certaine, cette offrande ne peut venir que de lui. Car de qui serait-elle, si ce n’est de toi ou de moi ? Or, ce n’est pas de moi, je le sais, ni de toi non plus, puisque tu ne saurais impunément sortir de ce palais, pas même pour adorer les dieux[170]. Quant à ma mère, de telles pensées n’entrent point dans son cœur, et d’ailleurs elle n’aurait pu le faire sans être remarquée. Ces offrandes sont donc de la main d’Oreste. Ainsi, prends courage, chère Électre, la même fortune ne s’attache pas toujours aux mêmes mortels ; jusqu’ici elle nous était contraire ; mais ce jour sera peut-être l’œuvre de bien des prospérités.

ÉLECTRE.

Hélas ! que j’ai pitié de ta démence !

CHRYSOTHÉMIS.

Quoi donc ! ce que je dis ne te cause pas de joie ?

ÉLECTRE.

Tu ne sais ni en quels lieux tu es, ni où s’égare ton esprit.

CHRYSOTHÉMIS.

Comment ne saurais-je pas ce que j’ai vu de mes yeux ?

ÉLECTRE.

Il est mort, malheureuse, avec le salut que tu espérais

de lui ; n’attends plus rien d’Oreste.
CHRYSOTHÉMIS.

O malheur à moi ! Et de qui tiens-tu cette nouvelle ?

ÉLECTRE.

D’un homme qui fut témoin de son trépas.

CHRYSOTHÉMIS.

Où est cet homme ? quelle surprise est la mienne !

ÉLECTRE.

Il est dans ce palais, et Clytemnestre se plaît à l’entendre.

CHRYSOTHÉMIS.

Malheur à moi ! de qui donc étaient les nombreuses offrandes apportées au tombeau de mon père ?

ÉLECTRE.

Je crois plutôt qu’un inconnu aura déposé ces tristes souvenirs d'Oreste, après sa mort.

CHRYSOTHÉMIS.

Infortunée que je suis ! j’accourais avec joie te porter cette nouvelle, dans l’ignorance où j’étais de l’excès de notre malheur ; et maintenant, à peine arrivée, avec nos maux anciens j’en retrouve d’autres encore.

ÉLECTRE.

Il n’est que trop vrai ; mais si tu veux m’en croire, tu nous délivreras du fardeau de nos misères.

CHRYSOTHÉMIS.

Puis-je donc rappeler les morts du tombeau ?

ÉLECTRE.

Ce n’est pas là ce que j’ai dit ; je ne suis pas si insensée.

CHRYSOTHÉMIS.

Eh bien ! qu’ordonnes-tu que je sois capable d’accomplir ?

ÉLECTRE.

D’oser faire ce que je te conseillerai.

CHRYSOTHÉMIS.
Si c’est quelque chose d’utile, je ne m’y refuserai pas.
ÉLECTRE.

Prends garde, aucun bonheur ne s’achète sans peine[171].

CHRYSOTHÉMIS.

Je le sais ; je ferai tout ce que je puis.

ÉLECTRE.

Écoute donc à présent comment j’ai résolu d’accomplir mon projet. Tu sais toi-même que nous n’avons plus l’appui d’aucun ami ; Pluton nous les a ravis, et nous sommes restées seules. Pour moi, tant que j’entendais dire que mon frère était encore florissant de jeunesse et de vie, je conservais l’espoir qu’il reviendrait un jour venger le meurtre de mon père ; mais aujourd’hui qu’il n’est plus, je m’adresse à toi, pour qu’avec l’aide de ta sœur, tu n’hésites pas à immoler l’assassin de notre père, Égisthe ; car je ne dois rien te cacher. Jusqu’à quand resteras-tu oisive ? Quel espoir te soutient encore, toi dont le partage est de gémir, dépouillée des biens de la fortune paternelle, et de passer le reste de ta vie dans la douleur de vieillir sans époux ? En effet, n’espère plus d’hyménée ; car Égisthe n’est pas si inhabile, qu’il laisse, pour sa perte évidente, des enfants de ton sang ou du mien. Mais, si tu veux suivre mes conseils, d’abord tu t’honoreras par ta piété envers ton père et envers ton frère, et ensuite tu resteras libre comme tu l’es par ta naissance, et tu trouveras un hymen digne de toi ; car il n’est pas d’homme qui n’admire les nobles actions. Ne vois-tu pas quelle renommée tu feras rejaillir sur toi-même et sur moi, si tu suis mes conseils ? Quel citoyen, quel étranger à notre aspect ne s’écriera pas avec admiration : « Voyez, amis, ces deux sœurs qui ont sauvé le palais de leurs ancêtres, et qui, au péril de leurs jours, ont donné la mort à leurs ennemis dans toute leur puissance. Elles méritent l’amour, elles méritent le respect de tous ; il est juste d’honorer leur courage viril dans les fêtes et dans les assemblées solennelles ! » Voilà ce que tout homme dira de nous, et pendant notre vie comme après notre mort, la gloire ne nous manquera pas. Crois-moi donc, sœur chérie, venge ton père, viens en aide à ton frère, et délivre-moi, délivre-toi de tant de maux, sachant qu’une vie honteuse fait honte aux âmes bien nées.

LE CHŒUR.

Dans de telles entreprises, la prudence est une alliée nécessaire à celui qui conseille et à celui qui écoute.

CHRYSOTHÉMIS.

Ah ! sans doute, ô femmes, si son esprit n’était égaré par la douleur, elle eût, avant de parler, gardé cette circonspection dont elle s’est écartée. Sur quelle espérance, en effet, t’armes-tu de tant d’audace et m’appelles-tu à te seconder ? Ne le vois-tu pas ? tu n’es qu’une femme[172], et ton bras est plus faible que celui de tes ennemis ; leur fortune est chaque jour plus prospère, tandis que la nôtre se retire et s’anéantit. Qui donc pourrait attaquer un homme si puissant, sans s’exposer à un grand dommage ? Prends garde d’accroître encore les maux qui nous accablent, si de pareils discours étaient entendus. Car il n’y a ni délivrance, ni profit pour nous à illustrer notre nom, pour finir par une mort honteuse : et encore le plus grand des maux n’est pas de mourir, mais après avoir désiré la mort[173], de ne pouvoir pas même l’obtenir. Je t’en conjure donc, avant de nous perdre à jamais et de détruire toute notre race, réprime ta colère ; j’ensevelirai tes paroles dans le silence et l’oubli ; mais toi, apprends du moins avec le temps, puisque tu ne peux rien, à céder aux plus forts.

LE CHŒUR.

Suis ces conseils. Il n’est pas pour les hommes de bien plus précieux que la prudence et un esprit sage.

ÉLECTRE.

Ta réponse ne me surprend pas ; d’avance je m’attendais à ton refus. Mais seule, de ma propre main, il me faut accomplir cette œuvre ; car, certes, je ne la laisserai pas sans exécution.

CHRYSOTHÉMIS.

Ah ! que n’avais-tu ces sentiments lorsqu’on assassinait notre père ! tu aurais tout achevé.

ÉLECTRE.

Je les avais dans mon âme, mais ma résolution était alors trop faible.

CHRYSOTHÉMIS.

Tâche de conserver toute ta vie les mêmes dispositions.

ÉLECTRE.

C’est pour ne pas m'aider que tu me donnes ces conseils.

CHRYSOTHÉMIS.

Celui qui veut faire le mal doit subir le mal à son tour.

ÉLECTRE.

Je loue ta prudence, mais je déteste ta faiblesse.

CHRYSOTHÉMIS.

J’aurai aussi un jour à entendre tes éloges.

ÉLECTRE.

C’est ce que tu n’obtiendras jamais de moi.

CHRYSOTHÉMIS.

Il reste un temps assez long pour en décider.

ÉLECTRE.
Va-t’en ; on ne peut attendre de toi aucun secours.
CHRYSOTHÉMIS.

Tu le pourrais, mais il te manque la docilité.

ÉLECTRE.

Va redire tout ceci à ta mère.

CHRYSOTHÉMIS.

Je n’ai pas pour toi tant de haine.

ÉLECTRE.

Mais considère du moins à quel degré d’infamie tu veux me conduire.

CHRYSOTHÉMIS.

D’infamie, non, mais de prévoyance pour toi-même.

ÉLECTRE.

Dois-je exécuter tout ce qui te semble juste ?

CHRYSOTHÉMIS.

Quand tu auras ta raison, alors tu seras notre guide.

ÉLECTRE.

Certes, il est étrange de bien parler et de mal agir.

CHRYSOTHÉMIS.

C’est précisément la faute dans laquelle tu tombes toi-même.

ÉLECTRE.

Eh quoi ! mon projet ne te semble pas juste ?

CHRYSOTHÉMIS.

Mais il est des cas où la justice est nuisible.

ÉLECTRE.

Ce sont là des lois auxquelles je ne veux pas soumettre ma vie.

CHRYSOTHÉMIS.

Mais si tu persistes dans tes desseins, plus tard tu m’approuveras.

ÉLECTRE.

Oui, j’y persiste, sans que tu puisses m’effrayer.

CHRYSOTHÉMIS.

Est-il vrai ? ne changeras-tu pas de résolution ?

ÉLECTRE.

C’est qu’il n’est rien de plus odieux que les lâches

conseils.
CHRYSOTHÉMIS.

Tu sembles ne tenir nul compte de ce que je dis.

ÉLECTRE.

Ma résolution est prise , et ce n’est pas d’aujourd’hui.

CHRYSOTHÉMIS.

Je me retire donc, puisque tu ne saurais approuver mon langage, ni moi ta conduite.

ÉLECTRE.

Eh bien ! rentre. Je n’aurai plus de commerce avec toi, quelles que puissent être tes instances ; car c’est une grande folie de poursuivre ce qui n’existe pas.

CHRYSOTHÉMIS.

Si tu crois avoir la raison pour toi, persiste dans tes idées ; mais quand tu seras tombée dans le malheur, tu approuveras mes paroles.

(Elle sort.)



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Quoi ! nous voyons dans les airs les oiseaux les plus sages[174] s’empresser de nourrir ceux dont ils ont reçu la vie et les conseils paternels ; pourquoi n’imitons-nous pas leur exemple ? Mais j’en atteste les foudres de Jupiter et la céleste Justice, les ingrats ne seront pas longtemps impunis. O Renommée ! toi qui pénètres dans les entrailles de la terre, fais entendre une voix lamentable aux malheureux Atrides qui habitent les enfers, et raconte-leur de tristes opprobres.

(Antistrophe 1.) Dis-leur que leur maison est en proie à l’affliction[175] et que leurs filles, divisées par des passions contraires, ne vivent plus dans l’union fraternelle. Seule et délaissée, Électre, battue par la tempête[176], gémit sans cesse sur son père, comme le rossignol plaintif, insouciante de la vie, prête même à mourir, pourvu qu’elle écrase deux furies[177]. Est-il au monde une fille plus digne de son noble sang ?

(Strophe 2.) Nul cœur généreux, atteint par le malheur, ne veut souiller sa gloire et perdre l’honneur de son nom. Toi aussi, ô ma fille, tu préfères, au sein des larmes, l’existence la plus chétive[178] en t’armant contre le crime, pour obtenir à la fois la double gloire d’être appelée sage et fille dévouée.

(Antistrophe 2.) Puisses-tu vivre triomphante de tes ennemis[179] par ta puissance et ta fortune, autant que tu es aujourd’hui assujettie à leur puissance ! car je te trouve en proie à un sort déplorable, mais donnant l’exemple de la soumission aux lois les plus saintes, par ta piété envers Jupiter.



ORESTE.

Femmes, dites-moi, avons-nous été bien informés, et sommes-nous en effet au lieu où nous voulons arriver ?

LE CHŒUR.

Que désires-tu, et que viens-tu chercher ici ?

ORESTE.

Égisthe et le lieu qu’il habite, voilà ce que je cherche depuis longtemps.

LE CHŒUR.

Tu es arrivé juste, et l’on ne t’a pas trompé.

ORESTE.

Qui de vous pourrait donc annoncer aux habitants de

ce palais notre arrivée désirée ?
LE CHŒUR.

Celle-ci[180], du moins, si le message doit être porté par un des proches.

ORESTE.

Entre donc, ô femme, et annonce que des hommes arrivés de Phocide demandent Égisthe.

ÉLECTRE.

Ah ! malheur à moi ! venez-vous donc confirmer la triste nouvelle que nous avons reçue ?

ORESTE.

J’ignore le fait dont tu parles ; mais le vieillard Strophios[181] m’envoie apporter des nouvelles d’Oreste.

ÉLECTRE.

Eh bien ! qu’y a-t-il, étranger ? la frayeur me glace.

ORESTE.

Nous apportons, comme tu le vois, ses tristes restes dans cette urne légère.

ÉLECTRE.

Ah ! malheureuse que je suis ! le fait n’est que trop manifeste ! Je vois, je touche l’objet de ma douleur !

ORESTE.

Si tu pleures sur le malheur d’Oreste, sache que cette urne contient son corps.

ÉLECTRE.

O étranger, au nom des dieux, permets-moi, puisque ce vase le renferme, de le prendre entre mes mains, afin que je pleure sur cette cendre mes infortunes et celles de toute ma race.

ORESTE.

Approchez, donnez-lui cette urne ; car quelle qu’elle soit, elle ne la demande pas dans un esprit de haine, mais elle lui était sans doute unie par l’amitié ou par les

liens du sang.
ÉLECTRE[182].

O monument du plus chéri des hommes, uniques restes de mon frère, combien me voilà loin des espérances que je fondais sur toi, quand je t’envoyai loin de ce palais ! Aujourd’hui, je ne tiens que tes cendres ; alors, ô enfant, je t’envoyai loin de ces lieux, plein de vie. Ah ! que n’ai-je perdu la vie avant de t’envoyer sur une terre étrangère, et de te dérober de mes mains pour te sauver du carnage ! En mourant ici, ce même jour, tu aurais partagé le tombeau de ton père. Mais aujourd’hui tu es mort tristement, hors de ta patrie, sur une terre d’exil, loin de ta sœur ; et mes mains soigneuses n’ont pu ni laver ton cadavre, ni enlever du bûcher, comme je l’aurais dû, ce triste fardeau ; infortunée ! des mains étrangères t’ont rendu ce pieux devoir, et tu me reviens, poids léger dans une urne légère. Hélas ! soins inutiles que jadis je prodiguai à ton enfance avec des peines si douces[183] ! car jamais tu ne fus plus cher à ta mère qu’à moi-même ; je ne m’en reposais pas sur d’autres, seule j’étais ta nourrice, et le nom de ta sœur était sans cesse invoqué par toi. Maintenant tout s’est évanoui avec le jour qui t’a vu périr ; car, en mourant, tu nous as tout ravi, comme une tempête. J’ai perdu mon père, je meurs de ta mort, toi-même tu n’es plus. Cependant nos ennemis se rient de nous, elle s’enivre d’allégresse, cette mère dénaturée, dont tu me promis tant de fois par de secrets messages de venir punir les forfaits. Mais le cruel génie qui présidait à tes jours et aux miens a détruit ces projets, et ne m’a rendu, au lieu d’un être chéri, qu’un peu de poussière et une ombre vaine[184]. Hélas ! hélas ! tristes dépouilles ! ô fatal voyage ! ô frère bien-aimé ! tête si chère ! tu m’as perdue ; oui, c’est fait de moi. Reçois-moi donc dans ce sombre asile, car je ne suis aussi qu’un fantôme, j’habiterai avec toi les enfers. Tant que tu fus sur la terre, je partageai ta destinée ; maintenant je désire partager ta tombe, et mourir ; car je ne vois pas que les morts aient encore à souffrir.

LE CHŒUR.

Songe, Électre[185], que tu es née d’un père mortel, et Oreste l’était aussi ; modère donc tes regrets. En effet, Je même sort attend tous les humains.

ORESTE.

Hélas ! hélas ! que dire ? comment exprimer ce que je veux faire entendre ? car je ne puis plus retenir mes paroles.

ÉLECTRE.

Quelle douleur te saisit ? que signifie ce langage ?

ORESTE.

Serais-tu donc cette glorieuse Électre ?

ÉLECTRE.

C’est elle-même, mais en quel état déplorable !

ORESTE.

Hélas ! à quelle cruelle infortune tu es réduite !

ÉLECTRE.

Quelle cause, étranger, te fait ainsi gémir sur moi ?

ORESTE.

O beauté indignement flétrie, et par l’abandon des dieux[186] !

ÉLECTRE.

Oui, c’est bien sur moi-même que s’exhalent tes regrets,

ô étranger !
ORESTE.

Hélas ! quelle est ton existence, sans époux et en proie à la détresse !

ÉLECTRE.

Pourquoi donc jettes-tu sur moi ces regards de tristesse ?

ORESTE.

Ah ! je ne connaissais encore rien de mes malheurs.

ÉLECTRE.

En quoi les as-tu connus par mes paroles ?

ORESTE.

En te voyant parée[187] de tes souffrances.

ÉLECTRE.

Et pourtant tu ne vois que la moindre partie de mes maux.

ORESTE.

Et comment serait-il possible d’en voir de plus cruels ?

ÉLECTRE.

C’est que je suis forcée de vivre avec des meurtriers.

ORESTE.

De qui ? Quel est ce meurtre de qui tu parles.

ÉLECTRE.

Ceux de mon père ; et, de plus, je suis contrainte d’être leur esclave.

ORESTE.

Quel mortel te réduit donc à cette extrémité ?

ÉLECTRE.

On l’appelle ma mère, mais elle n’a rien d’une mère.

ORESTE.

Que fait-elle ? emploie-t-elle la violence ou la faim ?

ÉLECTRE.

La violence et la faim, et toutes les cruautés.

ORESTE.

Et tu n’as personne qui te défende, qui arrête sa

fureur ?
ÉLECTRE.

Non, personne ; car mon unique défenseur n’est plus, tu m’apportes ses cendres.

ORESTE.

O infortunée ! que ton aspect excite ma pitié !

ÉLECTRE.

Tu es le seul mortel, sache-le, dont j’aie jamais connu la pitié.

ORESTE.

C’est que je suis le seul qui souffre de tes maux.

ÉLECTRE.

Serais-tu donc quelqu’un de mes proches ?

ORESTE.

Je m’expliquerai, si tes compagnes te sont dévouées.

ÉLECTRE.

Oui, elles sont dévouées ; tu peux compter sur leur fidélité.

ORESTE.

Laisse d’abord cette urne, si tu veux tout savoir.

ÉLECTRE.

Au nom des dieux, étranger, ne me l’arrache pas.

ORESTE.

Fais ce que je te dis, tu ne t’en repentiras jamais.

ÉLECTRE.

Par ce visage que je touche[188], ne m’enlève pas un dépôt si cher.

ORESTE.

Je ne souffrirai pas que tu le gardes.

ÉLECTRE.
Ah ! quelle est ma misère, cher Oreste, si je suis privée de tes cendres ?
ORESTE.

Parle mieux ; car c’est à tort que tu t’affliges.

ÉLECTRE.

Quoi ! je m’afflige à tort de la mort d’un frère ?

ORESTE.

Il ne te convient pas de dire de telles paroles.

ÉLECTRE.

Suis-je donc si indigne de celui qui n’est plus ?

ORESTE.

Non, tu n’es indigne de personne, mais cette urne n’est rien pour toi.

ÉLECTRE.

Eh quoi ! n’est-ce pas les cendres d’Oreste que je tiens ?

ORESTE.

Non, les cendres d’Oreste ne sont là qu’en paroles.

ÉLECTRE.

Où est donc le tombeau de cet infortuné ?

ORESTE.

Nulle part, car il n’est point de tombeau pour ceux qui sont pleins de vie.

ÉLECTRE.

Que dis-tu, cher enfant ?

ORESTE.

Rien qui ne soit véritable.

ÉLECTRE.

Il est donc vivant ?

ORESTE.

Oui, puisque je respire.

ÉLECTRE.

C’est donc toi ?

ORESTE.
Vois ce sceau de mon père[189], et reconnais si je dis vrai.
ÉLECTRE.

O jour de bonheur !

ORESTE.

De bonheur, j’en suis garant.

ÉLECTRE.

O douce voix ! te voilà donc enfin !

ORESTE.

Oui, c’est bien moi[190].

ÉLECTRE.

Je te serre dans mes bras[191] !

ORESTE.

Que ce soit pour jamais.

ÉLECTRE.

O chères compagnes, femmes de ce pays, voyez cet Oreste, qu’une feinte mort m’avait enlevé, et qu’elle me rend aujourd’hui !

LE CHŒUR.

Nous le voyons, ô ma fille, et cet heureux événement fait couler de nos yeux des larmes de joie[192].

ÉLECTRE[193].

(Strophe.) O rejeton d’un père chéri, te voilà enfin venu ! tu retrouves, tu revois ceux que tu désirais !

ORESTE.
Je suis prêt de toi ; mais garde le silence, et attends.
ÉLECTRE.

Qu’y a-t-il donc ?

ORESTE.

Il vaut mieux se taire, de peur d’être entendu de ce palais.

ÉLECTRE.

Non, j’en atteste la chaste Diane, je ne croirai jamais avoir à craindre ce troupeau de femmes, inutile fardeau de la terre.

ORESTE.

Prends garde cependant, l’esprit de Mars anime quelquefois les femmes ; tu le sais trop par ton expérience.

ÉLECTRE.

Hélas ! hélas ! tu me rappelles un malheur dont le souvenir trop présent ne peut jamais ni s’effacer, ni s’oublier.

ORESTE.

Je le sais aussi ; mais quand le moment sera venu[194], alors il faudra s’en souvenir.

ÉLECTRE.

(Antistrophe.) Tout temps est bon pour faire entendre nies justes plaintes ; car c’est à peine de ce moment si ma bouche est libre.

ORESTE.

J’en suis d’accord avec toi. Fais donc en sorte de conserver cette liberté.

ÉLECTRE.

Pour cela que faut-il faire ?

ORESTE.

Veuille ne pas trop parler mal à propos.

ÉLECTRE.

Qui donc pourrait trouver juste, quand tu reparais, de me condamner ainsi au silence, après t’avoir revu d’une

manière si inattendue, si inespérée ?
ORESTE.

Tu m’as vu quand les dieux m’ont donné l’ordre de revenir.

ÉLECTRE.

Cette parole augmente encore ma joie de ta présence, si c’est un dieu qui t’a ramené vers nous ; et je regarde ton retour comme une chose divine.

ORESTE.

C’est à regret que je réprime tes transports, mais je crains fort que tu ne cèdes trop à l’excès de ta joie.

ÉLECTRE.

O toi qui, après une si longue attente, as entrepris ce voyage qui t’a rendu à mes vœux, ne va pas, quand tu me retrouves ainsi accablée par le malheur....

ORESTE.

Que veux-tu de moi ?

ÉLECTRE.

Ne va pas m’interdire la joie de ta présence.

ORESTE.

Non certes ; je m’indignerais que d’autres voulussent t’en priver.

ÉLECTRE.

Tu y consens donc ?

ORESTE.

Pourrais-je m’en défendre ?

ÉLECTRE.

O mes amies, j’ai entendu cette voix que je n’espérais plus entendre. À la fatale nouvelle[195], je restai sans voix, et les cris même, je ne les entendais pas (malheureuse !).

Mais enfin, cher Oreste, je te possède ; tu m’es apparu avec un heureux aspect, que les plus grands malheurs ne pourraient me faire oublier.
ORESTE.

Laisse les discours superflus, et ne me parle point de la cruauté de ma mère, ni des prodigalités par lesquelles Égisthe ruine la maison de notre père et dissipe ses biens ; l’occasion se perdrait durant ces vains propos. Mais fais-moi connaître les faits qui me seront utiles en cette conjoncture, en quels lieux nous devons apparaître ou nous cacher, pour mettre fin, par notre arrivée, aux rires de nos ennemis. Prends garde que ta mère ne devine quelque chose à la gaieté de ton visage, quand nous serons entrés dans le palais ; aie plutôt l’air de pleurer ma mort prétendue ; car après le succès, nous pourrons librement rire et nous livrer à la joie.

ÉLECTRE.

O mon frère, ta volonté sera aussi la mienne ; c’est de toi seul que je reçois mon bonheur[196] ; je ne voudrais pas non plus te causer le moindre chagrin, quelque avantage qu’il dût m’en revenir ; car ce serait mal servir le dieu qui nous protège. Tu sais ce qui se passe dans ce palais ; comment ne le saurais-tu pas ? tu as entendu qu’Égisthe en est absent, il n’y reste que ma mère ; et ne crains pas qu’elle surprenne jamais sur mes lèvres un sourire de gaieté ; ma haine est trop profondément enracinée ; et, d’ailleurs, depuis que je t’ai revu, je ne cesse de verser des larmes de joie. Comment pourrais-je les retenir, quand, en un même jour, je t’ai vu passer de la mort à la vie ? Tu as réalisé pour moi des faits inespérés ; tellement que, si mon père revenait à la vie, je n’y verrais plus un prodige pour moi, et j’en croirais mes yeux. Puis donc que tu as accompli cet heureux retour, dirige toi-même l’entreprise à ton gré, car, pour moi, si j’avais été seule, j’aurais pris l’un de ces deux partis, ou de me

délivrer avec honneur, ou de périr avec gloire[197].
ORESTE.

Silence ; j’entends quelqu’un sortir du palais.

ÉLECTRE[198].

Entrez, ô étrangers ! surtout quand ce que vous apportez ne saurait être ni repoussé, ni reçu avec joie.



LE GOUVERNEUR.

O insensés ! quelle est votre imprudence ! êtes-vous si insouciants de votre vie, ou assez dépourvus de raison naturelle, pour ne pas reconnaître que vous êtes, je ne dis pas près du péril, mais dans le péril même, et le plus imminent ? Et certes, si je n’avais depuis longtemps veillé à cette porte, vos projets auraient, dans l’intérieur du palais, pénétré avant votre personne ; mais à présent j’y ai heureusement pourvu. Laissez donc ces longs entretiens et ces témoignages éternels d’une joie intarissable, et entrez ; car en de telles circonstances tout délai est funeste ; voici le moment d’agir.

ORESTE.

En quel état trouverai-je donc les choses, à mon entrée dans le palais ?

LE GOUVERNEUR.

Tout va bien ; car il se trouve que personne ne te connaît.

ORESTE.

Tu leur as sans doute annoncé ma mort ?

LE GOUVERNEUR.

Ils te comptent parmi les habitants du séjour de Pluton.

ORESTE.
Cette nouvelle les a-t-elle réjouis ? ou que disent-ils !
LE GOUVERNEUR.

Quand tout sera fini, je te le dirai ; mais jusqu’ici tout va bien, même ce qu’ils font de mal[199].

ÉLECTRE.

Quel est cet homme, mon frère ? au nom des dieux, dis-le-moi.

ORESTE.

Ne le reconnais-tu pas ?

ÉLECTRE.

Je n’en ai même pas l’idée.

ORESTE.

Ne sais-tu pas en quelles mains tu me remis autrefois ?

ÉLECTRE.

À qui ? Que veux-tu dire ?

ORESTE.

Celui qui, par tes soins, me porta secrètement dans le pays des Phocéens.

ÉLECTRE.

Est-ce donc cet homme que, seul entre tous, je trouvai fidèle, quand on égorgeait mon père ?

ORESTE.

C’est lui-même ; ne me fais pas de plus longues questions.

ÉLECTRE.

O jour de bonheur ! ô unique sauveur de la race d’Agamemnon, te voilà de retour ! Tu es donc celui qui nous a l’un et l’autre sauvés de tant de maux ? O mains chéries, ô toi dont les pieds nous ont prêté un si heureux ministère[200], pourquoi m’as-tu si longtemps caché ta présence ? pourquoi, au lieu de te révéler à moi, me donnais-tu la mort par tes paroles, quand tu pouvais me combler de joie ? Salut, ô mon père ; car je crois voir le mien ; salut : apprends que tu es l’homme du monde que j’ai le plus haï et le plus aimé dans un même jour.

LE GOUVERNEUR.

C’en est assez. Bien des nuits et autant de jours s’écouleront à te raconter, Électre, tout ce qui s’est passé dans cet intervalle. Vous, Oreste et Pylade, je vous avertis que voici le moment d’agir ; maintenant Clytemnestre est seule, maintenait il n’y a point d’hommes dans le palais ; mais si vous différez, songez que vous aurez en outre à combattre une foule plus habile et plus redoutable.

ORESTE.

Ce ne sont plus de longs discours qu’il nous faut, Pylade ; mais entrons au plus tôt, après avoir salué les statues des dieux de notre famille, qui veillent au vestibule de ce palais.

ÉLECTRE.

Puissant Apollon, sois favorable à leurs vœux, ainsi qu’à moi, qui t’ai souvent adressé de mes mains suppliantes les offrandes dont je pouvais disposer ! Maintenant, Apollon Lycien[201], je t’offre ce qui est en mon pouvoir, de simples prières ; je t’en supplie, je t’en conjure, assiste-nous dans cette entreprise, et montre aux mortels quel prix les dieux réservent à l’impiété[202].



LE CHŒUR.

(Strophe.) Voyez comme le dieu Mars s’élance altéré du sang que lui a préparé la Discorde. Déjà entrent dans le palais, vengeresses d’horribles attentats, les Furies inévitables[203] ; il ne tardera donc plus longtemps à se réaliser, le rêve de mon cœur, encore en suspens. (Antistrophe.) En effet, vengeur des morts, Oreste s’avance d’un pied furtif dans le palais antique, demeure de ses pères, tenant à la main un glaive récemment aiguisé. Le fils de Maïa, Mercure, couvrant son piège de ténèbres, le conduit au but même, et ne tarde plus.



(Électre, qui avait suivi son frère dans le palais, revient sur la scène.)

ÉLECTRE.

O mes amies, à l’instant même ils exécutent leur dessein ; ainsi, attendez en silence.

LE CHŒUR.

Comment donc ? que font-ils maintenant ?

ÉLECTRE.

Elle prépare l’urne[204] pour le festin des funérailles[205] ; ils se tiennent auprès d’elle.

LE CHŒUR.

Et toi, pourquoi es-tu sortie du palais ?

ÉLECTRE.

Pour empêcher qu’Égisthe ne nous surprenne par un retour imprévu.

CLYTEMNESTRE, dans l’intérieur du palais

Hélas ! hélas ! ô palais vide d’amis, et rempli d’assassins !

ÉLECTRE.

On crie là dedans ; n’entendez-vous pas, mes amies ?

LE CHŒUR.

Malheureuse, j’ai entendu des choses horribles à entendre, et j’en frissonne.

CLYTEMNESTRE.

Ah ! malheur à moi ! Égisthe, où es-tu donc ?

ÉLECTRE.
Voilà que l’on crie de nouveau.
CLYTEMNESTRE.

Mon fils ! ô mon fils ! aie pitié de ta mère !

ÉLECTRE.

Ah ! tu n’as eu pitié ni de lui, ni de son père !

LE CHŒUR.

O ville ! ô race déplorable ! aujourd’hui le destin achève ta ruine.

CLYTEMNESTRE.

O dieux ! je suis frappée !

ÉLECTRE.

Frappe, redouble les coups.

CLYTEMNESTRE.

O ciel ! encore une fois[206] !

ÉLECTRE.

Ah ! si le même coup pouvait frapper Égisthe !

LE CHŒUR.

Les imprécations s’accomplissent ; ceux que couvrait la terre renaissent à la vie ; en effet, les anciens morts répandent à leur tour le sang de leurs meurtriers. Mais les voici qui paraissent ; leurs mains dégouttent encore du sang de la victime immolée au dieu Mars. Je ne sais que dire....



ÉLECTRE.

Oreste, où en sont les choses ?

ORESTE.

Dans le palais tout va bien, si Apollon a bien rendu son oracle. La malheureuse est morte ; tu n’as plus à redouter les affronts et les outrages de ta mère.

LE CHŒUR.
Faites silence, car je vois clairement paraître Égisthe.
ÉLECTRE.

Ah ! mes amis, ne rentrerez-vous pas ?

ORESTE.

Le voyez-vous s’avancer vers nous ?

ÉLECTRE.

Le voici qui revient du faubourg, plein de joie[207]...

LE CHŒUR.

Retirez-vous promptement sous le vestibule ; un premier effort vous a réussi, qu’il en soit de même du second.

ORESTE.

Aie confiance ; nous réussirons comme tu le désires.

ÉLECTRE.

Hâte-toi donc.

ORESTE.

Voici que je me retire.

ÉLECTRE.

Ici je veillerai à tout.

LE CHŒUR.

Il serait bon de lui insinuer quelques douces paroles, pour le faire tomber par mégarde dans le piège dressé par la vengeance.



ÉGISTHE.

Qui de vous sait où sont ces étrangers de Phocide qui, dit-on, nous apportent la nouvelle de la mort d’Oreste, écrasé dans un combat de chars[208] ? C’est toi surtout que j’interroge, toi, toi-même qui jusqu’à ce jour montrais tant d’audace ; car cet événement t’intéresse trop, je pense, pour que tu n’en sois pas bien instruite.

ÉLECTRE.

Je le sais, car comment en peut-il être autrement ? j’ignorerais le sort[209] des miens, pour moi ce qu’il y a de plus cher.

ÉGISTHE.

Où sont donc ces étrangers ?

ÉLECTRE.

Ils sont dans le palais. Ils y ont trouvé une hôtesse bien chère[210].

ÉGISTHE.

Ont-ils annoncé sa mort comme bien certaine ?

ÉLECTRE.

Ils l’ont bien prouvée, et non pas seulement par des paroles.

ÉGISTHE.

En avons-nous donc des preuves évidentes ?

ÉLECTRE.

Nous en avons certes, et le spectacle en est assez déplorable.

ÉGISTHE.

Tes paroles me comblent de joie, et ce n’est pas ton habitude.

ÉLECTRE.

Va goûter ce plaisir, s’il te paraît si doux.

ÉGISTHE.

Qu’on fasse silence, et qu’on ouvre les portes à tout le peuple de Mycènes et d’Argos, pour qu’il puisse voir, et que, si quelqu’un avait jadis fondé de vaines espérances sur le retour d’Oreste, il apprenne, en voyant aujourd’hui son cadavre[211], à subir mon joug et à revenir de luimême à de plus sages pensées, sans y être contraint par la force ou par mes châtiments.

ÉLECTRE.

À présent, tout ce qui dépendait de moi est accompli ; le temps m’a appris à être sage, et à m'accorder avec les plus forts[212].

ÉGISTHE.

O Jupiter ! si je puis le dire sans offenser les dieux, je vois le plus heureux spectacle ; mais si Némésis s’y oppose[213], je rétracte ces paroles. Écartez tous les voiles qui le couvrent à nos yeux, pour que la parenté qui nous unissait obtienne aussi le tribut de mes larmes.

ORESTE.

Lève toi-même ce voile ; ce n’est pas à moi, mais à toi, qu’il appartient de contempler ce corps, et de lui adresser des paroles d’amitié.

ÉGISTHE.

Ton avis est raisonnable, et je le suivrai ; pour vous, appelez Clytemnestre, si elle est dans le palais.

ORESTE.

La voici près de toi, ne cherche plus ailleurs.

ÉGISTHE.

Malheur à moi ! Que vois-je ?

ORESTE.

Qui crains-tu ? ne reconnais-tu pas ?

ÉGISTHE.

Quels sont donc les hommes dans les filets desquels je suis tombé, malheureux ?

ORESTE.

Ne vois-tu pas que depuis longtemps, plein de vie, tu parles avec des morts ?

ÉGISTHE.

Hélas ! j’ai trop compris tes paroles ; car il n’est pas

possible que celui qui me parle ne soit Oreste.
ORESTE.

Tout bon devin que tu sois, tu t’abusais depuis longtemps.

ÉGISTHE.

Ah ! misérable, je suis perdu ! mais permets-moi de te dire au moins quelques mots.

ÉLECTRE.

Au nom des dieux, mon frère, ne lui permets point de parler encore, ni de prolonger l’entretien ; car qu’importe à un homme tombé dans le malheur, et sur le point de mourir, le délai de quelques moments ? Mais frappe-le sur-le-champ, et abandonne loin de nos yeux son cadavre aux sépulcres[214] qui lui conviennent ; car c’est là l’unique soulagement de mes longues douleurs.

ORESTE.

Entre au plus tôt ; il n’est plus question de discourir, mais il s’agit de ta vie.

ÉGISTHE.

Pourquoi me conduire dans l’intérieur du palais ? Si ton action est belle, qu’as-tu besoin des ténèbres ? Que ne frappes-tu à l’instant ?

ORESTE.

Ne parle plus en maître ; mais viens là où tu as tué mon père, c’est dans le même lieu que tu dois mourir.

ÉGISTHE.

Est-il donc de toute nécessité que ce palais soit témoin des maux présents des Pélopides, et de ceux qui les attendent dans l’avenir[215] ?

ORESTE.

Toi, du moins ; voilà ce que je te prédis à coup sûr.

ÉGISTHE.

Au moins, ce n’est pas de ton père que tu tiens cet art

dont tu te vantes[216] !
ORESTE.

Voilà bien des paroles, c’est trop de retards ; marche donc.

ÉGISTHE.

Conduis-moi.

ORESTE.

C’est à toi de marcher devant.

ÉGISTHE.

Crains-tu que je ne t’échappe ?

ORESTE.

Non, mais je veux t’enlever toute consolation dans ta mort, et t’en laisser toute l’amertume. Il faudrait que ce châtiment fût appliqué sur-le-champ à tous ceux qui osent violer les lois, la mort : la perversité ne ferait pas alors tant de progrès.

LE CHŒUR.

O race d’Atrée ! que de maux tu as soufferts, avant que ce coup hardi t’ait rendu enfin la liberté !


FIN DE L’ÉLECTRE..


ŒDIPE ROI[modifier]


TRAGÉDIE[modifier]


NOTICE
SUR L’ŒDIPE ROI.




L’Œdipe Roi est la plus belle pièce de Sophocle et le chef-d’œuvre de l’art dramatique chez les Grecs, comme l’Œdipe à Colone est la première pour l’élévation de la poésie et pour la pureté des idées morales. Nulle part la puissance du Destin, telle que les anciens la concevaient, n’apparaît sous un jour plus redoutable. Un homme est conduit irrésistiblement, par la seule fatalité qui s’attache à sa race, à commettre les crimes les plus effroyables et les plus inouïs, à tuer son père, à devenir l’époux de sa mère, et cela, sans cesser d’avoir le cœur pur et d’être innocent d’intention : tous ces crimes sont involontaires, il les commet sans le savoir. D’anciennes prédictions annoncent ces événements funestes, mais en apparence, ils ont été démentis par le fait. Cependant, à la fin, ces oracles se trouvent vérifiés, les inévitables arrêts du Destin sont accomplis dans toutes leurs terribles menaces.

C’est ici le lieu de remarquer le rôle important que jouent les oracles dans toutes les tragédies de Sophocle ; presque partout ils sont le principal ressort de l’action. Ici une peste cruelle ravage la ville de Thèbes ; Œdipe envoie au temple de Delphes consulter l’oracle sur les moyens de la faire cesser ; le dieu répond par l’ordre de chercher le meurtrier de Laïus, qui se cache dans la ville, et de l’en bannir ou de le mettre à mort. De là naissent, comme autant de conséquences, et les imprécations d’Œdipe, qui doivent retomber sur lui-même, et les révélations successives, qui amènent la catastrophe.

Œdipe lui-même est sous le coup des oracles qui ont présidé à sa naissance, et qui planent sur la destinée de toute sa race. Du reste, cet Œdipe, sur lequel le destin épuise ses rigueurs, est bon, humain, compatissant ; il sympathise avec les souffrances de son peuple, son premier vœu est de soulager ses misères ; et cependant le poète ne l’a pas montré tout à fait irréprochable, il lui a donné des défauts attachés à la puissance et au génie : il est présomptueux, irritable, la prospérité a grandi sa foi en lui-même, l’exercice du souverain pouvoir l’a rendu fier et impérieux. C’est bien le représentant de l’humanité, avec sa confiance sans bornes en sa propre raison : une fois engagé dans une voie, rien ne saurait le faire reculer ; dès la première lueur jetée sur son obscure destinée, il la suit jusqu’au bout, quoiqu’il pressente déjà la funeste issue de ses recherches.

C’est une belle conception que celle du devin Tirésias, qui sait tout, et qui redoute de révéler la vérité. Quelle profondeur dans cette tristesse sans égale que lui laisse la connaissance du passé et de l’avenir ! Il est aveugle, comme si cette privation de la vue extérieure le rendait plus clairvoyant dans les choses qui échappent aux yeux des mortels. Objet de la vénération publique, la voix du Chœur, qui est ici celle du peuple, le met de pair avec Apollon : « Tirésias partage avec Phœbus la science prophétique. » La qualification d’ᾶναξ (prince) est donnée à l’un et à l’autre. Il répond fièrement à Œdipe : « Sujet d’Apollon, je ne suis pas le tien. » Est-ce donc que l’ordre religieux était indépendant de l’ordre civil ? Il est certain qu’on ne voit ailleurs nulle autre trace de cette indépendance, dans l’histoire de la société grecque. Serait-ce une réminiscence de l’antique sacerdoce, aboli depuis des siècles ?

Le rôle de Jocaste est aussi une création originale qui porte l’empreinte du siècle de Sophocle. Son incrédulité pour les oracles est fondée sur sa propre expérience ; des prédictions qui lui ont été faites ne se sont pas réalisées : « Crois-moi, dit-elle à Œdipe, aucun mortel ne dévoile les secrets du ciel. » Et ailleurs : « Que sert à l’homme de craindre, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il ne peut lire dans l’avenir ? Le mieux est de s’abandonner au hasard et de jouir de la vie. »

Quand le poète osait prêter à Jocaste un pareil langage, déjà, sans doute, des germes de scepticisme s’étaient manifestés au sein des peuples ; déjà, en effet, les sophistes avaient prêché publiquement leurs doctrines. Si d’ailleurs nous voulions tirer du drame de Sophocle quelque induction sur l’état religieux des esprits à cette époque, on pourrait dire, ce me semble, qu’ils en étaient alors, en matière de religion, au même point que chez nous, vers la fin du dix-septième siècle ; et le polythéisme grec, malgré l’éclat dont il brillait encore dans les fêtes publiques, touchait au moment de sa décadence. Élevés sous la tutelle de l’antique religion, les hommes d’alors devaient à leur éducation de comprendre et de respecter le culte national ; mais déjà le doute et l’examen ébranlaient les vieilles croyances. Derrière eux grandissait une jeune génération, possédée par l’amour des nouveautés et par l’esprit de moquerie. Ce que Voltaire et les philosophes firent en France, Anaxagor, Socrate, Aristophane, quoique dans un esprit bien différent des philosophes du dix-huitième siècle, le firent à Athènes. Tout en employant des procédés très-divers, ils mirent en saillie les erreurs, les contradictions, les absurdités du polythéisme, et préparèrent de loin la grande révolution religieuse qui devait renouveler le monde.

À part les autres genres de beautés, il y a encore dans ce drame un intérêt de curiosité ménagé avec beaucoup d’art : cet intérêt, habilement suspendu, va toujours croissant ; une première clarté, jetée sur le sombre mystère, en amène de nouvelles, et tous les faits se dévoilent successivement avec une progression terrible. D’abord, les paroles de Tirésias ont jeté le trouble dans l’âme d’Œdipe ; puis, dans le récit de Jocaste, la description des lieux où Laïus fut tué réveille ses souvenirs : cette lueur subite éclaire une partie des événements ; déjà il se reconnaît, selon toute apparence, pour le meurtrier de Laïus, et les imprécations terribles qu’il a lancées contre le coupable doivent retomber sur lui-même. Bientôt, le messager venu de Corinthe lui révèle que Polybe n’était pas son père, et qu’il a été recueilli sur un rocher désert, où il était abandonné. Quelle impression de terreur produit un seul mot, quand le messager prononce ces simples paroles : « Je t’avais trouvé sur les rochers déserts du Cithéron ! » Enfin, avec l’arrivée du berger, commence l’admirable scène où se dévoile l’accomplissement de l’oracle qui l’avait destiné à devenir parricide et incestueux ; chaque mot est un pas de plus vers la révélation complète de son sort, et à mesure qu’il pressent la catastrophe suspendue sur sa tête, il semble que sa curiosité redouble. Là le chef-d’œuvre du génie tragique se reconnaît encore, même à travers une traduction décolorée, d’où a disparu tout le charme de la poésie.

Cependant, si l’on en croit Dicéarque, cité par l’auteur de la préface grecque, ce chef-d’œuvre fut vaincu par Philoclès, poète médiocre, souvent bafoué par Aristophane. Il n’obtint que le second prix, du moins si l’on s’en rapporte à ce passage du biographe anonyme de Sophocle : « Il remporta vingt victoires, il eut souvent la seconde place, jamais la troisième. »

Quant à la date de l’Œdipe Roi, tous les indices qu’il est possible de recueillir se bornent à des données purement conjecturales, et qui ne s’accordent pas toutes ensemble. Ainsi, la description de la peste, si énergiquement tracée dans la première scène, pourrait donner à penser que les souvenirs du fléau qui ravagea Athènes, la seconde année de la guerre du Péloponnèse (troisième année de la quatre-vingt-septième olympiade, ou 430 avant notre ère), n’étaient pas étrangers à ce morceau ; ce qui autoriserait à mettre la représentation vers l’an 429. D’un autre côté, tout ce qui est dit dans le troisième chant du Chœur (v. 851-898) sur la tyrannie et sur la profanation des temples et des choses saintes doit, selon toute apparence, avoir trait aux affaires publiques d’Athènes. Le Chœur, qui représentait le peuple, avertit ici les Athéniens, que sans la piété et le respect des lois divines, il n’y a pas de salut pour l’État. Dans l’opinion de Musgrave, tous ces traits sont dirigés contre Alcibiade. Ainsi le vers 861, « l’outrage (c’est-à-dire la violation des lois) enfante le tyran, » s’appliquerait à lui, et l’on trouve dans sa vie, par Plutarque, un passage qui est comme le commentaire de ce mot de Sophocle : « Les grands redoutaient et supportaient avec impatience et avec dégoût son insolence et son mépris des lois, comme tyranniques et monstrueux. » — On connaît le fait de la mutilation des Hermès, et d’autres excès qui rendirent Alcibiade odieux, et le firent soupçonner d’aspirer à la tyrannie. Dans la deuxième strophe de ce chœur, presque chaque mot s’appliquerait à lui : qui fut en effet plus outrageux dans ses actes comme dans ses paroles ? quel plus grand contempteur de la justice ? qui fut plus livré aux voluptés sensuelles ? qui a plus que lui profané les images des dieux ? et plus loin (v. 1505), à la fin de la pièce, ce serait encore lui qu’on accuserait d’être jaloux des citoyens, car alors, selon Plutarque (c. XIV), il était jaloux de Nicias. Mais si réellement toutes ces allusions tombent sur Alcibiade, la représentation de l’Œdipe Roi aurait été beaucoup plus récente, puisque le fait de la mutilation des Hermès, et l’accusation de sacrilège portée contre Alcibiade sont de la deuxième année de la quatre-vingt-onzième olympiade, ou 415 ans avant notre ère, et Sophocle aurait été octogénaire lorsqu’il composa cette pièce.

Enfin, Hermann pense que l’Œdipe Roi doit avoir été donné après la Médèe d’Euripide, c’est-à-dire après la deuxième année de la quatre-vingt-septième olympiade, ou 431 ans avant notre ère ; et voici sur quoi il le conjecture : selon Athénée (l. X, p. 453), Euripide avait imité dans les chœurs de sa Médée un certain Callias ; et après lui, Sophocle, dans son Œdipe, imita de ce Callias l’élision d’une voyelle à la fin du vers ïambique : cette licence s’y trouve au moins cinq fois (v. 20, 332, 785, 1184, 1224) ; et dans toutes les pièces de Sophocle antérieures à l’Œdipe, elle ne se trouve pas. Entre toutes ces suppositions, quelle que soit celle qu’on adopte, il en résultera toujours que Sophocle avait au moins soixante-quatre ans, et peut-être plus de quatre-vingts, lorsqu’il fit jouer cette tragédie.




ŒDIPE ROI

PERSONNAGES

ŒDIPE.

TIRÉSIAS.

LE GRAND PRÊTRE.

JOCASTE.

CRÉON.

UN MESSAGER.

CHŒUR DE VIEILLARDS THÉBAINS.

UN SERVITEUR DE LAÏUS.

UN SECOND MESSAGER.


Le lieu de la scène est à Thèbes, sur la place publique : on voit le palais du roi, le temple d’Apollon, et des statues des dieux.


ŒDIPE.

Enfants, jeune postérité de l’antique Cadmus[217], quel empressement vous rassemble sur ces degrés, portant dans vos mains les rameaux des suppliants[218] ? L’encens des sacrifices fume dans toute la ville, qui retentit à la fois d’hymnes et de gémissements. Ne voulant point apprendre vos malheurs d’une voix étrangère, je suis venu moi-même ici, moi, cet Œdipe dont le nom est dans toutes les bouches. Dis-moi donc, vieillard, toi à qui il appartient de parler au nom des autres, dis-moi quel motif vous rassemble ; est-ce la crainte ? est-ce pour implorer les dieux ? Mon désir est de vous être secourable ; car il faudrait que je fusse insensible, pour n’être pas ému de pitié par un tel spectacle.

LE GRAND PRÊTRE.

Œdipe, souverain de mon pays, tu vois quelle foule se presse autour des autels devant ton palais[219] ; des enfants qui peuvent à peine se soutenir, des prêtres appesantis par la vieillesse, et moi, pontife de Jupiter, et l’élite de la jeunesse ; le reste du peuple, portant des branches d’olivier, se répand sur les places publiques, devant les deux temples de Pallas[220], près de l’autel prophétique de l’Isménos[221]. Car Thèbes, tu le vois toi-même, trop longtemps battue par l’orage, ne peut plus soulever sa tête de la mer de sang où elle est plongée ; la mort atteint les germes des fruits dans les entrailles de la terre ; la mort frappe les troupeaux, et fait périr l’enfant dans le sein de sa mère ; une divinité ennemie, la peste dévorante, ravage la ville et dépeuple la race de Cadmus ; le noir Pluton s’enrichit de nos pleurs et de nos gémissements[222]. Ce n’est pas que nous t’égalions aux dieux, quand nous venons, ces enfants et moi, implorer ton secours, mais nous voyons en toi le premier des mortels pour conjurer les malheurs de la vie, et la colère des dieux : c’est toi qui, en paraissant dans la ville de Cadmus, l’as affranchie du tribut qu’elle payait au sphinx cruel, et cela, sans être instruit ni éclairé par nous ; mais avec l’aide des dieux, chacun le dit et le pense, tu devins notre libérateur. Aujourd’hui encore, Œdipe, toi dont tous révèrent la puissance, nous venons en suppliants te conjurer de trouver quelque remède à nos maux, soit qu’un Dieu t’éclaire de ses oracles, ou un homme de ses avis ; car, je le vois, les conseils des hommes expérimentés ont toujours le plus de succès. Viens, ô le meilleur des mortels, relever cette ville abattue ; allons, veille sur nous, car c’est toi qu’aujourd’hui cette cité appelle son Sauveur, pour tes services passés. Puisse ton règne ne jamais nous rappeler qu’après avoir été sauvés par toi, tu nous as laissés retomber dans l’abîme ! Rends-nous donc la sécurité, et relève cette ville abattue. Ces heureux auspices sous lesquels tu rétablis alors notre fortune, ne les démens pas aujourd’hui. Car si tu dois continuer à gouverner ce pays, mieux vaut régner sur des citoyens que sur un pays vide d’habitants. Qu’est-ce en effet qu’une forteresse sans soldats, et un navire sans matelots ?

ŒDIPE.

Enfants bien dignes de pitié, je ne connais que trop le vœu qui vous amène ; oui, je le sais, vous souffrez tous, et, dans cette commune souffrance, aucun de vous ne souffre autant que moi. Car chacun de vous ne ressent que sa propre douleur, et non celle des autres ; mais mon cœur pleure tout ensemble les maux de Thèbes, les vôtres et les miens. Aussi n’avez-vous pas eu à éveiller ma vigilance endormie[223] ? mais sachez que j’ai déjà versé bien des larmes, et mon esprit inquiet a tenté plus d’une voie de salut. Le seul remède que la réflexion m’a découvert, je l’ai mis en œuvre : le fils de Ménécée, Créon, mon beau-frère, est allé, par mon ordre, au temple de Delphes, demander au dieu par quels vœux ou par quels sacrifices je pourrais sauver cette ville. Déjà je calcule le temps écoulé depuis son départ, et je m’inquiète de son absence ; car elle se prolonge plus qu’elle ne devrait. Mais quand il sera de retour, je serais alors bien coupable, si je n’exécutais tous les ordres du dieu.

LE GRAND PRÊTRE.

C’est fort à propos que tu en parles, car voici qu’on m’annonce l’arrivée de Créon.

ŒDIPE.

Divin Apollon, puisse son heureux retour nous apporter le salut, que son air radieux semble présager !

LE GRAND PRÊTRE.

Selon les apparences, il est joyeux ; autrement il ne viendrait pas ainsi, la tête couronnée de laurier[224].



ŒDIPE.

Nous le saurons bientôt, il est assez près pour entendre. Fils de Ménécée, toi qui m’es uni par les liens du sang, quelle réponse nous apportes-tu de la part du dieu ?

CRÉON.

Favorable ; car cette crise même[225], si nous savons habilement la mener à fin, se changera en prospérité.

ŒDIPE.

Que signifie ce langage ? En effet ces paroles que tu profères n’excitent ni ma confiance ni mes appréhensions.

CRÉON.

Si tu désires m’entendre en présence de cette foule, je suis prêt à parler, ou bien à te suivre dans le palais.

ŒDIPE.

Parle en présence de tous ; car leur malheur me touche

plus que le soin de ma propre vie.
CRÉON.

Je dirai donc la réponse que j’ai reçue du dieu. Apollon nous enjoint clairement de chasser de cette terre un monstre qui la souille, et qu’elle nourrit dans son sein, et de ne pas y souffrir plus longtemps sa présence inexpiable.

ŒDIPE.

Quelle expiation devons-nous faire ? quelle est la nature de ce fléau ?

CRÉON.

Il faut bannir le coupable, ou punir le meurtre par un meurtre, car le sang versé déchaîne la tempête sur notre ville.

ŒDIPE.

Quel est donc l’homme dont il rappelle le meurtre ?

CRÉON.

Prince, Laïus régnait autrefois sur cette contrée, avant que tu en fusses le roi.

ŒDIPE.

On me l’a dit ; car mes yeux ne l’ont jamais vu.

CRÉON.

Il a péri, et maintenant le dieu nous enjoint clairement de punir ses meurtriers.

ŒDIPE.

Mais où sont-ils ? où découvrir la trace effacée d’un crime si ancien ?

CRÉON.

Ils sont en ce pays, a dit le dieu. Ce que l’on cherche, on le trouve ; mais ce qu’on néglige nous échappe.

ŒDIPE.

Est-ce dans la ville ? est-ce à la campagne, ou sur une terre étrangère, que le meurtre de Laïus a été commis[226] ?

CRÉON.

Il était parti, disait-il, pour aller consulter l’oracle[227], et depuis son départ il n’a plus reparu dans sa patrie.

ŒDIPE.

Mais n’y eut-il ni messager, ni compagnon de voyage de Laïus, témoin du fait, qui pût donner des indices et aider les recherches ?

CRÉON.

Ils ont péri, à l’exception d’un seul, que la peur a fait fuir, mais il n’a pu dire qu’une chose de ce qu’il a vu.

ŒDIPE.

Laquelle ? car un seul fait peut en faire découvrir bien d’autres, s’il nous donne une lueur d’espérance.

CRÉON.

Des brigands l’assaillirent, dit-il, et il succomba, non sous le bras d’un seul, mais accablé par le nombre[228].

ŒDIPE.

Comment donc un brigand, s’il n’avait été suborné par quelqu’un d’ici, aurait-il eu cette audace[229] ?

CRÉON.

Tels furent alors les soupçons ; mais, au milieu de nos maux, la mort de Laïus n’eut point de vengeur.

ŒDIPE.

Quels maux vous empêchèrent donc, après ce meurtre de votre roi, de rechercher les auteurs du crime ?

CRÉON.

Le sphinx, avec ses énigmes, en nous occupant d’un mal présent, nous fit oublier un crime encore obscur[230].

ŒDIPE.

Eh bien ! je remonterai à la source du fait, et le mettrai en lumière. Il est digne d’Apollon, il est digne de toi, d’avoir montré cette sollicitude pour celui qui a péri, vous trouverez donc en moi un auxiliaire légitime, vengeur à la fois de ce pays et du dieu. Ce n’est pas pour un ami étranger, c’est pour moi-même que j’effacerai cette souillure. Le meurtrier, quel qu’il soit, voudrait peut-être aussi porter sur moi sa main homicide ; en vengeant Laïus, je me défends donc moi-même. Enfants, relevez-vous au plus tôt[231], et remportez ces rameaux suppliants ; qu’un autre assemble ici le peuple de Cadmus ; je suis prêt à tout faire. Car ou nous serons heureux en obéissant au dieu, ou nous tomberons dans l’abîme du malheur.

LE GRAND PRÊTRE.

Enfants, levons-nous ; le secours que nous sommes venus demander ici, le roi nous l’annonce. Puisse Apollon, qui nous envoie ces oracles, être notre sauveur, et mettre fin au fléau qui nous désole !



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) O douce parole de Jupiter, échappée du riche sanctuaire de Delphes, que viens-tu annoncer enfin à la brillante ville de Thèbes ? Saisi d’une sainte horreur, mon cœur frémit, il palpite d’effroi, ô Apollon, dieu de Délos, médecin de tous les maux, attendant avec un respect religieux le sort que tu me réserves maintenant ou dans l’avenir. Réponds-moi, fils de la riante espérance, Oracle immortel[232]. (Antistrophe 1.) C’est toi que j’invoque la première, fille de Jupiter, immortelle Minerve, et toi, Diane, sa sœur, protectrice de cette terre, assise au sein des murs de Thèbes sur un trône glorieux[233], toi aussi, redoutable Apollon ! venez tous trois nous secourir ; si jamais, lorsqu’un monstre cruel planait sur notre cité, vous l’avez délivrée de ce fléau destructeur[234], venez encore aujourd’hui.

(Strophe 2.) Grands dieux ! je souffre des maux innombrables ; tout mon peuple languit, et toute la science humaine est impuissante à le secourir ; en effet, les germes ne mûrissent plus dans le sein de la terre, les mères ne peuvent supporter les cruelles douleurs de l’enfantement ; on peut voir les morts tomber l’un après l’autre sur le rivage du dieu des ténèbres, plus vite que l’oiseau rapide, ou que la flamme indomptable[235].

(Antistrophe 2.) Leurs innombrables funérailles dépeuplent la ville ; des monceaux de cadavres, privés de sépulture, gisent, sans être pleurés, sur la terre où règne la mort ; de tendres épouses, des mères blanchies par l’âge, prosternées çà et là au pied des autels, implorent en gémissant le terme de leurs souffrances. Le son éclatant des pæans[236] se mêle aux accents des voix plaintives. Par pitié pour elles, auguste fille de Jupiter, envoie-nous un secours consolateur.

(Strophe 3.) Mets en fuite ce dieu funeste, ce Mars[237] cruel qui, sans fer et sans armes, m’attaque à grands cris, et me brûle de ses feux, rejette-le loin de ma patrie, soit dans le vaste sein d’Amphitrite, ou sur les bords inhospitaliers de la mer de Thrace ; ce que la nuit a épargné, le jour le consume ; ô toi qui disposes de la foudre étincelante, ô Jupiter, écrase-le sous ton tonnerre.

(Antistrophe 3.) Dieu destructeur des loups[238], puisse ton arc aux cordes d’or lancer tes flèches invincibles et protectrices pour nous défendre, et Diane faire briller ses torches ardentes, avec lesquelles elle parcourt les montagnes de la Lycie ! O toi qui tires ton origine de ce pays, et dont une mitre d’or ceint le front, je t’invoque, riant Bacchus, compagnon des Ménades, viens avec une torche enflammée combattre le plus abhorré des dieux !



ŒDIPE.

Vous avez formé un vœu, et l’objet de ce vœu, si vous voulez écouter mes conseils, et faire ce qu’exige la nature du fléau, vous pourrez l’obtenir, (je veux dire) un remède et un soulagement à vos maux ; pour moi, étranger à ce qui a été dit de Laïus, étranger au crime, je partirai ; voici ce que j’ai à vous dire, car je ne saurais aller loin dans mes recherches, si je n’obtenais de vous quelque indice. Maintenant, moi qui compte récemment au nombre des citoyens, voici ce que je proclame à vous tous, habitants de la ville de Cadmus : Si l’un de vous sait quelle main a tranché les jours de Laïus, fils de Labdacos, qu’il me révèle tout, je l’ordonne ; et si la crainte retient le coupable, qu’il se dérobe à l’accusation en s’accusant lui-même, et se retire sain et sauf de ce pays, car il ne lui sera pas fait d’autre mal. Ou bien, si l’un de vous sait que le meurtrier vit sur une terre étrangère, qu’il parle ; je lui promets récompense, et, de plus, ma reconnaissance lui est assurée. Mais si vous gardez le silence, si, par crainte pour soi-même ou pour un ami, on se refuse à mon ordre, apprenez donc ce que je ferai dès lors. Cet homme, quel qu’il soit, je défends à tout habitant de cette contrée où je règne[239], de le recevoir, de lui adresser la parole, de l’admettre aux prières et aux sacrifices divins, de lui présenter l’eau lustrale ; que tous le repoussent de leurs maisons, comme le fléau de la patrie ; ainsi me l’a ordonné naguère l’oracle du dieu qu’on adore à Delphes. En agissant ainsi, j’obéis au dieu, et je venge le roi qui n’est plus. Je maudis l’auteur caché du crime, soit qu’il l’ait commis seul, ou qu’il ait eu des complices ; et que, proscrit partout, il traîne misérablement sa vie. Et s’il est admis dans mon palais, à mon foyer, et de mon consentement, je me voue moi-même aux imprécations que je lançais tout à l’heure contre les coupables. C’est à vous, Thébains, d’exécuter tous ces ordres, pour venger le dieu, et moi-même, et cette terre, frappée de stérilité et de la colère céleste[240]. Et lors même que la recherche du meurtrier n’aurait pas été commandée par les dieux, il ne vous convenait point de laisser sans expiation un crime qui vous a ravi votre roi, le meilleur des hommes ; non, il fallait rechercher le coupable. Mais aujourd’hui que je suis monté sur le trône qu’il occupait, et que j’ai reçu la main de son épouse, et que mes enfants et les siens seraient frères, s’ils avaient vécu, mais la fortune était déchaînée contre lui[241] ; à tous ces titres, je vengerai sa mort comme celle de mon père, et je ferai tout pour découvrir le meurtrier du fils de Labdacos, du descendant de Polydore, de Cadmus et du vieil Agénor. Ceux qui refuseront de souscrire à mes ordres, fassent les dieux qu’ils voient leurs champs sans moissons et leurs épouses sans enfants ! mais qu’ils meurent du fléau qui nous désole, ou d’une mort encore plus affreuse ! Quant à vous, Thébains, qui approuvez mes desseins, que toujours la Justice vous protège, et que tous les dieux vous soient favorables !

LE CHŒUR.

Puisque tes imprécations m’y contraignent, je parlerai ; je n’ai pas tué Laïus, et je ne puis indiquer le meurtrier. Et quant à sa recherche, c’était à Phébus, qui l’a ordonnée, à faire connaître l’auteur du crime.

ŒDIPE.

Tu dis vrai ; mais contraindre les dieux à faire ce qu’ils ne veulent point n’est pas au pouvoir d’un mortel.

LE CHŒUR.

Je pourrais te proposer un second avis, qui me semble bon.

ŒDIPE.

Si même tu en as un troisième, ne crains pas de le dire.

LE CHŒUR.

Le puissant Tirésias, je le sais, partage avec le puissant Apollon la science de l’avenir, et, en l’interrogeant, on pourrait obtenir de lui d’importantes révélations.

ŒDIPE.

Je n’ai pas négligé non plus cette voie. En effet, sur l’avis de Créon, j’ai envoyé vers lui un double message, et je m’étonne qu’il tarde si longtemps.

LE CHŒUR.

Quant aux autres bruits qui ont couru, ils sont sans fondement et surannés.

ŒDIPE.

Quels sont ces bruits ? je veux approfondir tout ce qui se dit.

LE CHŒUR.
Laïus fut tué, dit-on, par des voyageurs.
ŒDIPE.

Je l’ai aussi entendu dire ; mais personne ne connaît de témoin.

LE CHŒUR.

Mais le coupable, s’il est accessible à la crainte, lorsqu’il connaîtra tes imprécations si terribles, ne persistera-t-il pas dans son silence ?

ŒDIPE.

Celui que le crime n’effraie point, ne craint pas les paroles.

LE CHŒUR.

Mais il y a quelqu’un qui saura bien le découvrir ; voici en effet qu’on amène ici le divin prophète, qui, seul entre les mortels, a le don de la vérité.

ŒDIPE.

O Tirésias, toi dont l’esprit embrasse tout, et les sciences humaines et les secrets des dieux, et les choses du ciel et celles de la terre, bien que privé de la vue, tu sais cependant quel fléau désole cette cité ; en toi seul, ô prince[242], nous trouvons pour elle un appui et un sauveur. Apollon, si mes envoyés ne te l’ont pas appris, a répondu à notre demande, que le seul remède à cette contagion serait de découvrir les meurtriers de Laïus, et de les faire périr, ou de les bannir de cette contrée. Toi donc, ne nous refuse pas ton secours, consulte le vol des oiseaux et les autres ressources de l’art prophétique, sauve Thèbes et toi-même, sauve-moi, et purifie-nous de toutes les souillures du meurtre. Car en toi est notre espoir ; servir les hommes, de toutes les ressources que donnent le savoir et la puissance, est le plus glorieux des travaux.

TIRÉSIAS.

Hélas ! hélas ! que la science est un présent funeste, lorsqu’elle ne profite pas à celui qui la possède ! Je le savais et je l’ai oublié ! autrement je ne serais pas venu ici.

ŒDIPE.

Qu’y a-t-il ? En quel découragement tu nous arrives !

TIRÉSIAS.

Laisse-moi repartir ; car toi et moi nous porterons plus facilement le fardeau de nos peines, si tu veux m’en croire.

ŒDIPE.

Tu as tort de parler ainsi, et c’est manquer d’amour pour cette ville qui t’a nourri, que lui refuser l’explication de l’oracle.

TIRÉSIAS.

C’est que je vois que tu parles hors de propos ; je me tais donc, pour ne pas encourir le même reproche.

LE CHŒUR.

Au nom des dieux, ne nous dérobe pas ce que tu sais, tu nous vois tous à tes pieds, en suppliants.

TIRÉSIAS.

C’est que vous êtes tous dans le délire ; mais moi, non, jamais je ne révélerai mes misères, pour ne pas révéler les tiennes[243].

ŒDIPE.

Que dis-tu ? tu sais tout, et tu refuses de parler ! tu veux donc nous trahir, et ruiner Thèbes de fond en comble ?

TIRÉSIAS.

Je ne veux affliger ni toi, ni moi-même. Pourquoi m’interroger inutilement ? tu n’apprendras rien de moi.

ŒDIPE.

O le plus pervers des hommes (car enfin ta résistance irriterait un rocher), ne parleras-tu pas enfin ? tu resteras

donc inflexible ou inexorable ?
TIRÉSIAS.

Tu me reproches des paroles irritantes, mais tu ne vois pas ce qui chez toi irrite les autres, et pourtant tu m’outrages[244].

ŒDIPE.

Et qui ne s’irriterait d’entendre un tel langage, et du mépris que tu montres pour cette cité ?

TIRÉSIAS.

Ce fatal secret se révélera de lui-même, malgré le silence dont je le couvre.

ŒDIPE.

Si donc il doit se révéler, il est bien juste que tu me le dises à moi-même.

TIRÉSIAS.

Je n’ajouterai pas un mot. Après quoi, livre-toi aux accès de ta farouche colère.

ŒDIPE.

Eh bien ! oui, tant je suis en colère, je n’omettrai rien, de tout ce que je pense. Sache donc que tu me parais avoir conçu comme la pensée du crime, et l’avoir accompli, si ce n’est que ta main n’a pas porté le coup ; et si tu n’étais privé de la lumière, je t’accuserais de l’avoir commis à toi seul.

TIRÉSIAS.

Vraiment ? et moi je t’ordonne de te conformer à l’arrêt que tu as prononcé, et dès ce jour de ne parler ni à moi, ni à aucun des Thébains, car tu es l’impie qui souille cette terre.

ŒDIPE.

Oses- tu bien proférer des paroles si imprudentes ? et crois-tu échapper au châtiment qu’elles méritent ?

TIRÉSIAS.
J’y échappe, car j’ai en moi la force de la vérité.
ŒDIPE.

Et qui te l’a apprise[245] ? Assurément ce n’est point ton art.

TIRÉSIAS.

Toi-même ! car c’est toi qui m’as contraint à parler,

ŒDIPE.

Qu’as-tu dit ? répète-le encore, pour que je le sache mieux. Je veux la bien savoir.

TIRÉSIAS.

N’as-tu pas entendu la première fois ? ou veux-tu m’éprouver[246] ?

ŒDIPE.

Non, pas assez pour dire que je le sache[247] ; répète donc.

TIRÉSIAS.

Je te dis que tu es ce meurtrier de Laïus que tu cherches.

ŒDIPE.

Ah ! tu ne m’outrageras pas deux fois impunément !

TIRÉSIAS.

Faut-il donc t’en dire davantage pour redoubler ta colère ?

ŒDIPE.

Dis tout ce qu’il te plaira ; tes propos seront vains.

TIRÉSIAS.

Je te le déclare, tu ignores les horribles nœuds que tu as formés avec ce que tu as de plus cher, et tu ne connais pas tout ton malheur.

ŒDIPE.

Penses-tu donc que ces injures resteront toujours impunies ?

TIRÉSIAS.
Oui, si la vérité a quelque puissance.
ŒDIPE.

Oui, elle en a, mais non dans ta bouche, tu ne peux l’invoquer, toi, dont les yeux, les oreilles et l’esprit sont à jamais fermés[248].

TIRÉSIAS.

Tu es bien malheureux, de me reprocher ce que bientôt chaque Thébain te reprochera à toi-même.

ŒDIPE.

Toi qui vis dans d’éternelles ténèbres, tu ne saurais nuire ni à moi, ni à aucun de ceux qui voient la lumière.

TIRÉSIAS.

En effet, ton destin n’est point de tomber sous mes coups[249]. Apollon suffit, c’est lui que la vengeance regarde.

ŒDIPE.

Ces inventions sont-elles de Créon[250] ou de toi ?

TIRÉSIAS.

Ce n’est pas Créon qui cause ton malheur, mais toi seul en es l’auteur.

ŒDIPE.

O richesse, pouvoir suprême, sagesse qui nous élèves au-dessus des autres, dans cette vie remplie de tant de rivalités, combien vous êtes exposés à l’envie, si, pour cet empire que les Thébains m’ont déféré de leur propre choix, sans que je l’aie demandé, Créon, cet ancien, ce fidèle ami, trame contre moi des intrigues[251] secrètes, dans le désir de me renverser, et suborne ce misérable devin, cet artisan de fraudes, ce charlatan, clairvoyant pour le gain seul, mais aveugle dans son art. Car enfin, dis-moi, où as-tu été bon prophète ? Lorsque le sphinx proposait ici ses énigmes, comment n’as-tu pas donné aux Thébains quelque moyen de s’en délivrer ? cependant il n’appartenait pas au premier venu d’expliquer l’énigme, c’était la tâche du devin ; ni le vol des oiseaux, ni aucun des dieux, ne t’en ont fait pénétrer le sens ; mais moi, mortel ignorant, à peine arrivé dans Thèbes, j’ai confondu le monstre par le seul secours de ma raison, et sans consulter le vol des oiseaux. Aujourd’hui tu travailles à me renverser, dans l’espoir de prendre place auprès du trône de Créon ; mais ce ne sera pas impunément, je pense, que toi et l’auteur de ces intrigues vous prétendez me chasser comme un être impur ; et si je n’excusais ta vieillesse, tu connaîtrais déjà le châtiment que mérite ton délire.

LE CHŒUR.

A notre sens, ses paroles et les tiennes, Œdipe, nous paraissent dictées par la colère. Il faut faire trêve à de pareils débats, nous devons seulement songer aux meilleurs moyens d’accomplir l’oracle du dieu.

TIRÉSIAS.

Bien que tu sois roi, Œdipe, il y a cependant cette égalité entre nous, que je puis te répondre ; car moi aussi j’en ai le droit. Je ne suis pas ton sujet, mais celui d’Apollon ; je n’ai point Créon pour patron, et ne suis pas inscrit au nombre de ses clients[252]. Tu me reproches d’être aveugle ; mais toi, malheureux, toi qui jouis de la lumière, tu ne vois pas en quel abîme de maux tu es tombé, ni où tu habites, ni avec qui tu demeures. Sais-tu qui t’a donné le jour ? Tu ignores ce qui te rend exécrable à tes proches, sur la terre, et à ceux des tiens qui sont dans les enfers[253]. Armée d’un double fouet, la malédiction de ta mère et de ton père, déesse à la marche terrible[254], te rejettera de cette contrée, et si tu vois clair maintenant, bientôt tes yeux ne verront que les ténèbres[255]. Quel asile ne retentira pas de tes cris ? Quel antre du Cithéron ne les répétera pas, lorsque lu connaîtras l’hymen fatal, écueil où est venu échouer ton bonheur[256] ! Tu ne sais pas l’orage de maux qui fondra sur toi, et qui, en te montrant qui tu es, te rendra l’égal de tes enfants[257]. Maintenant donc déchaîne tes outrages contre Créon et contre mes paroles ; car jamais nul mortel ne sera plus misérablement que toi accablé par le sort.

ŒDIPE.

Est-il donc possible de supporter ces outrages d’une telle bouche ? Malédiction sur toi ! Ne partiras-tu pas au plus tôt ? Ne t’éloigneras-tu pas enfin de ces lieux ?

TIRÉSIAS.

Je ne serais point venu, si tu ne m’avais appelé.

ŒDIPE.

C’est que je ne savais pas que tu tiendrais des discours insensés, autrement je ne me serais pas pressé de te faire venir dans mon palais.

TIRÉSIAS.

Voilà donc ce que je suis, à ce qu’il te semble, un insensé ;

mais les parents qui t’ont donné le jour me jugeaient raisonnable.
ŒDIPE.

Quels parents ? Arrête : quel mortel m’a donné la vie !

TIRÉSIAS.

Ce jour va te donner la naissance et la mort[258].

ŒDIPE.

Comme toutes tes paroles sont énigmes obscures !

TIRÉSIAS.

N’excelles-tu pas dans l’art de les expliquer ?

ŒDIPE.

Reproche-moi un fait où tu trouveras la preuve de ma grandeur.

TIRÉSIAS.

C’est pourtant cette fortune même qui t’a perdu.

ŒDIPE.

Si du moins j’ai sauvé Thèbes, peu m’importe le reste.

TIRÉSIAS.

Eh bien ! je me retire. Enfant, conduis-moi.

ŒDIPE.

Qu’il t’emmène donc ; car ta présence me trouble et m’importune ; une fois parti, tu ne me fatigueras plus.

TIRÉSIAS.

Je partirai, mais après avoir dit ce qui m’amenait ici, et sans craindre ton visage menaçant[259] ; car il n’est pas en ton pouvoir de me faire périr. Je te le dis donc, cet homme que tu cherches avec tant de menaces, par tes édits contre le meurtrier de Laïus, il est dans Thèbes, où il passe pour étranger, mais bientôt il sera reconnu pour Thébain indigène ; il n’aura pas à se réjouir de l’aventure. Car il perdra la vue, il perdra ses richesses, aveugle et pauvre, il errera sur une terre étrangère, cherchant sa route, le bâton à la main[260]. Il sera reconnu pour être à la fois le frère et le père de ses propres enfants, le fils et l’époux de la femme qui lui a donné le jour, et le meurtrier de son père, dont il a souillé la couche[261]. Maintenant, rentre dans ton palais, et réfléchis à ces paroles ; et si tu me prends en mensonge, dis alors que je n’entends rien à la divination.



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Quel est celui que le rocher prophétique de Delphes[262] accuse d’avoir commis de ses mains homicides les crimes les plus inouïs ? Il est temps pour lui de précipiter sa fuite[263] plus promptement que les coursiers rapides. Car déjà le fils de Jupiter fond sur lui, armé de foudres et d’éclairs ; et en même temps les Furies cruelles et inévitables le poursuivent.

(Antistrophe 1.) En effet, des neiges du Parnasse est partie naguère la voix éclatante[264] qui ordonne à tous de chercher les traces du coupable inconnu. Comme un taureau sauvage, il va dans les bois, au fond des antres et des rochers, traînant ses pas infortunés en des lieux solitaires, pour se dérober à l’oracle sorti du centre[265] de la terre ; mais cette voix immortelle vole autour de lui.

(Strophe 2.) Cependant l’habile devin me jette dans un trouble terrible, oui terrible ; dois-je croire ou rejeter ses paroles ? je ne sais que penser ; mon esprit en suspens ne voit rien dans le présent ni dans le passé qui puisse fixer ses incertitudes. Car quel différend s’est jamais élevé entre les Labdacides et le fils de Polybe[266] ? je n’en ai jamais rien appris, ni jadis, ni aujourd’hui, qui m’autorise à attaquer la renommée si populaire d’Œdipe, pour venger les Labdacides d’un meurtre dont l’auteur est inconnu.

(Antistrophe 2.) Cependant Jupiter et Apollon sont sages, et lisent dans les cœurs des mortels ; mais qu’entre tous les hommes un devin en sache plus que moi, voilà ce que rien ne prouve. Un mortel peut en surpasser un autre en sagesse ; mais jamais je n’ajouterai foi à ceux qui attaquent Œdipe, avant d’avoir des preuves évidentes. Quand jadis la vierge ailée[267] nous apparut, sa sagesse fut reconnue, et il sortit de cette épreuve le sauveur de notre ville : aussi, à mon sens, n’encourra-t-il jamais l’accusation d’impiété.



CRÉON.

Citoyens, informé qu’Œdipe porte contre moi les accusations les plus graves, je viens, pénétré d’une douleur que je ne puis supporter. Si, au milieu de nos malheurs présents, il croit avoir souffert quelque dommage de mes paroles ou de mes actions, je ne saurais plus vivre, chargé d’une telle imputation ; car ce serait pour moi le plus grand et le plus sensible des outrages, de passer pour traître aux yeux de Thèbes, de mes amis et de vous.

LE CHŒUR.

Cette injure a été sans doute arrachée par la colère, bien plus qu’elle ne part de la conviction.

CRÉON.

Mais sur quel indice a-t-il cru que mes conseils ont

persuadé au devin de dire des impostures ?
LE CHŒUR.

Il l’a dit, il est vrai ; mais j’ignore sur quelles preuves.

CRÉON.

Est-ce d’un regard assuré et de sang-froid qu’il a lancé contre moi cette accusation ?

LE CHŒUR.

Je ne sais ; car je n’examine point les actions des rois. Mais le voici lui-même qui sort de son palais.



ŒDIPE.

Eh quoi ! comment oses-tu paraître en ces lieux ? As-tu assez d’audace et d’impudence pour venir dans mon palais, toi qui veux m’égorger moi-même au grand jour, et me voler[268] ouvertement mon trône ? Dis-moi donc, au nom des dieux, pour machiner ce complot, as-tu remarqué en moi de la lâcheté ou de la démence ? Ou te flattais-tu que je ne découvrirais pas ton intrigue, ourdie par la ruse, ou qu’après l’avoir découverte, je ne t’en punirais pas ? N’est-ce pas de ta part une entreprise insensée, de vouloir, sans amis et sans l’appui du peuple, usurper un trône, qui ne s’obtient que par la richesse et par l’appui du peuple ?

CRÉON.

Sais-tu ce qu’il faut faire ? Laisse-moi répondre à tes accusations ; puis, une fois éclairé, juge toi-même.

ŒDIPE.

Tu es habile à parler ; mais je suis peu disposé à t’entendre,

car je t’ai trouvé trop malveillant et trop hostile envers moi.
CRÉON.

Là-dessus, écoute d’abord ce que j’ai à te dire.

ŒDIPE.

Là-dessus, ne t’avise pas de me dire que tu n’es pas un traître.

CRÉON.

Si tu penses que l’entêtement dépourvu de raison est un mérite, tu t’abuses étrangement.

ŒDIPE.

Si tu penses que ton crime envers un parent doive rester impuni, tu t’abuses également.

CRÉON.

Ce que tu dis est juste, j’en conviens ; mais apprends-moi quel est le tort dont tu m’accuses envers toi.

ŒDIPE.

Est-ce toi, ou non , qui m’as conseillé, comme une chose nécessaire, de mander ce fameux prophète ?

CRÉON.

Et à présent encore je persiste dans mon avis.

ŒDIPE.

Combien de temps s’est-il passé depuis que Laïus....

CRÉON.

Que veux-tu dire[269] ? car je ne comprends pas.

ŒDIPE.

A disparu, frappé du coup mortel ?

CRÉON.

Le crime est ancien, de longues années se sont passées depuis.

ŒDIPE.

Alors, ce devin exerçait-il son art ?

CRÉON.

Il était également habile, et aussi respecté qu’aujourd’hui.

ŒDIPE.
Dans ce temps-là donc fit-il mention de moi ?
CRÉON.

Non, du moins jamais en ma présence.

ŒDIPE.

Et ne fîtes-vous aucune recherche sur le meurtre ?

CRÉON.

On en fit, il n’en pouvait être autrement ; mais on ne découvrit rien.

ŒDIPE.

Comment donc cet habile devin ne fit-il pas alors ces révélations ?

CRÉON.

Je ne sais, et j’ai l’habitude de me taire sur ce que j’ignore.

ŒDIPE.

Il est au moins une chose que tu sais, et tu la diras si tu es sage.

CRÉON.

Quelle est cette chose ? si je la sais, je ne refuserai point de la dire.

ŒDIPE.

C’est que s’il n’eût été d’accord avec toi, jamais Tirésias ne m’eût accusé du meurtre de Laïus.

CRÉON.

S’il le dit, tu le sais toi-même ; je désire t’interroger à ton tour comme tu viens de m’interroger.

ŒDIPE.

Parle ; on ne découvrira pas en moi un meurtrier.

CRÉON.

Eh bien donc ! n’as-tu pas épousé ma sœur ?

ŒDIPE.

Je ne saurais nier ce que tu dis là.

CRÉON.

Tu partages avec elle le trône et le gouvernement de ce pays.

ŒDIPE.
Tout ce qu’elle veut, elle l’obtient de moi.
CRÉON.

Et moi, ne suis-je donc pas associé à votre puissance ?

ŒDIPE.

C’est là précisément en quoi se montre ta perfidie.

CRÉON.

Nullement, si tu veux réfléchir ainsi que moi. Considère d’abord ceci, penses-tu que personne préférât un trône entouré de terreurs, à une vie paisible[270] armé de la même puissance ? Pour moi, je désire moins avoir le titre de roi, que d’en exercer le pouvoir, et ainsi pense tout homme modéré[271]. Maintenant je vis sans crainte, et j’obtiens tout de toi ; mais si je régnais moi-même, je ferais beaucoup de choses contre mon gré. Comment donc la royauté me serait-elle plus chère qu’un pouvoir et une autorité exempts de soucis ? Je ne suis pas encore assez aveugle pour désirer autre chose, quand j’ai à la fois honneur et profit. Maintenant tous sont aimés de moi, je suis aimé de tous, maintenant ceux qui ont besoin de toi me caressent[272], car le succès de leurs vœux dépend de moi. Comment donc, pour être roi, sacrifierais-je ces avantages ? Un esprit sensé ne peut s’égarer ainsi. Non, je ne suis point séduit par un tel projet, et jamais je n’aurai l’audace de le tenter avec un complice. Pour t’en convaincre, va t’informer à Delphes si je t’ai fidèlement rapporté l’oracle ; et encore, si tu me trouves d’intelligence avec le devin, donne-moi la mort, je me condamne moi-même, et joins mon arrêt au tien. Mais ne m’accuse pas sur d’obscurs indices, sans m’entendre. Il n’est pas juste de prendre indistinctement les méchants pour des gens de bien, ni les gens de bien pour des méchants. En effet, rejeter un ami fidèle, c’est autant que sacrifier sa vie, le plus précieux des biens. Mais avec le temps tu le reconnaîtras sans nul doute, car le temps seul est l’épreuve du juste ; et un seul jour aussi te fera connaître le méchant.

LE CHŒUR.

O roi, son langage est raisonnable aux yeux de quiconque veut éviter les faux pas ; car ceux qui sont prompts à résoudre sont sujets à l’erreur.

ŒDIPE.

Quand celui qui me tend de secrètes embûches est prompt à m’attaquer, je dois être à mon tour prompt dans mes résolutions. Mais si j’attends sans agir, ses desseins s’accompliront, et les miens seront confondus.

CRÉON.

Que veux-tu donc ? Est-ce mon exil de ce pays ?

ŒDIPE.

Nullement. C’est ta mort, et non ton exil, que je veux.

CRÉON.

Fais-moi connaître d’abord les motifs de ta haine.

ŒDIPE.

Est-ce pour me résister et me désobéir que tu parles ainsi ?

CRÉON.

C’est que je te vois si peu raisonnable.

ŒDIPE.

Je le suis pour mes intérêts.

CRÉON.

Mais il faut l’être également pour les miens.

ŒDIPE.

Mais tu es un traître.

CRÉON.

Et si tu te trompais ?

ŒDIPE.

Tu n’en dois pas moins obéir à mes ordres.

CRÉON.

Non, si tes ordres sont injustes.

ŒDIPE.
O Thèbes ! Thèbes !
CRÉON.

Moi aussi, je puis l’invoquer comme toi.

LE CHŒUR.

Arrêtez, princes ! mais voici fort à propos Jocaste qui s’avance hors du palais ; avec son aide, il faut mettre fin à ce différend.



JOCASTE.

O malheureux , pourquoi vous livrer à des querelle ? insensées ? Ne rougissez-vous pas de nourrir des haines privées, au milieu des maux qui affligent la pairie entière ? Œdipe, et toi, Créon , rentrez dans le palais, et sur de frivoles prétextes ne suscitez pas des discordes funestes !

CRÉON.

Ma sœur , Œdipe, ton époux, me menace des plus cruels traitements ; il me réserve l’un de ces deux maux, m’exiler de ma patrie ou me donner la mort.

ŒDIPE.

Il est vrai ; mais, ô femme, je l’ai surpris tramant d’odieux complots contre ma personne.

CRÉON.

Que je sois privé de la lumière, chargé d’imprécations, si j’ai rien fait de ce que tu m’imputes !

JOCASTE.

Œdipe, au nom du ciel, crois à sa parole, et surtout au serment par lequel il atteste les dieux, crois-en moi-même, et ces Thébains qui t’entourent.

LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Que ta volonté cède à la raison, ô roi, je t’en supplie.

ŒDIPE.

En quoi veux-tu donc que je te cède ?

LE CHŒUR.
Tu dois des égards aux raisons qu’il a fait valoir, et au serment qu’il y joint à présent.
ŒDIPE.

Sais-tu ce que tu demandes ?

LE CHŒUR.

Oui, je le sais.

ŒDIPE.

Explique donc ce que tu prétends.

LE CHŒUR.

De ne pas déshonorer par une accusation fondée sur d’obscurs soupçons un ami qui s’est voué à tes imprécations[273].

ŒDIPE.

Sache donc que me faire cette demande, c’est me demander ma mort ou mon exil de ce pays.

LE CHŒUR.

(Strophe 2.) Non, j’en atteste le soleil, le premier de tous les dieux ! que je périsse abandonné des dieux[274] et des hommes, si j’ai cette pensée. Mais, hélas ! ce qui déchire mon cœur, c’est la ruine de la patrie, c’est de voir vos querelles s’ajouter aux malheurs publics.

ŒDIPE.

Eh bien, qu’il parle, dussé-je périr misérablement, ou être violemment banni de cette ville, et méprisé de tous. Car ce sont vos prières, et non les siennes, qui me touchent de pitié ; pour lui, en quelque lieu qu’il soit, il me sera toujours odieux.

CRÉON.

Tout en cédant, tu te montres implacable ; mais tu te haïras toi-même, quand ta colère sera calmée. De pareils caractères trouvent en eux-mêmes leur juste châtiment.

ŒDIPE.
Que tardes-tu à me laisser et à partir ?
CRÉON.

Je partirai, méconnu de toi, mais toujours également honoré de ce peuple.

(Il sort.)



LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Jocaste, que tardes-tu à emmener Œdipe dans le palais ?

JOCASTE.

Je veux apprendre le motif de leur querelle.

LE CHŒUR.

Des soupçons dénués de certitude, au sujet d’un entretien[275], et le ressentiment d’une accusation injuste[276].

JOCASTE.

Tous deux se sont attaqués réciproquement ?

LE CHŒUR.

Oui, vraiment.

JOCASTE.

Et quels étaient leurs discours ?

LE CHŒUR.

Il suffit, dans la calamité qui désole ce pays, il suffit, selon moi, d’arrêter la querelle où elle en est restée.

ŒDIPE.

Vois-tu où tu en viens, malgré tes intentions honnêtes ? tu abandonnes mes intérêts, et ton affection pour moi se refroidit.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Œdipe, je l’ai dit, et plus d’une fois ? je serais un insensé, je passerais pour un homme dépourvu de toute prudence, si je t’abandonnais, toi qui, lorsque

ma chère patrie était battue par la tempête, l’as sauvée du naufrage ; et aujourd’hui encore, sois son guide, si tu le peux.
JOCASTE.

Au nom des dieux, apprends-moi aussi, ô roi, quel sujet a excité à ce point ta colère.

ŒDIPE.

Je te dirai, ô femme, car je te révère plus que ces hommes[277], quels complots Créon a tramés contre moi.

JOCASTE.

Parle, si tu veux m’expliquer clairement le sujet de la querelle, et ce que tu lui reproches.

ŒDIPE.

Il m’accuse d’être le meurtrier de Laïus.

JOCASTE.

T'accuse-t-il d’après sa conviction personnelle, ou sur le rapport d’ autrui ?

ŒDIPE.

Il a suborné un misérable devin ; car pour ce qui le regarde, il s’abstient de toute affirmation[278].

JOCASTE.

Toi, maintenant, laisse là tous ces discours, écoute mes paroles, et sache qu’il n’est point de mortel qui possède l’art de la divination. Je t’en donnerai une preuve bien simple. Un oracle dicté, je ne dis pas par Apollon lui-même, mais par ses ministres, prédit autrefois à Laïus que son destin était de périr par la main d’un fils qui naîtrait de nous deux. Et cependant, tel est du moins le bruit répandu, des brigands étrangers l’ont tué, un jour, dans un chemin qui se partage en trois sentiers. Mais l’enfant, après sa naissance, trois jours à peine s’étaient écoulés, que son père, après lui avoir percé les pieds, le fit exposer par des mains étrangères sur une montagne déserte[279]. Ici donc, Apollon n’a pas réalisé cette prédiction, qu’il deviendrait le meurtrier de son père, ni celle que Laïus subirait de la main de son fils le sort cruel par lui redouté. Telles étaient cependant les prédictions de l’oracle ; mais ne t’en inquiète point : car les choses qu’un dieu croit utile de chercher, il saura bien les manifester lui-même.

ŒDIPE.

En écoutant ce récit, ô femme, quels doutes agitent mon esprit incertain ! quel trouble s’empare de mon cœur !

JOCASTE.

Quelle inquiétude te bouleverse et te fait parler ainsi ?

ŒDIPE.

Je crois t’avoir entendu dire que Laïus fut tué dans un chemin qui se partage en trois sentiers.

JOCASTE.

On le disait ainsi, et ce bruit n’a pas encore été démenti.

ŒDIPE.

Et en quel pays est le lieu où arriva ce malheur ?

JOCASTE.

On appelle ce pays la Phocide, c’est l’endroit où les routes de Delphes et de Daulie se rejoignent[280].

ŒDIPE.

Et combien de temps s’est écoulé depuis cet événement ?

JOCASTE.

Un peu avant le temps où tu devins roi de ce pays, la nouvelle de ce fait fut annoncée à Thèbes.

ŒDIPE.

O Jupiter ! qu’as-tu résolu de faire de moi ?

JOCASTE.
Qu’y a-t-il donc là, Œdipe, qui effraye ton esprit ?
ŒDIPE.

Ne m’interroge pas encore. Mais Laïus, dis-moi, quelle était sa taille, quel était son âge ?

JOCASTE.

Sa taille était élevée, sa tête commençait à blanchir, et ses traits n’étaient pas très-différents des tiens.

ŒDIPE.

Hélas ! malheureux ! sans le savoir, j’ai lancé contre moi-même de terribles imprécations.

JOCASTE.

Que dis-tu ? je n’ose porter mes regards sur toi.

ŒDIPE.

Je tremble que le devin ne soit trop clairvoyant[281]. Mais tu éclairciras mes doutes, si tu ajoutes encore un seul mot.

JOCASTE.

Vraiment, je frémis ; cependant, ce que tu me demanderas, si je le sais, je te le dirai.

ŒDIPE.

N’avait-il avec lui qu’une petite escorte, ou marchait-il entouré de gardes nombreux, comme il convient à un roi ?

JOCASTE.

Cinq hommes composaient son escorte, et de ce nombre était le héraut[282] ; un seul char menait Laïus.

ŒDIPE.

Hélas ! hélas ! tout est clair maintenant ! Mais quel est, ô femme, celui qui vous lit ces récits ?

JOCASTE.

Un de ses serviteurs, qui revint seul sain et sauf.

ŒDIPE.

Se trouve-t-il encore aujourd’hui dans le palais ?

JOCASTE.

Non, vraiment ; car à peine de retour à Thèbes, te voyant sur le trône, et Laïus au tombeau, il me supplia, en me prenant la main, de l’envoyer àa la campagne, garder les troupeaux, pour être le plus loin possible de l’aspect de cette ville. Je l’y envoyai, car ce fidèle serviteur méritait une plus grande récompense.

ŒDIPE.

Pourrait-on le faire venir promptement auprès de nous ?

JOCASTE.

La chose est possible ; mais pourquoi as-tu ce désir ?

ŒDIPE.

Je crains bien, ô femme, d’en savoir déjà trop sur ce qui me fait désirer de le voir.

JOCASTE.

Il viendra ; mais moi aussi je suis digne d’apprendre ce qui trouble ton cœur, ô roi !

ŒDIPE.

Je ne te refuserai pas, à ce point d’attente cruelle où je suis arrivé. Car à qui pourrais-je mieux le dire qu’à toi, dans la situation critique où je me trouve ?

J’eus pour père Polybe de Corinthe, et pour mère Mérope[283], Dorienne. J’étais regardé comme le premier des citoyens de Corinthe, lorsqu’il m’arriva une aventure propre à me surprendre, mais peu digne pourtant des inquiétudes qu’elle me causa. Au milieu d’un festin, un homme dans l’ivresse, au milieu de l’orgie, me reprocha d’être un enfant supposé. Irrité de ce propos, j’eus peine à me contenir tout le jour ; et le lendemain j’allai trouver mon père et ma mère, pour les interroger ; ils s’indignèrent contre celui qui avait proféré cet outrage. Je me réjouissais de leur sympathie ; mais le trait cruel me blessait toujours ; car il était entré profondément dans mon cœur[284]. Je pars à l’insu de mon père et de ma mère, pour aller à Delphes. Le dieu, sans tenir aucun compte des questions que j’étais venu lui adresser, me renvoya, en me prédisant, entre autres malheurs affreux et inouïs, que je serais le mari de ma mère, que je mettrais au jour une race exécrable, et que je serais l’assassin de mon père. Après avoir entendu ces paroles, je m’éloignai de Corinthe, pour n’en plus mesurer la distance que par le cours des astres, et je cherchai un pays où je pusse éviter l’accomplissement des terribles oracles. Dans ma marche, j’arrive en ces lieux où tu dis que périt Laïus. À toi, femme, je dirai la vérité. J’étais près de l’endroit où la route se partage en un triple sentier[285], lorsqu’un héraut, et sur un char un homme semblable à celui que tu m’as dépeint, se présentent devant moi ; le conducteur du char et le vieillard lui-même me repoussent violemment de la route ; dans ma colère, je frappe le conducteur qui me disputait le passage ; le vieillard, me voyant approcher du char, saisit le moment, et me frappe sur la tête de deux coups d’aiguillon. Il en porta la peine ; atteint aussitôt du bâton dont ma main était armée, il est renversé de son char, et roule à mes pieds ; je massacre tous ses compagnons. Or, si cet inconnu a quelque rapport avec Laïus, quel homme est plus malheureux que moi ? quel homme est plus haï des dieux ? Nul étranger, nul Thébain, ne peut désormais me recevoir dans sa maison, ni m’adresser la parole, mais ils doivent me chasser de leurs demeures, et ce n’est point un autre que moi qui a lancé ces imprécations contre moi-même. Et la couche du mort, je l’ai souillée de ces mains qui avaient pris sa vie. Suis-je assez criminel ? ne suis-je pas un monstre impur ? Car il faut m’exiler, et dans mon exil, je ne puis ni revoir les miens, ni mettre le pied sur le sol de ma patrie, où je suis menacé de devenir l’époux de ma mère, et de tuer mon père Polybe, celui qui m’a donné le jour et qui m’a élevé. N’est-il pas juste de dire que ces calamités me sont envoyées par une divinité cruelle ? Ne souffrez pas, justes dieux, ne souffrez pas que je voie un pareil jour, mais que je disparaisse du nombre des mortels, avant de voir le malheur m’imprimer une telle souillure[286] !

LE CHŒUR.

O roi, nous partageons tes craintes ; mais jusqu’à ce que celui qui va venir, ait éclairci tes doutes, conserve l’espoir.

ŒDIPE.

Oui, tout ce qui me reste encore d’espoir repose uniquement sur ce berger que j’attends.

JOCASTE.

Et lorsqu’il sera venu, quelle est ton espérance ?

ŒDIPE.

Je vais te le dire : si son langage se trouve d’accord avec le tien, j’échappe à toute imputation.

JOCASTE.

Qu’as-tu donc entendu dans mes paroles qui ait tant d’importance ?

ŒDIPE.

Il assure, dis-tu, que des brigands ont massacré Laïus. Si donc il persiste à dire qu’ils étaient plusieurs, je ne suis point le meurtrier ; car on ne saurait prendre un seul homme pour une troupe. Mais s’il ne parle que d’un voyageur isolé, évidemment c’est moi qui suis l’auteur du crime.

JOCASTE.

Oui, c’est ainsi qu’il a raconté le fait, sache-le bien, et il ne saurait rétracter ses paroles : la ville, en effet, les a entendues, et non pas moi. Mais dût-il s’écarter de son premier récit, jamais il ne prouvera, ô roi, que tu sois, conformément à l’oracle, le meurtrier de Laïus, que Loxias[287] a déclaré devoir périr de la main de mon fils : or, ce fils infortuné n’a pu tuer Laïus, mais il a péri le premier. Aussi, désormais nulle prophétie ne saurait-elle obtenir de moi l’attention la plus légère[288].

ŒDIPE.

Tes réflexions sont justes ; cependant envoie chercher le berger, et ne néglige pas ce soin.

JOCASTE.

J’y enverrai sans retard, mais rentrons dans le palais ; car je ne voudrais rien faire qui ne te fût agréable.



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Puisse-t-il m’être donné de conserver la sainte pureté dans toutes mes actions et mes paroles, et d’obéir à ces lois sublimes, émanées des cieux, dont l’Olympe seul est le père, dont l’origine n’a rien d’humain ni de mortel, et que jamais l’oubli ne peut abolir ! en elles vit la puissance divine, que la vieillesse ne peut atteindre[289].

(Antistrophe 1.) La licence[290] enfante le tyran[291] ; la licence, après s’être livrée follement à des excès désordonnés et funestes, après être montée au comble de l’insolence, retombe dans un précipice d’où elle tente en vain de se relever[292]. Je prie le dieu de ne jamais abandonner une poursuite d’où dépend le salut de Thèbes[293] : je ne cesserai jamais de prendre le dieu pour guide.

(Strophe 2.) Mais si un mortel signale par l’insolence son bras ou sa langue, sans crainte de la Justice vengeresse, sans respect pour les images des dieux[294], qu’une mort funeste le punisse de ses débauches coupables ! S’il élève sa fortune en violant la justice, si dans son délire il ose se livrer à des actes impies, ou porter une main sacrilège sur les choses saintes, à la vue de ces profanations, quel homme voudra désormais chasser de son âme les traits de la colère ? Car si de telles impiétés sont honorées, qu’ai-je besoin de révérer le culte des dieux[295] ?

(Antistrophe 2.) Je n’irai plus porter mes vœux dans le sanctuaire inviolable situé au centre de la terre, ni aux temples d’Abes[296], ou d’Olympie, si ces oracles ne se vérifient d’une manière éclatante[297] aux yeux de tous les mortels. Mais, ô Jupiter, souverain des cieux, si c’est avec raison que l’on te nomme maître du monde, ne permets pas que rien échappe à tes regards et à ton éternel empire. Car les antiques oracles rendus à Laïus sont méprisés, Apollon a perdu ses honneurs ; c’en est fait du culte des dieux.



JOCASTE.

Chefs de cette contrée, j’ai conçu la pensée d’aller dans les temples des dieux, et j’ai pris ces guirlandes et ces parfums que vous voyez dans mes mains. Œdipe, en effet, abandonne son cœur à mille inquiétudes exagérées ; au lieu de juger en homme sensé des nouveaux oracles par les anciens, il se livre à celui qui parle, dès qu’on parle des choses terribles. Puis donc que mes conseils ne gagnent rien, Apollon, dieu Protecteur[298], toi dont la statue s’élève devant ce palais[299], je viens, chargée de ces offrandes, t’implorer, afin que tu amènes une heureuse[300] issue aux terreurs d’OEdipe ; car nous tremblons tous, en le voyant éperdu, comme un pilote au milieu de l’orage.



UN MESSAGER.

Étrangers, pourrais-je savoir de vous où est le palais du roi Œdipe ? ou plutôt dites-moi où il est lui-même, si vous le savez.

LE CHŒUR.

Voici son palais, et tu l’y trouveras lui-même, ô étranger ; tu vois devant toi son épouse, la mère[301] de ses enfants.

LE MESSAGER.

Puisse-t-elle être heureuse et toujours entourée d’heureux, puisqu’elle est la digne compagne d’Œdipe !

JOCASTE.

Je fais les mêmes vœux pour toi, étranger ; car tu le mérites par ton langage obligeant. Mais dis-moi ce qui t’amène en ces lieux, et ce que tu viens nous annoncer ?

LE MESSAGER.
D’heureuses nouvelles pour ton époux et pour ta famille, ô femme !
JOCASTE.

Quelles sont-elles ? Et qui t’envoie vers nous ?

LE MESSAGER.

Je viens de Corinthe. Les nouvelles que j’ai à dire vont vous réjouir sans doute, en peut-il être autrement ? mais peut-être vous affliger.

JOCASTE.

Quoi donc ? comment peuvent-elles produire ce double effet ?

LE MESSAGER.

Les habitants de Corinthe vont le faire roi, comme déjà le bruit en courait.

JOCASTE.

Quoi donc ? le vieux Polybe n’est-il plus sur le trône ?

LE MESSAGER.

Hélas ! non, il est mort, il est dans le tombeau.

JOCASTE.

Que dis-tu, vieillard ? Polybe est mort ?

LE MESSAGER.

Que je meure, si je ne dis la vérité !

JOCASTE.

O femme[302], cours vite l’annoncer à ton maître. Oracles des dieux, qu’êtes-vous devenus ? Œdipe s’est exilé de Corinthe, dans la crainte de tuer son père ; et voilà maintenant que le père a succombé sous les coups du Destin, et non sous les coups de son fils.



ŒDIPE.

Jocaste, épouse chérie, pourquoi m’appelles-tu hors du palais ?

JOCASTE.
Écoute cet homme, et vois ce que deviennent les oracles si respectés du dieu.
ŒDIPE.

Cet homme, quel est-il ? et qu’a-t-il à me dire ?

JOCASTE.

11 vient de Corinthe, pour t’annoncer que Polybe, ton père, n’est plus, qu’il est mort.

ŒDIPE.

Que dis-tu, étranger ? raconte-moi toi-même la chose.

LE MESSAGER.

Si c’est d’abord là ce que tu désires savoir clairement, je le répète, sois-en certain, il a cessé de vivre.

ŒDIPE.

Sa mort est-elle le résultat d’un crime, ou de la maladie ?

LE MESSAGER.

Le moindre choc abat le corps des vieillards[303].

ŒDIPE.

Ainsi, le malheureux est mort de maladie ?

LE MESSAGER.

Ses jours étaient remplis[304].

ŒDIPE.

Ah ! qui voudrait désormais, ô femme, consulter l’autel prophétique de Delphes ou le chant des oiseaux ? D’après leurs prédictions, je devais tuer mon père, mais il est mort, et repose dans le sein de la terre ; et moi, tranquille à Thèbes, je n’ai point tranché ses jours, à moins que le regret de mon départ ne l’ait mis au tombeau ; ainsi seulement je serais l’auteur de sa mort. Ainsi Polybe est aux enfers, emportant avec lui ces vains oracles.

JOCASTE.

Ne te l’avais-je pas prédit depuis longtemps ?

ŒDIPE.
Tu me l’as dit, il est vrai, mais la crainte égarait ma raison.
JOCASTE.

Ne te livre donc plus à ces vaines alarmes.

ŒDIPE.

Eh quoi ! ne dois-je pas redouter la couche de ma mère ?

JOCASTE.

Que peut craindre l’homme, puisqu’il est le jouet de la fortune, et qu’il ne peut lire dans l’avenir ? Le mieux est de vivre au hasard, et comme on peut. Pour toi, ne crains pas d’entrer dans la couche de ta mère. Souvent dans leurs rêves les hommes ont cru partager la couche maternelle. Mais ne tenir nul compte de ces illusions est le plus sûr moyen de vivre tranquille.

ŒDIPE.

Tout ce que tu as dit serait fort bien, si ma mère ne vivait encore ; mais tant qu’elle est vivante, malgré tes belles paroles, j’ai sujet de craindre.

JOCASTE.

Cependant le tombeau de ton père est un grand soulagement.

ŒDIPE.

Très-grand, je le sais ; mais tant que ma mère respire, j’ai lieu de craindre.

LE MESSAGER.

Quelle est donc cette femme qui cause vos craintes ?

ŒDIPE.

C’est Mérope, vieillard, celle qui fut l’épouse de Polybe.

LE MESSAGER.

Qu’y a-t-il donc qui de sa part vous inspire des craintes ?

ŒDIPE.

Un oracle divin, un oracle terrible, ô étranger.

LE MESSAGER.

Peux-tu me le dire ? Ou n’est-il pas permis à un étranger de le connaître ?

ŒDIPE.

Tu le peux. Apollon me prédit un jour que j’étais destiné à m’unir à ma mère, et à verser de mes mains le sang de mon père[305]. C’est cette crainte qui m’a tenu longtemps éloigné de Corinthe ; heureux exil ! cependant il est bien doux de voir les auteurs de ses jours.

LE MESSAGER.

Ce sont donc là les craintes qui t’exilèrent de notre cité ?

ŒDIPE.

Ce fut aussi, vieillard, pour ne pas devenir le meurtrier de mon père.

LE MESSAGER.

Pourquoi donc ne dissiperais-je pas tes craintes, ô prince ? car je suis venu avec le désir de te servir.

ŒDIPE.

Assurément tu obtiendrais de moi la reconnaissance que tu mérites.

LE MESSAGER.

En effet, je suis venu surtout dans l’espoir d’être récompensé par toi, après ton retour à Corinthe.

ŒDIPE.

Mais je ne retournerai jamais près de ceux qui m’ont donné le jour.

LE MESSAGER.

O mon fils, évidemment tu ne sais pas ce que tu fais.

ŒDIPE.

Comment, ô vieillard ? au nom des dieux explique-toi.

LE MESSAGER.

Si c’est là le motif qui t’éloigne de ta patrie.

ŒDIPE.

Je crains que l’oracle d’Apollon ne soit reconnu véridique.

LE MESSAGER.
Est-ce de porter une main sacrilège sur les auteurs de tes jours ?
ŒDIPE.

C’est précisément là, vieillard, ce qui me fait toujours trembler.

LE MESSAGER.

Tu ne sais donc pas que tu n’as aucun sujet de trembler ?

ŒDIPE.

Comment donc, si ce sont là les parents dont je suis né ?

LE MESSAGER.

C’est que Polybe ne t’était rien par le sang.

ŒDIPE.

Que dis-tu ? Polybe n’est point mon père ?

LE MESSAGER.

Non, pas plus que moi-même, mais autant que moi.

ŒDIPE.

Eh ! comment un étranger peut-il être pour moi autant que mon père ?

LE MESSAGER.

Mais ni lui ni moi ne t’avons donné le jour.

ŒDIPE.

Pourquoi donc m’appelait-il son fils ?

LE MESSAGER.

Tu es un don, sache-le, que jadis il avait reçu de mes mains.

ŒDIPE.

Et comment a-t-il tant chéri un enfant reçu d’une main étrangère ?

LE MESSAGER.

Longtemps privé d’enfants, sa tendresse se reporta sur toi.

ŒDIPE.

M’avais-tu acheté, ou m’as-tu trouvé et donné à lui ?

LE MESSAGER.

Je t’avais trouvé dans les vallées boisées du Cithéron.

ŒDIPE.
Mais quel motif conduisait tes pas en ces lieux ?
LE MESSAGER.

Je conduisais des troupeaux sur ces montagnes.

ŒDIPE.

Tu étais donc berger, errant et mercenaire[306] ?

LE MESSAGER.

Et cependant, mon fils, je fus, dans ce temps-là, ton sauveur.

ŒDIPE.

Quel était mon mal, eu l’état misérable où tu me trouvas ?

LE MESSAGER.

Les articulations de tes pieds pourraient le témoigner.

ŒDIPE.

Hélas ! pourquoi rappelles-tu ce douloureux souvenir ?

LE MESSAGER.

Je détachai les liens qui traversaient tes pieds.

ŒDIPE.

Tristes et honteuses marques que je gardai de mon enfance[307] !

LE MESSAGER.

Cette triste aventure te fit donner le nom que tu portes[308].

ŒDIPE.

Au nom des dieux, parle, est-ce mon père, ou ma mère qui me traita ainsi ?

LE MESSAGER.
Je l’ignore ; celui qui te remit en mes mains le sait mieux que moi.
ŒDIPE.

Ta m’as donc reçu des mains d’un autre ? tu ne m’as pas trouvé toi-même ?

LE MESSAGER.

Non, mais un autre berger te remit à moi.

ŒDIPE.

Quel est-il ? Pourrais-tu le faire connaître ?

LE MESSAGER.

C’était, disait-on, un des serviteurs de Laïus.

ŒDIPE.

De celui qui fut jadis roi de cette contrée ?

LE MESSAGER.

Oui. Il avait la garde de ses troupeaux.

ŒDIPE.

Vit-il encore, et pourrais-je le voir ?

LE MESSAGER.

Vous-mêmes, habitants de ce pays, vous pouvez le savoir mieux que moi.

ŒDIPE.

Y a-t-il quelqu’un de vous, ici présents, qui connaisse le berger dont parle cet homme, et qui l'ait vu, soit dans la campagne, soit à Thèbes ? qu’il me l’apprenne, car voici le moment de découvrir ce secret.

LE CHŒUR.

Je pense que c’est précisément le même berger retiré à la campagne, que tout à l’heure tu désirais voir. Mais Jocaste, que voici, pourrait le dire mieux que personne.

ŒDIPE.

Femme, penses-tu que le berger que nous avons envoyé chercher tout à l’heure soit celui dont parle cet homme ?

JOCASTE.

Quel est celui dont il a parlé ? Ne t’inquiète de rien, et oublie de vaines paroles.

ŒDIPE.

Non, rien ne pourra m’empêcher de rechercher les indices propres à me révéler ma naissance.

JOCASTE.

Au nom des dieux, si tu tiens encore à la vie, renonce à ces recherches ; j’ai bien assez de tourments.

ŒDIPE.

Rassure-toi. Dussé-je descendre de trois femmes esclaves[309], cet opprobre ne rejaillira point sur toi[310].

JOCASTE.

Crois-moi, cependant, je t’en supplie ; n’en fais rien.

ŒDIPE.

Non, rien ne me fera renoncer à pénétrer ce mystère.

JOCASTE.

Et pourtant c’est par intérêt pour toi que je te donne le meilleur conseil.

ŒDIPE.

Eh bien ! ces excellents conseils me fatiguent depuis longtemps.

JOCASTE.

Infortuné ! puisses-tu ne jamais savoir qui tu es !

ŒDIPE.

M’amènera-t-on enfin ce berger ? Pour elle, laissez-la se réjouir de son illustre naissance.

JOCASTE.

Hélas ! hélas ! malheureux ! car c’est là le seul nom que je puisse te donner désormais ! et je ne t’en donnerai plus d’autre.

(Elle sort.)



LE CHŒUR.

Pourquoi donc ton épouse, Œdipe, est-elle sortie, emportée par l’excès de sa douleur ? Je crains bien qu’après ce silence il n’éclate de grands malheurs.

ŒDIPE.

Qu’ils éclatent s’il le faut ! Pour moi, dût ma naissance être basse, je persisterai à vouloir la connaître. Elle peut-être, car elle a tout l’orgueil d’une femme, rougit de mon obscure origine. Mais moi, je me reconnais fils de la Fortune[311], qui m’a comblé de ses bienfaits, et je ne subirai pas l’infamie. Car j’ai la Fortune pour mère, et le cours de ma vie m’a départi tour à tour la misère et la grandeur. Issu d’une telle origine, je ne saurais plus désormais devenir autre que je n’ai été, ni renoncer à connaître ma naissance.



LE CHŒUR.

(Strophe.) Si je sais lire dans l’avenir, et si mes pressentiments ne m’abusent, j’en atteste l’Olympe, ô Cithéron, demain, la lune, dans son plein, n’aura pas achevé son cours[312], sans que tu sois honoré par nous, mont sacré de la patrie, comme le père et le nourricier d’Œdipe, et célébré par nos danses pour les services que tu rends à mes rois. Apollon sauveur, exauce mes vœux !

(Antistrophe.) O mon fils, quelle fille des immortels t’a donné le jour, par son union avec le dieu Pan, qui erre sur les montagnes, ou est-ce quelque nymphe amante d’Apollon ? car ce dieu se plaît aussi sur les collines aux riches pâturages. Ou bien le dieu du Cyllène[313], ou Bacchus, qui habite la cime des monts, t’aurait-il reçu d’une des nymphes de l’Hélicon[314], avec lesquelles il aime à folâtrer ?



ŒDIPE.

Vieillard[315], si je puis former des conjectures sur un homme que je n’ai jamais vu, voici sans doute le berger que nous attendons depuis longtemps. Son grand âge, en effet, s’accorde bien avec ce qu’on dit de lui, et surtout je crois reconnaître mes serviteurs qui l’amènent ; mais toi, tu pourrais en parler avec plus de certitude que moi, si tu as déjà vu ce berger.

LE CHŒUR.

En effet, je le connais ; car Laïus n’avait pas de serviteur plus fidèle, dans sa condition de berger.

ŒDIPE.

Toi d’abord, étranger de Corinthe, est-ce là celui dont tu nous parlais ?

LE MESSAGER.

C’est lui-même que tu vois.

ŒDIPE.

Vieillard, regarde-moi en face, et réponds à toutes mes demandes. Tu étais au service de Laïus ?

LE BERGER.

J’étais son esclave, non acheté, mais élevé dans son palais.

ŒDIPE.

Quel était ton emploi, ou ton genre de vie ?

LE BERGER.

Je passais la plus grande partie de mon temps à conduire ses troupeaux.

ŒDIPE.

Quels étaient les lieux que tu fréquentais le plus ?

LE BERGER.
Le Cithéron et la contrée qui l’entoure.
ŒDIPE.

Te souviens-tu donc d’y avoir vu cet homme ?

LE BERGER.

Que faisait-il ? de quel homme parles-tu ?

ŒDIPE.

De celui qui est devant tes yeux ; ne l’as-tu jamais rencontré ?

LE BERGER.

Non, autant du moins que mes souvenirs me permettent de l’affirmer.

LE MESSAGER.

Il n’y a rien d’étonnant, ô maître ; mais je rappellerai clairement ses souvenirs effacés, car je n’en doute pas, il sait très-bien que dans les pâturages du Cithéron, il conduisait deux troupeaux, et moi je n’en avais qu’un ; nous restâmes ensemble trois mois entiers, depuis la fin du printemps jusqu’au lever de l’arcture[316] ; et l’hiver, nous ramenâmes nos troupeaux, moi, dans mes bergeries, lui, dans celles de Laïus. Y a-t-il dans tout ce que je dis quelque chose qui ne soit pas exact ?

LE BERGER.

Tu dis vrai, quoiqu’il y ait bien longtemps.

LE MESSAGER.

Dis-moi maintenant, te souviens-tu qu’alors tu me remis un enfant, pour l’élever comme le mien ?

LE BERGER.

Que veux-tu dire ? pourquoi me fais-tu cette question ?

LE MESSAGER.

Voici devant toi, mon cher, celui qui était alors enfant.

LE BERGER.
Ah ! misérable ! ne peux-tu donc te taire ?
ŒDIPE.

Ne le maltraite pas, vieillard ; c’est ton langage qui mérite le blâme, bien plus que le sien.

LE BERGER.

Qu’ai-je donc fait de mal, ô le meilleur des maîtres ?

ŒDIPE.

Tu ne réponds pas sur cet enfant dont il te parle.

LE BERGER.

Il ne sait ce qu’il dit, mais il prend une peine inutile[317].

ŒDIPE.

Et toi, parleras-tu de bonne grâce ? sinon, ce sera de force.

LE BERGER.

Au nom des dieux, ne maltraite pas un vieillard !

ŒDIPE.

Qu’au plus tôt on lui attache les mains derrière le dos.

LE BERGER.

Malheureux ! et pourquoi ? que veux-tu apprendre ?

ŒDIPE.

Lui as-tu remis cet enfant dont il parle ?

LE BERGER.

Oui, je le lui donnai, et que ne suis-je mort ce jour-là !

ŒDIPE.

C’est ce qui t’arrivera aujourd’hui, si tu ne dis la vérité.

LE BERGER.

Ce sera bien plutôt si je parle, que je périrai.

ŒDIPE.

Cet homme, je le vois, cherche des délais.

LE BERGER.

Non, vraiment, car j’ai déjà dit que je le lui avais remis.

ŒDIPE.
D’où le tenais-tu ? était-il à toi, ou l’avais-tu reçu d’un autre ?
LE BERGER.

Il n’était pas à moi, je l’ai reçu de quelqu’un.

ŒDIPE.

De quel habitant de la ville, et de quelle maison ?

LE BERGER.

Au nom des dieux, mon maître, ne me questionne pas davantage.

ŒDIPE.

Tu es mort, si je répète ma question.

LE BERGER.

Eh bien ! c’était quelqu’un de la maison de Laïus.

ŒDIPE.

Esclave, ou de la famille du roi ?

LE BERGER.

Malheur à moi ! me voilà revenu à ce secret, le plus terrible à dire.

ŒDIPE.

Et le plus terrible à entendre. N’importe, je veux l’apprendre[318].

LE BERGER.

On le disait fils de Laïus ; mais celle qui est dans le palais, ton épouse, pourrait mieux que personne dire ce qui en est.

ŒDIPE.

Est-ce donc elle qui te le remit ?

LE BERGER.

Elle-même, ô roi !

ŒDIPE.

Dans quelle intention ?

LE BERGER.

Pour le faire périr.

ŒDIPE.

Elle qui l’avait enfanté ! Ah ! malheureuse !

LE BERGER.
Elle redoutait de funestes oracles.
ŒDIPE.

Que disaient-ils ?

LE BERGER.

Qu’il tuerait les auteurs de ses jours.

ŒDIPE.

Pourquoi donc l’as-tu remis à ce vieillard ?

LE BERGER.

J’en eus pitié, mon maître ; je crus qu’il l’emporterait sur une terre étrangère, dans sa patrie ; il l’a conservé pour les plus grands malheurs ; car si tu es celui dont il parle, tu es le plus infortuné des hommes.

ŒDIPE.

Hélas ! hélas ! tout est révélé maintenant. O lumière ; je te vois pour la dernière fois. Il est trop vrai ! par ma naissance, par mon hymen incestueux, par mon affreux parricide, j’ai violé les plus saintes lois de la nature.

(Il sort.)



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) O race des mortels, combien, à mon sens, votre vie ressemble au néant ! car l’homme le plus heureux a-t-il plus que l’apparence du bonheur ? et encore cette apparence est bientôt évanouie ! Aussi, instruit par ton exemple et par ta destinée, ô malheureux Œdipe, je ne crois plus au bonheur d’aucun mortel.

(Antistrophe 1.) Dans l’essor de ta prodigieuse fortune[319], tu t’élevas au faîte de la prospérité[320] ; tu nous délivras de la vierge aux griffes crochues et aux énigmes funestes[321], et tu apparus à ma patrie comme un rempart[322] contre la mort ; puis tu fus appelé notre roi, et, environné des plus grands honneurs, tu régnas sur la puissante ville de Thèbes.

(Strophe 2.) Et maintenant, d’après tout ce que j’entends, quel homme est plus malheureux que toi ? quel autre fut précipité par les vicissitudes de la vie dans un tel abîme de misères et de calamités ? Illustre Œdipe, toi qui fus reçu dans le même sein, à la fois comme fils et comme époux, comment, comment donc ce lit nuptial, qui fut celui de ton père[323], a-t-il pu si longtemps te porter en silence ?

(Antistrophe 2.) Le temps, à qui rien n’échappe, a surpris, malgré toi, ton opprobre, et condamné un hymen contre nature, où le fils a rendu mère celle qui l’avait enfanté. O fils de Laïus, puissé-je ne t’avoir jamais connu, car ma douleur s’exhale sur toi en cris lamentables ! Mais, pour dire la vérité, si je te dois la vie, je te dois aussi la mort.



UN SECOND MESSAGER[324].

O vous qui êtes les habitants les plus respectés de Thèbes, quels malheurs vous allez entendre, quels malheurs vous allez voir, quelle affliction va vous saisir, si l’amour de la patrie vous intéresse encore à la famille des Labdacides ! Non, les eaux de l’Ister ni celles du Phase ne suffiraient pas pour laver les souillures cachées dans ce palais[325] ; mais voici d’autres désastres volontaires qui vont paraître au grand jour[326]. Ah ! de tous les maux, les plus cuisants sont ceux qu’on s’est infligés soi-même.

LE CHŒUR.

Rien ne manque à l’horreur de ceux que nous connaissons déjà ; que peux-tu y ajouter encore ?

LE SECOND MESSAGER.

Un mot me suffira pour le dire, et à vous pour l’apprendre. Jocaste est morte.

LE CHŒUR.

O l’infortunée ! Quelle a été la cause de sa mort ?

LE SECOND MESSAGER.

Elle-même s’est tuée de ses propres mains. Ce que cette mort a de douloureux vous échappe, car ce spectacle n’est pas sous vos yeux ; cependant, autant que j’en conserve le souvenir, je vous dirai les souffrances de cette infortunée. Agitée d’une sombre fureur, dès qu’elle eut franchi le seuil du palais, elle courut droit à la couche nuptiale, arrachant sa chevelure de ses deux mains ; une fois entrée, elle ferme violemment les portes en dedans, évoque l’ombre de Laïus, lui rappelant le souvenir de ce fils oublié, de la main duquel il devait périr lui-même, en laissant une mère qui donnerait le jour à des enfants incestueux. Elle arrose de ses larmes cette couche où, doublement malheureuse, elle eut un époux de son époux, et des enfants de son enfant. Je ne vis pas ensuite comment elle a péri ; car Œdipe se précipita à grands cris, ce qui nous empêcha de voir la mort de Jocaste ; mais nos regards se tournent vers lui, qui errait çà et là. Dans cet égarement, il nous demande une épée, et veut savoir où est l’épouse qui n’est pas son épouse, celle dont le sein maternel, après l’avoir porté, porta aussi ses enfants. Dans sa fureur, un dieu la lui montra, car ce ne fut aucun de nous qui étions là présents. Poussant de grands cris, et comme si quelqu’un le guidait, il s’élance contre les portes, fait sauter les battants de leurs gonds, et s’élance dans l’appartement. Là, nous voyons Jocaste, encore suspendue au lien fatal qui a terminé ses jours : à cette vue, l’infortuné rugit comme un lion, et détache le lien funeste ; mais quand le corps de la malheureuse fut gisant à terre, alors on vit un affreux spectacle : arrachant les agrafes d’or de la robe qui couvrait Jocaste, Œdipe en frappe ses yeux, parce que, s’écriait-il, ils n’avaient vu ni ses malheurs, ni ses crimes, et que, désormais dans les ténèbres, ils ne verraient plus ceux qu’il ne devait point voir, ils ne reconnaîtraient plus ceux qu’il lui serait doux de reconnaître[327]. En parlant ainsi, il frappe et déchire à plusieurs reprises ses paupières ; en même temps ses yeux ensanglantés arrosaient son visage, et ce n’étaient pas seulement des gouttes qui s’en échappaient, mais c’était une pluie noire et comme une grêle de sang. Tels sont les maux communs à l’un et à l’autre ; c’est ainsi que l’époux et la femme confondirent leur infortune[328]. Heureux autrefois, ils jouissaient d’un bonheur mérité ; mais aujourd’hui, les gémissements, le désespoir, l’opprobre et la mort, aucune espèce de malheur n’y manque.

LE CHŒUR.

Et maintenant, l’infortuné a-t-il quelque relâche à ses souffrances ?

LE SECOND MESSAGER.

Il crie d’ouvrir les portes, et d’exposer aux yeux de tous les Thébains ce parricide, ce fils dont la mère... Je ne dois pas répéter ces blasphèmes. Il est résolu de s’exiler de cette terre, et ne veut plus rester dans ce palais, sous le poids des malédictions qu’il a lancées contre lui-même. Cependant il a besoin de secours et d’un guide, car ses douleurs surpassent ses forces. Tu vas en être témoin ; voici les portes qui s’ouvrent, tu vas voir un spectacle qui attendrirait même un ennemi.

LE CHŒUR.

O spectacle horrible, le plus horrible qui ait jamais frappé les yeux ! ô malheureux ! quel délire s’est emparé de toi ? quel est le dieu qui a fait fondre les calamités les plus cruelles sur ta destinée ? Je ne puis même supporter ta vue, moi qui aurais tant de questions à te faire, tant de choses à apprendre de toi ou à contempler en toi ! je ne le puis, tant ton aspect me fait frissonner !

ŒDIPE.

Hélas ! hélas ! malheureux que je suis ! en quels lieux me portent mes pas ? où s’égarent les sons de ma voix[329] ? O fortune, où m’as-tu précipité ?

LE CHŒUR.

Dans des horreurs qu’on ne peut ni voir ni entendre[330].

ŒDIPE.

(Strophe 1.) O ténèbres, nuage odieux, implacable, qui m’enveloppes sans retour d’une impénétrable obscurité ! Malheur à moi, mille fois malheur ! De quels aiguillons me déchirent à la fois ma douleur présente et le souvenir de mes calamités !

LE CHŒUR.

Parmi tant de maux, il n’est pas étonnant que tu aies doublement à gémir et doublement à souffrir.

ŒDIPE.

(Antistrophe 1.) O mon ami, tu restes donc toujours fidèle à me servir ? car tu oses encore prendre soin de moi, tout aveugle que je suis. Hélas ! hélas ! Je ne me trompe pas, et, malgré les ténèbres qui m’environnent, j’ai du moins reconnu ta voix.

LE CHŒUR.

O terrible résolution ! Comment as-tu eu le courage de t’arracher ainsi les yeux ? Quel dieu a poussé ton bras ?

ŒDIPE.

(Strophe 2.) Apollon, mes amis, oui, Apollon est la cause de mes maux, de mes cruelles souffrances. Mais ce n’est pas sa main qui m’a frappé, c’est moi seul ; car que me servait de voir, lorsque je ne pouvais rien voir que d’affligeant ?

LE CHŒUR.

Les choses sont en effet comme tu le dis.

ŒDIPE.

(Strophe 3.) Que pourrais-je donc voir encore, aimer, entendre avec plaisir, ô mes amis ? Chassez-moi de cette terre au plus vite ; délivrez-la de ce fléau, de ce monstre chargé de la haine des hommes et des dieux.

LE CHŒUR.

O Œdipe, doublement malheureux et par ta misère, et par le sentiment que tu en as, plût aux dieux que je ne t’eusse jamais connu !

ŒDIPE.

(Antistrophe 2.) Périsse celui qui me délivra des entraves douloureuses de mes pieds, m’arracha à la mort et me sauva ! car alors j’aurais péri, et je ne serais pas pour mes amis et pour moi un éternel sujet de douleur.

LE CHŒUR.

Moi aussi je m’unis à ton vœu.

ŒDIPE.

(Antistrophe 3.) Je n’aurais pas été le meurtrier de mon père, ni l’époux de celle qui m’a donné le jour. Mais aujourd’hui, abandonné des dieux, fils de parents impurs, j’ai eu des enfants de celle même dont je suis né ; et. s’il est encore des maux plus horribles, ils ont fondu sur Œdipe.

LE CHŒUR.

Je ne sais si je dois approuver ta résolution ; car il eût mieux valu pour toi ne plus vivre, que vivre aveugle.

ŒDIPE.

Ce que j’ai fait était ce que j’avais de mieux à faire, ne cherche point à me persuader et ne me donne plus de conseils. De quels yeux, en effet, si j’étais descendu clairvoyant aux enfers, regarderais-je un père, une mère infortunée, sur lesquels j’ai commis des crimes que la mort la plus ignominieuse[331] ne saurait expier ? Diras-tu qu’il m’eût été doux de voir croître ces enfants sous mes yeux, quelle que soit leur naissance ? Non, jamais je n’aurais pu supporter leur vue. Je ne pourrais plus voir cette ville, ces murs, ces images sacrées des dieux, que moi seul entre les Thébains je me suis interdits à moi-même, lorsque j’ordonnai à tous de bannir le coupable, moi, l’impie, que les dieux ont désigné comme l’être impur, et issu du sang de Laïus. Après avoir ainsi révélé mon opprobre, aurais-je pu en voir les témoins d’un œil assuré ? Non, certes. Mais que ne puis-je encore fermer en moi les sources de l’ouïe ! je ne manquerais pas de clore toutes les parties de mon corps, afin d’être à la fois aveugle et sourd. En effet, n’avoir pas le sentiment, de son malheur est une consolation. O Cithéron ! pourquoi m’as-tu donné asile ? pourquoi, du moins, ne m’as-tu pas sur-le-champ donné la mort, pour que jamais le secret de ma naissance ne fût révélé aux hommes ? O Polybe ! ô Corinthe ! palais antique, que j’appelais celui de mon père, quel amas d’impuretés vous nourrissiez en moi, sous ces dehors brillants ! Maintenant je me trouve être un coupable, issu d’une race coupable. O triple chemin, sombre vallée, forêt témoin de mon crime, étroit sentier à l’embranchement des trois routes, qui avez bu le sang de mon père versé par mes mains, avez-vous gardé le souvenir des crimes que je commis alors, et de ceux que je commis ensuite, une fois arrivé dans Thèbes ? O hymen, hymen funeste ! tu m’as donné la vie, et, après me l’avoir donnée, tu fis rentrer mon sang dans ces mêmes flancs où je fus porté, et par là tu produisis des pères, des frères, des fils, criminel assemblage, des femmes, des épouses, des mères, et tout ce que les hommes virent jamais de plus abominable[332]. Mais c’en est trop, craignons de redire ce qu’il est horrible de faire ; au nom des dieux, hâtez-vous, cachez-moi dans quelque terre écartée ; arrachez-moi la vie, précipitez-moi dans la mer, en des lieux où vous ne me verrez plus. Approchez, daignez toucher un malheureux ; croyez-moi, ne craignez rien ; de tels maux ne sauraient atteindre nul autre mortel que moi.

LE CHŒUR.

Mais voici à propos Créon, qui pourra satisfaire tes demandes et t’aider de ses conseils ; car il reste seul chargé de veiller à ta place sur ce pays.

ŒDIPE.

Hélas ! que pourrais-je donc lui dire ? quel droit ai-je d’espérer en lui ? je me suis montré naguère si injuste à son égard !



CRÉON.

Je ne viens point, Œdipe, insulter à tes maux, et te reprocher aucune des anciennes offenses. Mais vous, Thébains, si vous ne respectez plus les hommes, au moins craignez de souiller la lumière vivifiante de ce sacré Soleil, en exposant à tous les yeux cet objet impur que ni la terre, ni l’air, ni les eaux[333] ne peuvent plus recevoir. Faites-le donc rentrer au plus tôt dans le palais. Les parents doivent seuls être témoins des maux d’un parent, seuls ils peuvent entendre ses plaintes.

ŒDIPE.

Au nom des dieux, puisque, trompant mon attente, tu payes de la plus généreuse amitié mes cruels outrages, écoute-moi, car c’est dans ton intérêt que je parlerai, et non dans le mien.

CRÉON.

Et quelle est la chose que tu désires si vivement obtenir de moi ?

ŒDIPE.

Chasse-moi au plus tôt de cette terre, en des lieux où je ne puisse converser avec aucun mortel.

CRÉON.

Je l’aurais fait, n’en doutez point, si je ne voulais auparavant consulter le dieu.

ŒDIPE.

Mais son oracle est assez manifeste, il a ordonné de faire périr le parricide, l’impie.

CRÉON.

Sans doute, il l’a dit ; toutefois, dans la situation critique où nous sommes, il vaut mieux l’interroger sur ce qu’il faut faire.

ŒDIPE.
Ainsi, vous le consulterez en faveur d’un malheureux ?
CRÉON.

Tes malheurs en effet prouveraient assez qu’il faut croire le dieu.

ŒDIPE.

Je te le demande aussi, et je t’en conjure, prépare pour celle dont le corps est étendu dans ce palais les funérailles que tu jugeras convenables ; c’est un devoir qu’il te sera honorable de rendre aux tiens. Quant à moi, il n’y a pas lieu de penser que jamais la ville de mes pères veuille me posséder vivant. Laisse-moi donc aller sur les montagnes, sur le Cithéron, ma patrie, que ma mère et mon père m’avaient désignée dès ma naissance pour tombeau, afin que je meure où ils voulurent me faire périr. Toutefois je prévois trop bien que ni la maladie ni aucun autre accident ne doit terminer ma vie ; car je n’aurais pas échappé à la mort, si je n’étais réservé à quelque malheur affreux. Eh bien ! que ma destinée s’accomplisse ! Quant à mes enfants..., je ne te recommande point mes fils, ô Créon ! ils sont hommes, et, partout où ils seront, ils ne manqueront de rien ; mais je laisse deux filles dignes de pitié ; autrefois elles s’asseyaient à ma table, et je ne touchais à aucun aliment dont elles n’eussent leur part ; veille sur elles, et surtout permets-moi de les toucher encore, et de pleurer avec elles notre misère.

Créon, roi dont la naissance est pure[334], Créon ! ah ! s’il m’était permis de les toucher de mes mains, il me semblerait les voir encore... Que dis-je ? ne les entends-je pas verser des larmes ? O filles chéries ! la pitié de Créon vous aurait-elle envoyées auprès de moi ? ne me trompé-je pas ?

CRÉON.

Tu ne te trompes pas ; c’est moi qui les ai fait venir, quand j’ai connu le désir que tu avais de les voir comme

autrefois.
ŒDIPE.

Ah ! puisses-tu être heureux ! puissent les dieux, pour prix de ce bienfait[335], veiller sur toi mieux que sur moi ! O mes filles, où êtes-vous ? Venez ici, venez toucher ces mains fraternelles, qui ont réduit à ce triste état les yeux jadis brillants de votre père ; malheureux, qui, sans le savoir, sans me connaître, vous engendrai dans les mêmes flancs qui m’avaient porté ! Je pleure sur vous, car je ne puis vous voir, en songeant aux amertumes qui attendent la vie qui vous reste à passer au milieu des hommes. À quelle assemblée des citoyens, à quelle fête pourrez-vous assister, sans en rapporter dans votre demeure, au lieu des plaisirs du spectacle, des yeux baignés de larmes ? Et quand le temps de l’hymen sera venu pour vous, quel mortel, ô mes filles, osera associer à son nom tout l’opprobre répandu sur mes parents et sur les vôtres ? Et en effet, que manque-t-il à vos calamités ? Votre père a assassiné son père, il a rendu mère celle qui l’avait enfanté, et il vous a engendrées dans le sein où lui-même il reçut la vie : vous entendrez tous ces reproches, et alors qui osera vous épouser ? Personne, ô mes enfants, personne ; mais le célibat et la stérilité seront votre partage. O fils de Ménécée ! puisque tu es le seul père qui leur reste (car leur mère et moi nous ne sommes plus), ne les livre point avec dédain à une vie errante dans l’abandon et la mendicité, elles qui sont issues de ton sang ; n’égale point leur infortune à mes malheurs. Aie pitié de leur jeunesse et de leur délaissement, elles n’ont que toi pour soutien. Promets-le, généreux Créon, touche-moi de ta main[336]. J’aurais bien des conseils à vous donner, mes enfants, si vous pouviez les comprendre ; mais maintenant, demandez, pour moi, de passer ma vie où le destin veut que je vive, et, pour vous, puisse votre vie être plus heureuse

que celle de votre père !
CRÉON.

C’est assez verser de pleurs ; rentre dans le palais.

ŒDIPE.

Il faut obéir, quoiqu’à regret.

CRÉON.

L’à-propos fait le mérite des choses.

ŒDIPE.

Sais-tu à quelle condition j’y vais ?

CRÉON.

Dis-le-moi, pour que je le sache.

ŒDIPE.

C’est que tu me chasses loin de cette terre.

CRÉON.

Tu me demandes ce qui dépend du dieu.

ŒDIPE.

Mais je suis l’objet de la haine des dieux.

CRÉON.

Ainsi tes vœux seront bientôt remplis.

ŒDIPE.

Dis-tu vrai ?

CRÉON.

Je ne dis point ce que je ne pense pas.

ŒDIPE.

Eh bien ! emmène-moi d’ici.

CRÉON.

Viens donc, mais quitte ces jeunes filles.

ŒDIPE.

Ah ! ne me les arrache pas.

CRÉON.

Ne demande pas à satisfaire tous tes désirs ; tes succès ont peu profité à ton bonheur.

LE CHŒUR.

Voyez, Thébains, cet Œdipe qui expliqua les énigmes du sphinx, et qui, devenu puissant, n’a jamais regardé[337] avec envie la prospérité de ses concitoyens, voyez en quel abîme de misère il est tombé. Sachez donc qu’aucun mortel, tant qu’il n’a pas encore vu son dernier jour, ne saurait être appelé heureux, s’il n’a atteint le terme de sa vie sans avoir éprouvé d’infortune[338].


FIN DE L’ŒDIPE ROI.


ŒDIPE A COLONE[modifier]


TRAGÉDIE[modifier]


NOTICE
SUR L’ŒDIPE À COLONE.




L’Œdipe à Colone est, nous l’avons déjà dit, la pièce où Sophocle s’est élevé à la plus grande hauteur, par la portée et la pureté des idées morales. Elle a une couleur profondément religieuse. Elle roule tout entière sur l’oracle qui a annoncé à Œdipe sa mort prochaine, et promis que son tombeau assurerait la victoire au peuple qui le posséderait. Ses malheurs ont expié ses crimes involontaires : les dieux, qui l’avaient tant poursuivi, se réconcilient avec lui, et lui accordent une mort paisible, glorieuse même, dans le sanctuaire des Euménides. C’est au milieu de leur bois sacré, dans le bourg de Colone, près d’Athènes, qu’il trouve enfin un éternel repos.

Ici, Œdipe est toujours victime de la fatalité, mais il n’en conserve pas moins un caractère hautement moral. Un enchaînement de circonstances extérieures, tout à fait indépendantes de son libre arbitre, l’a rendu criminel, mais sans qu’il l’ait voulu ; et cette absence de participation de sa volonté rassure sa conscience : il parle de ses crimes involontaires sans embarras, ils sont l’œuvre des dieux. Il établit nettement, et à plusieurs reprises, que c’est l’intention qui fait la faute, et qu’il n’y a pas culpabilité s’il n’y a participation de l’agent. La culpabilité n’est reconnue que dans l’intention de faire le mal ; le crime involontaire n’est plus un crime. L’homme a pu servir d’instrument dans la main des dieux ; mais si sa conscience est pure, il n’est pas vraiment coupable. Voilà donc le dogme de la fatalité épuré, ou plutôt dégagé de la moralité qui ne lui appartient pas ; voilà la ligne de démarcation profondément tracée entre le domaine moral de la conscience, où règne la liberté humaine, et le domaine de la fatalité, qui n’est plus que l’enchaînement des faits extérieurs placés en dehors de notre action, et derrière lesquels la liberté de l’homme reste entière. Ainsi du triste dogme de la prédestination, le poète n’a pris en quelque sorte que la partie étrangère à l’homme ; il en retranche toute la partie odieuse, celle qui répugne le plus à la nature humaine, c’est-à-dire l’imputabilité.

Certes, une pareille transformation de l’idée du Destin dans la tragédie grecque marque un progrès assez important dans l’histoire des idées morales, pour autoriser à dire que Sophocle avait pressenti quelques-unes des vérités que le christianisme devait mettre en lumière, quelques siècles plus tard. Il suffit de citer toute la réponse d’Œdipe à Créon (v. 950-1003), trop longue pour être’ rapportée ici ; on y verra toutes ces notions parfaitement éclaircies, et en accord avec la conscience la plus pure et le bon sens le plus élevé.

À la composition de l’Œdipe à Colone se rattache une anecdote rapportée par un assez grand nombre d’écrivains, entre autres Cicéron (de Senectute), Plutarque (An seni ger. resp.), Apulée (Apolog.), Lucien (Macrob.), etc. Voici en quoi s’accordent leurs diverses relations : Sophocle, paraissant négliger son patrimoine pour se livrer à la poésie tragique, fut cité en justice par ses fils, ou bien par son fils Iophon, dans l’intention de lui faire enlever l’administration de ses biens, comme n’ayant pas l’esprit sain, et ne possédant plus l’usage de toutes ses facultés. Alors Sophocle lut devant les juges son Œdipe à Colone, qu’il venait de composer, et il demanda aux juges si un tel poème était l’ouvrage d’un homme qui radote. Le tribunal le renvoya de la plainte.

De cette anecdote, il est naturel de conclure que Sophocle, lorsqu’il composa cette tragédie, était déjà dans une vieillesse avancée : l’auteur de la première préface grecque le dit formellement ; et, selon le biographe anonyme, il était accusé de radoter, à raison de son grand âge. D’autres raisons concourent à confirmer cette opinion. De nombreux passages de la pièce donnent à penser qu’à cette époque les hostilités étaient flagrantes entre les Athéniens et les Thébains ; on y trouve de fréquentes allusions à divers incidents relatifs à la guerre du Péloponnèse. Ainsi Œdipe, dans sa scène avec Thésée, prédit l’inimitié future des deux États, et il promet aux Athéniens la victoire sur les Thébains. Son tombeau, recueilli sur le sol de l’Attique, doit être une sauvegarde pour le pays. Dans un autre passage (v. 651-655), Thésée défie les Thébains et méprise leurs menaces ; plus loin (v. 699) se trouve l’éloge de la puissance navale, qui devait plaire particulièrement à Athènes. On a vu une difficulté dans ce vers où il est dit que le territoire d’Athènes ne saurait être ravagé par les Thébains : sans doute il l’avait été plus d’une fois, dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, par les Thébains unis aux Lacédémoniens. Mais lorsque, après la troisième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade (dixième année de la guerre), la paix fut conclue avec Lacédémone, les Thébains seuls continuèrent les hostilités contre les Athéniens, il n’y eut qu’une trêve de dix jours (Thucydide, v. 26, 32) ; et Sophocle présage à ses concitoyens que l’Attique ne peut plus être ravagée par les Thébains. Cet augure dut être alors d’autant plus agréable aux Athéniens, que, la première année de cette quatrevingt-neuvième olympiade, ils avaient été battus à Délium par les Thébains.

Il résulte de tout cela, que nulle date ne paraît mieux cadrer pour la composition de l’Œdipe à Colone, que la quatrième année de la quatre-vingt-neuvième olympiade, ou la première année de la quatre-vingt-dixième (ce qui répond aux années 421 et 420 avant notre ère), époque où Euripide travaillait à ses Suppliantes, pièce qui se distingue par une animosité très-prononcée contre les Thébains. Sophocle avait alors soixante-quinze ou soixante-seize ans.

Toutefois, cette pièce ne fut représentée sur le théâtre d’Athènes qu’après la mort de Sophocle, arrivée l’an 406 (Ol. 93, 3), l’année même où furent jouées les Grenouilles d’Aristophane. Ce fut son petit-fils, nommé Sophocle comme lui, qui la fit représenter sous l’archonte Micon, Ol. 94, 3 ; l’an 402.

Les critiques ont cru remarquer dans cet ouvrage les traces de la vieillesse du génie. Et en effet, bien qu’on n’y sente aucune langueur, bien que la grâce s’y joigne toujours à la gravité, et que l’ensemble comme les détails portent le cachet de la perfection, cependant, en général, le ton en est beaucoup plus calme, et l’on n’y trouve plus l’ardeur et l’impétuosité de la jeunesse. Sans doute la nature du sujet y entre pour beaucoup, ainsi que l’âge et la condition des personnages ; mais Sophocle a bien fait de le réserver pour sa vieillesse.


ŒDIPE À COLONE

PERSONNAGES

ŒDIPE.

ISMÈNE.

ANTIGONE.

THÉSÉE.

UN ÉTRANGER.

CRÉON.

EURIDICE.

CRÉON.

CHŒUR DE VIEILLARDS COLONIATES.

POLYNICE.

UN ENVOYÉ.


La scène est en Attique, dans le bourg de Colone, à l'entrée du bois sacré des Euménides. On découvre Athènes dans le lointain.
ŒDIPE.

Fille d’un vieillard aveugle, Antigone, en quelle contrée, en quelle ville sommes-nous arrivés[339] ? Qui accueillera aujourd’hui, avec une chétive aumône, Œdipe errant ? Il demande peu, il obtient moins encore, et ce peu lui suffit, car les souffrances, la vieillesse, et enfin mon courage m’enseignent la résignation. Mais, ma fille, si tu aperçois quelque siège dans un lieu profane, ou dans quelque bois sacré, conduis-moi, et arrêtes-y mes pas, afin de nous informer des lieux où nous sommes. Étrangers en ce pays, nous devons apprendre des habitants ce qu’il convient de faire, et l’accomplir.

ANTIGONE.

Œdipe, père infortuné, je vois dans le lointain les tours qui entourent la ville[340] ; le lieu où nous sommes est sacré, autant que mes yeux peuvent en juger, car il est parsemé de lauriers, d’oliviers, de vignes abondantes, et, sous le feuillage, de nombreux rossignols font entendre leurs chants mélodieux. Repose tes membres sur cette roche grossière, car tu as fait un long chemin, pour un vieillard.

ŒDIPE.

Assieds-moi, maintenant, et garde ton père aveugle.

ANTIGONE.

Depuis le temps que je remplis ce devoir, je n’ai plus à l’apprendre.

ŒDIPE.

Peux-tu me dire où nous nous sommes arrêtés ?

ANTIGONE.

Près d’Athènes, je le sais, mais ce bourg, je l’ignore ; tous les voyageurs, en effet, nous ont dit qu’Athènes était devant nous. Mais veux-tu que j’aille m’informer quel est ce lieu ?

ŒDIPE.

Va, ma fille, et demande surtout si l’on peut l’habiter.

ANTIGONE.

Il est habité ; mais je n’ai pas besoin de m’éloigner, car voici quelqu’un près de nous.

ŒDIPE.

Vient-il de notre côté, et presse-t-il ses pas ?

ANTIGONE.

Il est déjà devant nous ; tu peux lui demander ce que tu veux, le voici.



ŒDIPE.

Étranger, sachant de cette jeune fille, dont les yeux voient pour elle et pour moi, que tu venais de ce côté,

fort à propos pour nous éclairer sur ce que nous ignorons...
L’ÉTRANGER.

Avant de me questionner davantage, sors de cette place, car tu es dans un lieu où il n’est pas permis de pénétrer.

ŒDIPE.

Quel est donc ce lieu ? Auquel des dieux est-il consacré ?

L’ÉTRANGER.

Il n’est pas permis d’en approcher, ni de l’habiter. Il est en effet consacré aux terribles déesses, filles de la Terre et de l’Érèbe.

ŒDIPE.

Sous quel nom vénérable dois-je les adorer ?

L’ÉTRANGER.

Le peuple de ce pays les appelle les Euménides, qui voient tout, mais ailleurs on leur donne d’autres noms.

ŒDIPE.

Puissent-elles faire un accueil propice au suppliant ! car je ne sortirai plus de ces lieux.

L’ÉTRANGER.

Que signifie ce langage ?

ŒDIPE.

Telle est la loi de ma destinée.

L’ÉTRANGER.

Je n’oserais cependant te chasser de moi-même, avant d’avoir obtenu l’aveu des citoyens sur ce que je dois faire.

ŒDIPE.

Au nom des dieux, étranger, ne méprise pas un malheureux errant, dans la détresse où tu me vois, jusqu’à refuser de répondre à mes questions.

L’ÉTRANGER.

Parle, et tu n’éprouveras nul mépris de ma part.

ŒDIPE.

Dis-moi donc quel est le lieu où nous sommes.

L’ÉTRANGER.

Tout ce que je sais moi-même, tu l’apprendras de moi. Ce lieu est consacré ; il est tout entier sous la protection du vénérable Neptune, et aussi du Titan Prométhée[341], armé d’une torche. La terre que foulent tes pieds s’appelle le seuil d’airain[342], rempart d’Athènes[343]. Les habitants de la contrée voisine se sont mis sous la protection de Colone l’équestre[344], ici présent, dont ils s’honorent tous de porter le nom. Voilà, étranger, ce que j’avais à te dire sur nos dieux honorés, sinon par la renommée, du moins plutôt par un culte habituel.

ŒDIPE.

Ces lieux sont donc habités ?

L’ÉTRANGER.

Sans doute, et les habitants portent le nom du dieu.

ŒDIPE.

Est-ce un chef qui les gouverne ? ou bien l’autorité appartient-elle au peuple ?

L’ÉTRANGER.

C’est le roi de la ville d’Athènes qui leur commande.

ŒDIPE.

Quel est donc ce roi, qui les gouverne par la prudence et la force ?

L’ÉTRANGER.

Il se nomme Thésée, fils d’Égée, qui régnait avant lui.

ŒDIPE.

Quelqu’un de vous voudrait-il aller le trouver ?

L’ÉTRANGER.
Lui porter quelque message, ou le prier de venir près de toi ?
ŒDIPE.

Lui demander un léger service, dont il recevra une précieuse récompense.

L’ÉTRANGER.

Et quel bienfait peut-il attendre d’un homme privé de la vue ?

ŒDIPE.

Tout ce que je dirai n’en sera pas moins clair[345] et sensé ?

L’ÉTRANGER.

Sais-tu, étranger, ce que tu dois faire pour ne point faillir ? car, pour qui te voit, tu es respectable, malgré ta mauvaise fortune ; reste à la place où tu es, jusqu’à ce que, sans aller à la ville, j’aie porté cette nouvelle aux habitants de ce bourg : car ce sont eux qui décideront si tu dois rester ou partir.

ŒDIPE.

Ma fille, l’étranger est-il parti ?

ANTIGONE.

Il est parti, mon père, tu peux donc parler en paix, car je suis seule auprès de toi.



ŒDIPE.

O déesses vénérables, à l’aspect terrible, puisque le premier lieu de cette terre où je me suis arrêté vous est consacré, ne soyez point contraires à Apollon ni à moi ; ce dieu, lorsqu’il me prédit tous mes malheurs, m’annonça aussi que j’en trouverais le terme après de longues épreuves, à mon arrivée en un lieu où je serais accueilli dans le séjour des Vénérables Déesses ; et que là je finirais ma triste vie[346], pour le bonheur de ceux qui m’accueilleront, et pour la perte de ceux qui m’auraient repoussé[347], et que le signal de ma délivrance me serait donné par un tremblement de terre, ou par le tonnerre, ou par la foudre de Jupiter. Je le vois maintenant, c’est sans aucun doute un heureux présage envoyé par vous, qui m’a conduit dans ce bois sacré. Autrement, jamais je ne vous aurais rencontrées les premières, dans ma course errante, et je ne serais venu me reposer sur ce siège grossier, dans l’enceinte révérée consacrée aux sobres déesses[348], sobre moi-même. Accomplissez donc, ô déesses, les oracles d’Apollon, et accordez-moi enfin de terminer ma vie et de mourir[349], si je ne vous parais pas indigne d’une telle faveur, en proie, comme je le suis[350], à d’éternelles souffrances, les plus cruelles que puisse endurer un mortel. Vous donc, filles bienfaisantes de l’antique Érèbe, et toi, qui portes le nom de la puissante Pallas, Athènes, illustre entre toutes les villes, ayez pitié de l’ombre infortunée d’Œdipe ; car ce n’est plus là mon corps d’autrefois.

ANTIGONE.

Silence ! car voici des vieillards qui s’avancent pour observer où tu t’es arrêté.

ŒDIPE.

Je garderai le silence ; mais toi, retire-moi du chemin, et cache-moi dans ce bois, car il faut savoir, pour agir avec prudence[351], jusqu’à ce que j’aie entendu leur entretien.

LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Regarde ; qui était-ce ? où reste-t-il ? où s’est-il sauvé, en s’échappant de ces lieux, cet homme, le plus téméraire des mortels ? Vois, regarde , cherche-le partout. Ce vieillard est sans doute quelque étranger errant, autrement eût-il osé pénétrer dans le bois impénétrable des inexorables déesses, que nous redoutons de nommer, et devant lesquelles nous passons en détournant les yeux, en étouffant la voix, en ne laissant échapper qu’une prière silencieuse[352] ? Mais on dit à présent qu’un mortel audacieux y a porté ses pas ; je promène en vain mes regards à travers tout le bois sacré, je ne puis voir où il se tient.

ŒDIPE.

Me voici, c’est moi ; car dans ces paroles je vois l’accomplissement de l’oracle[353].

LE CHŒUR.

Hélas ! que son aspect, que son langage est effrayant !

ŒDIPE.

Je vous en conjure, ne voyez point en moi le violateur des lois.

LE CHŒUR.

Jupiter sauveur ! quel est ce vieillard ?

ŒDIPE.

C’est un homme au comble de l’infortune[354] ; vous le voyez, chefs de cette contrée ; autrement aurais-je besoin des yeux d’autrui pour me conduire, et serais-je réduit, si j’étais grand, à implorer un humble asile ?

LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Hélas ! tu étais donc aveugle eh naissant, condamné au malheur, et depuis longtemps, à en juger par les apparences ? Mais du moins, autant qu’il est en moi, tu n’y ajouteras pas ces malédictions[355]. Tu franchis en effet les limites sacrées, tu les franchis ; garde-toi d’entrer dans ce bois silencieux et verdoyant, où une coupe toujours pleine d’eau et de miel est prête pour les libations ; prends garde, malheureux étranger, retire-toi, éloigne-toi ! une longue distance nous sépare ; entends-tu, déplorable exilé ? Si tu désires t’entretenir avec nous, sors d’abord de ce lieu interdit aux humains ; jusque-là garde le silence.

ŒDIPE.

Ma fille, quel parti prendre ?

ANTIGONE.

Mon père, il faut obéir et nous prêter de bonne grâce aux usages du pays.

ŒDIPE.

Soutiens-moi donc !

ANTIGONE.

Voici mon bras.

ŒDIPE.

O étrangers, ne me faites point de mal, quand pour vous obéir j’aurai quitté cet asile.

LE CHŒUR.

Jamais, vieillard, on ne t’arrachera violemment de ces lieux.

ŒDIPE.
(Strophe 2.) Avancerai-je encore ?
LE CHŒUR.

Avance plus près.

ŒDIPE.

Faut-il encore ?

LE CHŒUR.

Fais-le avancer davantage, jeune fille ; car tu comprends mieux ce qu’il faut faire.

ANTIGONE.

Suis-moi, mon père, suis-moi où je te conduis.

LE CHŒUR.

(Strophe 3.) Étranger sur une terre étrangère, tu dois, infortuné, haïr ce que l’État déteste, et honorer ce qu’il aime.

ŒDIPE.

Mène-moi donc, ma fille, en un lieu où je puisse, sans blesser la religion, répondre à ceux qui me parlent : ne résistons pas à la nécessité.

LE CHŒUR.

Arrête ici, et ne porte pas les pieds hors de cette limite.

ŒDIPE.

(Antistrophe 2.) Est-ce ainsi ?

LE CHŒUR.

Oui, c’est assez.

ŒDIPE.

Resterai-je debout ?

LE CHŒUR.

Penche-toi à l’extrémité de cette pierre[356], en ramenant tes pieds en arrière.

ANTIGONE.

C’est à moi, mon père, de diriger doucement tes pas ; appuie sur ce bras ami ton corps affaibli par les ans.

ŒDIPE.
Hélas ! ô triste destinée !
LE CHŒUR.

(Antistrophe 3.) Infortuné ! Maintenant que tu as cédé à nos désirs, dis-nous quelle est ta naissance, quel malheur agite ta vie, ta patrie.

ŒDIPE.

Étrangers , je suis banni ; mais ne me demandez pas...

LE CHŒUR.

Que veux-tu taire, vieillard ?

ŒDIPE.

Ne demandez pas qui je suis ; cessez de m’interroger.

LE CHŒUR.

Qu’y a-t-il donc ?

ŒDIPE.

Une affreuse naissance.

LE CHŒUR.

Parle.

ŒDIPE.

O ma fille, que répondrai-je ?

LE CHŒUR.

Dis quelle est ta naissance, étranger, dis-nous quel est ton père.

ŒDIPE.

Hélas ! que faire, ma fille ?

ANTIGONE.

Parle, puisque tu en es venu à cette extrémité.

ŒDIPE.

Eh bien, je parlerai, car je ne puis rien cacher.

LE CHŒUR.

Vous tardez trop ; hâtez-vous donc.

ŒDIPE.

Vous connaissez la famille de Laïus ?

LE CHŒUR.

O dieux !

ŒDIPE.
La race des Labdacides ?
LE CHŒUR.

O Jupiter !

ŒDIPE.

Le malheureux Œdipe ?

LE CHŒUR.

Serait-ce donc toi ?

ŒDIPE.

Ne vous effrayez pas de ce que je vous dis.

LE CHŒUR.

Hélas !

ŒDIPE.

Infortuné !

LE CHŒUR.

Hélas !

ŒDIPE.

Ma fille, que va-t-il arriver ?

LE CHŒUR.

Sortez, fuyez loin de cette contrée.

ŒDIPE.

Et tes promesses, comment les tiens-tu ?

LE CHŒUR.

Le Destin ne punit point celui qui ne fait que rendre le mal pour le mal ; une tromperie, repoussée par d’autres tromperies[357] n’apporte que malheur à son auteur. Toi donc, sors de ces lieux , fuis loin de cette terre, de peur que ta présence n’attire des malheurs sur notre cité.

ANTIGONE.

Étrangers compatissants, si vous ne voulez pas entendre de mon vieux père le récit de ses crimes involontaires, moi, du moins, infortunée, nous vous en conjurons, prenez-moi en pitié, moi qui vous implore pour mon père, moi qui vous supplie en attachant sur vos yeux mes yeux, qui ne sont pas aveugles, comme si j’étais issue de votre sang[358], et demande votre compassion pour ce malheureux. En vous, comme en un dieu, nous plaçons notre espoir ; accordez-nous une faveur inespérée. Je t’implore par ce que tu as de plus cher, ton enfant, ta promesse, l’office que tu remplis en ces lieux[359], le dieu que tu adores. Car, en regardant bien, tu ne saurais trouver un mortel qui puisse échapper au dieu qui le pousse.

LE CHŒUR.

Sois bien persuadée, fille d’Œdipe, que nous sommes également touchés de ton sort et du sien ; mais la crainte des dieux ne nous permet pas de rien ajouter à ce que nous t’avons déjà dit.

ŒDIPE.

Que sert donc la gloire ou une brillante renommée, que ne justifient point les effets ? On dit qu’Athènes respecte religieusement les dieux, que seule elle a le pouvoir de sauver l’étranger malheureux, et seule de lui porter secours ; qu’est-ce que tout cela est devenu pour moi ? Après m’avoir attiré hors de l’asile que j’avais choisi, vous me chassez encore, par la seule crainte de mon nom ! Car ce n’est ni mon corps, ni mes actions que vous redoutez ; dans ces actions, j’ai été plutôt victime qu’acteur volontaire[360] : tu le comprendrais, si je pouvais t’ expliquer mes actes envers mon père et ma mère[361], objet de ton épouvante, je le sais trop bien. Cependant peut-on dire que je sois naturellement pervers, pour avoir rendu le mal qu’on m’a fait, moi qui, lors même que j’aurais agi avec intention, ne pourrais être appelé pervers[362] ? mais c’est à mon insu que j’ai fait ce que j’ai fait, tandis que j’ai succombé par la faute de ceux qui m’ont persécuté sciemment[363]. Étrangers, je vous conjure donc, au nom des dieux, de ne pas violer la foi sur laquelle j’ai compté en quittant cet asile, et, sous prétexte d’honorer les dieux, de ne pas les outrager en effet ; songez qu’ils ont les yeux ouverts sur l’homme juste et également ouverts sur les impies, et que jamais le mortel coupable n’a échappé au châtiment. Fidèles à leur loi, ne ternissez pas la gloire d’Athènes par des actions coupables. Mais puisque vous avez accueilli le suppliant qui s’est fié à votre foi, sauvez-moi, protégez-moi, et n’insultez pas mon front en le voyant défiguré ; car je viens à vous comme un homme pur et sacré, et j’apporte à cette cité de précieux avantages. Mais lorsque le chef qui vous commande, quel que soit ce maître, sera venu, alors vous saurez tout de moi ; jusque-là ne me manquez pas de foi.

LE CHŒUR.

Les raisons que tu as exposées, vieillard, me commandent le respect ; car tu as prononcé de graves paroles ; mais il me suffit que les rois de cette contrée en décident.

ŒDIPE.

Mais, étrangers, où réside le roi de ce pays ?

LE CHŒUR.

Il habite la ville de ses pères ; le même messager qui m’a envoyer en ces lieux est allé le prévenir.

ŒDIPE.

Pensez-vous qu’il ait quelque égard ou quelque intérêt pour un vieillard aveugle, et qu’il consente à venir lui-même ?

LE CHŒUR.

Assurément, lorsqu’il aura entendu ton nom.

ŒDIPE.
Et quel est donc celui qui l’instruira ?
LE CHŒUR.

Le chemin est long ; mais d’ordinaire les propos des voyageurs se propagent vite, et dès qu’il les saura, crois-moi, il se rendra ici. Ton nom, vieillard, vole maintenant de bouche en bouche, et, fût-il dans un profond repos, dès qu’il l’entendra il se hâtera de venir.

ŒDIPE.

Qu’il vienne donc, pour le bonheur de sa patrie et pour le mien ! car quel homme sage n’est pas ami de lui-même ?

ANTIGONE.

O Jupiter ! dois-je parler ? que dois-je penser, mon père ?

ŒDIPE.

Qu’y a-t-il, chère Antigone ?

ANTIGONE.

Je vois une femme qui s’avance vers nous, montée sur un coursier rapide[364] ; sa tête est couverte d’un chapeau thessalien, qui défend son visage contre les rayons du soleil[365]. Que dire ? serait-ce elle ? me trompé-je ? ou est-ce une illusion ? je doute, j’hésite, et ne sais que dire. Mais quoi ? ce ne peut être qu’elle ! Elle me sourit des yeux à mesure qu’elle approche ; tout me le prouve, c’est elle, c’est la tête chérie d’Ismène !

ŒDIPE.
Qu’as-tu dit, ma fille ?
ANTIGONE.

C’est ta fille, c’est ma sœur que je vois ; mais tu vas l’entendre elle-même.



ISMÈNE.

O douce voix d’un père et d’une sœur chéris ! si j’ai eu peine à vous trouver, c’est avec peine encore que je vous vois.

ŒDIPE.

O ma fille , c’est toi !

ISMÈNE.

O père, dont l’aspect me révèle les malheurs !

ŒDIPE.

O ma fille, issue du même sang que moi[366] !

ISMÈNE.

O condition déplorable !

ŒDIPE.

Je te revois donc ! mon enfant !

ISMÈNE.

Non sans que j’aie bien souffert.

ŒDIPE.

Embrasse-moi, ma fille !

ISMÈNE.

Je vous embrasse tous deux.

ŒDIPE.

Oh ! qu’Antigone et moi...

ISMÈNE.

Tous trois nous sommes infortunés.

ŒDIPE.

Pourquoi es-tu venue, ma fille ?

ISMÈNE.

Dans ton intérêt, mon père.

ŒDIPE.
Tu me regrettais ?
ISMÈNE.

Et pour t’annoncer moi-même les nouvelles de Thèbes, je suis venue avec ce serviteur, qui me restait seul fidèle.

ŒDIPE.

Où sont tes frères, eux que leur jeunesse rend capables de supporter la peine[367] ?

ISMÈNE.

Ils sont... je ne sais[368]... mais leur sort est funeste.

ŒDIPE.

Oh ! que leur caractère et leur conduite ressemblent aux mœurs des peuples de l’Égypte ! Là, en effet, les hommes restent assis à la maison, occupés à tisser de la toile[369], tandis que leurs compagnes vont toujours au dehors, se procurer la subsistance de la famille. Ainsi, mes filles, ceux qui devaient naturellement prendre soin de moi, se renferment dans leur maison comme des vierges timides, et vous laissent supporter à leur place tous les maux d’un père malheureux. L’une, depuis qu’elle est sortie de l’enfance et que son corps a pris des forces, toujours errante et malheureuse avec moi, a accompagné ma vieillesse, supporté la faim, marché nu-pieds à travers les ronces des forêts, et bravant les pluies ou les feux du soleil, méprisé toutes les jouissances de Thèbes, pour soutenir l’existence d’un père. Et toi, ma fille, t’échappant à la vue des Thébains, tu es venue m’informer des oracles dont ma personne était l’objet ; tu fus mon gardien fidèle, quand j’étais chassé de ma patrie. Et maintenant, Ismène, que viens-tu annoncer à ton père ? Quelle cause t’a fait entreprendre ce voyage ? car tu ne viens pas sans quelque nouvelle, j’en suis certain ; puisses-tu n’avoir pas de malheur à m’annoncer !

ISMÈNE.

Tout ce que j’ai souffert, mon père, en cherchant l’asile qui assurait ton existence, je le passerai sous silence, car je ne veux pas souffrir deux fois, en renouvelant des douleurs passées ; mais je viens t’apprendre les maux qui fondent aujourd’hui sur tes malheureux fils. D’abord, ils voulaient tous deux céder le trône à Créon, et ne pas souiller la ville, dans la crainte d’attirer sur Thèbes l’antique infortune attachée à ta race déplorable ; mais depuis, quelque dieu, ou la perversité de leur cœur, a excité entre eux la discorde et un désir funeste de régner et de s’emparer du pouvoir suprême. Le plus jeune a repoussé du trône son frère aîné Polynice[370], et l’a chassé de sa patrie. Celui-ci, comme c’est le bruit public, s’est réfugié dans Argos[371], et, appuyé d’une alliance nouvelle[372] et de nombreux guerriers ses amis, il pense que les Argiens s’empareront glorieusement de la ville de Cadmus, ou qu’ils feront monter Thèbes jusqu’aux cieux[373]. Ce ne sont point là, mon père, de vaines rumeurs, mais de cruelles réalités ; mais en quel lieu les dieux auront pitié de tes souffrances, je ne puis le savoir.

ŒDIPE.

As-tu donc espéré que les dieux prendraient jamais quelque souci de mes maux, et songeraient à me délivrer ?

ISMÈNE.

Du moins les oracles récents me donnent cet espoir.

ŒDIPE.
Quels oracles ? qu’annoncent-ils, ma fille ?
ISMÈNE.

Qu’un jour les habitants de ce pays te rechercheront mort ou vivant, dans l’intérêt de leur salut.

ŒDIPE.

Eh ! qui pourra tenir son bonheur d’un homme tel que moi ?

ISMÈNE.

Ils disent qu’en toi réside leur puissance.

ŒDIPE.

Lorsque je ne suis plus, est-ce donc alors que je suis un homme[374] ?

ISMÈNE.

Aujourd’hui les dieux te relèvent, après t’ avoir abaissé.

ŒDIPE.

Que sert de relever un vieillard, dont la jeunesse a été flétrie ?

ISMÈNE.

Sache pourtant que Créon va venir à toi, attiré par cet oracle, et il ne tardera pas longtemps.

ŒDIPE.

Que prétend-il faire, ma fille ? dis-le-moi.

ISMÈNE.

Te fixer sur les confins du territoire thébain, afin de te posséder, sans que tu puisses en franchir la frontière.

ŒDIPE.

Quel bien attendent-ils de moi, gisant ainsi à leurs portes ?

ISMÈNE.

Ta tombe, privée d’honneurs, sur une terre étrangère, leur serait funeste.

ŒDIPE.
Même sans l’oracle des dieux, la chose était facile à comprendre.
ISMÈNE.

C’est pour cette cause qu’ils veulent te fixer sur leurs frontières, afin de s’assurer de toi.

ŒDIPE.

Me donneront-ils aussi la sépulture sur le sol thébain ?

ISMÈNE.

Mais le sang d’un père versé par tes mains ne le permet pas.

ŒDIPE.

Eh bien ! jamais ils ne m’auront en leur pouvoir.

ISMÈNE.

Ce sera donc, un jour, pour Thèbes un sujet de pleurs.

ŒDIPE.

Par quel concours d’événements, ma fille ?

ISMÈNE.

Par ta colère, lorsqu’ils porteront leurs armes sur le sol où tu seras enseveli.

ŒDIPE.

De qui tiens-tu ces prédictions que tu me rapportes, ma fille ?

ISMÈNE.

Des envoyés revenus du sanctuaire de Delphes ?

ŒDIPE.

Et c’est là l’oracle qu’Apollon a rendu sur ma personne ?

ISMÈNE.

Ils l’ont dit, à leur retour sur le sol de Thèbes.

ŒDIPE.

L’un de mes fils en est-il instruit ?

ISMÈNE.

Tous deux le savent également.

ŒDIPE.
Ces perfides le savent, et la passion du trône étouffe en eux le regret d’un père !
ISMÈNE.

C’est à regret que je l’entends, et pourtant je le répète.

ŒDIPE.

Non, que les dieux n’éteignent jamais leurs fatales discordes ! que de moi seul dépende la fin du combat qu’ils se préparent à engager, et qui les arme l’un contre l’autre ! que celui qui possède aujourd’hui le sceptre en soit privé lui-même, et que l’exilé ne rentre plus dans les murs dont il est banni ! eux qui ont vu leur père indignement chassé de sa patrie, sans le retenir et sans le défendre ; mais ils m’ont laissé bannir et condamner à l’exil. Dira-t-on que sur ma demande, cette faveur[375] me fut accordée, comme il était juste, par les Thébains ? Mais, loin de là, le jour même où le cœur bouillonnant de fureur, je souhaitais de mourir et d’être écrasé sous les pierres, aucun ne s’est offert pour exaucer mes vœux ; et c’est lorsque le temps avait calmé mes douleurs[376], et que déjà je sentais que ma colère m’avait emporté à me punir trop cruellement, c’est alors enfin que Thèbes, après tant d’années, me bannit malgré moi ; et des fils qui auraient pu secourir un père, refusèrent de lui prêter assistance, et, faute d’une parole de leur part, j’ai été abandonné à l’exil et à l’indigence ! Mais deux jeunes vierges, autant que la faiblesse de leur sexe le leur permet, me donnent des aliments, un asile, et tous les soins de la piété filiale ; eux, au contraire, au salut d’un père ils ont préféré le trône et le souverain pouvoir. Aussi n’obtiendront-ils jamais mon assistance, jamais ils ne posséderont la paisible jouissance du royaume de Cadmus. Je le sais, j’en ai pour garants et les oracles que celle-ci vient de me rapporter, et le souvenir des anciennes prédictions que Phébus m’a faites et n’a que trop bien accomplies. Qu’ils envoient donc auprès de moi Créon, pour s’assurer de ma personne, ou tout autre citoyen puissant dans l’État. Pour vous, étrangers, si, d’accord avec les vénérables déesses, protectrices de ce peuple, vous voulez me prêter votre secours, vous acquerrez en moi un sauveur pour cette ville, et un fléau pour mes ennemis.



LE CHŒUR.

Ton sort, Œdipe, et celui de tes filles, est bien digne d’inspirer la pitié ; et puisque tu promets d’être le sauveur de cette contrée, je veux te donner d’utiles avis.

ŒDIPE.

O cher hôte, sers-moi de guide[377], je ferai tout ce que tu me diras.

LE CHŒUR.

Offre donc un sacrifice expiatoire à ces déesses vers lesquelles tu es venu d’abord, et dont tu as foulé le sol sacré.

ŒDIPE.

Comment dois-je l’offrir ? dites-le-moi, étrangers.

LE CHŒUR.

Commence par puiser des libations saintes à la fontaine intarissable, avec des mains purifiées[378].

ŒDIPE.

Et quand j’aurai puisé cette eau pure ?

LE CHŒUR.

Il y a des coupes artistement travaillées, dont tu couronneras les bords et les deux anses.

ŒDIPE.

Avec du feuillage, ou de la laine ? ou de quelle autre manière ?

LE CHŒUR.
Avec la toison récemment coupée d’une jeune brebis.
ŒDIPE.

Bien ; et pour le reste, que devrai-je faire encore ?

LE CHŒUR.

Répandre les libations, en te tournant vers l’orient.

ŒDIPE.

Les verserai-je des coupes dont tu m’as parlé ?

LE CHŒUR.

Tu feras trois effusions de chacune, et tu verseras entièrement la dernière.

ŒDIPE.

Et de quoi la remplirai-je ? apprends-le-moi aussi.

LE CHŒUR.

D’eau et de miel, sans y ajouter de vin.

ŒDIPE.

Et quand la terre aux épais ombrages aura reçu ces libations ?

LE CHŒUR.

Offre des deux mains[379] trois fois neuf branches d’olivier, et prononce ces prières.

ŒDIPE.

Je désire les entendre, car il m’importe de les savoir.

LE CHŒUR.

Nous les appelons Euménides[380] ; prie-les toi-même d’accueillir avec bienveillance le suppliant qui doit être le sauveur de ce pays, ou qu’un autre les invoque pour toi, à voix basse et en peu de mots[381] ; retire-toi ensuite, sans détourner la tête. Ces cérémonies accomplies, je m’approcherai de toi avec confiance ; autrement j’aurais à craindre ton abord.

ŒDIPE.
Entendez-vous, mes filles, ces étrangers, habitants du pays ?
ANTIGONE.

Nous avons entendu, ordonne donc ce qu’il faut faire.

ŒDIPE.

Pour moi, la chose n’est pas possible[382] ; car doublement infirme, la force et la vue me manquent ; mais que l’une de vous deux fasse le sacrifice, car je pense qu’une seule âme suffit et en vaut mille pour ces expiations, si elle est fervente. Hâtez-vous donc de les accomplir ; mais ne me laissez pas seul, car mon faible corps ne pourrait marcher sans guide.

ISMÈNE.

Je prends sur moi le soin du sacrifice ; je veux seulement savoir où je trouverai tout ce qui sera nécessaire.

LE CHŒUR.

De ce côté du bois , ô étrangère , et s’il te manque quelque chose, tu peux le demander à un des habitants.

ISMÈNE.

Je vais l’accomplir ; toi, Antigone, veille ici sur mon père ; car, pour les auteurs de nos jours, alors même qu’on souffre, on n’en doit pas garder le souvenir.

(Ismène entre dans le bois sacré.)



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Il est pénible, je le sais, étranger, de réveiller d’anciennes douleurs[383] ; cependant je voudrais savoir...

ŒDIPE.

Quoi ?

LE CHŒUR.
La cause des cruelles et inexplicables souffrances auxquelles tu es en proie.
ŒDIPE.

Je t’en conjure, au nom de l’hospitalité que tu m’accordes, ne rouvre point ces plaies ; il m’est arrivé[384] des choses qu’on n’ose redire.

LE CHŒUR.

Le récit[385] tant répété et qu’on ne cesse d’en faire, je désire l’entendre de toi.

ŒDIPE.

Malheur à moi !

LE CHŒUR.

Consens à ma demande, je t’en conjure.

ŒDIPE.

Hélas ! hélas !

LE CHŒUR.

Cède à mes instances, car moi aussi je fais tout ce que tu désires.

ŒDIPE.

(Antistrophe 1.) J’ai été l’auteur des calamités les plus terribles, je l’ai été sans le vouloir[386], j’en atteste les dieux, et aucune n’a été volontaire.

LE CHŒUR.

Mais comment ?

ŒDIPE.
Les citoyens m’enchaînèrent à mon insu, par un hymen fatal, à une couche criminelle.
LE CHŒUR.

Est-il donc vrai, comme on le dit, que tu es entré, souillure impure ! dans le lit de ta mère ?

ŒDIPE.

O dieux ! c’est la mort d’entendre de pareilles choses, ô étranger ! Ces deux filles issues...

LE CHŒUR.

Que dis-tu ?

ŒDIPE.

Ces deux fruits de mon crime...

LE CHŒUR.

O Jupiter !

ŒDIPE.

Naquirent de celle qui fut ma mère.

LE CHŒUR.

(Strophe 2.) Elles sont donc à la fois tes filles et les sœurs de leur père ?

ŒDIPE.

Hélas !

LE CHŒUR.

Hélas ! quel enchaînement de misères tu as souffert...

ŒDIPE.

J’ai souffert des maux que je ne puis oublier.

LE CHŒUR.

Tu as commis...

ŒDIPE.

Je n’ai point commis...

LE CHŒUR.

Comment donc ?

ŒDIPE.
Pour le service que j’ai rendu à Thèbes[387], j’ai reçu d’elle, malheureux ! une récompense[388] dont jamais elle n’aurait dû le payer !
LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Infortuné ! car de quel nom t’appeler ? tu as donc commis le meurtre ?...

ŒDIPE.

Quel meurtre ? que veux-tu dire ?

LE CHŒUR.

Le meurtre d’un père ?...

ŒDIPE.

Hélas ! c’est une plaie nouvelle dont tu frappes mes plaies anciennes.

LE CHŒUR.

Tu as tué ?...

ŒDIPE.

J’ai tué : mais il y avait pour moi...

LE CHŒUR.

Quoi donc ?

ŒDIPE.

Quelque chose de juste.

LE CHŒUR.

Comment ?

ŒDIPE.

Je vais te le dire : oui, attaqué, je l’ai frappé, je l’ai tué ; mais je suis pur devant la loi : c’est sans le connaître, que j’en suis venu à cette extrémité.



LE CHŒUR.

Mais voici le fils d’Égée, Thésée, qui vient pour se rendre à ton appel.

THÉSÉE.

Aux nombreux récits que j’ai entendus autrefois sur la perte sanglante de tes yeux, je t’ai reconnu, fils de Laïus, et ce que je viens d’entendre sur ma route, m’en a appris davantage. Ton extérieur et ton front défiguré nous indiquent assez qui tu es ; ta misère me touche, et je désire savoir de toi, malheureux Œdipe, la prière que vous avez à faire à Athènes et à moi, toi et ton infortunée compagne. Parle ; il faudrait que ta demande eût quelque chose d’extraordinaire, pour te refuser, moi qui sais que, dans mon enfance, je fus élevé comme toi sur une terre étrangère[389], et qu’errant hors de ma patrie, je courus les plus grands périls ; aussi jamais à aucun étranger, comme toi dans le malheur, je ne refuserai mes secours pour le sauver ; car je sais que je suis un homme, et que je ne puis, pas plus que toi, compter sur le jour qui doit suivre[390].

ŒDIPE.

Thésée, ta générosité a éclaté dans ces courtes paroles ; il me suffira donc de te dire quelques mots. Tu sais qui je suis, tu connais mon père et de quel pays je viens, tu l’as dit toi-même. Je n’ai pas besoin de t’en dire davantage, il ne me reste donc qu’à te faire savoir mes vœux, et j’aurai fini.

THÉSÉE.

Explique-toi, afin que je les sache.

ŒDIPE.

Je viens t’offrir mon triste corps ; il est peu agréable à voir, mais les avantages qu’il t’apportera sont plus grands que sa forme n’est belle.

THÉSÉE.

Et quels sont ces avantages que tu te flattes de nous apporter ?

ŒDIPE.

Tu le sauras avec le temps, le moment n’est pas encore venu.

THÉSÉE.
Quand donc se montreront les biens que tu nous promets ?
ŒDIPE.

Après ma mort, lorsque tu m’auras accordé un tombeau.

THÉSÉE.

Tu demandes la fin de ta vie, mais ce qui te reste de jours, tu le mets en oubli, ou tu n’en fais nul cas ?

ŒDIPE.

C’est que là est compris tout ce que je puis désirer encore.

THÉSÉE.

La faveur que tu demandes est facile à obtenir.

ŒDIPE.

Prends garde, il ne sera pas de peu d’importance, ce combat que j’aurai à soutenir.

THÉSÉE.

Parles-tu de tes enfants, ou de moi[391] ?

ŒDIPE.

Ils voudront me faire retourner[392] à Thèbes.

THÉSÉE.

Pourvu que tu y consentes ; il ne te convient pas de vivre en exilé.

ŒDIPE.

Mais quand je voulais moi-même rester, ils s’y sont refusés.

THÉSÉE.

Le ressentiment dans l’infortune, ô insensé ! ne peut être que nuisible.

ŒDIPE.

Commence par m’ écouter, avant de me donner des conseils ; jusque-là, laisse-moi.

THÉSÉE.
Explique-toi ; en effet, il ne me convient pas de parler sans savoir les choses.
ŒDIPE.

Aux maux que j’ai soufferts, Thésée, se sont joints des maux terribles.

THÉSÉE.

Parles-tu des antiques malheurs de ta race ?

ŒDIPE.

Non, certes, car ils sont l’entretien de toute la Grèce.

THÉSÉE.

Quel est donc ce malheur qui surpasse les forces humaines ?

ŒDIPE.

Voici ce qu’il en est : j’ai été chassé de ma patrie par mes propres enfants, et il ne m’est pas permis d’y rentrer jamais, à cause de mon parricide.

THÉSÉE.

Comment donc te rappelleraient-ils auprès d’eux, si tu dois habiter séparément[393] ?

ŒDIPE.

C’est la voix des dieux qui les y contraindra.

THÉSÉE.

Quel est le malheur dont l’oracle les menace ?

ŒDIPE.

Le destin veut qu’ils soient un jour ruinés par les habitants de cette contrée.

THÉSÉE.

Et comment l’inimitié naitrait-elle entre eux et nous ?

ŒDIPE.

O cher fils d’Égée, les dieux seuls sont exempts de la vieillesse et de la mort ; le temps, de sa main toute-puissante, confond tout le reste. La terre perd sa vigueur, le corps dépérit, la bonne foi expire, la perfidie fleurit à sa place, et le même esprit n’entretient pas toujours l’amitié entre les hommes, ni les alliances entre les cités. Ce qui avait plu d’abord, déplaît ensuite, puis reprend encore ses premiers charmes. Ainsi, bien que Thèbes soit aujourd’hui pour toi dans les dispositions les plus pacifiques, le temps qui, dans son cours infini, enfante une suite de jours et de nuits, amènera l’instant fatal où la discorde rompra cette étroite union, sur un léger prétexte ; alors mon corps glacé, endormi dans le sein de la terre qui le couvrira, s’abreuvera du sang tiède des Thébains, si Jupiter est toujours Jupiter, et si Apollon, son fils, est véridique. Mais, puisqu’on n’aime pas à révéler ce qu’on doit taire[394], souffre que je m’arrête à ce que j’ai commencé à te dire, garde seulement ta foi ; jamais tu ne diras qu’Œdipe a été un hôte[395] inutile à ce pays, si toutefois les dieux ne démentent point mes paroles.

LE CHŒUR.

O roi, il nous a déjà parlé le même langage, et annoncé l’accomplissement des mêmes promesses.

THÉSÉE.

Qui pourrait repousser la bienveillance d’un tel homme, qui d’abord partagea toujours avec nous le foyer de l’hospitalité, et qui, de plus, devenu le suppliant des Vénérables Déesses, s’acquittera par d’importants services envers ce pays et envers moi ? Dans le respect religieux qu’il m’inspire, loin de dédaigner jamais son amitié, je veux lui offrir un asile dans cette contrée. Soit donc que l’étranger désire rester en ces lieux, je le confie à votre garde ; ou s’il préfère venir avec moi, j’y consens, Œdipe, je te laisse le choix ; car je te défendrai de mon bras.

ŒDIPE.

O Jupiter, récompense dignement des hommes si généreux !

THÉSÉE.
Eh bien ! que désires-tu ? venir dans mon palais ?
ŒDIPE.

Oui, si les dieux me le permettaient ; mais c’est en ce lieu...

THÉSÉE.

Que veux-tu y faire ? car je ne m’y opposerai pas.

ŒDIPE.

Que je triompherai de ceux qui m’ont banni.

THÉSÉE.

Ce serait un précieux effet de ta présence sur cette terre.

ŒDIPE.

Oui, si tu remplis ta promesse, comme je remplirai la mienne.

THÉSÉE.

Compte sur moi ; je ne te trahirai pas.

ŒDIPE.

Je ne te lierai point par un serment, comme un trompeur.

THÉSÉE.

Tu n’aurais pas en effet de garantie plus sûre que ma parole[396].

ŒDIPE.

Comment donc feras-tu ?

THÉSÉE.

Quelle crainte peux-tu avoir ?

ŒDIPE.

Des hommes viendront...

THÉSÉE.

Mais voici des gens à qui ils auront affaire.

ŒDIPE.

Prends garde, si tu m’abandonnes...

THÉSÉE.

Tu n’as pas besoin de me dire mon devoir.

ŒDIPE.
Quand on craint, il faut bien...
THÉSÉE.

Mon cœur ne craint point.

ŒDIPE.

Tu ne sais pas les menaces...

THÉSÉE.

Je sais que personne ne t’arrachera d’ici malgré moi. Souvent la colère exhale de vaines paroles et de vaines menaces ; mais quand l’esprit est redevenu maître de lui, tous ces transports s’évanouissent. Peut-être les Thébains, quoiqu’ils osent menacer de te contraindre à les suivre, trouveront, j’en suis sûr, le trajet[397] jusqu’ici long et difficile. Je t’engage donc, même sans parler de mes intentions, à prendre confiance, puisque c’est Apollon qui a dirigé tes pas. Au reste, quoique absent, mon nom seul te préservera de toute injure.

(Il sort.)



LE CHŒUR[398].

(Strophe 1.) Étranger, tu es ici dans le plus beau séjour de cette contrée, à Colone au sol blanchâtre[399], riche en coursiers, où de nombreux rossignols à la voix mélodieuse gazouillent dans de vertes vallées, cachés sous le lierre touffu[400], et sous le feuillage sacré, chargé de mille fruits, à l’abri des ardeurs du soleil et des rigueurs de l’hiver ; là Bacchus, toujours livré à ses joyeux transports, marche escorté de ses divines nourrices[401].

(Antistrophe 1 .) Là fleurit chaque jour sous la rosée céleste le narcisse aux belles grappes, antique couronne des Grandes Déesses[402], et le safran doré ; les eaux du Céphise, qui ne s’arrête jamais, serpentent à travers la plaine, et, dans leur cours intarissable, fécondent de leurs eaux limpides le sein de la terre aux plaines fertiles[403] ; les chœurs des Muses et la belle[404] Vénus chérissent aussi cette contrée.

(Strophe 2.) Sur cette terre croit un arbre que ne possède ni l’Asie, ni la grande ile dorienne de Pélops[405], arbre qui ne fut pas planté par une main mortelle, qui vient sans culture, devant lequel reculent les lances ennemies[406], et qui nulle part ne pousse plus vigoureux que dans cette contrée, c’est l’olivier au pâle feuillage, nourricier de l’enfance[407] ; jamais une main étrangère[408] ne pourra l’extirper du sol, car l’œil toujours ouvert de Jupiter, protecteur des oliviers sacrés, et Minerve aux yeux bleus, veillent sur lui.

(Antistrophe 2.) J’ai encore à célébrer un autre mérite de cette cité, don du puissant Neptune, et la principale gloire de ce pays, l’art de dompter les coursiers, et l’empire de la mer : ô fils de Saturne, puissant Neptune, c’est toi qui l’as élevée à ce degré de gloire, en lui enseignant l’usage du frein qui maîtrise le cheval ; par toi aussi, le navire, mû par les rames agiles, vole rapidement sur les ondes, à la suite des cent Néréides[409].



ANTIGONE.

O contrée célébrée par tant de louanges, voici le moment de prouver la vérité de ces brillants éloges.

ŒDIPE.

Qu’y a-t-il donc de nouveau, ma fille ?

ANTIGONE.

Voici Créon qui accourt vers nous, avec une suite nombreuse, mon père.

ŒDIPE.

Vieillards généreux, montrez que sous votre protection j’ai enfin trouvé un asile sûr.

LE CHŒUR.

Rassure-toi, tu l’auras ; car si je suis vieux, la valeur de cette contrée n’a pas vieilli.

CRÉON.

Nobles habitants de celle terre, je vois dans vos regards la crainte que vous avez conçue de mon arrivée subite ; cependant ne concevez point d’alarme, et ne proférez pas de menaces. Je ne viens point ici user de violence, car je suis vieux, et je sais que je suis dans une ville puissante entre toutes les villes de la Grèce ; je suis venu pour engager ce vieillard à me suivre sur la terre de Cadmus ; ce n’est pas un seul qui m’envoie, mais c’est une ville tout entière qui m’a chargé de ce soin, pensant bien que la parenté me rendait plus que personne sensible à ses maux. Malheureux Œdipe, écoute-moi et reviens dans ta patrie. Tout le peuple thébain te rappelle justement ; moi surtout, le plus affligé de tes misères, à moins d’être le plus vil des mortels, moi qui te vois triste, errant, mendiant l’hospitalité, privé de nourriture, n’ayant d’autre appui que le bras d’une jeune fille, que jamais, hélas ! je n’aurais cru voir réduite à un sort si affreux, elle qui implore pour toi le secours d’une avare pitié, sans protecteur dans l’âge de l’hymen, exposée aux violences du premier venu. Malheureux que je suis ! n’est-ce pas un opprobre dont je me suis couvert moi-même, ainsi que toi et toute notre race ! Mais, puisqu’il n’est pas possible de cacher ce qui est manifeste, au nom des dieux, Œdipe, crois-moi, cache tes maux, et retourne volontairement dans ta patrie et dans la demeure de tes pères ; adresse à cette ville des paroles d’amitié[410], elle le mérite ; mais il est juste de lui préférer celle qui t’a donné le jour.

ŒDIPE.

Homme d’une audace sans bornes, qui en toute occasion, sous le langage de la justice, couvres des machinations perfides, que prétends-tu encore ? veux-tu me surprendre une seconde fois dans le piège le plus funeste ? Autrefois, en effet, lorsqu’en proie à mes maux domestiques, je demandai l’exil, tu m’as refusé cette faveur ; quand une fois rassasié de ma douleur, il m’eût été doux de rester dans ma patrie, tu m’en as repoussé, chassé, et alors cette parenté qui nous unissait, n’éveilla en toi aucun sentiment d’affection. Et maintenant que tu vois une ville et un peuple tout entier m’accueillir avec bienveillance, tu essaies de m’en arracher par des caresses trompeuses. Cependant quel est ce plaisir d’aimer les gens malgré eux ? Si, lorsque tu as quelque vif désir, on refusait de le satisfaire, et qu’ensuite, lorsque le besoin serait passé, on vint t’offrir des services désormais inutiles, quelle joie pourrait te faire éprouver une obligeance si vaine ? Telles sont cependant les offres que tu viens me faire, belles en paroles, mais funestes en réalité. Que tous ceux-ci m’entendent, je vais dévoiler ta méchanceté. Tu viens m’enlever, non pour me ramener dans ma patrie, mais pour me reléguer sur la frontière de Thèbes[411], afin de détourner de ta cité les maux dont Athènes la menace. Mais tes efforts seront vains, et le génie vengeur de mes injures habitera toujours avec vous ; quanta mes fils, ils n’auront de la terre thébaine que la place de leur cadavre. Ne me trouves-tu pas mieux instruit que toi des destinées de Thèbes ? C’est qu’Apollon et Jupiter son père sont mes infaillibles garants. Ta bouche est venue semer ici la fourbe et l’imposture, mais par les suites elle te sera plus funeste qu’utile ; je sais que tu veux ne pas me croire ; pars et laisse-nous vivre ici, car, même dans notre sort présent, notre vie ne sera pas malheureuse, si elle nous plaît ainsi.

CRÉON.

Penses-tu, en parlant ainsi, que ta résolution me soit plus funeste qu’à toi-même ?

ŒDIPE.

Elle comble tous mes vœux, si tu ne peux me persuader, ni séduire ceux qui m’entourent.

CRÉON.

Infortuné ! même avec le temps, tu n’as pu acquérir la sagesse, mais tu charges ta vieillesse d’opprobre.

ŒDIPE.

Ta langue est habile[412] ; mais je n’appelle pas un homme

honnête celui qui parle également bien sur tout.
CRÉON.

Parler beaucoup et parler à propos ne sont pas la même chose.

ŒDIPE.

Ta réponse est courte, mais elle vient fort à propos.

CRÉON.

Non pas du moins pour ceux dont l’esprit est semblable au tien.

ŒDIPE.

Pars, je te le dis au nom de ces habitants ; cesse de me bloquer ainsi dans le lieu où j’ai fixé mon séjour.

CRÉON.

Je les prends à témoin, ainsi que ces Thébains[413] mes amis, de la manière dont tu reçois mes paroles, et du traitement que tu mérites, si jamais je puis t’enlever.

ŒDIPE.

Et qui pourrait m’enlever, malgré ces braves défenseurs ?

CRÉON.

On peut, même sans te prendre, te causer d’autres douleurs.

ŒDIPE.

Quel est donc l’attentat que cachent ces menaces ?

CRÉON.

De tes deux filles je viens d’en enlever une, et l’autre la suivra de près.

ŒDIPE.

Ah ! malheureux que je suis !

CRÉON.

Tu auras bientôt un plus grave sujet de pleurs.

ŒDIPE.

Ma fille est en ton pouvoir ?

CRÉON.

Celle-ci ne tardera pas à avoir le même sort.

ŒDIPE.

O étrangers, qu’allez-vous faire ? me livrerez-vous à ce traître ? ne chasserez-vous pas l’impie de cette contrée ?

LE CHŒUR.

Étranger, retire-toi d’ici au plus tôt ; ta conduite présente et ta conduite passée sont également injustes.

CRÉON, aux Thébains de sa suite.

Vous, entraînez-la de force, si elle ne vous suit pas de plein gré.

ANTIGONE.

Hélas ! malheureuse, ou fuir ? quel secours attendre des dieux ou des hommes ?

LE CHŒUR.

Que fais-tu, étranger ?

CRÉON.

Je ne toucherai pas à cet homme, mais je réclame celle qui m’appartient.

ŒDIPE.

O chefs de cette contrée !

LE CHŒUR.

Étranger, ta conduite est injuste.

CRÉON.

Elle est juste.

LE CHŒUR.

Comment ? juste !

CRÉON.

J’emmène ceux qui m’appartiennent.

ANTIGONE.

(Strophe.) O cité !

LE CHŒUR.

Que fais-tu, étranger ? laisse cette jeune fille, ou nous allons porter les mains sur toi.

CRÉON.

Garde-t-en bien.

LE CHŒUR.
Non, si tu persistes dans ta violence.
CRÉON[414].

Tu te déclares l’ennemi de Thèbes, si tu me blesses en rien.

ŒDIPE.

Ne vous avais-je pas annoncé ses projets[415] ?

LE CHŒUR.

Laisse au plus tôt cette jeune fille.

CRÉON.

N’ordonne point ce qu’il n’est pas en ton pouvoir de faire.

LE CHŒUR.

Je te dis de la laisser libre.

CRÉON.

Et moi, je te dis de passer ton chemin[416].

LE CHŒUR.

Accourez, citoyens, accourez ! on outrage notre cité, on l’attaque violemment. Venez à notre secours.

ANTIGONE.

On m’entraîne, malheureuse ! À moi, étrangers !

ŒDIPE.

Où es-tu, mon enfant ?

ANTIGONE.

On m’emmène de force.

ŒDIPE.

Tends-moi les bras, ma fille.

ANTIGONE.

Hélas ! je ne puis.

CRÉON., à sa suite.

L’emmènerez-vous enfin ?

ŒDIPE.

Hélas ! malheur à moi !

CRÉON.

Désormais tu n’auras plus ces soutiens pour tes pas chancelants ; et puisque tu veux triompher de ta patrie et de tes amis, dont les prières, tout roi que je suis, m’ont décidé à venir en ces lieux, jouis de ton triomphe. Le temps viendra, je n’en doute pas, où tu sentiras que tu sers mal tes intérêts ; comme autrefois tu as pu te repentir d’avoir, malgré tes amis, cédé aux conseils d’une colère qui te fut toujours funeste.

LE CHŒUR.

Reste là, étranger.

CRÉON.

Point de violence.

LE CHŒUR.

Tu ne partiras pas, si tu ne rends ces jeunes filles.

CRÉON.

Tu auras bientôt de plus terribles représailles à exercer contre Thèbes, car elles[417] ne sont pas les seules que j’enlèverai d’ici.

LE CHŒUR.

Que prétends-tu faire ?

CRÉON.

Je m’emparerai de cet homme, et je l’emmènerai.

LE CHŒUR.

Tu dis là quelque chose de violent.

CRÉON.

Et j’aurai bientôt fait, si le maître de cette contrée ne m’en empêche.

ŒDIPE.

O comble de l’impudence ! Oseras-tu donc mettre la main sur moi ?

CRÉON.

Je t’ordonne de te taire.

ŒDIPE.

Non, les déesses de ces lieux ne m’empêcheront point d’élever la voix pour te maudire, toi, scélérat , qui me ravis le guide[418] qui me tenait lieu des yeux que j’arrachai moi-même. Puisse le Soleil, qui voit tout, réserver dans ta vieillesse, à toi et à ta race, une vie semblable à la mienne !

CRÉON.

Vous le voyez, habitants de ce pays !

ŒDIPE.

Ils te voient ainsi que moi, et savent qu’à des outrages réels je n’oppose que des paroles.

CRÉON.

Non, je ne puis retenir ma colère, mais je l’entraînerai de force, quoique je sois seul et affaibli par la vieillesse.

ŒDIPE.

(Antistrophe.) O malheureux que je suis !

LE CHŒUR.

À quel degré d’audace en es-tu venu, étranger, si tu crois accomplir un pareil projet ?

CRÉON.

Je le crois.

LE CHŒUR.

Je ne compterai donc plus Athènes pour une grande cité !

CRÉON.

Avec la justice, le faible triomphe du puissant.

ŒDIPE.

Entendez-vous ses menaces ?

LE CHŒUR.

Il ne les exécutera pas.

ŒDIPE.

Jupiter le sait, mais toi, tu n’es pas devin.

LE CHŒUR.

N’est-ce pas là un outrage ?

CRÉON.
Oui, un outrage, mais il faut le souffrir.
LE CHŒUR.

O vous tous, citoyens, ô chefs de cette contrée ! accourez ; il passe toutes les bornes de la violence.



THÉSÉE.

Que signifient ces cris ? que se passe-t-il ? quelle clameur est venue me troubler, tandis que je sacrifiais au dieu des mers, protecteur de Colone ? Parlez, que je sache tout, et pour quelle cause j’ai dû hâter mes pas, plus qu’il ne m’aurait convenu[419] !

ŒDIPE.

Cher Thésée, car j’ai reconnu ta voix, cet homme m’accable de terribles outrages.

THÉSÉE.

Quels sont ces outrages ? quel en est l’auteur ? parle.

ŒDIPE.

Créon, que tu vois, m’a enlevé mes deux filles[420], mon unique soutien.

THÉSÉE.

Qu’entends-je ?

ŒDIPE.

Tu as entendu ce qui m’est arrivé.

THÉSÉE.

Qu’un de mes serviteurs aille au plus tôt vers l’autel[421], pour ordonner à tout le peuple, piétons et cavaliers, de quitter le sacrifice, et de se rendre en toute hâte à l’endroit où les deux routes se rejoignent, afin de couper le chemin aux ravisseurs des deux jeunes filles, et de m’épargner la honte[422] d’avoir laissé un hôte sans défense. Partez sur-le-champ, comme je l’ai ordonné. Pour cet homme, si je cédais à ma juste colère, il ne s’échapperait pas vivant de mes mains ; mais il sera traité selon les lois qu’il est venu apporter lui-même[423]. Jamais tu ne sortiras de cette terre, avant de m’avoir rendu ici même ces jeunes filles ; car ta conduite est offensante pour moi, et indigne de ta famille et de ta patrie, toi qui entres dans une ville gouvernée par la justice, où rien ne se fait que par les lois, et oses, au mépris des institutions de ce pays, fondre ainsi sur ce qui te plaît, comme sur une proie, et t’en emparer par la violence ! Tu as cru sans doute que je régnais sur une ville sans citoyens, peuplée d’esclaves, et que je comptais pour rien ? Cependant ce n’est pas à Thèbes que tu as reçu ces honteuses leçons ; car sa coutume n’est pas de former des hommes injustes, et elle ne t’approuverait pas d’avoir pillé mon territoire et les asiles des dieux, et enlevé violemment de malheureux suppliants. Pour moi, si j’entrais dans tes États, eussé-je tous les droits possibles, je ne voudrais rien ravir, rien enlever, sans l’aveu du chef du pays, quel qu’il fût, et je saurais comment un étranger doit agir envers les habitants. Mais toi, tu déshonores ta patrie, qui ne le mérite pas, et les années, en amenant la vieillesse, ne t’ont pas donné le bon sens. Je l’ai déjà dit, et je le répète encore à présent, que l’on ramène au plus tôt ces jeunes filles, si tu ne veux être retenu malgré toi dans ce pays[424], et ce que je te dis là, c’est mon esprit aussi bien que ma langue qui le prononce.

LE CHŒUR.

Vois-tu, étranger, où tu en es réduit ? Ta naissance te

fait croire honnête, et ta conduite est celle d’un pervers.
CRÉON.

Non, fils d’Égée, ce n’est pas dans la pensée, comme tu le dis, que cette ville fût peuplée de lâches ou dépourvue de sagesse, que j’ai agi ainsi, mais je ne croyais pas qu’aucun de vous s’intéressât assez à un homme de mon sang, pour le nourrir malgré moi. Je savais qu’ils n’accueilleraient point un parricide, un impur, un fils convaincu d’avoir contracté avec sa mère un hymen incestueux ; je savais qu’ici résidait l’Aréopage, tribunal indigène[425], dont la prudence ne permettrait pas que de tels vagabonds se mêlassent aux citoyens d’Athènes. Dans cette confiance, j’allai saisir ma proie. Et encore ne l’aurais-je point fait sans ses amères imprécations contre moi et ma race ; alors je crus devoir rendre outrage pour outrage ; car pour le ressentiment, il n’est pas d’autre vieillesse que la mort, et la mort seule nous rend insensibles. Maintenant tu peux tout faire ; car mon isolement, quoique ma cause soit juste, fait ma faiblesse ; toutefois, contre les voies de fait, malgré mon abandon, je ne craindrai pas d’en opposer d’autres.

ŒDIPE.

Homme d’une audace impudente ! sur qui penses-tu que retombent ces injures ? est-ce sur moi vieillard, ou sur toi-même, qui me reproches des meurtres, des incestes, des malheurs involontaires, et envoyés par les dieux, irrités sans doute depuis longtemps contre notre race ? Car, pour ce qui me regarde, tu ne saurais trouver contre moi un juste sujet de reproche, pour les erreurs que j’ai commises envers moi-même et envers les miens. Dis-moi donc, si un oracle a prédit à mon père qu’il périrait de la main de son fils, de quel droit m’en ferais-tu un crime, à moi qui alors n’étais pas né, pas même engendré par mon père, ni conçu dans le sein de ma mère ? Et si, né pour le malheur, comme on le sait, j’en vins aux mains avec mon père et le tuai, sans savoir ce que je faisais, ni qui il était, comment pourrais-tu justement accuser un acte involontaire ? Ne rougis-tu point, misérable, de me contraindre à parler de l’hymen de ma mère, de celle qui fut ta sœur ? eh bien ! j’en parlerai, puisque tu n’as pas craint de proférer des paroles impures. Elle m’a donné le jour, j’en frémis encore, elle m’a donné le jour, sans le savoir, et à mon insu ; elle était ma mère, et elle m’a donné des enfants, son opprobre ; cependant je ne sais qu’une chose, c’est que tu te plais à m’accabler d’outrages, ainsi qu’elle ; et moi, je l’épousai sans rien savoir, et je n’en parle qu’à regret. Mais pourtant, ni dans cet hymen on ne me trouvera coupable, ni dans le meurtre de mon père, que tu m’allègues toujours, et me reproches si amèrement. Réponds à une seule question : toi qui vantes ta justice, si quelqu’un fondait tout à coup sur toi pour t’ôter la vie, avant de te défendre, irais-tu t’informer si l’assassin est ton père ? Non , pour peu que tu tiennes à la vie, tu repousserais l’agresseur, sans examiner la légalité de l’acte. Telle est cependant la destinée que m’ont faite les dieux, et si mon père revenait à la lumière, je ne pense pas qu’il démentit mes paroles. Mais toi, il faut que tu sois bien pervers, tout te parait bon à dire, jusqu’aux choses les plus impures, et tu m’adresses les plus odieux reproches, en présence de ces citoyens. J’aime à te voir ensuite rendre hommage au nom de Thésée et à la sage administration d’Athènes, mais, au milieu de ces éloges, tu oublies que les dieux ne sont nulle part plus honorés que dans cette ville, supérieure en ce point à toutes les autres, et tu veux en arracher un vieillard suppliant, que déjà tu as séparé de ses filles. Contre tes excès, je vais implorer l’assistance des Vénérables Déesses, et les supplier de venir à mon aide, afin que tu

connaisses quels sont les hommes qui gardent cette ville.
LE CHŒUR.

O roi, cet étranger mérite notre estime ; ses infortunes sont cruelles et dignes de trouver un vengeur.

THÉSÉE.

Assez de paroles ; les ravisseurs se hâtent, et nous, les victimes, nous restons là.

CRÉON.

Qu’exiges-tu donc d’un homme impuissant ?

THÉSÉE.

Montre-moi le chemin à suivre, et je t’accompagnerai jusqu’aux lieux où tu me rendras nos jeunes filles, si tu les as en ton pouvoir ; mais si leurs ravisseurs les emmènent dans leur fuite, je n’ai pas à m’en inquiéter ; d’autres les poursuivent, et ils n’auront pas à remercier les dieux d’avoir échappé. Marche donc ; reconnais-toi captif à ton tour, la fortune t’a pris dans ton propre piège ; car les biens acquis par la fraude et l’injustice ne sont pas durables. Ne compte pas sur quelque secours ; car, je le sais, ce n’est pas seul et sans auxiliaires que tu avais osé un tel attentat, tu te fiais sur quelque appui pour l’accomplir ; mais je pourvoirai à tout ; et cette ville ne sera pas vaincue par un seul homme. Comprends-tu enfin ? prends-tu pour de vaines paroles et ce que je te dis maintenant, et ce qu’on t’a dit quand tu tramais ton attentat ?

CRÉON.

Ici, je n’ai rien à répondre à tes reproches ; mais à Thèbes, je saurai ce que je dois faire.

THÉSÉE.

Menace, si tu veux, mais va-t’en. Toi, Œdipe, reste sans crainte auprès de nous ; et suis certain que si la mort ne me prévient, je ne prendrai point de repos que je n’aie remis tes filles en ton pouvoir.

ŒDIPE.
O Thésée, que les dieux récompensent ta générosité et ta justice prévoyante envers nous !
LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Que ne suis-je en ces lieux où bientôt de hardis guerriers se choquant feront entendre le cliquetis des armes, soit près du temple d’Apollon[426], soit sur les rivages éclairés par les torches sacrées[427], où les Vénérables Déesses reçoivent un culte mystérieux des mortels, dont la bouche est fermée par la clef d’or des Eumolpides, leurs ministres[428] ! C’est là sans doute que le vaillant Thésée rencontrera ces jeunes vierges, et engagera bientôt un glorieux combat..

(Antistrophe 1.) Ou peut-être, laissant les pâturages d’OEa, ils pousseront leurs coursiers et leurs chars rapides à l’occident, vers le rocher couvert de frimas[429]. Le ravisseur succombera ; terrible est le courage des habitants de Colone, terrible est la valeur des sujets de Thésée. Déjà, en effet, je vois reluire les freins, déjà s’élancent sur de rapides coursiers que le mors ne retient plus, tous les cavaliers qui adorent Minerve équestre et le dieu des mers, fils chéri de Rhéa[430], qui ébranle la terre.

(Strophe 2.) En vient-on aux mains ? un pressentiment secret me dit qu’ils nous rendront bientôt cette vierge malheureuse, qui essuie de ses proches les plus cruels outrages. Jupiter accomplira en ce jour quelque grand projet ; mon esprit augure la victoire. Que n’ai-je les ailes de la colombe rapide comme la tempête, pour contempler du haut des airs le spectacle de ces combats !

(Antistrophe 2.) O Jupiter, souverain des dieux, qui embrasses tout de tes regards, et toi, sa fille, auguste Minerve, accorde aux chefs de cette contrée d’accomplir avec une force victorieuse leur poursuite contre les ravisseurs ; et toi, Apollon, dieu chasseur[431], et Diane ta sœur, habile à presser les cerfs agiles à la peau tachetée, venez, je vous en conjure, secourir tous deux cette terre et ses habitants.



O étranger, tu ne m’accuseras pas d’être un faux prophète ; car j’aperçois ces jeunes vierges, qui reviennent vers nous avec une escorte.

ŒDIPE.

Où sont-elles ? quoi ? qu’as-tu dit ?

ANTIGONE.

O mon père, mon père, quel dieu t’accordera de voir l’illustre bienfaiteur qui nous ramène auprès de toi ?

ŒDIPE.

O mes filles ! vous voilà donc !

ANTIGONE.

Le bras de Thésée et de ses fidèles compagnons nous a sauvées.

ŒDIPE.

Approchez de votre père, ô mes filles, et donnez-moi de toucher ces corps, dont je n’espérais plus le retour.

ANTIGONE.

Tu obtiendras ce que tu désires, car la reconnaissance s’unit à nos vœux.

ŒDIPE.

Où donc êtes-vous ? où êtes-vous ?

ANTIGONE.

Nous voici toutes deux près de toi.

ŒDIPE.

O chers rejetons !

ANTIGONE.
À un père tous ses enfants sont chers.
ŒDIPE.

Appui de ma vieillesse !

ANTIGONE.

Triste appui d’un malheureux !

ŒDIPE.

Je possède ce que je chéris le plus, à présent je ne mourrai pas le plus infortuné des mortels, si vous êtes près de moi. Serrez-vous l’une et l’autre contre mon sein, pressez votre père, sauvé du triste abandon où le réduisait votre absence. Cependant, faites-moi un court récit de ce qui s’est passé, car la brièveté convient à votre âge.

ANTIGONE.

Voici notre sauveur ; il convient de l’écouter, mon père, et pour nous deux ma tâche sera courte.

ŒDIPE.

O étranger, ne t’étonne pas si, au retour inespéré de mes enfants, je prolonge à l’excès la joie de l’entretien. Car, je le sais, ce plaisir de les revoir, je ne le dois pas à un autre qu’à toi. C’est toi seul, et non aucun autre mortel, qui as sauvé mes filles. Puissent les dieux exaucer les vœux que je forme pour toi et pour cette contrée ! Car j’ai trouvé chez vous seuls la piété, la justice et un langage sincère. Touché de ces bienfaits, je t’en rends grâces par mes paroles, car à toi je dois ce que j’ai, et à nul autre mortel. O roi, présente-moi la main, permets que je baise ton front. Mais pourtant, que dis-je ? comment, impur comme je le suis, voudrais-je toucher un homme tel que toi, moi à qui nulle souillure n’a été épargnée ? Non, je ne le veux point, et de toi je ne le souffrirai pas. Ceux-là seuls qui en ont la triste expérience peuvent compatir à une telle infortune. Toi donc, reçois d’ici mes vœux, et continue de m’accorder ton juste appui, comme tu l’as fait en ce jour.

THÉSÉE.

Je n’ai pas été surpris que la joie de revoir tes filles ait prolongé tes discours, et que tes premières paroles aient été pour elles, et je n’en suis nullement offensé. Car ce n’est point par des paroles que je cherche à illustrer ma vie, mais plutôt par des actions. Je l’ai prouvé ; je n’ai manqué à rien de ce que je t’avais juré, vieillard ! je te ramène tes filles vivantes, après avoir confondu les menaces de Créon. Qu’ai-je besoin de te faire un glorieux récit de cette victoire ? tes filles sont là pour t’en instruire. Mais un bruit que je viens d’apprendre en chemin mérite ton attention, c’est un incident léger en apparence, mais cependant assez remarquable. L’homme sage ne doit rien négliger.

ŒDIPE.

Qu’y a-t-il donc, fils d’Égée ? apprends-le-moi, car je ne sais rien de ce qu’on t’a dit.

THÉSÉE.

On dit qu’un étranger, qui n’est pas de la même ville que toi, mais qui est ton allié, s’est réfugié pendant mon absence auprès de l’autel de Neptune, où j’avais offert un sacrifice[432].

ŒDIPE.

De quel pays est-il ? pourquoi a-t-il choisi cet asile ?

THÉSÉE.

Je ne sais qu’une seule chose ; on dit qu’il te demande une faveur légère qui te coûtera peu.

ŒDIPE.

Laquelle ? l’asile où il s’est réfugié annonce quelque chose d’important.

THÉSÉE.

On dit qu’il demande à t’entretenir, et à pouvoir se retirer en sûreté.

ŒDIPE.
Quel peut donc être cet homme, qui se met sous la protection des dieux ?
THÉSÉE.

Vois si tu n’as point à Argos quelque parent qui désire de toi ce service.

ŒDIPE.

Cher Thésée, n’en dis pas davantage.

THÉSÉE.

Qu’as-tu donc ?

ŒDIPE.

Ne me demande pas...

THÉSÉE.

Quoi ? réponds.

ŒDIPE.

Je sais maintenant de mes filles quel est ce suppliant.

THÉSÉE.

Quel est-il donc ? et quel reproche pourrais-je lui faire ?

ŒDIPE.

C’est mon fils, ô roi, un fils que j’abhorre, celui de tous les hommes dont l’entretien me serait le plus insupportable.

THÉSÉE.

Eh quoi ! ne peux- tu l’écouter, sans rien faire de ce qu’il demande ? que t’en coûte-t-il de l’entendre ?

ŒDIPE.

Cette voix, ô roi, serait odieuse aux oreilles d’un père ; ne me force pas de céder à tes désirs.

THÉSÉE.

Mais si le respect dû à cet asile t’y oblige, songe si tu ne dois pas révérer la protection du dieu.

ANTIGONE.

Mon père, écoute mes conseils, malgré ma jeunesse. Permets à Thésée d’obéir au mouvement de son âme et à la volonté du dieu, et à nous, accorde la présence de notre frère. Ne crains rien, ce qui pourrait te déplaire dans ses paroles ne saurait contraindre tes résolutions : mais quel danger y a-t-il à l’entendre ? les pensées les plus louables ne se révèlent que par la parole. Tu lui as donné le jour ; aussi, malgré sa conduite criminelle et impie envers toi, il ne t’est pas permis, ô mon père, de lui rendre mal pour mal. Laisse-le donc venir. D’autres aussi ont des enfants coupables et un vif ressentiment, mais, dociles à des voix amies, ils ont calmé leur courroux. Toi, songe à ces maux passés que tu as eu à souffrir de ton père et de ta mère ; en y pensant, tu reconnaîtras, j’en suis sûre, les suites funestes d’une aveugle colère. Tu en as une preuve terrible dans la privation de la vue à laquelle tu t’es réduit. Cède donc à nos instances ; car il ne convient pas de laisser attendre longtemps ce qu’on demande de juste, et il n’est pas bien de ne pas savoir rendre un service après en avoir reçu.

ŒDIPE.

Mes enfants , elle m’est bien amère la joie de la victoire que vous remportez sur moi ; cependant soyez satisfaites. Seulement, Thésée, puisqu’il doit venir, ne souffre pas que personne me fasse violence.

THÉSÉE.

O vieillard, il suffit de l’avoir dit une fois. Je ne veux point vanter ma puissance, mais sache que tu n’as rien à craindre, tant que les dieux prendront soin de mes jours.

(Thésée quitte la scène.)



LE CHŒUR.

(Strophe.) Celui qui, peu content de la mesure ordinaire de la vie, veut en reculer les bornes, montre à mon sens bien de la démence ; car les longs jours ne font qu’ajouter à nos souffrances, et l’on ne voit pas où est le plaisir, dès que l’on tombe dans l’excès du désir ; il n’est pas même rassasié, lorsque la Parque fatale, qui nous traite tous également, et pour qui l’hymen, ni la lyre, ni les danses n’ont plus de charmes, lorsque la mort se présente enfin.

(Antistrophe.) Ne pas naître est le premier des bonheurs ; mais, une fois né, le second degré du bonheur est de rentrer au plus tôt dans le néant[433]. Car à peine la jeunesse a-t-elle amené ses folles erreurs, quelles peines, quelles traverses ne fondent pas sur elle ! les meurtres, les séditions, la discorde, les combats, l’envie ; et à la fin arrive la vieillesse chagrine, impuissante, insociable, importune, rendez-vous de toutes les misères humaines.

(Épode.) Ce triste sort est celui d’Œdipe, et je ne l’ai pas seul en partage ; comme un rivage de toutes parts battu par Borée, par les vagues et par la tempête, tel Œdipe est assailli par des tempêtes d’infortune, qui fondent sur lui avec une fureur toujours nouvelle, de l’occident, de l’orient, du midi et du septentrion, séjour de la nuit[434].

ANTIGONE.

Mon père, voici, je pense, l’étranger ; il s’avance seul vers nous, les yeux baignés de larmes.

ŒDIPE.

Quel est-il ?

ANTIGONE.

Celui même que nous avions dans la pensée, et qui est ici devant moi, Polynice.

POLYNICE.

Hélas ! que faire ? est-ce mon infortune que je dois pleurer d’abord, chères sœurs, ou celle de mon vieux père, que je vois ? Je le retrouve ici, jeté avec vous sur une terre étrangère, sous ces vêtements qui, vieillis sur son vieux corps, le souillent de leurs lambeaux hideux, et son front, privé de la vue, est à peine garni de cheveux épars, jouets des vents ; sans doute, les aliments de sa triste vie ne sont pas moins misérables. Ah ! malheureux, c’est trop tard que je m’en aperçois ; je suis, je le reconnais à la vue de ton indigne nourriture, le plus coupable des fils ; j’en fais moi-même l’aveu. Mais, puisque la clémence partage le trône de Jupiter même pour toutes nos actions, qu’elle ait aussi, mon père, accès auprès de toi. Mes fautes peuvent se réparer, ne crains plus rien de ma part. Tu gardes le silence ? mon père, une seule parole ; ne détourne pas tes regards. N’aurai-je pas de toi une réponse ? me renverras-tu avec dédain, sans dire un mot, sans expliquer le sujet de ta colère ? O vous, ses filles chéries, vous, mes tendres sœurs, essayez d’émouvoir son cœur inexorable, afin qu’il ne renvoie pas honteusement sans réponse un suppliant, venu sous les auspices d’un dieu.

ANTIGONE.

Infortuné ! dis le motif qui t’amène en ces lieux. Tout discours, soit qu’il plaise, soit qu’il offense, soit qu’il excite la pitié, fait rompre enfin le silence le plus obstiné.

POLYNICE.

Eh bien ! je parlerai, car ton conseil est sage ; d’abord j’invoquerai le dieu dont je viens de quitter les autels, sur la foi du roi de ce pays, qui m’a promis que je pourrais parler et écouter en toute sûreté ; puissé-je trouver la même bienveillance auprès de vous, étrangers, et auprès de mes sœurs et de mon père ! Mais je vais dire, mon père, ce qui m’amène ici. J’ai été chassé de ma patrie, exilé, pour avoir voulu m’asseoir sur son trône royal, par droit de naissance, comme l’aîné ; et c’est mon frère Étéocle, plus jeune que moi, qui me bannit, et qui l’emporte, non pas par ses droits, ni par la valeur ou par le mérite, mais par ses intrigues auprès des citoyens. Tes imprécations[435], je le sais, sont la cause de ces désastres ; les oracles me l’ont confirmé. Arrivé à Argos, en Doride[436], et devenu le gendre d’Adraste, je m’attachai par serment tous les chefs de la terre d’Apis[437], renommés pour leur valeur guerrière, et j’assemblai contre Thèbes une armée conduite par sept chefs, résolus de mourir glorieusement, ou de chasser du pays les auteurs de mon injure. Maintenant, mon père, que viens-je te demander ? je t’implore et pour moi-même, et pour mes alliés, qui aujourd’hui, au nombre de sept, investissent la ville de Thèbes avec sept armées. À leur tête[438] est le vaillant Amphiaraos, qui tient le premier rang, à la fois comme guerrier et comme augure ; le second est l’Étolien Tydée, fils d’Œneus ; le troisième, Étéocle, fils d’un père Argien ; le quatrième, Hippomédon, envoyé par son père Talaos ; le cinquième, Capanée, qui se flatte de ruiner les murs de Thèbes et de les livrer aux flammes ; le sixième est l’Arcadien Parthénopée[439], le dévoué fils d’Atalante, dont le nom rappelle la longue virginité de sa mère ; et enfin moi, ton fils, ou plutôt le fils d’un destin funeste, je conduis contre Thèbes l’intrépide armée d’Argos. C’est au nom de ces jeunes filles, et par tout ce que tu as de plus cher[440], mon père, que nous te conjurons d’écarter de moi le poids de ta colère, au moment où je pars pour punir un frère qui m’a banni de ma patrie et qui m’a dépouillé. S’il faut ajouter foi aux oracles, la victoire est au parti que tu favoriseras. Je te conjure donc, par les eaux sacrées de Thèbes, par les dieux qui président aux liens du sang, de te laisser fléchir, et de céder à mes prières ; tous deux faibles et exilés, tous deux contraints de mendier des secours étrangers, nous avons l’un et l’autre la même destinée. Et lui, assis sur le trône, infortuné que je suis ! il étale son faste, et insulte à nos communs malheurs. Mais si tu me prêtes ton appui, j’aurai bientôt et sans peine confondu son orgueil ; je te rétablirai dans ton palais, et j’y rentrerai moi-même, après l’en avoir violemment chassé. Avec ton concours, je puis me flatter de ce succès, mais sans toi, je ne puis même sauver mes jours.

LE CHŒUR.

Œdipe, par égard pour Thésée qui te l’a envoyé, ne renvoie point cet homme, sans lui avoir fait une réponse convenable.

ŒDIPE.

Si le roi de cette terre ne l’eût introduit auprès de moi, et n’eût demandé pour lui une réponse, jamais assurément il n’aurait entendu ma voix ; cependant je lui ferai cette faveur, mais les paroles qu’il entendra ne charmeront pas ses oreilles. Perfide ! lorsque tu occupais ce trône et ce sceptre, que ton frère occupe aujourd’hui à Thèbes, n’as-tu pas toi-même chassé ton père ? ne l’as-tu pas repoussé hors des murs ? ne l’as-tu pas réduit à porter ces vêtements, dont la vue t’arrache des larmes, maintenant que le sort t’a jeté dans la même infortune ? Je ne pleure pas sur mes maux, je saurai les supporter, tant que je vivrai, et que durera le souvenir de ton parricide. C’est toi qui m’as réduit à cette détresse, c’est toi qui m’as banni, c’est à toi que je dois de mendier chaque jour le soutien de ma vie ; et si je n’avais mis au monde ces jeunes filles qui me nourrissent, grâce à toi, je n’existerais plus. Aujourd’hui elles veillent sur moi, elles me nourrissent ; elles ont, pour partager ma misère, le courage de l’homme ; mais vous, vous n’êtes point mes fils. Aussi, la divinité a les yeux ouverts sur toi, non pas encore comme ils le seront bientôt, si ces bataillons se mettent en marche contre Thèbes. Il n’est pas en ton pouvoir de renverser cette ville, mais vous tomberez auparavant tous deux, ton frère et toi, baignés dans votre sang. Telles sont les imprécations que j’ai déjà lancées contre vous, et je les appelle à mon secours[441], afin que vous appreniez à respecter les auteurs de vos jours, et à ne pas mépriser votre père aveugle, vous, enfants si coupables. Mes filles ont agi autrement. Oui, mes imprécations assiégeront ton asile et ton trône, si l’antique Justice siège auprès de Jupiter[442], et maintient ses lois éternelles. Va donc, fils exécrable, renié par ton père, emporte avec toi ces malédictions ; puisses-tu ne jamais t’emparer de la ville qui t’a donné le jour, et ne plus revoir Argos, mais périr de la main de ton frère[443], en lui perçant le sein ! Tels sont mes vœux, puissent les odieuses ténèbres du Tartare, qui ont reçu mon père, t’entrainer dans leur sein ! J’invoque aussi les Euménides, et Mars qui a soufflé cette haine atroce dans vos cœurs. Maintenant que tu m’as entendu, tu peux partir ; cours annoncer aux Thébains et à tes fidèles alliés les vœux qu’Œdipe lègue à ses fils.

LE CHŒUR.

Je ne saurais, Polynice, te féliciter de ta démarche, quitte donc au plus tôt ces lieux.

POLYNICE.

Voyage fatal ! funeste mésaventure ! ô malheureux alliés ! était-ce pour de tels résultats que nous avons quitté Argos ? Infortuné que je suis ! je ne puis leur annoncer cet horrible mystère, et il ne m’est pas permis de reculer, mais il faut me taire, et courir cette aventure. O mes sœurs, vous du moins, puisque vous avez entendu ces imprécations terribles d’un père, au nom des dieux, si elles s’accomplissent, et si jamais vous retournez à Thèbes, ne me privez pas des honneurs de la sépulture, accordez-moi un tombeau et des funérailles[444]. La gloire que votre tendresse filiale vous a acquise s’accroîtra encore par ce pieux service envers moi.

ANTIGONE.

Polynice, je t’en conjure, crois à mes conseils.

POLYNICE.

Chère Antigone, parle, que me conseilles-tu ?

ANTIGONE.

Hâte-toi de ramener ton armée dans Argos, et ne va pas te perdre toi-même avec ta patrie.

POLYNICE.

La chose est impossible. Car comment réunirais-je encore cette même armée, si une fois j’avais reculé ?

ANTIGONE.

Et qu’as-tu besoin, mon frère, de rallumer ta haine ? Que te servira d’avoir renversé ta patrie ?

POLYNICE.

Il serait honteux de fuir, et d’être le jouet d’un frère plus jeune que moi.

ANTIGONE.

Vois-tu comme elles courent à leur accomplissement, les prédictions de ton père, qui vous annoncent à tous deux une mort mutuelle ?

POLYNICE.

Tels sont, en effet, ses vœux ; mais je ne dois pas céder.

ANTIGONE.

Ah ! malheureuse que je suis ! et qui osera te suivre, après avoir entendu de si terribles prédictions ?

POLYNICE.

Je ne les ferai pas connaître ; c’est le fait d’un bon général, de dire ce qui est favorable, et de cacher ce qui ne l’est pas.

ANTIGONE.

Ta résolution, mon frère, est donc prise ?

POLYNICE.

Ne me retiens pas ; je veux entrer dans cette route funeste, où mon père et ses malédictions ont préparé ma ruine. Que Jupiter vous soit propice, si vous me rendez ce dernier service après ma mort ; car vous n’aurez plus à m’en rendre durant ma vie ! Laissez-moi ; adieu, car vous ne me reverrez plus vivant.

ANTIGONE.

Ah ! malheur à moi !

POLYNICE.

Ne me pleurez pas.

ANTIGONE.

Et qui pourrait ne pas pleurer, mon frère, en te voyant courir à une mort certaine ?

POLYNICE.

Si le Destin le veut, je mourrai.

ANTIGONE.

Oh ! non, suis plutôt mes conseils.

POLYNICE.

Ne me conseille pas ce que je ne dois pas faire.

ANTIGONE.

Que je suis malheureuse, si je te perds à jamais !

POLYNICE.

C’est au sort qu’il appartient d’en décider. Mais je prie les dieux de vous préserver de tout mal ; car aux yeux de tous vous n’avez pas mérité le malheur.



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Voici de nouveaux désastres que nous amène la présence de ce vieillard aveugle, à moins que le moment fatal n’approche[445]. Car je ne puis dire qu’ aucun arrêt des dieux reste sans effet. Le temps veille sans relâche sur toutes choses, il révèle certains événements, il en ajourne d’autres pour les mûrir... Mais le tonnerre gronde, ô Jupiter !

ŒDIPE.

Mes filles, mes chères filles, oh ! si un des habitants pouvait faire venir ici Thésée, si bienveillant pour nous !

ANTIGONE.

Dans quelle intention le demandes-tu, mon père ?

ŒDIPE.

Cette foudre ailée de Jupiter me conduira bientôt chez Pluton. Envoyez sur-le-champ vers Thésée.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Voici encore, un bruit terrible se fait entendre, c’est la foudre lancée par Jupiter ; mes cheveux se hérissent d’effroi, mon cœur a tremblé ; car de nouveaux éclairs sillonnent les cieux. Quel événement nous annoncent-ils ? Je frémis ; car ce présage ne se manifeste jamais en vain. O grand éther ! ô Jupiter !

ŒDIPE.

Mes filles, voici l’heure marquée par les dieux pour la fin de ma vie, je ne puis plus m’y soustraire.

LE CHŒUR.

Comment le sais-tu ? quel signe te l’annonce ?

ŒDIPE.

J’en ai la certitude. Qu’on aille au plus tôt appeler le roi de ce pays.

LE CHŒUR.

(Strophe 2.) Voici de nouveau ce bruit retentissant qui s’élève. Dieu, sois-moi propice, si tu prépares quelque calamité à la patrie qui m’a nourri[446] ! Puissé-je avoir partagé la société d’un juste, et n’être pas cruellement puni

pour avoir accueilli un coupable ! O Jupiter ! je t’invoque !
ŒDIPE.

Thésée approche-t-il ? me retrouvera-t-il encore vivant, et maître de mes sens ?

ANTIGONE.

Quel secret veux-tu lui confier ?

ŒDIPE.

Pour les bienfaits que j’ai reçus de lui, je veux lui prouver toute ma reconnaissance, et remplir ma promesse, en retour de ce qu’il a fait pour moi.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Viens, cher Thésée , viens ; laisse le sacrifice, que peut-être en ce moment tu offres, sur la montagne, à Neptune, dieu de la mer. L’étranger veut témoigner à cette ville, à toi et aux habitants de Colone, sa juste reconnaissance. Hâte-toi, accours vers nous.



THÉSÉE.

Quels sont encore une fois ces cris que vous faites entendre, vous ainsi que l’étranger ? est-ce à cause de la foudre de Jupiter, ou de la grêle qui éclate ? Ce sont là, en effet, tous les signes d’un orage envoyé par les dieux.

ŒDIPE.

O roi, ton arrivée comble mes vœux ; c’est un dieu sans doute qui t’a ramené heureusement vers nous.

THÉSÉE.

Fils de Laïus, qu’est-il donc survenu ?

ŒDIPE.

Je touche à la fin de ma vie, et je ne veux pas mourir sans remplir ma promesse envers toi et envers cette cité.

THÉSÉE.

À quel signe reconnais-tu que ta mort approche ?

ŒDIPE.

Les dieux eux-mêmes me l’annoncent, et leurs signes ne sont pas trompeurs.

THÉSÉE.
Quel est donc, vieillard, cet indice certain ?
ŒDIPE.

Ces tonnerres redoublés, ces foudres lancés d’une main invincible.

THÉSÉE.

Je dois t’en croire ; car jusqu’ici j’ai vu beaucoup de tes prédictions s’accomplir. Dis donc ce que tu veux de moi.

ŒDIPE.

Je t’apprendrai, fils d’Égée, des secrets importants pour cette ville, et que le temps ne doit jamais altérer. Je vais à l’instant te conduire, moi-même et sans guide, au lieu où je dois mourir. Ne révèle jamais à aucun mortel ni la place de mon tombeau, ni les lieux qui le renfermeront, si tu veux qu’il soit toujours contre tes ennemis un rempart plus redoutable que les lances de milliers de combattants. Ce secret, que les paroles ne doivent pas révéler, tu le connaîtras lorsque tu seras venu seul au lieu marqué ; je ne le dirai à aucun de ces citoyens, ni même à mes filles, malgré ma tendresse pour elles[447]. Pour toi, conserve-le toujours, et lorsque tu toucheras au terme de ta vie, ne le révèle qu’au plus puissant après toi[448], pour que lui-même le transmette ainsi à ses successeurs : alors cette ville n’aura rien à craindre des fils de Cadmus[449]. La plupart des cités, même avec un sage gouvernement, se laissent aller à la violence ; car les dieux ne jettent souvent qu’un regard tardif sur les insensés qui outragent les choses divines. Puisses-tu, fils d’Égée, ne rien éprouver de semblable ! Il est vrai, tu sais déjà ce que je veux t’apprendre. Mais la volonté des dieux me presse, marchons au lieu marqué, ne tardons pas davantage. Suivez-moi, mes filles ; je vous servirai de guide à mon tour, comme vous avez été celui de votre père. Venez, ne me touchez pas, et laissez-moi trouver seul le tombeau sacré où le Destin a marqué ma sépulture. De ce côté, venez de ce côté[450] ; Mercure, conducteur des âmes, et la déesse des enfers, m’indiquent cette route. O lumière invisible à mes yeux, mais que j’ai pu contempler autrefois, mon corps ne sentira plus l’effet de tes rayons ; car déjà je marche au lieu où vont s’ensevelir mes jours. O le plus chéri des hôtes, et vous tous, habitants de cette contrée, puissiez-vous être toujours heureux, et, dans le cours d’une prospérité éternelle, vous rappeler le souvenir d’Œdipe !

(Œdipe emmène Thésée et ses filles. Le Chœur reste seul sur la scène.)



LE CHŒUR.

(Strophe.) S’il m’est permis de t’implorer, ô Déesse du sombre empire, et toi, Pluton, qui règnes sur les mânes, je vous conjure d’accorder à cet étranger de passer par une mort douce et paisible sur les bords du Styx, au séjour des morts, qui nous reçoit tous[451]. Car après tant d’infortunes si peu méritées, il serait juste que la fortune t’accordât ses faveurs.

(Antistrophe.) O Divinités infernales[452] ! et toi, monstre indomptable, qui, couché aux portes des enfers, pousses du fond de ton antre d’horribles hurlements, gardien vigilant, et toi, fille de la Terre et du Tartare[453], ouvre un libre accès à ce vieillard, prêt à descendre au ténébreux séjour des morts ; je t’en conjure, toi qui endors tous les hommes.



UN MESSAGER.

Citoyens, je veux vous apprendre en peu de mots qu’Œdipe est mort ; mais un court récit ne saurait suffire à redire tout ce qui s’y est passé.

LE CHŒUR.

Il est donc mort, l’infortuné ?

LE MESSAGER.

Il a terminé la triste vie qu’il n’avait cessé de mener.

LE CHŒUR.

De quelle manière ? sans doute avec une assistance divine et sans souffrance ?

LE MESSAGER.

Oui, et la chose est vraiment merveilleuse. Vous avez vu vous-mêmes comme il est sorti d’ici, sans aucun guide, mais c’est lui-même qui nous guidait tous. Arrivé aux bords de ce gouffre[454], qui repose sur des fondements d’airain, il s’est arrêté dans un des nombreux sentiers qui partagent la route, près d’une caverne profonde, où subsiste la mémoire de l’éternelle fidélité de Thésée et de Pirithoüs ; là il s’assit entre le rocher Thoricien, un poirier sauvage creusé par le temps, et un tombeau de pierre[455] ; puis il dépouilla ses tristes vêtements, et appelant ses filles, il leur dit de lui apporter de l’eau vive pour le bain et les libations. Elles allèrent à la colline de la féconde Cérès, visible de là[456], et eurent bientôt exécuté les ordres de leur père ; elles revinrent pour le purifier, et le revêtirent d’une robe nouvelle, conformément aux rites sacrés. Et quand il eut la joie de voir tout le service accompli, et que rien de ce qu’il avait prescrit n’avait été omis, le dieu des enfers[457] tonna ; à ce bruit, les jeunes filles tremblèrent, et, tombant aux genoux de leur père, elles versèrent des larmes, se frappant violemment la poitrine, et ne mirent pas de terme à leurs sanglots. Mais lui, entendant ces cris déchirants, les pressa dans ses bras, et leur dit : « Mes enfants, de ce jour vous n’avez plus de père ; tout est fini pour moi ; désormais vous n’aurez plus à me donner des soins, qui, je le sais, ont été pénibles ; mais un seul mot vous récompense de vos peines, personne ne vous aimait plus tendrement que moi, et quand vous ne m’aurez plus, le reste de votre vie sera tranquille. » À ces mots, ils se tinrent embrassés, pleurant et poussant des sanglots. Mais lorsqu’enfin les gémissements et les cris eurent cessé, il régnait un profond silence ; tout à coup une voix dont le son nous glaça d’effroi, se fit entendre ; c’était un dieu qui l’appelait, elle criait sans relâche : « Œdipe ! Œdipe ! qu’attends-tu ? viens, tu tardes bien longtemps. » Et lui, se sentant appeler par un dieu, prie notre roi Thésée de s’approcher, et lui dit : « Prince chéri, donne-moi ta main comme gage de la foi inviolable que tu garderas à mes filles ; et vous, mes enfants, unissez les vôtres aux siennes ; promets de ne jamais consentir à les abandonner, et de faire, toujours tout ce que ta bienveillance t’inspirera pour leur bonheur. » Thésée, trop généreux pour répandre des pleurs, en fait le serment à son hôte. Alors Œdipe, touchant ses filles d’une main défaillante : « Mes enfants, dit-il, il faut avoir le courage de vous éloigner de ces lieux, sans prétendre voir ni entendre ce qui vous est interdit ; mais retirez-vous au plus tôt ; que le roi Thésée seul reste, pour être témoin de ce qui doit se passer. » À ces mots, nous avons tous obéi, et nous suivions ces jeunes filles, le visage baigné de larmes. À quelques pas de là et quelques moments après, nous nous sommes retournés, Œdipe avait disparu ; Thésée restait seul, tenant la main devant ses yeux, comme en présence d’un spectacle terrible, dont il n’eût pu soutenir la vue. Peu après, nous l’avons vu se prosterner, et adorer à la fois la Terre et l’Olympe, séjour des dieux. Quel fut son genre de mort, nul mortel ne saurait le dire, que Thésée ; ce n’est ni la foudre des dieux qui l’a frappé, ni une violente tempête qui l’a englouti ; sans doute quelque dieu l’aura porté aux enfers, ou la terre se sera doucement entr’ouverte, pour le recevoir dans ses sombres abîmes. Il a expiré sans effort, sans douleur, et d’une manière toute merveilleuse. Ceux qui trouveraient mon récit peu croyable, je ne les trouverais pas eux-mêmes dans leur bon sens.

LE CHŒUR.

Mais où sont les jeunes filles et les amis qui les accompagnaient ?

LE MESSAGER.

Elles ne peuvent être loin ; les gémissements qui se font entendre annoncent clairement leur approche.



ANTIGONE.

(Strophe 1.) Hélas ! hélas ! nous n’aurons plus seulement à pleurer le malheur d’être issues d’un sang criminel, devenu pour nous la source de nombreuses infortunes ; à la fin, nos maux ne pourront plus même se comprendre.

LE CHŒUR.

Qu’avez-vous ?

ANTIGONE.

O mes amis, on ne saurait l’imaginer.

LE CHŒUR.

Il a donc fini ses jours ?....

ANTIGONE.

De la manière la plus digne d’envie. En effet, il n’a été victime ni de Mars, ni des flots ; un nouveau genre de mort a terminé sa vie, mais la terre a ouvert pour lui ses ténébreuses retraites. Infortunées ! nos yeux se couvrent d’une nuit funeste. Comment pourrons-nous, dans notre course errante à travers les mers ou des contrées lointaines, trouver une chétive nourriture ?

ISMÈNE.

Je ne sais. Puisse le sanguinaire Pluton m’entrainer aux enfers, pour y partager la mort de mon vieux père ! Car pour moi, la vie désormais n’a plus rien de supportable.

LE CHŒUR.

O vertueuses sœurs, il faut supporter sans murmure ce qui vient des dieux, et ne pas vous livrer à l’emportement de la douleur ; votre sort n’est pas si déplorable.

ANTIGONE.

(Antistrophe 1.) On peut donc regretter même le malheur ! En effet, ce qui faisait ma joie était bien peu de chose, et cependant c’était, ma joie, quand je le tenais entre mes bras. O mon père, mon tendre père, aujourd’hui plongé sous terre dans les éternelles ténèbres, tu ne seras jamais privé de ma tendresse, ni de la sienne.

LE CHŒUR.
Il a donc fait... ?
ANTIGONE.

Il a fait ce qu’il voulait.

LE CHŒUR.

Quoi donc ?

ANTIGONE.

Il est mort, comme il le désirait[458], sur cette terre étrangère, il y repose couché, dans une ombre éternelle, et y laisse des regrets inconsolables. Car toujours, ô mon père ! mes yeux verseront des larmes sur toi, et rien ne pourra calmer ma douleur. Hélas ! tu n’aurais pas dû mourir sur une terre étrangère, où ta mort me laisse dans l’abandon.

ISMÈNE.

Infortunée ! quel sera mon sort ? triste, délaissée.... et toi, quel sera le tien, sœur chérie,... toutes deux, sans Père, sans soutien !

LE CHŒUR.

Du moins son dernier jour a été heureux, mes amis ; cessez donc vos plaintes, car nul mortel n’est exempt de maux.

ANTIGONE.

(Strophe 2.) Retournons sur nos pas, sœur chérie.

ISMÈNE.

Que ferons-nous ?

ANTIGONE.

Je suis possédée du désir....

ISMÈNE.

Lequel ?

ANTIGONE.

De voir le tombeau souterrain...

ISMÈNE.

De qui ?

ANTIGONE.
De mon père. Hélas !
ISMÈNE.

Mais comment serait-ce possible ? Ne vois-tu pas que c’est un vœu impie ?

ANTIGONE.

Pourquoi me le rappelles-tu si cruellement ?

ISMÈNE.

C’est que...

ANTIGONE.

Qu’as-tu encore à me dire ?

ISMÈNE.

Il a disparu sans sépulture, et sans aucune main humaine.

ANTIGONE.

Conduis-moi vers ce lieu, puis ajoute- moi pour victime.

ISMÈNE.

Hélas, infortunée ! où donc désormais, dans cet abandon et sans ressources, traînerai-je ma malheureuse vie ?

LE CHŒUR.

(Antistrophe 2.) Chères jeunes filles, calmez vos craintes.

ANTIGONE.

Mais où fuir ?

LE CHŒUR.

Déjà une fois vous avez échappé au péril qui vous menaçait.

ANTIGONE.

Je songe...

LE CHŒUR.

À quoi peux-tu songer encore[459] ?

ANTIGONE.

Aux moyens de retourner dans notre patrie, et je n’en vois pas.

LE CHŒUR.
Ne t’inquiète pas, du moins.
ANTIGONE.

Je suis en proie à la douleur.

LE CHŒUR.

Déjà elle t’avait éprouvée.

ANTIGONE.

Aujourd’hui hors de toute mesure, aujourd’hui plus que jamais.

LE CHŒUR.

Vous êtes plongées dans une mer immense d’infortunes.

ANTIGONE.

Ah ! je le sais.

LE CHŒUR.

Je l’avoue moi-même.

ANTIGONE.

Hélas ! hélas ! où irons-nous, ô Jupiter ? car quel espoir me laissent encore les dieux ?



THÉSÉE.

Jeunes filles, cessez vos lamentations ; ceux sur qui s’étend la faveur de ce pays ne doivent plus connaître le deuil ; car ce serait impie.

ANTIGONE.

O fils d’Égée, nous tombons à tes genoux.

THÉSÉE.

Quelle grâce, jeunes filles, désirez-vous obtenir de moi ?

ANTIGONE.

Nous voulons voir de nos yeux[460] le tombeau de notre père.

THÉSÉE.

Mais la chose n’est pas permise.

ANTIGONE.
Que dis-tu, souverain d’Athènes ?
THÉSÉE.

O mes enfants ! c’est lui qui m’a défendu de laisser approcher personne de ces lieux, ni de permettre à aucun mortel d’invoquer l’asile sacré où il repose ; il a dit que ma fidélité à ces promesses préserverait à jamais cette contrée de tout malheur. Un dieu en a été le témoin, et le Serment de Jupiter qui entend tout[461].

ANTIGONE.

Si telle est sa volonté, c’est à nous d’obéir ; fais-nous au moins conduire dans l’antique Thèbes, afin de prévenir, s’il est possible, le coup mortel suspendu sur nos frères.

THÉSÉE.

Je le ferai, et de plus tout ce que je suis prêt à faire pour être utile à vous, et agréable à celui que la terre vient de recevoir ; car je ne dois pas me lasser de vous servir.

LE CHŒUR.

Calmez donc votre douleur, et ne faites plus entendre de gémissements ; car toutes choses sont ainsi réglées et garanties.


FIN D’ŒDIPE A COLONE.


ANTIGONE[modifier]


TRAGÉDIE[modifier]


NOTICE
SUR L’ANTIGONE.




Ici encore nous retrouvons une nouvelle preuve du mérite éminent de Sophocle dans la peinture des caractères. Après la tendre Déjanire, après l’intrépide Électre, Antigone est un nouveau type, le plus pur peut-être sous lequel les anciens aient représenté la femme, avec son dévouement aux affections de la nature. Antigone, en qui nous avons vu, dans Œdipe à Colone, l’héroïsme de la piété filiale, va nous montrer ici l’héroïsme de la piété fraternelle : elle bravera la mort, pour rendre à Polynice les honneurs funèbres, comme elle a bravé la misère et l’exil, pour soutenir et consoler son vieux père. Elle est la seule, dans Thèbes opprimée, que la tyrannie du nouveau maître n’ait pas soumise. En vain Créon, armé des lois les plus sévères de l’État, défend d’inhumer celui des fils d’Œdipe qui a porté les armes contre sa patrie ; elle méprise toutes les menaces, et, après s’être acquittée de ce pieux devoir, elle s’avance vers le froid lit de pierre qui est préparé pour elle. Remarquons en même temps dans ce caractère un heureux mélange d’idéal et de réalité : sublime par ses actes, elle est touchante par les sentiments qui vivent au fond de son cœur ; tout en saisissant notre admiration pour l’énergie de sa résolution, néanmoins elle paye le tribut à la faiblesse de son sexe, et c’est par là qu’elle excite notre sympathie : une fois que l’arrêt de sa mort est irrévocable, elle s’abandonne à sa douleur, elle pleure sa jeunesse et toutes les joies inconnues de la vie, elle regrette qu’elle lui soit ravie, avant d’avoir goûté les douceurs de l’hymen et de la maternité. Un mot qui est resté comme l’expression la plus fidèle de son âme, est cette réponse qu’elle adresse à Créon : « Mon cœur est fait pour aimer, non pour haïr. »

Il y a dans cette pièce un amour mutuel d’Hémon et d’Antigone, qui suffirait à marquer une des différences profondes qui distinguent la tragédie antique et la tragédie moderne. Dans Sophocle, cet amour est à peine indiqué par quelques mots ; le poète n’a pas même ménagé de rencontre entre les deux jeunes gens ; c’est que de pareils entretiens auraient été contraires à l’esprit des mœurs grecques. Sans doute, aux yeux des Athéniens, l’aveu de l’amour le plus innocent, une simple conversation avec Hémon, eût altéré la pureté d’Antigone. Seulement, le Chœur, interprète poétique des sentiments que le jeune homme renferme dans son sein, chante un hymne ravissant à l’Amour, et au dénoûment, Hémon révèle sa passion d’une manière éclatante, en se perçant de son épée, sur le corps même d’Antigone. Si donc on est peu fondé à prétendre que l’amour ait été ignoré des anciens, il est plus exact de dire que, chez eux, l’état social, la vie tout extérieure, les relations des deux sexes telles qu’elles existaient alors, laissaient à l’amour une moindre place ; il y était moins développé, moins raffiné, et des idées de convenances très différentes des nôtres n’en permettaient pas l’expression directe sur le théâtre.

Quant au personnage de Créon, il est esquissé avec beaucoup d’art. On voit en lui un ambitieux, jaloux de son pouvoir, et perverti par l’exercice de l’autorité absolue. Au goût de la tyrannie, il joint l’esprit sophiste qui prétend la justifier ; il veut convaincre les citoyens, que le salut de l’État se confond avec l’exécution de ses volontés les plus arbitraires : de là cet étalage de maximes morales et politiques, dont il entremêle ses discours ; il s’efforce de prêter à son décret inhumain les apparences de la justice et la sanction de la légalité. Enfin, pour dernier trait, l’obstination de l’orgueil : plus son projet rencontre d’obstacles, plus il y persiste avec opiniâtreté, et l’inexécution de ses ordres excite en lui un ressentiment, qui le porte aux derniers excès, et finit par amener la ruine de toute sa famille.

Au milieu de ces conflits, le Chœur joue un rôle bien passif : les vieillards thébains qui le composent sont d’humeur débonnaire, complaisante, servile même, ils donnent toujours raison à celui qui parle ; d’abord à Créon, qui prêche l’absolutisme et l’obéissance passive, et bientôt à son fils, qui proteste en faveur de la justice et de la liberté humaine. Malgré sa compassion pour Antigone, le Chœur reste frappé de crainte devant son persécuteur, et n’essaie pas même de le fléchir par des prières. Cet abandon fait d’autant plus ressortir le courage d’Antigone. Quand nous la voyons marcher à la mort, sans être un objet de regrets, comment ne pas partager son indignation contre la lâcheté de ses concitoyens, qui ne lui accordent pas même une larme ?

Aucune pièce de Sophocle n’excita plus d’applaudissements que l’Antigone. Le grammairien Aristophane de Byzance, à qui l’on attribue le second argument placé en tête du texte, la compte au nombre des plus belles tragédies de ce poète. Il ajoute même que le succès de l’ouvrage lui valut l’honneur d’être nommé un des généraux de l’expédition dirigée contre Samos. Au premier abord, on ne peut se défendre d’une certaine surprise, en voyant un mérite purement littéraire récompensé par les charges les plus importantes de l’État ; on est tenté de sourire aux bizarres caprices de cette démocratie, qui payait le talent dramatique par un commandement militaire ; on a beau jeu alors à plaisanter sur le caractère frivole des Athéniens, assez riche d’ailleurs sous ce rapport pour qu’il ne soit pas besoin de charger le portrait. Quant au fait que Sophocle fut réellement général une fois dans sa vie, il est attesté, non-seulement par son biographe anonyme, mais aussi par un grand nombre d’historiens. Il fut collègue de Périclès, comme stratège, selon Plutarque {Vie de Périclès, c. VIII) ; Cicéron (de Offic., I, 144) ; Valère Maxime (IV, III, 1). Nous lisons dans Pline (Hist. nat., XXXVII, 2) : « Sophocles tragicus poeta, tanta gravitale cothurni, et praeterea vitae fama, alias principe loco natus Athenis, rebus gestis, exercitu ducto...» Plusieurs même indiquent que le commandement de Sophocle tombe dans la guerre de Samos. Strabon (XIV, 18) : « Les Athéniens ayant envoyé Périclès stratège, et Sophocle le poète avec lui, maltraitèrent dans un siège les Samiens révoltés. » Le scholiaste d’Aristophane, sur la Paix (v. 696), parle aussi de son expédition de Samos. Suidas, au mot Mέλιτος, dit : « Ayant commandé pour les Samiens, il combattit sur mer, contre Sophocle, le poète tragique, dans la quatre-vingt-quatrième olympiade. » Enfin, nous lisons dans Athénée (1. XIII, p. 603) : « Le poète Ion, dans le récit de ses voyages, a écrit : « Je rencontrai le poète Sophocle à Chios, lorsqu’il faisait voile vers Lesbos, en qualité de général. »

Du reste, il ne faut pas oublier qu’à Athènes, les dix stratèges n’étaient pas seulement les commandants des troupes, mais qu’ils étaient employés aussi à l’administration des affaires publiques, et dans les rapports qu’on entretenait avec les États étrangers.

Pour ce qui est du motif qui fit élever Sophocle à ce poste important, il est assez probable que la poésie si riche, si élevée, si touchante de la pièce n’était pas l’unique mérite que les Athénien applaudissaient dans Antigone. On oublie trop le côté politique de la tragédie grecque, bien que ce ne fût pas là son caractère essentiel. Remarquez en effet avec quel soin particulier et de quel ton grave l’auteur expose (v. 175-190) des règles de gouvernement, des maximes sur les devoirs d’un citoyen, et sur l’obligation imposée au chef de l’État, de sacrifier ses amitiés particulières à l’intérêt public. Démosthène, dans son discours sur les prévarications de l’ambassade, a cité tout ce passage ; et il ajoute que ce sont non-seulement de beaux vers, mais qu’ils sont pleins de conseils utiles aux Athéniens. Plus bas (v. 659-676), le poète attaque l’anarchie, il recommande l’obéissance aux lois, la soumission aux magistrats ; de la stricte observation de ce devoir dépend le salut de l’État, comme l’insubordination de quelques-uns peut amener la perte de tous. De plus, tout en prenant dans cette pièce la défense des lois divines et du culte dû aux dieux infernaux , ce qui fait du dévouement d’Antigone, non-seulement un acte de piété fraternelle, mais aussi un acte essentiellement religieux, Sophocle a su néanmoins traiter ce sujet avec tant de mesure, qu’il se garde bien de porter la moindre atteinte à l’autorité des lois civiles. Enfin, une autre cause qui a pu valoir à l’auteur la faveur populaire, c’est la haine de la tyrannie qui respire dans cette pièce, et qui, bien que formellement exprimée dans tel passage particulier, comme v. 729- 735, se révèle encore plus par l’impression générale de tout l’ouvrage, comme un sentiment qui s’exhale de l’âme même du poète. On conçoit très bien que cette aversion pour la tyrannie fut de nature à agir vivement sur l’esprit de la multitude, à provoquer ses acclamations et son enthousiasme, et à inspirer le désir de récompenser l’auteur, en l’élevant à de hautes fonctions politiques.

Selon Suvern, Sophocle aurait en outre introduit dans cette pièce certaines allusions relatives a l’état politique et au gouvernement d’Athènes à cette époque (v. 662, 572, dans le premier discours de Créon à son fils) ; il suppose que le poète exhorte les Athéniens à mettre fin aux divisions des partis de Périclès et de Thucydide, et à n’obéir qu’au seul Périclès, qui, vers ces temps-là, écrasa le parti de son rival, et devint le chef de la république. Il est permis d’avoir quelques doutes sur la réalité de cette intention ; mais , dans ce système, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que Sophocle eût été donné pour collègue à Périclès.

Quoi qu’il en soit, la phrase d’Aristophane de Byzance, que nous avons citée plus haut, a été le fondement de toutes les conjectures qu’on a formées sur la date de la représentation d’Antigone. L’époque de la guerre de Samos sert à la fixer d’une manière approximative ; cependant les opinions varient entre celles de M. Bœckh, qui s’arrête à la troisième année de la quatre-vingt-quatrième olympiade, ou 442 avant notre ère, et celle de Seidler, qui propose la première année de la quatre-vingt-cinquième olympiade, ou 440 avant Jésus-Christ. Wex et Suvern adoptent une opinion intermédiaire, c’est-à-dire l’olympiade 84, 4, ou 441 avant Jésus-Christ. Enfin Bothe pense qu’il faut entendre ici la seconde guerre de Samos, qui eut lieu sous l’archonte Morychidés, olympiade 85, 1=439 ; et que la pièce fut jouée cette année-là même.

Selon Aristophane de Byzance, l’Antigone était la trente-deuxième pièce de Sophocle. Si l’on admet l’opinion la plus accréditée, qui place sa naissance à l’an 495 , il aurait eu cinquante et quelques années lorsqu’il fit jouer cette tragédie. Il était alors dans la force de son génie, qui d’ailleurs se maintint longtemps dans tout son éclat, puisque la plupart des chefs-d’œuvre qui nous restent de lui, sont postérieurs a l’Antigone.




ANTIGONE

PERSONNAGES

ANTIGONE.

HÉMON.

ISMÈNE.

TIRÉSIAS.

CHŒUR DE VIEILLARDS THÉBAINS.

UN ENVOYÉ.

EURIDICE.

CRÉON.

UN MESSAGER.

UN GARDE.


Le lieu de la scène est à Thèbes, devant le palais de Créon.
ANTIGONE.

Ismène, ma sœur, tête chérie [462], de tous les maux qu’Œdipe a légués à sa race [463], en sais-tu un dont Jupiter n’ait pas encore affligé notre vie ? En effet, il n’est rien de douloureux, et sans parler de la fatalité qui poursuit notre famille, il n’est point de honte, point d’ignominie que je ne voie dans tes malheurs et dans les miens. Et aujourd’hui, quel est ce nouvel édit que le roi vient de faire proclamer, dit-on, dans toute la ville ? Le connais- tu ? en as-tu entendu parler ? Ne vois-tu pas s’avancer contre ceux qui nous sont chers les outrages de leurs ennemis ?

ISMÈNE.

Antigone, nulle nouvelle ni agréable ni funeste de nos amis n’est venue jusqu’à moi, depuis que toutes deux nous avons été privées de nos deux frères, mortellement frappés l’un par l’autre. L’armée des Argiens ayant pris la fuite cette nuit même[464], je n’ai rien appris depuis, qui me rende ni plus heureuse, ni plus malheureuse.

ANTIGONE.

Je le savais bien, et je t’ai appelée hors du palais, pour que tu entendes seule ce que j’ai à te dire.

ISMÈNE.

Qu’y a-t-il donc ? car, je le vois, tu agites quelque pensée dans ton esprit.

ANTIGONE.

Eh quoi ! Créon, après avoir accordé à l’un de nos frères les honneurs de la sépulture, n’en a-t-il pas indignement privé l’autre ? Il a, dit-on, enseveli Étéocle dans la terre, ainsi qu’il était juste, et conformément aux lois[465], et lui a assuré une place honorable aux enfers parmi les morts[466] : mais l’infortuné Polynice, il défend aux citoyens d’enfermer son cadavre dans une tombe et de le pleurer ; il veut qu’il reste privé de regrets, privé de sépulture, en proie aux oiseaux dévorants, qui en feront leur pâture. Tels sont les ordres que la bonté de Créon te signifie ainsi qu’à moi, oui, à moi-même ; et lui-même viendra, dit-on, en ces lieux, les proclamer à ceux qui les ignorent ; et ce n’est pas pour lui chose de peu d’importance, mais il menace quiconque les violera, d’être lapidé par le peuple. Te voilà informée des faits ; bientôt tu montreras si tu as de nobles sentiments, ou si tu démens ta naissance.

ISMÈNE.

Mais, malheureuse, si les choses en sont là, que puis-je gagner, soit à concilier, soit à prendre parti[467] ?

ANTIGONE.

Vois si tu es prête à m’aider et à seconder mes efforts.

ISMÈNE.

Quelle est donc ta pensée ? qu’oses-tu tenter ?

ANTIGONE.

Vois si, avec ta sœur, tu veux enlever le cadavre ?

ISMÈNE.

Songes-tu donc à l’ensevelir, malgré la défense publique ?

ANTIGONE.

Oui, j’ensevelirai mon frère, qui est aussi le tien, que tu le veuilles ou non ; jamais on ne m’accusera d’avoir trahi mon devoir.

ISMÈNE.

Quoi, malheureuse, malgré la défense de Créon ?

ANTIGONE.

Mais il n’a pas le droit de m’interdire l’approche des miens.

ISMÈNE.

Hélas ! ma sœur, songe que notre malheureux père est mort dans l’exécration et l’opprobre[468], et qu’après avoir lui-même découvert ses crimes, il se perça les yeux de ses propres mains ; puis celle qu’une double calamité fit sa mère et son épouse mit fin à sa vie par un lacet fatal ; enfin nos deux frères, les infortunés, le même jour, se sont mutuellement donné la mort, percés par la main l’un de l’autre. Et nous deux, maintenant restées seules, considère combien notre fin sera bien plus misérable, si, au mépris de la loi, nous bravons les ordres et l’autorité de nos maîtres ! D’ailleurs, il faut songer d’abord que nous sommes de faibles femmes, incapables de lutter contre les hommes, et ensuite, puisque nous dépendons de plus puissants que nous, nous sommes destinées à subir ces lois, et de plus dures encore. Pour moi donc, priant les mânes[469] de me pardonner si je cède à la violence, j’obéirai à ceux qui possèdent le pouvoir ; car vouloir faire ce qui passe nos forces, c’est de la démence[470].

ANTIGONE.

Je ne veux point te contraindre ; et si, même à présent, tu voulais partager mes soins, je n’accepterais pas volontiers ton secours. Agis comme il te convient, moi je l’ensevelirai ; il me sera beau de mourir en remplissant ce devoir. Je reposerai, saintement criminelle, auprès d’un frère chéri ; car j’ai à plaire aux dieux des enfers plus longtemps qu’aux hommes sur cette terre. Là, en effet, mon séjour doit être éternel. Toi, si tel est ton sentiment, méprise les ordres respectables des dieux.

ISMÈNE.

Je ne les méprise point, mais je n’ai pas la force de lutter contre la volonté d’une ville entière.

ANTIGONE.

Couvre-toi de ce prétexte ; pour moi, je vais élever une tombe au frère le plus chéri.

ISMÈNE.

Hélas ! infortunée, combien je tremble pour toi !

ANTIGONE.

Ne crains pas pour moi ; songe plutôt à ta sûreté.

ISMÈNE.

Au moins ne révèle ce dessein à personne ; mais tiens-le secret, j’en ferai de même.

ANTIGONE.
Grands dieux ! parle hautement ; tu me seras bien plus odieuse en gardant le silence, et ne proclamant pas mes projets à tous.
ISMÈNE.

Tu montres une ardeur bouillante, où il faut du sang-froid[471].

ANTIGONE.

Je sais, du moins, que je plais à ceux qu’il m’importe de satisfaire.

ISMÈNE.

Si toutefois tu peux réussir ; mais tu entreprends l’impossible.

ANTIGONE.

Eh bien ! quand la force me manquera, je m’arrêterai.

ISMÈNE.

Mais il faut commencer par ne pas poursuivre l’impossible.

ANTIGONE.

Si tu parles ainsi , tu mériteras ma haine , et tu seras justement odieuse à l’ombre d’un frère. Mais abandonne-moi au sort terrible dont ma témérité me menace. Car je ne subirai pas de supplice si affreux, qu’il me prive d’une mort glorieuse.

ISMÈNE.

Eh bien ! va donc, si telle est ton envie ; sache-le cependant, tu es imprudente, mais tu es vraiment dévouée à tes amis.


LE CHOEUR[472].

{Strophe 1.) Soleil radieux, la plus belle des lumières qui ait jamais lui sur Thèbes aux sept portes, œil éclatant du jour[473], tu as enfin brillé sur les eaux de Dircé[474], tu as fait fuir d’une fuite précipitée le mortel[475] au bouclier blanc[476], parti d’Argos armé de toutes pièces ; lui qui, suscité contre notre patrie par la querelle indécise de Polynice, a fondu sur notre contrée, en poussant des cris aigus, tel que l’aigle couvert de ses ailes blanches comme la neige, entraînant de nombreux guerriers armés de casques à la crinière ondoyante.

{Antistrophe 1.) Il dominait sur nos murs, il enveloppait d’un cercle de lances altérées de carnage l’ouverture de nos sept portes ; mais il a fui, avant d’avoir assouvi sa fureur dans notre sang, et avant que le feu des torches de sapin n’eût atteint les tours qui couronnent notre ville, tant fut terrible le tumulte guerrier qui éclata derrière lui, attaque à laquelle ne put résister le dragon[477] ennemi ! Car Jupiter déteste la jactance d’une langue présomptueuse ; et, les voyant s’élancer comme un torrent, dédaignant le fracas de leurs armures d’or[478], des éclats de sa foudre il renverse le guerrier, qui déjà sur le sommet des remparts se préparait à pousser le cri de victoire.

{Strophe 2.) Il tombe précipité sur la terre retentissante, le guerrier qui portait la flamme[479], et qui tout à l’heure, ivre de fureur, ne respirant que la haine, exhalait contre Thèbes le souffle ardent de sa colère. Sur d’autres, le redoutable Mars, semant la terreur parmi nos ennemis, exerce d’autres vengeances. Sept chefs postés devant les sept portes[480], et opposés à autant d’adversaires, abandonnèrent le trophée de leurs armes d’airain à Jupiter triomphateur : excepté les deux infortunés[481], issus du même père et de la même mère, qui, dirigeant l’un contre l’autre leurs lances réciproquement victorieuses, se donnèrent une mort mutuelle.

{Antistrophe 2.) Mais la victoire au glorieux renom est venue rendre l’allégresse à Thèbes, célèbre par ses chars[482]. Après les combats, oubliez maintenant les dangers, et entrons dans tous les temples des dieux, pour que la nuit entière se passe à des danses animées ; que Bacchus, qui livre Thèbes à la joie, préside à nos jeux.

Mais je vois s’avancer le nouveau roi de cette contrée, Créon, fils de Ménécée, que les événements envoyés par les dieux nous ont donné ; quel projet occupe sa pensée, pour qu’il ait convoqué par une proclamation publique cette assemblée de vieillards ?

CRÉON.

Citoyens, les dieux, après avoir déchaîné de longs orages sur notre patrie, lui ont enfin rendu le calme et la sécurité. Je vous ai, par mes messagers, convoqués entre tous, parce que je sais que vous avez de tout temps appuyé le trône de Laïos, puis celui d’Œdipe, lorsqu’il eut relevé l’État chancelant, et après sa mort, vous êtes restés constamment fidèles à ses fils. Et depuis que ceux-ci, par un destin commun, périrent en un même jour, mutuellement frappés de leur main fratricide, je possède l’autorité et le trône, en vertu de ma proche parenté avec ceux qui sont morts. Il est impossible de connaître l’âme, le caractère et la pensée d’un homme, avant de l’avoir vu longtemps exercer le pouvoir et appliquer les lois[483]. Quant à moi, celui qui, chargé d’un État, ne suit pas les conseils les plus sages, mais qui ferme les bouches par la crainte, m’a paru de tout temps le plus pervers des hommes ; et celui qui préfère un ami aux intérêts de sa patrie, je le méprise. Pour moi, j’en atteste Jupiter[484], qui voit tout, je ne saurais garder le silence, en voyant un malheur menacer le salut de mes concitoyens, ni regarder jamais, comme un ami tout homme hostile à ma patrie : je sais trop que d’elle seule dépend notre salut, et que, si nous la gouvernons bien[485], nous aurons assez d’amis[486]. C’est par de tels principes que je rendrai cette ville florissante, et déjà ils m’ont dicté le décret[487] relatif aux enfants d’Œdipe. Qu’Étéocle, qui est mort en combattant pour nos foyers, après avoir signalé sa vaillance, repose dans un tombeau, et qu’on fasse en son honneur les sacrifices dus aux mânes des braves ; mais son frère Polynice , qui n’est revenu de l’exil que pour anéantir dans les flammes sa ville natale et les dieux de son pays, s’abreuver du sang de ses concitoyens, et les emmener en esclavage, je fais proclamer dans la ville la défense de lui donner un tombeau ou de le pleurer, et l’ordre de le laisser sans sépulture, abandonné aux oiseaux de proie et aux chiens dévorants, hideux objet d’épouvante. Telle est ma volonté. Jamais les méchants n’obtiendront de moi les honneurs réservés aux hommes vertueux : mais celui qui a bien mérité de la patrie, celui-là, vivant ou mort, sera également honoré par moi.

LE CHŒUR.

Telle est ta volonté, Créon, fils de Ménécée, sur l’ennemi de notre patrie, et celui qui fut son ami. Tu as apparemment le droit d’appliquer toute espèce de lois, et à ceux qui sont morts, et à nous qui vivons.

CRÉON.

Veillez donc à l’exécution de mes ordres.

LE CHŒUR.

Impose ce fardeau à de plus jeunes que nous.

CRÉON.

Mais il y a, en effet, des gardes qui veillent auprès du cadavre.

LE CHŒUR.

Quel est donc cet autre ordre que tu voudrais nous enjoindre encore ?

CRÉON.

De ne pas tolérer ceux qui désobéiraient à mes volontés.

LE CHŒUR.

Il n’est pas d’homme assez fou pour désirer de mourir.

CRÉON.

Tel sera, en effet, le salaire. Mais souvent l’espoir du gain entraîne souvent les hommes à leur perte.

UN GARDE.

O roi, je ne dirai pas que l’empressement m’a mis hors d’haleine, pour avoir couru d’un pied léger. En effet, l’inquiétude m’a fait faire bien des pauses en route, et m’a tenté plusieurs fois de revenir sur mes pas. Je me disais souvent au fond de l’âme : « Où vas-tu, malheureux ? tu cours à ta perte. Mais si tu demeures, Créon apprendra le fait par un autre, et comment alors échapperas-tu au châtiment ? » C’est en roulant de telles pensées dans mon esprit, que j’ai été lent à faire la route[488], et voilà comment un court chemin est devenu long. Enfin, pourtant, la résolution de venir vers toi l’a emporté, et quoique la chose que j’ai à dire soit de peu d’importance, cependant je parlerai ; car je viens guidé par l’espoir qu’il ne m’arrivera rien qui ne soit réglé par la destinée.

CRÉON.

Qu’y a-t-il donc qui t’inspire un tel découragement ?

LE GARDE.

Je veux te dire d’abord ce qui m’est personnel ; je n’ai ni fait la chose, ni vu quel était celui qui l’a faite ; et il ne serait pas juste qu’il m’en arrivât malheur[489].

CRÉON.

Vraiment tu prends bien des peines, et tu enveloppes l’affaire de grandes précautions ; il faut que tu aies quelque étrange nouvelle à m’annoncer.

LE GARDE.

C’est qu’en effet les mauvaises nouvelles inspirent beaucoup de crainte[490].

CRÉON.

Ne parleras-tu pas enfin , pour t’en aller ensuite, une fois acquitté de ce devoir ?

LE GARDE.

Eh bien ! je vais parler : quelqu’un tout à l’heure a enseveli le mort, et a disparu, après avoir répandu sur le

corps de la poussière sèche, et accompli les pieuses cérémonies.
CRÉON.

Que dis-tu ? quel est l’homme qui a eu cette audace ?

LE GARDE.

Je ne sais ; en effet, le sol n’était ni entamé par la bêche[491], ni creusé par la pioche ; la terre ferme et âpre n’était ni fendue[492], ni sillonnée par les roues d’un char, nul indice ne pouvait déceler l’auteur. Dès que le premier garde de jour nous eut révélé le fait, ce fut pour tous une triste surprise ; car le corps, sans être inhumé, n’était plus apparent ; une légère couche, de poussière jetée à la hâte, comme pour éviter le sacrilège[493], le couvrait. Nulle trace de bête farouche , ni de chien, venu pour le déchirer , n’y apparaissait. Alors éclatèrent les injures réciproques, les gardes s’accusaient mutuellement, et déjà on allait en venir aux coups, et personne n’était là pour calmer la querelle ; chacun semblait être le coupable, mais nul ne pouvait être convaincu de complicité, les preuves manquant. Nous étions tous prêts à manier le fer brûlant[494], à traverser le feu, à attester les dieux par serment que nous n’étions ni coupables, ni complices de celui qui avait conçu le crime , ou qui l’avait exécuté. Enfin, nos recherches n’aboutissant à rien, l’un de nous ouvrit un avis, qui nous fit tous baisser les yeux de crainte. Car nous ne pouvions ni contredire, ni indiquer rien à faire, qui pût nous tirer d’embarras. Il fallait, disait-il, te faire un fidèle récit, et ne rien cacher. Cet avis prévalut, et c’est moi, infortuné ! que le sort condamna à cette triste commission. C’est à regret que je parais devant vous, à qui ma présence déplaît, je le sais ; car personne n’aime à être porteur de mauvaises nouvelles[495].

LE CHOEUR.

O roi, ce fait ne serait-il pas l’ouvrage des dieux ? Voilà ce que mon esprit se demande depuis longtemps.

CRÉON.

Cesse de pareils propos, si tu ne veux mettre le comble à ma colère, et te montrer aussi insensé que tu es vieux ; car tu dis une chose insoutenable, en prétendant que les dieux prennent soin de ce cadavre. Honorent-ils donc comme un bienfaiteur, et eussent-ils enseveli celui qui venait embraser leurs temples entourés de colonnes et leurs offrandes, détruire leur pays et leur culte ? Ou bien vois-tu les dieux protéger les méchants ? Non certes. Mais depuis longtemps des habitants de la ville, mécontents de mes ordres, murmuraient contre moi, secouant la tête en cachette, et ils portaient mon joug de trop mauvaise grâce pour chercher à me complaire. C’est par eux, je le sais parfaitement, que les gardes ont été séduits, à prix d’argent, pour commettre cette infraction aux lois. En effet, il n’est pas pour les mortels d’usage plus funeste que l’usage de l’argent ; c’est lui qui ruine les cités, qui chasse les maris de leurs maisons ; c’est lui qui pervertit les cœurs honnêtes, et leur enseigne le goût des choses honteuses ; il a introduit dans les actions des hommes la fraude et le mépris des lois divines ; il leur enseigne la ruse et l’impiété. Mais ceux que l’appât du gain a entraînés à cette mauvaise action y ont gagné d’en recevoir le châtiment, qui un jour les atteindra. Si donc Jupiter est encore l’objet de ma vénération, sache-le bien, et je te le dis avec serment, si vous ne découvrez l’auteur de cette sépulture interdite, et si vous ne l’amenez devant mes yeux, la mort seule ne suffira pas pour votre châtiment, vous serez d’abord pendus tout vifs, si vous ne révélez le coupable, afin de vous apprendre quels sont les gains légitimes, et que désormais, dans vos rapines, vous sachiez qu’il ne faut pas vouloir gagner de toutes les manières. Vous reconnaîtrez alors que les profits déshonnêtes engendrent plus de malheurs que de prospérités.

LE GARDE.

Me permettras-tu de dire un mot ? ou dois-je m’en retourner ainsi[496] ?

CRÉON.

Ne sais-tu pas encore à quel point tes discours me fatiguent ?

LE GARDE.

Sont-ce les oreilles ou le cœur qu’ils blessent ?

CRÉON.

Pourquoi subtiliser[497] ainsi sur l’endroit où tu me blesses ?

LE GARDE.

Le coupable tourmente ton cœur, et moi ton oreille.

CRÉON.

Ah ! tu es vraiment la loquacité[498] même.

LE GARDE.

Au moins ce n’est pas moi qui suis l’auteur du crime.

CRÉON.

Et c’est pour de l’argent que tu as livré ta vie.

LE GARDE.

Ah ! il est vraiment fâcheux, quand on soupçonne, de

soupçonner à faux.
CRÉON.

Fais maintenant de l’esprit sur les soupçons ; mais si vous ne me révélez les coupables, vous pourrez bien dire : Les gains honteux portent malheur[499].

LE GARDE.

Je souhaite de grand cœur qu’on les trouve, mais qu’ils soient découverts ou non, et c’est la fortune qui en décidera, je proteste que tu ne me reverras plus ici. A présent, en effet, sauvé contre toute espérance, je dois aux dieux bien des actions de grâces.


LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Entre toutes les merveilles, il n’est rien de plus merveilleux que l’homme. Il traverse la mer blanchissante sous le souffle orageux du Notos, et affronte les vagues retentissantes ; et la plus grande des divinités, la Terre éternelle, il sillonne son sein inépuisable, retourné chaque année par le soc de la charrue, que traînent des chevaux vigoureux[500].

[Antistrophe 1.) Par son génie inventif, l’homme attire dans ses pièges l’oiseau à l’esprit léger et la bête farouche, et enveloppe dans ses filets et les peuplades des animaux sauvages, et les habitants des eaux ; il dompte, par d’habiles ruses, les bêtes errantes dans les champs ou sur les montagnes, et il soumet au joug[501] le coursier à l’épaisse crinière et le taureau indompté.

(Strophe 2.) Il s’est approprié la parole et la pensée rapide comme le vent, et s’est formé des mœurs sociables ; il a appris à se garantir sous un toit contre les traits glacés des frimas et contre les torrents de pluie ; son génie, fertile en ressources, se précautionne même contre l’avenir ; contre les plus cruelles maladies il a trouvé des remèdes ; contre la mort seule il n’a pas d’asile.

[Antistrophe 2.) Possédant plus qu’il n’osait l’espérer la science et la pratique des arts, il se porte parfois vers le bien, parfois vers le mal ; lorsqu’il associe à ses inventions les lois du pays et la justice divine, vengeresse du parjure, il fait la gloire des cités ; mais il devient indigne d’une patrie, s’il étouffe en lui la vertu par une coupable audace. Puisse-il ne jamais s’asseoir à mon foyer et n’avoir avec moi aucune pensée commune, celui qui agit ainsi[502] !

Ce prodige divin confond mon esprit ; bien sûr de ce que je vois, comment contester que cette jeune fille soit Antigone ? O malheureuse enfant du malheureux Œdipe, qu’arrive-t-il ? Ce n’est assurément pas pour avoir désobéi aux ordres du roi qu’on t’amène ici, ni pour avoir été surprise dans un acte insensé[503] ?


LE GARDE.

C’est elle qui a commis le crime ; nous l’avons surprise ensevelissant Polynice. Mais où est Créon ?

LE CHŒUR.

Le voici fort à propos qui revient du palais.


CRÉON.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? quel événement rend ma présence nécessaire ?

LE GARDE.

O roi, les mortels ne peuvent jurer de rien ; en effet, la pensée qui survient dément nos pensées premières. Bouleversé tout à l’heure par tes menaces, j’aurais affirmé que je ne me presserais pas de revenir ici. Mais, comme une joie inespérée est sans proportion avec toute autre joie, me voici, malgré mes serments de ne plus revenir, et j’amène cette jeune fille, que l’on a trouvée à préparer la sépulture. Dans cette occasion, l’on a pas tiré au sort ; c’est à moi qu’appartient la trouvaille[504], et nul autre n’y a droit. Et maintenant, ô roi, reçois toi-même cette jeune fille de mes mains ; interroge-la à ton gré, pour la convaincre. Mais moi, il est juste que je me retire, libre désormais de tout embarras.

CRÉON.

Toi qui l’amène, où et comment l’as-tu surprise ?

LE GARDE.

Elle ensevelissait le cadavre ; te voilà instruit de tout.

CRÉON.

Comprends-tu et dis-tu bien ce que tu veux dire ?

LE GARDE.

Oui, je l’ai vue inhumer le cadavre que tu avais défendu d’ensevelir : ce langage est-il clair et intelligible ?

CRÉON.

Comment a-t-elle été vue et prise en faute ?

LE GARDE.

Voici comment la chose s’est passée. À peine arrivés, préoccupés de tes terribles menaces, nous avons balayé toute la poussière qui couvrait le cadavre déjà putréfié, et nous l’avons mis complètement à nu ; puis nous nous assîmes, abrités du vent par des collines élevées, pour éviter d’être atteints par son odeur fétide ; chacun de nous excitant par de vifs reproches l’attention de celui dont la surveillance se relâchait. Cela dura jusqu’au moment où le disque brillant du soleil s’arrêta au milieu du ciel, et fit sentir toute son ardeur. Et alors tout à coup un tourbillon, soulevant de la terre un ouragan, fléau des airs, enveloppe la plaine et ravage tous les feuillages des arbres et des plantes ; le vaste éther était rempli de leurs débris, et nous, les yeux fermés, nous supportions le fléau envoyé par les dieux[505]. Lorsque enfin l’ouragan fut dissipé, on voit la jeune fille, poussant des cris aigus, comme un oiseau désolé qui retrouve son nid désert et vide de ses petits ; ainsi, à la vue du cadavre nu, elle aussi laisse éclater ses sanglots, et lance de terribles imprécations contre les auteurs de l’attentat. Aussitôt ses mains le recouvrent de poussière, et, avec un vase d’airain artistement travaille, elle fait de triples libations[506] sur le mort. À cette vue, nous courons à l’instant et la saisissons, sans qu’elle montre aucun trouble. Nous l’interrogeons sur ce qui a précédé, et sur ce que nous avons vu ; elle ne nia rien, et moi, je ressentis tout ensemble de la peine et de la joie ; car il est bien doux d’échapper au châtiment, mais il est pénible d’y livrer ce qui nous est cher. Cependant il est naturel qu’à toutes ces raisons je préfère mon propre salut.

CRÉON.

Toi, oui, toi qui tiens les yeux baissés vers la terre, avoues-tu, ou nies-tu avoir fait ce dont il t’accuse ?

ANTIGONE.

Oui, j’avoue l’avoir fait, et ne prétends pas le nier.

CRÉON, au garde.

Toi, tu peux te retirer à ta volonté, tu es libre de l’accusation qui pesait sur toi. — Pour toi, réponds brièvement et en peu de mots ; connaissais-tu la défense que j’ai fait proclamer ?

ANTIGONE.

Je la connaissais ; pouvais-je ne pas la connaître ? elle

était assez publique.
CRÉON.

Et pourtant tu as osé enfreindre ces lois ?

ANTIGONE.

Ce n’est, en effet, ni Jupiter qui me les a révélées, ni la Justice qui habite avec les divinités infernales[507], les auteurs de ces lois qui règnent sur les hommes ; et je ne pensais pas que les décrets d’un mortel comme toi eussent assez de force pour prévaloir sur les lois non écrites[508], œuvre immuable des dieux. Celles-ci ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier ; toujours vivantes, nul ne sait leur origine. Devais-je, les oubliant, par crainte des menaces d’un homme, encourir la vengeance des dieux ? Je savais qu’il me faudrait mourir ; eh ! ne le devais-je pas, même sans ton décret ? Si j’avance l’instant de ma mort, j’y trouve un précieux avantage. Pour quiconque a vécu comme moi dans le malheur, comment ne serait-elle pas un bienfait[509] ? Pour moi donc, ce trépas n’a rien de douloureux ; mais si j’avais laissé sans sépulture le fils de ma mère, c’est alors que je serais malheureuse ; quant à mon sort présent, il ne m’attriste en rien. Pour toi, si ma conduite te paraît insensée, je pourrais dire que c’est un fou qui m’accuse de démence.

LE CHŒUR.

L’esprit inflexible du père se reconnaît dans le caractère inflexible de la fille ; elle ne sait point céder à l’infortune.

CRÉON.

Mais, sache-le bien, ces esprits inflexibles s’abattent le plus souvent ; et l’on voit souvent le fer le plus dur, endurci encore à l’action du feu, s’user et se briser. Un léger frein réprime la fougue des plus fiers coursiers. Les sentiments d’orgueil ne conviennent pas à qui est esclave des autres. Elle savait qu’elle m’outrageait en violant les lois proclamées ; mais, après avoir commis le crime, elle ajoute pour second outrage d’en tirer vanité, et d’en rire. Certes, je ne serais plus homme[510], si cette victoire sur mes ordres demeurait impunie. Mais qu’elle soit fille de ma sœur, ou qu’elle soit encore plus rapprochée de moi que par tous les liens du sang[511], elle et sa sœur n’échapperont point à la mort la plus honteuse ; car j’accuse l’autre autant que celle-ci d’être l’auteur de cette sépulture. Appelez-la ; tout à l’heure je l’ai vue errer dans le palais, égarée, hors d’elle-même, en proie à une démence furieuse, et l’agitation de l’âme trahit d’ordinaire ceux qui machinent dans l’ombre des projets criminels. Mais je déteste le coupable qui essaie de parer sous de belles paroles un crime manifeste[512].

ANTIGONE.

Je suis ta captive, veux-tu de moi plus que la vie ?

CRÉON.

Rien de plus ; cela me suffit.

ANTIGONE.

Que tardes-tu donc ? tout comme dans tes discours rien ne me plaît, et ne me plaira jamais, je l’espère , ainsi les miens te sont également désagréables. Cependant quelle gloire plus belle pouvais-je acquérir, que de donner la sépulture à mon frère ? Chacun ici applaudirait à mes paroles, si la crainte ne leur fermait pas la bouche. Mais entre autres heureux privilèges, la tyrannie a encore

celui de pouvoir faire et dire ce qui lui plaît.
CRÉON.

De tous les Thébains ici présents, tu es la seule à voir de telles choses.

ANTIGONE.

Ils les voient bien aussi, mais leur bouche te flatte[513] !

CRÉON.

Et toi, ne rougis-tu pas de penser autrement qu’eux ?

ANTIGONE.

C’est qu’il n’y a rien de honteux à honorer ceux qui sont nés du même sein que nous.

CRÉON.

N’était-il pas du même sang que toi, celui qui mourut dans le camp opposé[514] ?

ANTIGONE.

Oui, du même sang, puis qu’il est né du même père et de la même mère.

CRÉON.

Pourquoi donc rendre à Polynice un honneur impie pour son frère, son ennemi ?

ANTIGONE.

Il me rendra un autre témoignage, ce mort que je regrette aussi.

CRÉON.

Non vraiment, si tu rends des hommages égaux à l’impie.

ANTIGONE.

Il est mort, non pas son esclave, mais son frère.

CRÉON.

Mais l’un ravageait sa patrie, l’autre combattait pour elle.

ANTIGONE.

Pluton impose des lois égales pour tous.

CRÉON.

Mais l’homme de bien et le méchant ne doivent pas

obtenir un égal traitement.
ANTIGONE.

Qui sait si aux enfers de telles maximes sont irréprochables ?

CRÉON.

Certes, jamais un ennemi, même après sa mort, ne devient ami.

ANTIGONE.

La nature m’a faite pour partager l’amour et non la haine.

CRÉON.

Si tu veux aimer, va donc les aimer chez les morts ; mais, de mon vivant, jamais femme ne régnera.




LE CHOEUR.

Mais voici aux portes du palais Ismène, versant des larmes, que fait couler sa tendresse fraternelle ; un nuage sur son front ternit la fraîcheur de son beau visage mouillé de pleurs.

CRÉON.

Te voilà donc, toi qui te glissant furtivement dans mon palais, comme une vipère, suçais mon sang ; je nourrissais à mon insu deux fléaux, pour la ruine de mon trône. Eh bien ! dis-moi, avoues-tu aussi avoir pris part à cette sépulture, ou bien protestes-tu de ton ignorance ?

ISMÈNE.

J’ai fait ce dont tu m’accuses, si elle me permet de le dire, je partage la faute, et j’en prends ma part.

ANTIGONE.

Mais la justice ne le souffrira pas ; car lu t’y es refusée, et je ne t’ai point associée à mon projet.

ISMÈNE.

Mais dans ton malheur, je ne rougis point de partager tes dangers.

ANTIGONE.

Pluton et les habitants des enfers savent à qui est la faute ; pour moi, je ne reconnais point pour amie celle qui n’aime qu’en paroles.

ISMÈNE.

O ma sœur, ne me prive pas de l’honneur de mourir avec toi, et d’honorer l’ombre d’un frère.

ANTIGONE.

Ne partage pas ma mort, et ne revendique point un acte dont tu n’es pas complice ; ce sera assez que je meure.

ISMÈNE.

Privée de toi, comment la vie pourrait-elle me plaire ?

ANTIGONE.

Demande à Créon ; tu prends tant d’intérêt à lui !

ISMÈNE.

Pourquoi m’affliges-tu sans utilité pour toi ?

ANTIGONE.

Ce n’est pas sans douleur que je me ris de toi.

ISMÈNE.

En quoi donc, maintenant au moins, pourrais-je te servir ?

ANTIGONE.

Sauve tes jours ; je te verrai sans jalousie échapper à la mort.

ISMÈNE.

Ah ! malheureuse que je suis ! tu me refuses même de partager ta mort ?

ANTIGONE.

Nous avons choisi, toi de vivre, moi de mourir.

ISMÈNE.

Mais non sans que je t’en aie dissuadée.

ANTIGONE.

Tes avis étaient bons ; mais j’ai cru le mien plus sage.

ISMÈNE.
Pourtant la faute nous est commune[515].
ANTIGONE.

Prends courage ; c’est à toi de vivre ; pour moi, depuis longtemps, mon âme est morte, et je ne puis plus être utile qu’aux morts.

CRÉON.

De ces deux filles, je l’affirme, l’une a perdu la raison depuis peu, l’autre depuis qu’elle est née.

ISMÈNE.

O roi, c’est que la raison, même la plus saine, ne reste point aux malheureux, mais elle les abandonne.

CRÉON.

Toi, par exemple, quand tu as choisi le mal, en compagnie des méchants.

ISMÈNE.

Oui, car seule, et sans elle, comment pourrais-je vivre ?

CRÉON.

Elle ! ne la nomme point ; car elle n’existe plus.

ISMÈNE.

Mais feras-tu périr la fiancée de ton propre fils ?

CRÉON.

Il trouvera d’autres femmes pour continuer notre famille[516].

ISMÈNE.

Ce n’était pas là du moins, l’accord réglé entre elle et lui.

CRÉON.

Moi, je hais pour mes fils de méchantes épouses.

ISMÈNE.

O cher Hémon, avec quel mépris te traite ton père !

CRÉON.
Tu me fatigues par trop, toi et ton hyménée.
ISMÈNE.

Priveras-tu donc ton fils de celle qu’il aime ?

CRÉON.

C’est à Pluton qu’il est réservé de rompre ce mariage.

ISMÈNE.

Je le vois, ta résolution est bien prise de la faire périr.

CRÉON.

Comme tu le vois, elle est prise. C’est trop de retard, qu’on les emmène, que dès ce moment elles soient traitées en femmes, et privées de liberté[517]. Car les braves mêmes fuient, quand ils voient de près Pluton menacer leur vie.

LE CHOEUR.

(Strophe 1.) Heureux ceux dont la vie n’a pas senti le malheur ! En effet, ceux dont la colère des dieux ébranle la famille, le sort ne leur épargne aucun malheur et les poursuit dans leur postérité la plus reculée : telle la vague, gonflée par le souffle violent des vents de Thrace, parcourt les ténébreuses profondeurs de la mer, soulève jusqu’au fond de l’abîme le noir limon qu’elle livre aux vents , et les rivages battus des flots répondent par un long mugissement.

(Antistrophe 1.) Je vois les antiques malheurs de la maison des Labdacides s’ajouter aux malheurs des deux princes que la mort a ravis ; une génération frappée n’affranchit pas celle qui la suit, mais un dieu la précipite et ne lui laisse aucun repos. Naguère le jour brillait encore sur le dernier rejeton de la famille d’Œdipe ; cependant le voilà moissonné par la faux[518] sanglante des dieux infernaux, par l’égarement de la raison et par la fureur.

(Strophe 2.) O Jupiter ! quel mortel, dans son orgueil, pourrait mettre des bornes à ta puissance, dont jamais ne triomphe ni le sommeil[519], qui vieillit tout, ni le cours infatigable des ans ? À jamais exempt de vieillesse, tu règnes éternellement au milieu des feux éclatants de l’Olympe. Dans le présent, comme dans le passé et dans l’avenir, voici une maxime salutaire : La foule des mortels ne chemine pas dans la vie sans infortune[520].

(Antistrophe 2.) En effet, la volage espérance est souvent un appui pour les hommes, et souvent aussi elle est une illusion de frivoles désirs, qui, fallacieuse, se glisse à notre insu, avant que le pied n’ait senti la flamme brûlante. Une parole célèbre de je ne sais quel sage nous dit que le mal prend quelquefois les apparences du bien, aux yeux de celui qu’un dieu pousse à sa perte, et il passe peu d’instants exempts de malheur.

Mais voici Hémon, le plus jeune de tes enfants ; vient-il, attristé du sort d’Antigone, sa fiancée, déplorer la perte de son hymen ?

CRÉON.

Nous le saurons bientôt avec plus de certitude que les devins. — Mon fils, instruit de l’arrêt irrévocable rendu contre ta fiancée, viens-tu déployer ta fureur contre ton père, viens-tu lui reprocher le décret rendu contre ton épouse ; ou, quoi que j’aie pu faire, te suis-je toujours cher ?

HÉMON.

Mon père, je suis à toi ; tu me guides par de sages conseils, que je ne refuserai jamais de suivre. Il n’est point d’hymen que je puisse justement préférer à tes bonnes directions.

CRÉON.

Tels doivent être tes sentiments, mon fils ; tout doit céder à la volonté paternelle. En effet, on ne désire avoir et élever dans sa maison des enfants soumis, que pour qu’ils rendent à l’ennemi de leur père mal pour mal, et qu’ils honorent également ses amis. Celui qui engendre des enfants inutiles, que dire de lui, sinon qu’il se prépare des peines à lui-même et de la joie à ses ennemis ? Garde-toi donc, mon fils, de sacrifier ta raison à une femme, et à l’attrait du plaisir ; sache que ce sont de froids embrassements que ceux d’une femme méchante, qui partage notre couche et notre maison. En effet, quelle plaie plus cruelle qu’un perfide ami ? Dédaigne-la donc comme elle le mérite[521], et laisse-la chercher un époux aux enfers. Puisque, seule entre les Thébains, je l’ai surprise à se révolter ouvertement contre mes ordres, je ne me démentirai point aux yeux des citoyens, elle mourra. Qu’elle implore donc Jupiter protecteur des liens du sang : si je nourris l’esprit de révolte dans mes proches, que devrai-je attendre des étrangers ? Quiconque régit bien sa famille saura aussi gouverner avec justice un État. Mais celui qui transgresse et viole les lois, ou qui veut donner des ordres à ceux qui commandent, celui-là ne saurait obtenir mes éloges. Il faut obéir à celui que l’État a choisi pour maître, en toutes choses, petites ou grandes, justes ou injustes[522]. Un tel homme, j’en ai la confiance, saura également bien commander et bien obéir ; et dans les périls de la guerre, il restera à son poste, et défendra vaillamment ses alliés. L’anarchie est le plus grand des maux ; elle ruine les cités, bouleverse les familles, jette les années dans le désordre et la fuite ; ceux, au contraire, qui restent fermes à leur poste, l’obéissance fait leur salut. C’est ainsi qu’on doit venir en aide aux lois établies, et ne jamais céder à une femme[523]. Car il vaut mieux, s’il le faut, succomber devant un homme, et l’on ne nous reprochera pas d’être plus faibles qu’une femme.

LE CHŒUR.

Il nous paraît, si notre jugement n’est point affaibli par l’âge, que tes paroles sont dictées par la sagesse.

HÉMON.

Mon père, les dieux donnent aux hommes la raison, le plus précieux de tous les biens. Pour moi, prétendre que tes paroles ne sont pas raisonnables, c’est ce que je n’oserais ni ne saurais jamais dire : cependant un autre aussi peut parler avec sagesse. C’est un devoir naturel pour moi d’être attentif aux actions, aux paroles, aux reproches qui te touchent. Ton regard intimide un simple citoyen, et l’empêche de tenir devant toi des propos qui te déplairaient à entendre ; mais moi, je puis recueillir leurs entretiens secrets[524] ; ils pleurent le sort de cette jeune fille injustement condamnée, entre toutes, au plus cruel supplice, pour l’action la plus belle. « Quoi ! elle n’a point souffert que son frère, tué dans les combats, restât sans sépulture, en proie aux oiseaux et aux chiens dévorants ! Ne méritait-elle pas les plus glorieuses récompenses[525] ? » Tels sont les discours secrets qui viennent jusqu’à nous. Pour moi, mon père, il n’est pas de bien plus précieux que ta prospérité. Y a-t-il en effet un honneur plus désirable pour un fils que la gloire d’un père, et pour un père que celle de ses enfants ? Mais ne te persuade pas obstinément que tes avis, à l’exclusion de tout autre, soient les seuls bons et justes. Tel qui croit être seul sage, ou penser et parler mieux que personne, parait souvent dénué de sens à ceux qui l’examinent de près. Mais un homme, un sage même, n’a point à rougir d’apprendre chaque jour, et de ne pas être opiniâtre. Tu vois, auprès des ruisseaux grossis par l’orage, combien d’arbres cèdent au torrent, pour conserver leurs branches ; ceux qui résistent périssent déracinés[526]. De même, le pilote qui tient toujours sa voile tendue, sans rien céder à l’orage, voit bientôt sa barque renversée, et vogue dès lors sur des débris. Modère donc ta colère, et laisse accès à un changement de résolution. Car si, malgré ma jeunesse, j’ai quelque jugement, je dis que ce qu’il y a de mieux pour un homme, c’est d’avoir toute espèce de savoir en partage ; sinon, car d’ordinaire il n’en est pas ainsi, il est encore beau de s’instruire auprès de ceux qui savent.

LE CHOEUR.

O roi, il est juste de l’écouter, s’il ouvre un bon avis, et toi, mon fils, écoute ceux de ton père : car des deux

côtés vous avez sagement parlé.
CRÉON.

Quoi ! à notre âge, nous prendrons des leçons de sagesse d’un si jeune homme !

HÉMON.

N’en prends que de la justice ; mais si je suis jeune, c’est moins mon âge que mes actes qu’il faut considérer.

CRÉON.

C’est un bel acte, en effet, d’honorer ceux qui violent les lois !

HÉMON.

Non, je ne conseillerais pas d’honorer les méchants.

CRÉON.

Mais celle-là n’est-elle pas atteinte de ce mauvais esprit ?

HÉMON.

Tout le peuple de Thèbes le nie.

CRÉON.

Ainsi Thèbes me dictera les ordres que je dois donner.

HÉMON.

Vois-tu combien tu viens de parler en jeune homme ?

CRÉON.

Apparemment c’est un autre que moi qui doit régner sur ce pays ?

HÉMON.

En effet, ce n’est plus une cité, celle qui dépend d’un seul homme[527].

CRÉON.

La cité n’appartient-elle pas à celui qui gouverne ?

HÉMON.

Il serait beau de régner seul sur une terre déserte !

CRÉON.

À ce que je vois, il prend le parti de cette femme ?

HÉMON.

Tu es donc femme ? car c’est dans ton intérêt que je

parle.
CRÉON.

O le plus méchant des fils, qui disputes contre ton père !

HÉMON.

Je vois que tu te rends coupable d’une injustice.

CRÉON.

C’est donc me rendre coupable, que de faire respecter mon autorité ?

HÉMON.

Tu ne la fais pas respecter, en foulant aux pieds la majesté des dieux.

CRÉON.

O cœur pervers, subjugué par une femme !

HÉMON.

Tu ne me verras pas du moins céder à une action honteuse.

CRÉON.

Ainsi toutes tes paroles sont dans l’intérêt de cette femme !

HÉMON.

Et dans le tien, dans le mien, et aussi des dieux infernaux.

CRÉON.

Non, jamais tu ne l’épouseras vivante.

HÉMON.

Elle mourra donc, mais elle ne mourra pas seule.

CRÉON.

Ton audace va-t-elle jusqu’à me menacer ?

HÉMON.

Quelle menace y a-t-il à réfuter des paroles vaines ?

CRÉON.

Tu te repentiras de me donner des leçons, vide de sens comme tu l’es toi-même.

HÉMON.
Si tu n’étais mon père, je dirais que tu n’as pas ta raison.
CRÉON.

Esclave d’une femme, ne m’importune pas de ta loquacité[528].

HÉMON.

Tu veux donc parler seul, et ne veux rien entendre ?

CRÉON.

Vraiment ! mais par l’Olympe, sache que tu ne m’auras pas impunément outragé. Qu’on amène cet objet de ma haine[529], pour qu’à l’instant elle expire, en présence et sous les yeux de son fiancé.

HÉMON.

Non, certes, garde-toi de le croire, non, elle ne mourra pas en ma présence ; et toi, jamais tes yeux ne me reverront ; et tu pourras avec tes amis complaisants te livrer à toutes tes fureurs.




LE CHOEUR.

O roi, il s’est retiré, emporté par la colère. À son âge, un tel désespoir est à craindre.

CRÉON.

Qu’il parte, qu’il conçoive et exécute des projets plus qu’humains ; quant aux deux jeunes filles, il ne les arrachera pas à la mort.

LE CHOEUR.

Penses-tu donc à les faire périr toutes deux ?

CRÉON.

Non pas celle qui n’a point touché le cadavre, car ton observation est juste.

LE CHOEUR.

Et par quel supplice songes-tu à faire périr l’autre ?

CRÉON.

Je la mènerai en un désert, dont nul mortel n’approche ; je la cacherai vivante dans une caverne creusée dans le roc, elle recevra, comme expiation seulement, tout juste autant de nourriture qu’il en faut pour écarter de la ville toute souillure[530]. Et là, elle pourra peut-être, en invoquant Pluton, le seul dieu qu’elle révère, obtenir de lui qu’il la dérobe à la mort ; ou alors elle sentira, un peu tard peut-être, combien il est superflu d’honorer les dieux infernaux.

(Créon quitte la scène.)


LE CHOEUR.

(Strophe 1.) Amour ! invincible amour ! qui subjugues les puissants de la terre, et reposes sur les joues délicates de la jeune fille[531] ; qui traverses les mers et visites la cabane des bergers, nul parmi les dieux immortels, ni parmi les hommes éphémères, n’échappe à tes traits ; celui que tu possèdes est en proie au délire.

(Antistrophe 1.) Tu pervertis même les cœurs des justes, pour les entraîner à leur perte ; c’est toi qui entre le père et le fils as semé le trouble et la discorde. Puisé dans les regards d’une épouse charmante, le désir triomphe hautement, et prend place parmi les lois suprêmes qui gouvernent le monde[532]. En effet, l’invincible déesse Vénus se joue de nous.

Et maintenant, moi-même, à ce spectacle, je viole le respect dû aux lois, et je ne puis plus retenir la source de mes larmes, quand je vois Antigone s’avancer vers

la couche où tous trouvent l’éternel sommeil !
ANTIGONE.

(Strophe 2.) Citoyens de Thèbes, ma patrie, vous me voyez faire mon dernier voyage, et regarder pour la dernière fois la brillante lumière du soleil, désormais refusée à mes yeux : Pluton, qui endort tout ce qui respire, m’entraîne vivante aux bords de l’Achéron[533], sans que j’aie connu l’hymen, dont le chant nuptial ne s’est pas fait entendre pour moi ; mais l’Achéron sera mon époux.

LE CHOEUR.

Aussi, marches-tu glorieuse et admirée vers cette sombre retraite des morts, sans avoir été atteinte par les maladies dévorantes, ni livrée par le sort comme prix du glaive victorieux ; c’est libre et vivante, que, seule entre tous les mortels, tu descendras aux enfers.

ANTIGONE.

(Antistrophe 2.) Oui, j’ai entendu raconter que l’étrangère de Phrygie[534], fille de Tantale, périt de la mort la plus affreuse, sur le mont Sipyle[535], étouffée par la végétation même du rocher, comme l’arbre sous les étroits replis du lierre ; et si j’en crois les récits des hommes, quoiqu’elle semble se dissoudre, jamais ni les pluies, ni la neige ne l’abandonnent, et les pleurs qui coulent sans cesse de ses yeux arrosent son cou[536] ; ainsi qu’elle, le sort va m’endormir sous une enveloppe de pierre.

LE CHOEUR.

Mais elle était déesse et fille des dieux ; et nous, nous sommes mortels et fils des hommes : cependant il est glorieux, en mourant, d’entendre dire que l’on partage la destinée réservée aux dieux.

ANTIGONE.

(Strophe 3.) Hélas ! on se rit de moi. Au nom des dieux de ma patrie, pourquoi m’outrager avant ma mort, et tandis que je respire encore ? O ville ! ô citoyens fortunés de cette cité ! sources de Dircé, bois sacrés de Thèbes, glorieuse par ses chars[537], vous tous, je vous prends tous à témoin que pas un ami ne me donne des larmes, et que les lois, et quelles lois ! m’entraînent vers un rocher, dont on fait un tombeau de forme inouïe, qu’une loi cruelle me contraint de marcher vers une caverne qui doit être mon tombeau ? Hélas ! infortunée ! qui n’habiterai ni avec les humains ni avec les mânes, ni au nombre des morts ni parmi les vivants !

LE CHOEUR.

Tu as porté ton audace jusqu’à son comble, et, tu as violemment heurté le trône de la Justice, ô ma fille !

Sans doute tu expies quelque crime de ton père.
ANTIGONE.

{Antistrophe 3.) Ah ! tu as touché ma plus cuisante blessure, les infortunes accumulées de mon père, et de toute notre race fatale des glorieux Labdacides. O crime du lit maternel ! O incestueux embrassements de ma triste mère avec mon père, qu’elle-même avait enfanté, à qui je dois la vie, et vers lesquels je vais, infortunée, chargée d’imprécations, privée d’hymen, pour partager leur demeure ! O mon frère, c’est ton funeste hymen[538], c’est ta mort qui m’arrache la vie.

LE CHOEUR.

La piété envers les morts est respectable ; mais l’autorité, pour celui qui la garde est tout à fait inviolable : toi, c’est ton caractère volontaire, indépendant, qui t’a perdue.

ANTIGONE.

(Épode.) Sans consolations, sans amis, sans époux, je suis entraînée sur cette route qui m’attend. Malheureuse, il ne me sera plus permis de voir la sainte clarté du soleil[539], et nul ami ne donne à mon sort ni larmes ni regrets.

CRÉON.

Savez-vous bien que s’il fallait tant de lamentations et de gémissements avant de mourir, personne n’en finirait ? Que tardez-vous à l'emmener ? Renfermez-la, et abandonnez-la seule et solitaire, dans ce tombeau obscur, comme je l’ai prescrit, soit qu’elle désire y mourir, ou être ensevelie vivante dans une telle demeure : ainsi nous serons purs de la mort de cette jeune fille, et elle restera privée du commerce des vivants.

ANTIGONE.

O tombeau ! ô chambre nuptiale ! ô demeure creusée dans le roc, ma prison éternelle, où je vais retrouver aux enfers mes proches, dont Proserpine a déjà reçu le plus grand nombre parmi les morts ; je descends la dernière et la plus misérable[540], avant que le terme marqué à ma vie par le destin soit achevé. Là, du moins, je nourris, dans mon cœur l’espérance d’être reçue en amie par un père, par toi, ma mère, par toi, frère chéri[541] : car j’ai lavé de mes propres mains vos corps inanimés, je les ai parés, et j’ai versé sur votre tombe les libations funèbres ; et maintenant, cher Polynice, c’est pour avoir enseveli ton corps que je reçois cette triste récompense. Cependant je t’ai justement honoré, au jugement des sages. Jamais pour des enfants, si j’eusse été mère, jamais pour un époux, si j’avais eu à pleurer sa mort, je n’aurais tenté une pareille tâche malgré les défenses publiques. Quel est donc le motif qui m’inspire ce langage ? Après la perte d’un époux, j’en pourrais trouver un autre ; et si je perdais un fils, j’en puis avoir d’un autre époux ; mais quand ma mère et mon père sont descendus chez Pluton, la perte d’un frère n’est plus réparable[542]. C’est pour avoir rempli envers toi ce devoir sacré, que Créon m’a jugée coupable, et qu’il m’accuse d’attentat, ô frère chéri ! Et maintenant il m’a saisie, ses mains m’entraînent, vierge encore, avant que j’aie connu les joies de l’hymen et les plaisirs de la maternité. Mais ainsi abandonnée de mes amis, malheureuse, je descends vivante au sombre séjour des morts. Quelle loi divine ai-je donc violée ? À quoi bon tourner encore vers les dieux mes regards suppliants ? Quel défenseur appeler, puisque ma piété même m’attire les peines réservées aux impies ? Eh bien ! si le sort qu’on me fait est approuvé des dieux, je reconnais que je souffre par ma faute ; mais si le tort est à mes persécuteurs, je ne leur souhaite pas plus de maux que ne m’en cause leur injustice !

LE CHOEUR.

Les mêmes orages des mêmes passions agitent encore son âme[543].

CRÉON.

Aussi, ferai-je repentir de ces lenteurs ceux qui tardent à l’emmener.

ANTIGONE.

Hélas ! cette parole m’annonce ma mort prochaine.

CRÉON.

Ne te flatte pas que rien puisse arrêter l’accomplissement de mes ordres.

ANTIGONE.

O ville de Thèbes, ma patrie ! dieux de ma famille[544] ! c’en est donc fait, on m’entraîne. Chefs thébains, voyez la seule[545] fille qui reste de vos rois, voyez à quel supplice et par quels juges je suis condamnée, pour être restée fidèle au culte de la piété.

(On emmène Antigone.)


LE CHOEUR.

(Strophe 1.) Danaé aussi eut la douleur d’échanger la lumière céleste pour les ténèbres d’une prison d’airain[546] ; cachée à tous les yeux, elle resta enchaînée dans ce triste tombeau ; et cependant, ô ma fille, ma fille, sa naissance était illustre, et elle recéla dans son sein la pluie d’or de Jupiter. Mais le Destin est une puissance redoutable ; ni la tempête, ni Mars[547], ni les tours, ni les noirs vaisseaux[548] battus par les vagues ne peuvent lui échapper.

(Antistrophe 1.) L’irascible fils de Dryas[549] , roi des Édones, fut enchaîné et enfermé au fond d’un rocher pour prison, par l’ordre de Bacchus, pour ses violents outrages. Ainsi s’apaisa par degrés cette fureur terrible. Il reconnut le dieu que, dans sa folie, il avait blessé par d’outrageantes paroles. Il avait voulu faire cesser les orgies des Bacchantes, et éteindre les torches de Bacchus, et il avait irrité les Muses, qui se plaisent aux doux sons des flûtes[550].

(Strophe.) Près des ondes Cyanées[551], et de la double mer sont les rivages du Bosphore et Salmydesse, ville des Thraces, où le dieu Mars, qu’on y adore[552], a vu l’horrible blessure faite aux deux fils de Phinée, privés de la lumière (attentat qui criait vengeance), par une cruelle marâtre, qui, sans glaive, armant ses mains sanglantes d’une navette aiguë, en enfonça la pointe dans le globe de leurs yeux[553].

(Antistrophe 2.) Consumés par la douleur, ces malheureux pleuraient les malheurs de leur mère, dont l’hymen leur avait donné une naissance si funeste ; elle descendait des antiques Érechtides ; fille de Borée, nourrie en des antres écartés et au sein des orages paternels, elle devançait les coursiers sur la glace affermie ; dans ses veines coulait le sang des dieux[554], et cependant, ô ma fille, les Parques immortelles ne l’ont point épargnée.


TIRÉSIAS.

Chefs de Thèbes, nous avons fait route ensemble, deux à deux, éclairés par les yeux d’un seul ; car les aveugles ne peuvent marcher sans guide.

CRÉON.

Qu’y a-t-il de nouveau, vieux Tirésias ?

TIRÉSIAS.

Je te l’apprendrai ; et toi, crois aux paroles du devin.

CRÉON.

Jusqu’ici du moins, je ne me suis point écarté de tes avis.

TIRÉSIAS.

C’est pour cela que tu as bien dirigé le gouvernail de l’État.

CRÉON.

Je puis témoigner qu’ils m’ont été utiles[555].

TIRÉSIAS.

Songe que tu es encore maintenant dans une conjoncture critique[556].

CRÉON.

Qu’y a-t-il ? tes paroles me font frissonner.

TIRÉSIAS.

Tu le sauras ; écoute ce que va révéler mon art. J’étais assis sur le trône augural[557], dans un lieu que des oiseaux de toute espèce ont choisi pour retraite, lorsque j’entendis des sons inconnus d’oiseaux en fureur, poussant des cris barbares ; ils se déchiraient les uns les autres avec leurs serres ensanglantées ; c’est ce que je reconnus au bruit de leurs ailes. Effrayé, je me hâtai d’interroger la flamme allumée sur l’autel ; mais elle ne brillait pas sur le corps des victimes[558] ; les parties des chairs mises en ébullition s’exhalaient en fumée, ou se consumaient en cendres ; le fiel[559] éclatait dans les airs, et les cuisses tombaient dépouillées de la graisse dont on les avait enveloppées. Tels étaient les funestes présages du sacrifice, que j’apprenais de cet enfant, car il est mon guide comme je suis le guide des autres ; et ce fléau, c’est ta funeste résolution qui l’attire sur Thèbes. En effet, tous nos autels et nos foyers sacrés sont souillés des lambeaux arrachés par les oiseaux et les chiens dévorants au cadavre de l’infortuné fils d’Œdipe. Aussi, les dieux n’accueillent plus nos prières mêlées aux sacrifices, ni la flamme des victimes, et les oiseaux ne font plus entendre de chants favorables, depuis qu’ils se sont repus de la chair et du sang d’un homme égorgé. Songes-y donc, mon fils, c’est le partage de tous les hommes de faire des fautes ; mais la faute une fois faite, celui-là n’est plus insensé ni malheureux, qui après être tombé dans le mal, y applique le remède, au lieu de rester dans l’inaction. C’est la présomption opiniâtre qui encourt le reproche d’ignorance. Mais cède à la mort, et ne frappe pas un cadavre. Quelle vaillance y a t-il à tuer un mort ? C’est par intérêt pour toi que je te donne ce sage avis ; il est

doux de recevoir d’un sage ami des conseils profitables.
CRÉON.

Vieillard, je suis un but contre lequel, tous, comme autant d’archers, vous lancez vos traits, je ne suis pas même à l’abri de vous autres devins, depuis longtemps[560] je suis vendu par votre race, et le jouet de votre vénalité. Livrez-vous à ces trafics, amassez, si vous voulez, tout l’or de Sardes ou de l’Inde[561] ; vous ne donnerez jamais à cet homme les honneurs de la sépulture ; quand même les aigles voraces de Jupiter voudraient porter jusque sur son trône des lambeaux de ce cadavre, non jamais, par crainte de cette souillure, je ne permettrai de l’ensevelir. Car je sais bien que nul mortel ne peut souiller les dieux. O vieux Tirésias, les hommes les plus habiles font souvent une chute honteuse, lorsque l’appât du gain leur fait parer d’un beau langage de honteuses pensées.

TIRÉSIAS.

Hélas ! quel est le mortel qui sache, qui comprenne[562]...

CRÉON.

Quoi ? quel est ce lieu-commun que tu vas nous débiter ?

TIRÉSIAS.

. . . combien la prudence est le plus précieux des trésors.

CRÉON.

Autant, je crois, que l’imprudence est le plus grand des maux.

TIRÉSIAS.

Tel est pourtant le mal dont tu es atteint.

CRÉON.

Je ne veux point répondre à un devin par des injures.

TIRÉSIAS.

C’est pourtant ce que tu fais, en traitant mes prophéties

de mensonges.
CRÉON.

C’est que toute la race des devins aime l’argent.

TIRÉSIAS.

Et la race des tyrans aime les gains honteux.

CRÉON.

Sais-tu bien que tes discours s’adressent au maître de ce pays ?

TIRÉSIAS.

Je le sais ; car c’est à moi que tu dois d’en être le sauveur et le maître.

CRÉON.

Tu es un habile devin, mais tu aimes à faire le mal.

TIRÉSIAS.

Tu me forceras à révéler les secrets que je gardais au fond de mon cœur.

CRÉON.

Révèle tout ; seulement, que l’intérêt ne te fasse point parler.

TIRÉSIAS.

En effet, je commence à le croire aussi, l’intérêt me fait parler, mais c’est le tien[563].

CRÉON.

Sache que tu ne trafiqueras pas de ma volonté.

TIRÉSIAS.

Et toi, sache bien qu’avant que le char rapide du soleil n’ait achevé plusieurs tours de ses roues[564], par la mort d’un enfant né de ton sang, tu payeras à ton tour les morts par toi sacrifiés, pour te punir d’avoir ignominieusement enfermé dans un tombeau une âme vivante, et aussi de retenir sur la terre, privé de sépulture et des honneurs funèbres, un cadavre qui appartient aux dieux infernaux. Car ni toi ni les dieux du ciel n’avez aucun droit sur lui ; mais c’est toi qui leur fais violence[565]. Aussi, déjà les Furies vengeresses des dieux de l’enfer et du ciel, qui marchent à la suite des criminels pour les frapper, t’épient, pour te précipiter dans les mêmes malheurs. Considère maintenant si c’est l’argent qui dicte mes paroles. Encore quelques instants, et les lamentations des hommes et des femmes retentiront dans ton palais. Déjà s’arment indignées les villes[566] des guerriers dont les chiens, les loups et les vautours ont déchiré les cadavres, et souillé d’exhalaisons fétides les autels consacrés[567]. Car tu m’as irrité ; tels sont les traits que mon ressentiment, comme un archer[568], a lancés contre toi, et dont tu n’éviteras pas les cuisantes blessures. Enfant, reconduis-moi dans ma demeure, laissons-le exhaler sa colère contre de plus jeunes, et qu’il apprenne à modérer sa langue, et à nourrir des sentiments meilleurs que ceux qui l’animent.

LE CHŒUR.

O roi ! il est parti, en nous laissant des prédictions terribles ; or, je sais, depuis que l’âge a ainsi blanchi mes cheveux, qu’il n’a jamais annoncé à Thèbes d’oracles mensongers.

CRÉON.

Je le sais comme toi, et mon cœur en est troublé. En effet, céder est dangereux, mais il n’y a pas moins de danger à s’attirer quelque désastre par la résistance et la colère.

LE CHŒUR.
Il est besoin de prudence, Créon, fils de Ménécée.
CRÉON.

Que faut-il donc faire ? Parle ; j’obéirai.

LE CHŒUR.

Va délivrer la jeune fille de sa prison souterraine, et érige un tombeau au cadavre gisant.

CRÉON.

Ce sont là les conseils que tu me donnes, et auxquels je dois me rendre ?

LE CHŒUR.

Oui, et le plus promptement possible ; car la vengeance des dieux est prompte à atteindre les mortels téméraires.

CRÉON.

Hélas ! ce n’est pas sans peine que je renonce à mon projet ; mais il ne faut pas lutter tellement contre la nécessité.

LE CHŒUR.

Va donc, et agis , sans te reposer de ce soin sur un autre.

CRÉON.

J’y vais de ce pas. Allez, allez, vous tous, serviteurs, présents et absents, prenez en main des haches, et courez sur cette colline[569]. Pour moi, puisque j’ai ainsi changé de dessein, je la délivrerai moi-même, de la même main qui l’avait enchaînée. Car, je le crains, le parti le plus sage est de vivre en observant les lois établies.


LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Toi qu’on adore sous tant de noms divers, et qui fais les délices de la fille de Cadmus[570], rejeton de Jupiter qui fait gronder la foudre, protecteur de la glorieuse Italie[571], et de la contrée[572] où les fêtes de Cérès Éleusinienne[573] attirent un si grand concours, Bacchus, qui te plais au séjour de Thèbes, nourrice des Bacchantes, sur les bords arrosés par l’Isménos, aux lieux où furent semées les dents du farouche dragon :

(Antistrophe 1.) Une flamme brillante[574] luit en ton honneur sur la double colline fréquentée par les nymphes Coryciennes[575], suivantes de Bacchus, et baignée par les eaux de Castalie[576] ; du mont Nysa[577] couvert de lierre[578], et de ses côteaux chargés de vignes verdoyantes, tu viens, au bruit des chants sacrés des Bacchantes, visiter les places publiques de Thèbes[579] ;

(Strophe 2.) Thèbes, honorée entre toutes les villes, par toi et par ta mère, victime de la foudre, aujourd’hui encore, que la ville entière est en proie à un cruel fléau, viens la sauver par ta présence, en franchissant les hauteurs du Parnasse ou le détroit retentissant[580]. (Antistrophe 2.) O toi, qui conduis le chœur des astres étincelants[581], et qui présides aux chants nocturnes[582], jeune fils de Jupiter, viens, escorté des Thyades de Naxos, tes compagnes, qui, pendant toute la durée des nuits, forment des danses en l’honneur de leur maître Iacchos.

UN ENVOYÉ.

Habitants de la cité de Cadmus et d’Amphion[583], il n’est pas d’homme, quelle que soit sa condition, dont je puisse désormais ni vanter le bonheur, ni blâmer la misère. En effet, c’est toujours la fortune qui élève, c’est la fortune qui abat tour à tour l’homme heureux et le malheureux, et nul devin ne peut prédire aux mortels une destinée durable[584]. Créon naguère me paraissait digne d’envie, il avait délivré de ses ennemis la terre de Cadmus, et la gouvernait avec un empire absolu, il était père d’une noble et florissante[585] famille ; et maintenant tout ce bonheur s’est évanoui. Car celui qui perd à jamais le plaisir ne vit plus, à mon sens, ce n’est plus qu’un cadavre animé. Entasse, si tu le veux, d’immenses richesses dans ton palais, que ta vie étale un faste royal ; tous ces biens, si la joie ne les accompagne, je ne les achèterais pas, en

échange du plaisir, au prix d’une ombre de fumée[586] ?
LE CHŒUR.

Quel nouveau malheur de nos rois viens-tu nous annoncer ?

L’ENVOYÉ.

Ils sont morts ; et ceux qui leur survivent sont la cause de leur trépas.

LE CHŒUR.

Lequel est le meurtrier ? quel est le ravisseur ? parle.

L’ENVOYÉ.

Hémon a péri ; une main amie[587] a versé son sang.

LE CHŒUR.

Est-ce de la main de son père, ou de la sienne propre ?

L’ENVOYÉ.

Il s’est frappé lui-même, irrité contre son père, pour le meurtre d’Antigone.

LE CHŒUR.

O Tirésias ! comme l’événement a confirmé ta prédiction !

L’ENVOYÉ.

Dans cet état de choses, il est à propos de songer aux suites.

LE CHŒUR.

Mais j’aperçois près de nous la triste Eurydice, l’épouse de Créon ; elle sort du palais, soit qu’elle ait entendu parler du malheur de son fils, soit amenée par le hasard.


EURYDICE.

Thébains ici assemblés, j’ai entendu vos paroles, au moment où j’allais sortir pour adresser mes prières à la divine Pallas[588]. J’ouvrais les portes[589], après avoir tiré les verroux, lorsque je ne sais quel mot de malheur domestique a frappé mes oreilles. Dans mon effroi, je tombai renversée entre les bras de mes femmes, et je perdis l’usage de mes sens. Mais quel était ce récit ? répétez-le moi, j’ai l’expérience du malheur, et je vous écouterai.

L’ENVOYÉ.

Chère maîtresse, je parlerai en témoin oculaire, et je n’omettrai pas un mot de la vérité ; pourquoi emploierais-je avec toi des ménagements, qui ensuite seraient convaincus de mensonges ? la vérité est toujours dans le droit chemin. J’accompagnais ton époux, et le menais sur le plateau élevé où gisait encore le cadavre de Polynice, impitoyablement déchiré par les chiens. Là, après avoir supplié Hécate[590] et Pluton de calmer leur colère, et fait les saintes ablutions, nous avons brûlé les restes du corps sur un amas de branches fraîchement coupées, puis, après avoir édifié en forme de tombeau des monceaux de terre natale[591], nous nous dirigions vers la caverne dont Pluton avait dû faire le lit nuptial de la jeune fille[592]. Mais de loin, un de nous entend des gémissements aigus partir de cet asile de l’hymen et de la mort[593], et il accourt l’annoncer à notre maitre Créon. Celui-ci entend, à mesure qu’il approche, des cris inarticulés et déchirants, il soupire, et laisse échapper ces mots lamentables : « Malheureux ! mes pressentiments doivent-ils se vérifier ? suis-je donc ici sur la plus funeste des routes que j’aie parcourues ? La voix de mon fils trouble mon âme. Serviteurs, accourez, hâtez-vous, approchez du tombeau, arrachez la pierre qui obstrue l’entrée, pénétrez dans l’ouverture même, et vérifiez si c’est bien la voix d’Hémon que j’ai entendue, ou si les dieux m’abusent. » Pour obéir aux ordres de notre maître désespéré, nous regardons, et au fond de la tombe, nous voyons Antigone suspendue par le cou, attachée à un lacet formé avec sa ceinture de lin ; et près d’elle, Hémon étendu, la serrant dans ses bras, pleurant la mort de l’épouse que l’enfer lui a ravie, la cruauté de son père et son funèbre hyménée. Créon, dès qu’il le voit, gémit amèrement, pénètre jusqu’à lui, et s’écrie avec des sanglots : « O malheureux, quel acte as-tu accompli ? quelle était ta pensée ? de quel coup fatal t’es-tu frappé ? sors, mon fils, je t’en supplie ! » Mais le fils, lui jetant un regard farouche, dédaigne ses prières[594], et, sans répondre, tire une épée à double tranchant ; son père fuit et échappe au coup ; alors, tournant son courroux contre lui-même, le malheureux Hémon se jette au même instant sur la pointe de son épée, il s’en perce le sein, et respirant encore, il s’enlace entre les bras défaillants de la jeune fille, et exhale sur son pâle visage le dernier soupir avec des flots de sang[595]. Les deux corps gisent mutuellement embrassés, et leur hymen s’accomplit dans le triste séjour de Pluton ; exemple qui montre aux hommes combien l’imprudence entraine de désastres[596].


LE CHŒUR.
Que présumer de ceci ? Eurydice s’est retirée, sans prononcer une seule parole favorable ou funeste[597].
L’ENVOYÉ.

Cette retraite subite m’étonne aussi ; j’espère toutefois que, désespérée de la mort de son fils, et ne voulant pas donner aux citoyens le spectacle de sa douleur, elle est rentrée dans le palais, pour y déplorer avec ses femmes le massacre de sa famille. Car elle n’est pas assez dépourvue de sens pour faire une chose indigne d’elle.

LE CHŒUR.

Je ne sais ; pour moi, du moins, et le morne silence, et les grands cris du désespoir me paraissent annoncer quelque chose de sinistre.

L’ENVOYÉ.

Eh bien ! nous saurons, en entrant dans le palais, si, au fond de son cœur ulcéré, elle ne cache pas une douleur qu’elle comprime ; car, tu dis vrai, ce morne silence annonce quelque chose de sinistre.

LE CHŒUR.

Mais voici le roi lui-même qui s’avance, portant dans ses bras le gage de son deuil[598], expiant, si j’ose le dire, sa propre faute et non celle d’un autre.


CRÉON.

(Strophe 1.) O cruel et mortel égarement d’un cœur dénaturé ! voyez[599] le meurtrier et la victime, qu’unissaient les liens du sang ! Hélas ! funestes effets de ma vengeance ! O mon fils ! mon fils ! mon fils ! enlevé si jeune par une mort prématurée ! hélas ! tu meurs, tu péris par mes fautes et non par les tiennes.

LE CHŒUR.

Hélas ! c’est bien tard que tu reconnais la justice des dieux.

CRÉON.

(Strophe 2.) Hélas ! je le reconnais que trop ; alors, oui, alors, un dieu courroucé contre moi est venu fondre sur ma tête, et m’a poussé dans des voies cruelles. Hélas ! il a d’un pied impitoyable renversé mon bonheur. Hélas ! hélas ! ô vains labeurs des mortels !

UN SECOND MESSAGER.

O mon maître ! dans l’état où tu es, et sous les maux qui t’accablent, tu as les uns sous les yeux[600], et les autres t’attendent dans le palais, et tu vas bientôt les voir.

CRÉON.

À quel malheur pire que ceux-ci dois-je m’attendre encore ?

LE MESSAGER.

Ton épouse est morte, en montrant sa tendresse pour ce fils qui n’est plus, par le coup fatal dont elle vient de se frapper.

CRÉON.

(Antistrophe 1.) O séjour inexorable de Pluton, pourquoi donc, pourquoi t’acharnes-tu à ma perte ? O triste messager de douleur, que m’annonces-tu ? Hélas ! hélas ! tu me donnes une seconde fois la mort ! Parle, que viens-tu m’apprendre de nouveau ? Ainsi, à la perte désastreuse de mon fils, faut-il ajouter la mort sanglante de mon épouse ?

LE MESSAGER.

Tu peux la voir ; car elle n’est plus dans l’intérieur du palais[601].

CRÉON.

Hélas ! je vois ici mon second malheur. Quel sort donc, quel sort m’est encore réservé ? j’ai entre mes bras le corps de mon fils qui vient d’expirer, et sous mes yeux

un autre cadavre. O mère infortunée ! ô malheureux fils !
LE MESSAGER.

Frappée d’une profonde blessure, elle embrasse l’autel, et ferme ses yeux mourants , après avoir déploré la glorieuse mort de Mégarée[602] et celle de son second fils ; enfin elle a lancé des imprécations terribles contre toi, meurtrier de ses enfants.

CRÉON.

{Strophe 2.) Hélas ! la frayeur me bouleverse. Que tarde-t-on à me percer le sein d’un glaive à deux tranchants ? Ah ! malheureux ! je suis en proie à un sort fatal.

LE MESSAGER.

Elle t’accusait en mourant d’être l’auteur de la mort de ses deux fils.

CRÉON.

Et de quelle manière est-elle morte ?

LE MESSAGER.

En se frappant elle-même au cœur, de sa propre main, dès qu’elle apprit le sort lamentable de son fils.

CRÉON.

(Strophe 3.) Hélas ! je n’en puis accuser nul autre que moi-même. C’est moi, en effet, c’est moi qui t’ai donné la mort, je l’avoue. O mes amis, retirez-moi, enlevez-moi de ces lieux, moi qui ne compte plus parmi les vivants[603].

LE CHŒUR.

C’est là un avantage, s’il en est dans le malheur, car entre les maux présents, les plus courts sont les meilleurs.

CRÉON.

(Antistrophe 2.) Qu’elle vienne, qu’elle apparaisse, cette destinée dernière, amenant le plus beau de mes jours, celui qui sera le terme de ma vie ! Qu’elle vienne,

pour que je ne voie plus d’autre jour !
LE MESSAGER.

Ceci est de l’avenir ; laissons-en le soin à ceux qu’il regarde[604] ; c’est du présent qu’il faut nous occuper.

CRÉON.

Puissé-je les voir s’accomplir, ces vœux que j’ai formés !

LE MESSAGER.

Ne forme point de vœu[605] ; car il n’est point donné aux mortels d’échapper à leur destinée.

CRÉON.

(Antistrophe 3.) Emmenez donc un infortuné qui, sans le vouloir, t’a tué, ô mon fils, et toi aussi, chère épouse ! O malheureux ! je ne sais où tourner les yeux, ou courir ; car tout le présent est perdu pour moi, et quant à l’avenir, un destin insupportable l’a suspendu sur ma tête[606].

LE CHOEUR.

La sagesse est de beaucoup le gage le plus certain du bonheur ; il ne faut jamais oublier ses devoirs envers les dieux ; les paroles présomptueuses attirent des châtiments sévères sur les orgueilleux, et leur enseigne une tardive prudence.


FIN D’ANTIGONE.


PHILOCTÈTE[modifier]


TRAGÉDIE[modifier]


NOTICE
SUR LE PHILOCTÈTE.




La simplicité de l’action et la vérité des caractères, telles sont les qualités éminentes des tragédies de Sophocle, et en particulier du Philoctète. Ici, tout se passe entre trois personnages, qui ont chacun leur physionomie bien prononcée. Philoctète nourrit un long ressentiment du mal que lui ont fait les chefs de l’armée grecque ; une vive animosité contre ses ennemis, une constance qui va jusqu’à l’opiniâtreté, sont les traits essentiels de son caractère. Ulysse, ce type de l’esprit grec, cet idéal de la ruse, est la personnification de la politique et de l’habileté des temps héroïques. Enfin le fils d’Achille, Néoptolème, jeune homme à l’âme candide, joue le rôle de médiateur entre Philoctète et les Grecs ; sa loyauté et sa franchise sont heureusement opposées à l’esprit astucieux d’Ulysse. Et ces trois rôles différents sont si habilement contrastés que toute l’ordonnance de la pièce en résulte, comme par un jeu naturel. En effet, le génie du poète éclate précisément, en ce qu’il a fait sortir du caractère même de ses personnages les ressorts d’une action d’ailleurs si simple.

Ainsi, Philoctète a été indignement abandonné dans une île sauvage et inhabitée, en proie à un mal cruel, dont les intervalles lui permettent à peine de pourvoir à sa subsistance. Tout à coup un secours inattendu s’offre pour mettre fin à toutes ses misères, l’arracher à sa solitude et le rendre au commerce de ses semblables. Mais il ne peut être délivré de tant de maux qu’en se faisant l’auxiliaire des ennemis qui l’ont si cruellement outragé : dans cette nécessité, sans la moindre hésitation, ou plutôt avec une fermeté inflexible, il refuse leurs bienfaits ; malgré son extrême désir de quitter le séjour désolé qu’il habite, il le préfère encore au triomphe de ses ennemis et à son propre déshonneur. De là résulte le nœud de la tragédie. Quelle que fût sa détresse dans sa vie solitaire, elle ne peut se comparer au nouveau malheur qui le saisit, dès que les hommes l’ont approché. Poursuivi de nouveau par leur injustice, il invoque presque maintenant cet abandon, qu’il avait supporté si patiemment pendant dix années, mais auquel il avait toujours tâché de se soustraire, et il est prêt à en accepter les douleurs jusqu’à la fin de sa vie. La perfidie du jeune Néoptolème, qui s’empare de ses armes par trahison, qui le prive du seul moyen de pourvoir à sa subsistance, et le réduit à l’extrémité de servir ses ennemis, ou de périr de la mort la plus cruelle, lui fait trouver presque un bonheur dans cette solitude qui avait fait son désespoir. Aussi, lorsque Néoptolème, cédant à la générosité de son naturel, rend à Philoctète son arc et ses flèches, celui-ci aime mieux habiter avec les bêtes sauvages, en proie à sa douleur, que de recouvrer la santé et de s’illustrer par la prise de Troie, dans la société des Atrides. Ce ressentiment implacable, cette obstination d’un cœur vindicatif, forment le nœud de l’action ; et l’intervention d’Hercule pourra seul le trancher.

Avec un art très-heureux, le poète a mis en opposition les deux caractères de Néoptolème et d’Ulysse. Le premier est un jeune héros, franc, généreux, capable de violence, incapable de fraude. Uiysse, cet homme vieilli dans les affaires, fin, rusé, prévoyant, maître dans l’art de la parole, tend au même but que Néoptolème, mais sans scrupule sur le choix des moyens. Et de ce contraste des caractères Sophocle a su tirer les effets les plus dramatiques.

Une des beautés les plus frappantes de la pièce, un mouvement qui remue l’âme et l’élève, comme tous les sentiments généreux, c’est l’hésitation du fils d’Achille lorsqu’il s’agit de tromper Philoctète, il se trouble au moment décisif, il ne peut vaincre son naturel honnête et loyal, il recule devant la nécessité de faire violence à l’hôte infortuné qui l’a accueilli sans défiance. Cette péripétie naît du fond même des sentiments qui animent les personnages.

D’un autre côté, pendant que Néoptolème, touché de compassion, cède à sa générosité, et se met en devoir de rendre à Philoctète des armes qu’il a entre ses mains, Ulysse, qui l’observe, s’élance audevant de lui et le retient : nouveau changement de situation, qui résulte également du caractère des acteurs.

Au reste, nuls incidents extérieurs ne viennent compliquer la marche de ce drame si simple ; et néanmoins, le jeu des passions qui s’agitent dans ce cercle si resserré soutient l’intérêt jusqu’à la dernière scène.

Le Chœur, composé de matelots grecs, exprime, comme un témoin impartial, les sentiments divers qui doivent animer les spectateurs. Il peint avec des couleurs poétiques la vie de l’exil, les privations de l’homme séquestré de la société, et l’amertume d’une existence solitaire. On peut remarquer dans cet ouvrage un grand nombre d’idées, de comparaisons et de métaphores empruntées aux habitudes de la vie maritime. C’était chose toute naturelle à Athènes, dont la prépondérance politique sur les autres peuplades de la Grèce reposait alors sur sa puissance navale.

Nous avons déjà remarqué, dans les Trachiniennes, que la peinture des douleurs physiques ne répugnait pas aux anciens. Celles de Philoctéte ont été décrites avec un soin égal par le poète, dans une scène d’ailleurs assez vive, et elles amènent à leur suite le sommeil du héros, qui resserre plus étroitement le nœud de l’action.

La préface grecque donne une date à la représentation du Philoctéte, qui, selon le même document, valut à l’auteur le premier prix. Elle aurait été donnée sous l’archonte Glaucippos , la troisième année de la quatre-vingt-douzième olympiade, ou environ l’an 410 avant notre ère. Si l’on ajoute foi à cette préface, Sophocle aurait eu alors quatre-vingt-cinq ans, en adoptant l’opinion de ceux qui le font naître en 495. Cet âge paraîtra bien avancé, pour la poésie vigoureuse qu’on admire dans cette pièce. Mais plusieurs critiques ont supposé que Sophocle l’avait travaillée assez longtemps avant l’année où elle fut représentée. D’un autre côté, le savant Hermann pense que le Philoctéte est nécessairement postérieur à la quatre-vingt-neuvième olympiade, attendu que c’est seulement depuis cette époque que les poètes tragiques ont pris la licence d’employer l’anapeste à la place de l’ïambe dans le vers ïambique : or, le Philoctète offre plusieurs exemples de cette licence. Eschyle et Euripide avaient fait l’un et l’autre une tragédie de Philoctète. Celle d’Euripide fut représentée la première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, c’est-à-dire dix-huit ans avant celle de Sophocle. Selon un autre témoignage, elle aurait été jouée avec la Mèdèe, sous l’archonte Pythodoros, première année de la quatre-vingt-huitième olympiade, c’est-à-dire quatre ans plus tôt. L’analyse que le rhéteur Dion Chrysostôme nous en a conservée peut, jusqu’à un certain point, donner une idée de ces deux ouvrages.




PHILOCTÈTE

PERSONNAGES

ULYSSE.

PHILOCTÈTE.

NÉOPTOLÈME.

UN ESPION déguisé en marchand.

CHŒUR DES COMPAGNONS DE NÉOPTOLÈME.

HERCULE.

ULYSSE.

C’est ici le rivage de la terre de Lemnos[607], île déserte et inhabitée, où autrefois, ô Néoptolème, fils d’Achille, élevé par ton père, le plus vaillant des Grecs, j’abandonnai, par l’ordre des chefs de l’armée, le fils de Pœas, de Mélie[608], dont le pied, attaqué par une plaie dévorante, laissait couler un sang corrompu ; quand nous ne pouvions plus offrir en paix aux dieux ni libations ni parfums, et que sans cesse il remplissait tout le camp de gémissements, de cris sauvages et de mauvais augures. Mais qu’est-il besoin d’en rappeler le souvenir ? Ce n’est pas le moment des longs discours ; il pourrait apprendre mon arrivée, et je verrais échouer tout le stratagème par lequel j’espère l’enlever bientôt. Maintenant, c’est à toi de me seconder dans le reste, cherche des yeux une grotte ouverte des deux côtés, qu’échauffe en hiver une double exposition au soleil[609], où en été l’air, pénétrant par une double ouverture, invite au sommeil. À gauche, un peu au-dessous, tu pourras voir une source limpide, si elle existe encore. Approche-toi en silence, et indique-moi si les choses[610] sont encore en ce lieu, ou ailleurs, afin que je t’explique le reste de mes desseins, et que nous réunissions nos efforts pour les exécuter.

NÉOPTOLÈME.

Roi Ulysse, l’œuvre que tu me dis de faire n’exige pas une longue peine ; je crois apercevoir la grotte telle que tu l’as décrite.

ULYSSE.

En bas, ou sur la hauteur ? car je ne distingue pas.

NÉOPTOLÈME.

Ici, sur la hauteur, et l’on n’y entend aucun bruit de pas.

ULYSSE.

Vois s’il n’y est pas étendu pour dormir.

NÉOPTOLÈME.

Je vois une demeure vide et sans habitant.

ULYSSE.

N’y a-t-il pas au dedans quelques ustensiles, indices d’une habitation humaine ?

NÉOPTOLÈME.

Non, mais seulement un lit de feuilles foulées, sur lequel on parait s’être couché.

ULYSSE.

Le reste est-il vide, et n’y a-t-il rien de plus dans la grotte ?

NÉOPTOLÈME.
Oui, une coupe de simple bois, œuvre de quelque artisan grossier, et de quoi faire du feu[611].
ULYSSE.

C’est là tout le trésor de cet homme, que tu passes en revue.

NÉOPTOLÈME.

Ah ! grands dieux ! voici encore, à sécher, d’autres lambeaux tout souillés du sang impur de sa plaie.

ULYSSE.

Plus de doute, c’est ici sa demeure, et il ne peut être loin ; car, souffrant de l’ancienne et fatale blessure[612] de son pied, comment aurait-il pu s’écarter ? Il est sorti pour chercher ou des aliments, ou quelque plante, s’il en a vu quelque part, propre à calmer ses souffrances. Envoie donc cet homme[613] explorer les lieux, de peur que Philoctète survenant ne me surprenne aussi ; car il aimerait mieux me saisir que tous les autres Grecs ensemble.

NÉOPTOLÈME.

Il y va, et il veillera sur le sentier. Pour toi, si tu désires quelque chose de moi, dis-le moi dans un second entretien[614].

ULYSSE.

Fils d’Achille, la mission que tu es venu remplir ici exige que tu sois brave, non-seulement de corps ; mais quoi que mes paroles puissent avoir de nouveau ou d’inouï pour toi, tu dois me seconder, car tu m’as été donné comme auxiliaire.

NÉOPTOLÈME.

Que m’ordonnes-tu donc ?

ULYSSE.

Il te faut séduire l’âme de Philoctète par des paroles trompeuses. Lorsqu’il te demandera qui tu es, et d’où tu viens, réponds que tu es le fils d’Achille, ceci n’est point à dissimuler ; mais tu feindras que tu retournes dans ta patrie, après avoir quitté la flotte des Grecs, objets de ta violente haine, eux qui, après t’avoir attiré par d’humbles prières, parce qu’ils n’avaient pas d’autre moyen de prendre Ilion, à ton arrivée, ne t’ont pas jugé digne des armes d’Achille, sur lesquelles tu réclamais tes droits, et les ont livrées à Ulysse. Là, tu pourras te répandre en invectives amères contre moi ; rien de tout cela ne me blessera ; mais par une autre conduite, tu attirerais sur les Grecs de grandes infortunes. Car, enfin, si tu ne t’empares de son arc et de ses flèches, tu ne pourras renverser les murs de Dardanos. Un entretien avec cet homme ne présente pour moi ni confiance, ni sûreté ; mais pour toi il est sans péril, apprends-en la cause. Tu es venu au camp, de ta propre volonté, sans être lié par aucun serment[615], sans contrainte, et tu n’étais pas de la première expédition[616] ; mais moi, je ne puis désavouer aucun de ces faits. Si donc, armé de son arc, il apprend ma présence, je suis perdu, et, comme ton compagnon, je te perds avec moi. Il te faut donc imaginer quelque moyen de lui dérober les armes invincibles. Je sais, mon fils, que ton naturel ne se prête ni à des paroles ni à des actions artificieuses ; mais pourtant il est doux d’obtenir le prix de la victoire ; ose donc, et nous nous montrerons ensuite fidèles à la justice. Mais, à présent, fais-moi le sacrifice de ta loyauté, pour une courte partie de ce jour, et, ensuite, sois appelé à jamais le plus vertueux des mortels.

NÉOPTOLÈME.

Pour moi, fils de Laërte, les conseils que j’ai peine à entendre, j’aurais aussi horreur de les suivre : je ne sais rien faire par un lâche artifice, ni moi, ni celui qui, dit-on, me donna le jour[617]. Mais je suis prêt à emmener Philoctète, en employant la force, et non la ruse ; car ce n’est pas avec l’usage d’un seul pied qu’il triomphera de nous, si nombreux. Ma mission, il est vrai, est de t’aider, mais je redoute le nom de traître ; et j’aime mieux échouer avec honneur que de vaincre par une déloyauté.

ULYSSE.

Fils d’un père généreux, moi aussi, quand j’étais jeune, j’avais la langue paresseuse et le bras prompt à agir ; mais aujourd’hui, instruit par l’expérience, je vois que, chez les mortels, c’est la langue et non le bras qui gouverne.

NÉOPTOLÈME.

M’ordonnes-tu donc de mentir ?

ULYSSE.

Je te dis qu’il faut prendre Philoctète par ruse.

NÉOPTOLÈME.

Pourquoi la ruse plutôt que la persuasion ?

ULYSSE.

La persuasion n’obtiendrait rien, pas plus que la violence.

NÉOPTOLÈME.

A-t-il donc dans sa force une telle confiance ?

ULYSSE.

Il a des flèches inévitables et qui lancent au loin la mort.

NÉOPTOLÈME.

Il n’est donc pas sur de l’aborder ?

ULYSSE.
Non, si l’on n’emploie la ruse, comme je te le conseille.
NÉOPTOLÈME.

Tu ne penses donc pas qu’il est honteux de mentir ?

ULYSSE.

Non, si le mensonge est un moyen de salut.

NÉOPTOLÈME.

De quel front oses-tu parler de la sorte ?

ULYSSE.

Dès qu’il y a quelque profit à faire, il n’y a point à hésiter[618].

NÉOPTOLÈME.

Mais quel profit y a-t-il pour moi à l’emmener devant Troie ?

ULYSSE.

Ses flèches seules peuvent prendre Troie.

NÉOPTOLÈME.

Ce n’est donc pas moi qui dois la renverser, comme vous le prétendiez ?

ULYSSE.

Tu ne peux vaincre sans ces flèches, ni ces flèches sans toi[619].

NÉOPTOLÈME.

Il faut donc s’en emparer, s’il en est ainsi.

ULYSSE.

Si tu réussis, une double récompense t’est réservée.

NÉOPTOLÈME.

Lesquelles ? Si je les connais, je n’hésiterai pas.

ULYSSE.

Tu aurais à la fois le renom d’habile et de brave.

NÉOPTOLÈME.

Soit ! j’agirai, abjurant toute honte.

ULYSSE.
Te rappelles-tu les avis que je t’ai donnés ?
NÉOPTOLÈME.

N’en doute pas, une fois que tu as mon consentement.

ULYSSE.

Toi donc, reste en ces lieux, et attends sa venue ; moi, je me retire de peur d’être surpris, et je renverrai l’espion[620] à notre vaisseau ; si vous me paraissez tarder trop longtemps, je renverrai ce même homme, déguisé sous le costume d’un matelot, de façon qu’il soit méconnaissable[621]. À travers l’habile obscurité de son langage, saisis, mon fils, les avis qui pourront t’être utiles, dans la suite de ses paroles. Moi, je retourne à notre navire, après t’avoir confié ce soin. Puisse le dieu de la ruse, Mercure, qui nous a conduits, être encore notre guide, ainsi que Minerve, victorieuse, protectrice d’Athènes[622], qui veille toujours sur moi[623] !



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Étranger sur une terre étrangère, que dois-je taire ou dire à un homme ombrageux ? O roi, veuille m’instruire. Celui aux mains de qui Jupiter a remis le sceptre divin, l’emporte aussi en prudence, comme en habileté. Cette haute puissance, mon fils, t’a été transmise par tes aïeux les plus reculés ; dis-moi donc en quoi je dois t’aider.

NÉOPTOLÈME.

Maintenant, car peut-être veux-tu voir de près quel endroit de ce rivage écarté il a pris pour demeure , regarde en toute assurance ; mais dès que le terrible guerrier[624] sortira de sa retraite, tiens-toi toujours prêt, au premier signe, à profiter du moment.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 1.) Tu me recommandes, ô roi, un soin que j’ai déjà pris, j’ai l’œil ouvert sur ce qui t’intéresse : mais à présent indique-moi la retraite et le lieu qu’il habite ; car, pour éviter d’être surpris par lui à l’improviste, il est à propos que je sache en quel lieu il se tient, où il porte ses pas, et s’il est dedans ou dehors.

NÉOPTOLÈME.

Tu vois cette grotte ouverte des deux côtés, c’est là qu’il habite.

LE CHŒUR[625].

Où donc le malheureux a-t-il porté ses pas ?

NÉOPTOLÈME.

Je ne doute pas que le besoin de nourriture ne l’ait conduit par ce sentier dans quelque endroit voisin. Car telle est, dit-on, sa triste vie, c’est en perçant les bêtes farouches de ses flèches ailées, que le malheureux soutient sa malheureuse existence, et personne n’apporte aucun remède à ses maux.

LE CHŒUR.

(Strophe 2.) Pour moi, j’ai pitié de sa misère, en le voyant sans un mortel qui prenne soin de lui, et dont il puisse rencontrer les regards[626] ; l’infortuné, toujours seul, est en proie à un mal terrible, sans moyens de pourvoir au moindre besoin qui se fait sentir. Comment donc le malheureux résiste-t-il à sa détresse ? O industrie de l’homme[627] ! malheureuse race des mortels, pour qui la vie a des maux sans mesure !

(Antistrophe 2.) Lui, qui ne le cède peut-être à aucune des plus antiques familles, privé de tout dans la vie, languit seul, loin des hommes, parmi les bêtes sauvages[628], triste objet de pitié, en proie à la fois aux souffrances et à la faim, et livré à des soucis incurables, et la voix infatigable de l’écho répète au loin ses plaintes amères[629].

NÉOPTOLÈME.

Sa misère n’a rien qui me surprenne ; car, si je ne me trompe, c’est une volonté divine, c’est l’implacable Chrysa[630] qui lui envoie ces maux, et si maintenant il souffre, sans que personne prenne soin de lui, ce ne peut être sans l’intervention de quelque dieu, qui ne lui permet pas de lancer contre Troie les flèches divines et invincibles, avant que le jour marqué pour sa ruine soit venu[631].

LE CHŒUR.
(Strophe 3.) Fais silence, mon fils !
NÉOPTOLÈME.

Qu’y a-t-il ?

LE CHŒUR.

J’ai entendu comme un bruit semblable[632] à celui d’un homme qui marchait avec peine, ou de ce côté, ou de l’autre. J’entends, oui, j’entends vraiment le bruit d’un homme forcé de se traîner péniblement sur le sentier, et malgré l’éloignement, sa voix vient jusqu’à moi, douloureuse et déchirante, car ses cris deviennent plus distincts.

LE CHŒUR.

(Antistrophe 3.) Mais fais, mon fils...

NÉOPTOLÈME.

Quoi donc ?

LE CHŒUR.

Plus d’attention que jamais ; car il n’est pas loin, il est près de nous, et ce ne sont pas les sons de la syrinx[633] qu’il fait entendre, comme un berger qui paît ses troupeaux dans les champs ; mais peut-être a-t-il heurté son pied, et la douleur lui arrache ces cris, ou peut-être est-ce la vue d’un vaisseau sur ces parages inhospitaliers ; car ses cris ont quelque chose de terrible[634].



PHILOCTÈTE.

O étrangers[635] ! qui êtes-vous donc, vous qu’une rame agile amène sur ce rivage inabordable et désert[636] ? Quelle patrie, ou quelle origine pourrais-je vous donner, sans me tromper ? Car je reconnais, il est vrai, l’habit grec, qui m’est si cher ; mais c’est votre voix que je désire entendre ! Que mon aspect sauvage ne vous cause ni répulsion, ni effroi, ni surprise[637] ; mais ayez pitié d’un homme malheureux, seul, abandonné, sans secours ; parlez-moi, si toutefois vous venez en amis. Rendez-moi donc une réponse, car il n’est pas juste que je ne puisse l’obtenir de vous, ni vous de moi.

NÉOPTOLÈME.

Sache donc d’abord, étranger, que nous sommes Grecs ; car c’est là ce que tu veux apprendre.

PHILOCTÈTE.

O douce parole ! quelle joie d’entendre la voix d’un tel guerrier, après un si long temps ! Mais, ô mon fils, qui t’amène ici ? quelle nécessité ? quel dessein ? quel vent pour moi si favorable ? Dis-le moi, afin que je sache qui tu es.

NÉOPTOLÈME.

Je suis né dans Scyros[638], baignée par les flots, et j’y retourne, on m’appelle Néoptolème, fils d’Achille ; tu sais tout.

PHILOCTÈTE.

O fils d’un père qui m’est si cher, enfant d’un pays que j’aime, nourrisson du vieux Lycomède, quel motif t’amène sur cette terre, et d’où viens-tu ?

NÉOPTOLÈME.

C’est de Troie que j’arrive en ce moment.

PHILOCTÈTE.

Que dis-tu ? car assurément tu n’étais pas avec nous au début, quand notre flotte fit voile vers Troie.

NÉOPTOLÈME.
Est-ce donc que toi aussi, tu as pris part à cette expédition ?
PHILOCTÈTE.

Ah ! mon fils, tu ne connais donc pas celui qui est devant toi ?

NÉOPTOLÈME.

Comment le connaîtrais-je, puisque je ne l’ai jamais vu ?

PHILOCTÈTE.

Quoi ! ni mon nom, ni le bruit des maux qui me consument n’est venu jusqu’à toi ?

NÉOPTOLÈME.

Je ne sais rien des choses sur lesquelles tu m’interroges.

PHILOCTÈTE.

O que je suis infortuné ! objet de la haine des dieux, la renommée du triste état auquel je suis réduit, n’est pas même parvenue ni dans ma patrie, ni dans aucune contrée de la Grèce ! Cependant ceux qui m’ont rejeté d’une manière impie rient en silence, et mon mal s’accroît et grandit chaque jour. O mon enfant, digne rejeton d’Achille, je suis ce guerrier que tu as entendu nommer peut-être, comme le possesseur des flèches d’Hercule, le fils de Pœas, Philoctète, que les Atrides et le roi des Céphalléniens ont ignominieusement jeté dans cette solitude, en proie à un mal horrible, et déchiré par la morsure cruelle de la vipère homicide ; et c’est en cet état qu’ils m’abandonnèrent ici solitaire, lorsque leur flotte quitta Chrysa battue par les flots, pour aborder sur cette côte. Lorsqu’à la suite d’une navigation pénible, ils me virent endormi sur le rivage, à l’abri d’un rocher, alors pleins de joie ils m’abandonnent, et partent, en me laissant, comme à un misérable, quelques lambeaux d’étoffes et quelques chétifs aliments ; puisse la même détresse les atteindre[639] ! Et toi, mon fils, te figures-tu l’horreur de mon réveil, lorsque, après leur départ, je me relevai ? quels furent mes pleurs, mes cris de désespoir, quand je vis ces navires, qui naguère volaient sous mes ordres, tous partis, et personne auprès de moi, pour subvenir à mes besoins, ni pour soulager mes souffrances ? Vainement je portai mes regards de tous côtés dans cette île sauvage, je n’y trouvai que la désolation, et un sujet de désespoir sans fin[640], ô mon fils ! Cependant le temps marchait, les jours succédaient aux jours, et il me fallut, seul, sous cette étroite caverne, pourvoir à mes besoins. Cet arc me fournissait la nourriture nécessaire, en perçant les colombes dans leur vol ; mais l’oiseau, que ma flèche lancée par la corde avait atteint, il me fallait, malheureux, le chercher moi-même, en traînant péniblement mon pied. Et si j’avais besoin de puiser un peu d’eau pour boire, dans la froide saison, quand les frimas couvrent la terre, de briser quelques branches, j’étais réduit misérablement à me traîner en rampant ; ensuite le feu me manquait ; mais en frottant un caillou contre des cailloux, j’en fis jaillir avec peine la flamme qu’ils recèlent[641], et qui a fait jusqu’ici mon salut. Car, dans une demeure habitée, l’aide du feu fournit tout, excepté la guérison de mon mal. Maintenant, mon fils, apprends à connaître l’île que j’habite. Nul nocher n’y aborde volontairement ; car on n’y trouve ni port, ni lieu où le navigateur puisse faire un commerce lucratif, ni toit hospitalier. Aussi, nul mortel prudent n’y dirige son navire. Mais penses-tu, on peut y être jeté par un vent contraire ; car de tels accidents sont possibles dans le long cours de la vie des hommes ; ceux-là, mon fils, lorsqu’ils arrivaient, m’adressaient des paroles compatissantes, quelquefois même ils me laissaient, par pitié, un peu de nourriture et quelques habits ; mais nul ne veut, dès que j’en parle, me sauver en me rendant à ma patrie. Ainsi voilà dix ans, qu’infortuné, en proie aux douleurs et à la faim, je nourris une plaie qui me dévore. Tels sont, ô mon fils, les maux que m’ont faits les Atrides et Ulysse ; puissent les dieux de l’Olympe leur faire payer à leur tour le prix de mes souffrances[642] !

LE CHŒUR.

Moi aussi, fils de Pœas, je n’aurai pas pour toi moins de pitié que les étrangers qui t’ont visité avant moi.

NÉOPTOLÈME.

Moi-même, je puis rendre témoignage à la vérité de tes plaintes, moi qui éprouvai aussi la méchanceté des Atrides et la violence d’Ulysse.

PHILOCTÈTE.

Aurais-tu donc aussi quelque grief et quelque juste ressentiment contre ces infâmes Atrides ?

NÉOPTOLÈME.

Puissé-je assouvir un jour ma vengeance[643] ! puissé-je apprendre à Mycènes et à Sparte[644] que Scyros produit aussi des hommes vaillants !

PHILOCTÈTE.
Bien, mon fils ; mais quelle offense a excité contre eux le ressentiment si terrible que tu apportes ici ?
NÉOPTOLÈME.

Je te le dirai, fils de Pœas ; mais je puis à peine redire l’outrage que j’ai reçu d’eux, à mon arrivée devant Troie. Car après que la Parque eut tranché les jours d’Achille...

PHILOCTÈTE.

Ciel ! ne dis pas un mot de plus, avant que je sache si vraiment le fils de Pelée est mort ?

NÉOPTOLÈME.

Il est mort, non de la main d’un mortel, mais de celle d’un dieu ; Phœbus, dit-on, l’a percé de ses traits[645].

PHILOCTÈTE.

Noble fut le vainqueur, noble fut la victime ! Mais je ne sais, mon fils, si je dois d’abord m’informer de tes infortunes, ou pleurer sur les siennes.

NÉOPTOLÈME.

Tu as, je crois, assez de tes propres douleurs, infortuné, sans pleurer encore sur celles d’ autrui !

PHILOCTÈTE.

Il est vrai ; reprends donc de nouveau le récit de l’outrage qu’ils t’ont fait.

NÉOPTOLÈME.

Le divin Ulysse et celui[646] qui avait élevé mon père vinrent me chercher sur un navire peint de diverses couleurs, disant, était-ce vrai ou faux, je l’ignore, que, depuis la mort de mon père, le Destin ne permettait pas à un autre qu’à moi de prendre la citadelle de Troie. Tel était leur langage, ô étranger, et je ne mis pas de longs délais à m’embarquer, surtout pressé du désir de voir mon père, au moins avant qu’il fût enfermé dans la tombe, car je ne l’avais jamais vu : cependant un noble motif m’animait encore, l’espoir de prendre la citadelle de Troie, si je m’y rendais. Dès le second jour de ma traversée, porté par un vent favorable, j’abordai au triste promontoire de Sigée[647]. À peine descendu sur le rivage, toute l’armée m’entoure et me salue, chacun jure qu’il revoit Achille, mais, hélas ! il n’était plus. Et moi, malheureux, après l’avoir pleuré, j’allai bientôt vers les Atrides, que je devais croire mes amis ; je réclamai les armes de mon père et tout son héritage. Mais ils me firent, ah ! grands dieux ! cette odieuse réponse : « Rejeton d’Achille, tout ce qui appartenait à ton père, tu peux le prendre ; mais pour ses armes, un autre les possède déjà, c’est le fils de Laërte. » Je ne pus retenir mes larmes, et soudain me levant, plein de colère et d’indignation, je m’écriai : « Misérables ! avez-vous osé, sans mon aveu, disposer de mes armes, avant de me consulter ? » Ulysse était présent ; il me répondit : « Oui, jeune homme, ils me les ont données, et justement ; car c’est moi qui les sauvai avec le corps de ton père[648]. » Et moi, transporté de fureur, je l’accablai[649] de toute espèce de malédictions, et ne lui épargnai aucun outrage, s’il me ravissait mes armes. Mais lui, poussé à ce point, et piqué par mes paroles, quoiqu’il sache maîtriser sa colère, repartit : « Tu n’étais pas où nous étions, mais tu étais où tu ne devais pas être, et ces armes que tu réclames d’un ton hautain, jamais tu ne les emporteras à Scyros. » Après avoir subi un si sanglant outrage, dépouillé de ce qui m’appartient par Ulysse, le plus pervers des hommes[650], je retourne dans ma patrie. Toutefois, j’accuse moins Ulysse que les Atrides[651]. Car une ville, comme une armée entière, dépend de ceux qui la gouvernent ; et ceux des mortels qui font le mal deviennent criminels par les leçons de leurs maîtres. J’ai tout dit : que celui qui hait les Atrides soit l’ami des dieux et le mien !

LE CHŒUR.

(Strophe[652].) Toi qui te plais sur les montagnes, Terre[653] qui nourris tous les êtres, mère de Jupiter, qui habites les rives du Pactole au sable d’or, là aussi je t’invoquai, ô mère vénérable, quand les Atrides firent au fils d’Achille un sanglant affront, en le dépouillant des armes de son père, honneur suprême donné au fils de Laërte ; ô déesse assise sur un char traîné par des lions qui tuent les taureaux !

PHILOCTÈTE.

Étrangers, à vos malheurs, je vous reconnais pour mes hôtes[654], et dans votre récit, si bien d’accord avec mes sentiments, je reconnais les œuvres des Atrides et d’Ulysse. Car, je le sais, sa langue est un instrument de fraude et de scélératesse, dont il ne peut tirer, en définitive, rien que d’injuste. Du reste, aucun de ces faits ne

me surprend ; mais je m’étonne que le plus grand des Ajax[655], en les voyant, les ait supportés.
NÉOPTOLÈME.

Il ne vivait plus, ô étranger ; car jamais, de son vivant, je n’eusse été dépouillé de mes armes.

PHILOCTÈTE.

Qu’as-tu dit ? est-ce que, lui aussi, il est mort ?

NÉOPTOLÈME.

Sache qu’il ne voit plus le jour.

PHILOCTÈTE.

Ah ! malheur à moi ! Mais ni le fils de Tydée, Diomède, ni le fils impur[656] de Laërte, il n’y a pas à craindre qu’ils soient morts, eux qui n’étaient pas dignes de vivre !

NÉOPTOLÈME.

Non certes, sache-le bien ; mais ils sont aujourd’hui très-florissants dans l’armée des Grecs.


PHILOCTÈTE.

Et mon vieil et brave ami, Nestor de Pylos, existe-t-il encore ? Lui du moins entravait leurs desseins pervers par ses sages conseils.

NÉOPTOLÈME.

Il vit aujourd’hui dans l’affliction, depuis qu’Antilochos[657], son fils, qui était devant Troie, est mort.

PHILOCTÈTE.

Hélas ! tu m’annonces la perte également douloureuse des deux hommes dont j’aurais le moins voulu apprendre la mort. Hélas ! hélas ! quelle justice donc attendre des dieux[658], lorsque de tels héros périssent, et qu’Ulysse vit encore, là même où il aurait dû mourir à leur place ?

NÉOPTOLÈME.

C’est un adroit lutteur ; mais souvent, Philoctète, les plus habiles tombent à leur tour.

PHILOCTÈTE.

Mais dis-moi, au nom des dieux, où était donc alors Patrocle, si chéri de ton père ?

NÉOPTOLÈME.

Lui aussi, il était mort ; mais en quelques mots je t’expliquerai tout : la guerre moissonne à regret les lâches, mais elle n’épargne jamais les braves.

PHILOCTÈTE.

Je joins mon témoignage au tien, et même à ce propos, je t’interrogerai sur un indigne personnage, doué pourtant de quelque talent de parole, que fait-il à présent ?

NÉOPTOLÈME.

De qui veux-tu parler, si ce n’est d’Ulysse ?

PHILOCTÈTE.

Ce n’est pas de lui que je parle, mais il y avait un certain Thersite, qui se plaisait à répéter ce que personne ne voulait entendre. Sais-tu s’il vit encore ?

NÉOPTOLÈME.

Je ne l’ai pas vu lui-même ; mais j’ai su qu’il vivait encore[659].

PHILOCTÈTE.

Cela devait être ; car jamais le méchant ne meurt[660] ; mais les dieux l’entourent de leur protection ; tout ce qu’il y a de scélérat et de rompu au mal[661], ils se plaisent à le tirer des enfers, pour y précipiter la probité et la vertu. Que faut-il penser de ces faits ? à quel titre les vanter, lorsque, en voulant louer les dieux, je les trouve si injustes[662] ?

NÉOPTOLÈME.

Pour moi, Philoctète[663], désormais regardant de loin Ilion et les Atrides, je me préserverai de leur contact ; là où le pervers prévaut sur l’homme de bien, quand l’homme de cœur succombe et que le lâche l’emporte, je ne saurais jamais aimer de tels hommes. Désormais, Scyros avec ses rochers me suffira, et je vivrai content dans mon palais. Maintenant je retourne à mon vaisseau. Et toi, fils de Pœas, adieu, sois aussi heureux que possible, et que les dieux te délivrent de ton mal, comme tu le désires toi-même. Pour nous, quittons ces lieux, pour qu’à l’instant où les dieux nous donneront un vent favorable, nous puissions mettre à la voile.

PHILOCTÈTE.

Quoi ! mon fils, déjà vous partez !

NÉOPTOLÈME.

Oui ; le moment de mettre à la voile est plus facile à saisir de près que de loin.

PHILOCTÈTE.

Par ton père, par ta mère, ô mon fils ! par tout ce que tu as de plus cher dans ta famille, je te conjure en suppliant, ne me laisse pas ainsi seul, abandonné, en proie aux maux que tu vois, et dont tu as entendu le récit ; prends-moi comme surcroît[664]. Je n’ignore pas combien ce fardeau te sera à charge ; cependant supporte-le ; oui, les âmes généreuses détestent les bassesses et mettent leur gloire dans ce qui est honnête. Pour toi, si tu t’y refuses, ce sera un reproche honteux, mais si tu l’accordes, ô mon fils, quelle gloire te récompensera, si j’arrive vivant sur la terre de l’Œta ! Va, la peine ne sera pas d’un jour entier. Ose-le, jette-moi où tu voudras, à la proue, à la poupe, dans la sentine même, partout où je serai le moins gênant pour tes compagnons. Consens, mon fils, au nom de Jupiter lui-même, protecteur des suppliants, laisse-toi fléchir ; je tombe à tes genoux, tout infirme, tout boiteux que je suis, malheureux ! Ne m’abandonne pas dans un désert où il n’y a nul vestige d’hommes ; mais sauve-moi, emmène-moi dans ta patrie, ou sur les rivages de l’Eubée, où règne Chalcodon[665] ; de là le trajet ne sera pas long jusqu’au mont Œta[666], jusqu’aux hauteurs de Trachine, et aux bords du Sperchios, aux belles eaux, et rends- moi à mon père chéri ; hélas ! depuis longtemps je crains bien de l’avoir perdu ! Car bien souvent, par ceux qui abordaient ici, je lui adressai des prières suppliantes de venir lui-même sur un vaisseau me sauver et me rendre à ma patrie. Mais ou il est mort, ou bien ceux qui s’étaient chargés de mon message s’inquiétaient peu, comme il est naturel, je pense, de ce qui me concernait, pour hâter leur retour dans leur patrie. Aujourd’hui, j’ai recours à toi ; sois à la fois mon messager et mon conducteur ; sauve-moi, aie pitié de moi ; songe combien la vie des mortels est redoutable, pleine de dangers, de chances heureuses et malheureuses. L’homme exempt des maux de la vie doit prévoir les revers ; c’est au sein de la prospérité, c’est, alors surtout qu’il faut veiller sur elle, de peur qu’elle ne s’évanouisse à l’improviste.

LE CHŒUR.

(Antistrophe[667].) O roi ! aie pitié de son sort ; il t’a dit ses longues et cruelles infortunes ; daignent les dieux en préserver ceux que j’aime ! Mais, ô roi, si tu hais les cruels Atrides, pour moi, faisant tourner leurs injustices au profit de ce malheureux, je le conduirai où il brûle de retourner[668], dans sa patrie, sur notre vaisseau rapide et bien équipé, évitant ainsi la vengeance des dieux.

NÉOPTOLÈME.

Songe qu’en ce moment tu montres de la complaisance ; mais quand le contact de sa maladie t’aura rempli de dégoût, crains de n’être plus le même, et de démentir ce langage.

LE CHŒUR.

O non ! il n’est pas possible que jamais tu sois en droit de m’adresser ce reproche.

NÉOPTOLÈME.

Je rougis vraiment de paraître moins empressé que toi de secourir un hôte, dans cette occasion pressante. Embarquons-nous donc si tu le veux ; mais qu’il se hâte, et notre vaisseau l’emmènera, je ne m’y refuse pas. Puissent seulement les dieux nous faire quitter heureusement ce rivage, et nous conduire au terme que nous voulons atteindre !

PHILOCTÈTE.

O heureux jour ! Bienfaisant Néoptolème, et vous, compagnons chéris, comment pourrai-je prouver par des faits la reconnaissance que je vous ai vouée ? Partons, mon fils, après avoir dit un dernier adieu à cette triste demeure[669], pour que tu saches de quoi j’ai vécu, et ce qu’il m’a fallu de courage. Nul autre que moi, je pense, n’aurait pu même en supporter la vue ; mais la nécessité m’a appris à aimer jusqu’à mon malheur.

LE CHŒUR.

Arrêtez, sachons de quoi il s’agit : car voici deux hommes qui s’avancent, l’un étranger, l’autre matelot de ton navire ; écoutez ce qu’ils ont à dire, vous entrerez ensuite dans la grotte.



UN MARCHAND[670].

Fils d’Achille, j’ai prié cet homme, qui gardait ton vaisseau avec deux de ses compagnons, de me dire où tu pouvais te trouver, puisque je t’ai rencontré sans m’y attendre, car le hasard seul m’a amené sur la même côte. En effet, revenant de Troie, comme armateur, avec ma petite cargaison, vers ma patrie, l’île de Péparèthe[671], riche en vignobles, quand j’appris que tous ces matelots faisaient partie de ton équipage, j’ai cru devoir ne pas mettre à la voile, sans rien dire, avant de t’avoir parlé, et obtenu le prix du service que je puis te rendre. Tu ne sais rien apparemment des projets que les Grecs ont formés sur toi ; mais déjà ce ne sont plus de simples projets, ce sont des actes qui s’accomplissent, et dont l’effet se verra bientôt.

NÉOPTOLÈME.

Étranger, si la nature ne m’a pas fait ingrat, le service que m’a rendu ta sollicitude pour moi t’assure à jamais de ma reconnaissance ; mais explique ce que tu disais, que je sache quels nouveaux desseins des Grecs tu as appris.

LE MARCHAND.

Le vieux Phénix et les fils de Thésée[672] sont partis à ta poursuite sur un navire[673].

NÉOPTOLÈME.

Est-ce par la violence ou par la persuasion qu’ils veulent me ramener ?

LE MARCHAND.

Je l’ignore ; je te rapporte seulement ce que j’ai ouï dire.

NÉOPTOLÈME.

Est-ce donc que Phénix et ses compagnons montrent tant d’ardeur pour la cause des Atrides ?

LE MARCHAND.

Ce qu’il y a de certain, c’est que la chose est faite, et n’est plus à faire.

NÉOPTOLÈME.

Comment donc Ulysse ne s’est-il pas trouvé lui-même prêt à partir pour cette mission ? Est-ce la crainte qui l’a retenu ?

LE MARCHAND.
Mais Ulysse et le fils de Tydée allaient à la recherche d’un autre guerrier, quand je quittai le port.
NÉOPTOLÈME.

Et, quel pouvait être celui qu’Ulysse allait chercher lui-même ?

LE MARCHAND.

C’était.... Mais dis-moi d’abord quel est cet homme, et ta réponse, ne la fais qu’à voix basse.

NÉOPTOLÈME.

C’est l’illustre Philoctète que tu vois, étranger.

LE MARCHAND.

Ne me fais plus d’autres questions, mais embarque-toi au plus vite, et hâte-toi de fuir[674] loin de ces bords.

PHILOCTÈTE.

Que dit-il, mon fils ? Qu’a donc ce marin à trafiquer[675] de moi dans l’ombre, en paroles échangées avec toi ?

NÉOPTOLÈME.

Je ne sais pas encore ce qu’il veut m’apprendre, mais ce qu’il dira il faut qu’il le dise à la clarté du jour, à toi, à moi, et à ceux-ci.

LE MARCHAND.

O fils d’Achille, ne me compromets pas auprès de l’armée, comme un homme qui révèle ce qu’il faut taire ; ils me récompensent trop bien des faibles services que peut leur rendre un homme pauvre comme moi.

NÉOPTOLÈME.

Pour moi, je suis l’ennemi des Atrides, et cet homme a toute mon amitié, parce qu’il les déteste. Si donc tu es venu en ami, il faut que tu ne nous caches rien de ce

que tu as entendu dire.
LE MARCHAND.

Vois ce que tu fais.

NÉOPTOLÈME.

C’est tout vu depuis longtemps.

LE MARCHAND.

Je t’en rendrai responsable.

NÉOPTOLÈME.

Soit ; mais parle.

LE MARCHAND.

Je parlerai : sache donc que ces deux guerriers que j’ai nommés, Diomède et Ulysse, sont partis, après avoir fait serment de ramener Philoctète, ou par la parole et la persuasion, ou en ayant recours à la force. Tous les Grecs ont entendu Ulysse s’en vanter hautement ; car il montrait plus que l’autre la confiance de réussir.

NÉOPTOLÈME.

Comment donc les Atrides, après tant d’années, ont-ils pris un si vif intérêt à un homme qu’ils avaient si longtemps abandonné ? Quel regret est entré dans leur cœur ? ou bien craignent-ils la puissance céleste et la vengeance des dieux qui punissent le crime ?

LE MARCHAND.

Je t’apprendrai tout ce qui se passe, car peut-être la nouvelle n’est-elle pas venue à toi ? Il y avait à Troie un devin, fils de Priam, nommé Hélénos ; ce fourbe, de noble race, Ulysse, digne des noms les plus odieux et les plus outrageants, sortit seul du camp pendant la nuit, l’emmena prisonnier, et fit voir à tous les Grecs cette riche proie ; entre autres oracles, Hélénos dit aux Grecs qu’ils ne renverseraient jamais les tours de Troie, s’ils ne parvenaient par la persuasion à tirer Philoctète de cette île qu’il habite. Le fils de Laërte, dès qu’il entendit ces paroles, promit aussitôt de ramener Philoctète parmi les Grecs ; il espérait l’amener de son consentement, ou triompher de sa résistance ; et il offrait sa tête à qui veut la prendre, s’il ne réussit pas. Maintenant tu sais tout, mon fils ; je t’engage à partir en toute hâte, toi et ceux qui peuvent t’intéresser.

PHILOCTÈTE.

Hélas ! infortuné ! cet Ulysse, cet être tout malfaisant[676], il a juré de me ramener au camp des Grecs, et par persuasion. Me persuader ! il me persuaderait tout aussi bien de revenir des enfers à la lumière du jour, comme autrefois son père[677].

LE MARCHAND.

Je ne sais ce que tu veux dire ; mais je retourne à mon vaisseau : que Dieu vous accorde ses plus grandes faveurs !

(Il sort.)



PHILOCTÈTE.

O mon fils ! qui ne s’indignerait que le fils de Laërte ait osé espérer pouvoir un jour, par de douces paroles, me ramener sur son navire au milieu des Grecs ? Non, non ; j’écouterais plutôt l’odieuse vipère qui m’a rendu ainsi boiteux. Mais il n’est rien qu’il ne dise, rien qu’il n’ose. Et maintenant, j’en suis certain, il viendra. Partons donc, mon fils, et qu’une vaste mer nous sépare du vaisseau d’Ulysse. Partons ; car se hâter à propos permet de trouver un repos sans trouble, après la fatigue.

NÉOPTOLÈME.

Eh bien ! quand le vent, qui maintenant souffle de la proue, sera tombé, nous mettrons à la voile ; car maintenant il est contraire.

PHILOCTÈTE.
La navigation est toujours heureuse, quand on fuit le malheur.
NÉOPTOLÈME.

Je le sais, mais les mêmes vents sont aussi contraires à Ulysse.

PHILOCTÈTE.

Il n’y a pas de vents contraires pour les pirates, quand il s’agit d’exercer leurs rapines et leurs brigandages.

NÉOPTOLÈME.

Eh bien ! s’il te plaît ainsi, partons, et prends d’abord dans ta grotte les objets qui te sont le plus nécessaires ou agréables.

PHILOCTÈTE.

En effet, il en est dont je ne puis me passer, quoiqu’ils ne soient pas abondants.

NÉOPTOLÈME.

Qu’y a-t-il que tu ne puisses trouver sur mon vaisseau ?

PHILOCTÈTE.

J’ai là une certaine plante propre à assoupir ma plaie, au point de calmer mes douleurs.

NÉOPTOLÈME.

Emporte-la donc. Est-il encore quelque autre chose que tu désires prendre ?

PHILOCTÈTE.

Je vais voir si je n’aurais pas laissé échapper par mégarde quelqu’une de ces flèches, pour éviter qu’on ne s’en empare.

NÉOPTOLÈME.

Est-ce donc là cet arc, celui que tu tiens, célèbre à présent ?

PHILOCTÈTE.

Oui, c’est bien celui que tu vois entre mes mains.

NÉOPTOLÈME.
M’est-il permis de le contempler de près ? puis-je toucher et baiser ces armes d’un dieu[678] ?
PHILOCTÈTE.

Oui, à toi, mon fils, et cet arc, et tout ce qui m’appartient, quelle que soit la chose qui te plaise !

NÉOPTOLÈME.

Oui, j’en ai le désir, mais le désir a ses bornes ; satisfais-le, si tu le crois permis ; sinon, n’en tiens nul compte.

PHILOCTÈTE.

Tes paroles sont pieuses, mon fils, et tes souhaits sont légitimes ; c’est à toi seul que je dois de contempler aujourd’hui la lumière du soleil, la terre de l’Œta, mon vieux père, mes amis ; j’étais abattu sous mes ennemis, et tu m’as relevé. Prends courage ; il te sera permis de toucher ces armes, de les manier, de les rendre à celui qui te les donne, et tu peux te vanter d’être le seul des mortels qui, par ta vertu, aies mérité de les toucher. Moi-même, c’est pour le prix d’un service que j’en devins possesseur. Je n’ai nul regret à ce que tu les touches, toi en qui j’ai trouvé un ami ; celui qui sait reconnaître les bienfaits est un ami plus précieux que tous les biens[679].

NÉOPTOLÈME.

Entre dans ta grotte.

PHILOCTÈTE.

Toi aussi, tu m’y suivras, car la violence de mon mal exige ton secours.



LE CHŒUR.

(Strophe 1.) Je sais par la voix publique, mais sans l’avoir vu de mes yeux, que pour s’être approché de la couche de Jupiter, Ixion fut attaché par le fils tout-puissant, de Saturne à une roue qui tourne sans cesse[680] ; mais jamais je n’ai entendu citer de mortel plus maltraité par la destinée que Philoctète, qui, pur de violence et de fraude, mais juste entre tous les justes, est victime d’un sort si peu mérité ; j’admire comment il a pu, seul, et n’entendant que le fracas des vagues qui se brisaient contre les rochers[681], supporter une vie si lamentable :

(Antistrophe 1.) Ce malheureux, qui ne peut marcher, forcé de trouver en lui seul toutes les ressources[682], n’avait pas même un voisin ami qui connût ses souffrances, dans le sein duquel il pût épancher les plaintes répétées par les échos, que lui arrache une plaie dévorante, ou qui, ramassant des plantes calmantes sur la terre nourricière, assoupît par leurs sucs bienfaisants les ardeurs de l’ulcère sanglant ; et quand ses douleurs atroces[683] venaient à se calmer, il se traînait çà et là, comme un enfant séparé de sa nourrice chérie, cherchant un appui pour affermir ses pas chancelants.

(Strophe 2.) La terre sacrée ne lui fournit pas ses graines nourricières, ni les autres aliments qu’a trouvés l’industrie des humains[684] ; il n’a pour se nourrir que les oiseaux que ses flèches ailées peuvent atteindre. Âme infortunée, que depuis dix ans la liqueur de Bacchus n’a pas réjouie ; mais il n’avait pour apaiser sa soif qu’une eau croupissante, où il pouvait en découvrir, et toujours il s’y traînait péniblement.

(Antistrophe 2.) Enfin il a trouvé le fils d’un héros, et il va sortir heureux et plein de gloire de cet état de misère ; ce jeune guerrier, après un si long temps, le ramène sur sa nef rapide dans sa patrie, au séjour des nymphes de Malie, et aux bords du fleuve Sperchios, d’où le belliqueux Hercule, brillant d’une flamme divine[685] , s’éleva par-dessus les sommets de l’Œta jusqu’à l’assemblée des dieux.

(Néoptoléme et Philoctète sortent de la grotte.)



NÉOPTOLÈME.

Avance si tu veux[686]... Mais d’où vient que tu gardes le silence sans aucun motif, et que tu restes ainsi frappé de stupeur ?

PHILOCTÈTE.

Ah ! hélas !

NÉOPTOLÈME.

Qu’as-tu ?

PHILOCTÈTE.

Rien qui doive t’alarmer ; mais va, mon fils.

NÉOPTOLÈME.

Est-ce un accès de ton mal qui te prend ?

PHILOCTÈTE.

Non vraiment, mais il me semble déjà qu’il se calme[687]. Ah ! grands dieux !

NÉOPTOLÈME.

Pourquoi invoques-tu ainsi les dieux en gémissant ?

PHILOCTÈTE.

Je les prie de nous sauver et de nous être propices. Ah ! hélas !

NÉOPTOLÈME.

Qu’as-tu donc ? ne parleras-tu pas ? pourquoi garder ainsi le silence ? tu parais en proie à quelque souffrance.

PHILOCTÈTE.

Ah ! mon fils, je suis perdu, je ne pourrai vous cacher mon mal. O douleur ! il pénètre dans mes entrailles ; je le sens. Ah ! malheureux ! je me meurs ; il me dévore[688]. Hélas ! hélas ! mon fils, au nom des dieux ! si tu as un glaive sous la main, tranche au plus vite, coupe ce pied, n’épargne point ma vie. Je t’en prie, ô mon fils !

NÉOPTOLÈME.

Quel est cet accident si subit qui t’arrache de tels cris et de tels gémissements sur ton sort ?

PHILOCTÈTE.

Tu sais, mon fils !

NÉOPTOLÈME.

Quoi donc ?

PHILOCTÈTE.

Tu sais !…

NÉOPTOLÈME.

Qu’as-tu ?

PHILOCTÈTE.

Je ne sais

NÉOPTOLÈME.

Comment, tu ne sais ?

PHILOCTÈTE.

Hélas ! hélas !

NÉOPTOLÈME.

Certes, ton mal s’est aggravé d’une manière terrible !

PHILOCTÈTE.

Oui, terrible ! plus que je ne puis te dire ! Mais aie pitié de moi.

NÉOPTOLÈME.

Que dois-je donc faire ?

PHILOCTÈTE.

Ne me trahis pas, par effroi de mon mal, car il ne revient qu’à longs intervalles et par accès irréguliers, avec

la même violence que dès qu’il s’est assouvi.
NÉOPTOLÈME.

O infortuné que tu es ! hélas ! infortune que tous les maux révèlent à la fois ! Veux-tu que je te soutienne, veux-tu le secours de mon bras ?

PHILOCTÈTE.

Non certes, n’en fais rien ; mais prends cet arc que tu me demandais tout à l’heure ; garde-le, conserve-le moi, jusqu’à ce que cet accès de mon mal soit calmé ; car un sommeil profond me saisit, dès qu’il touche à sa fin, et jusque-là je ne puis obtenir de relâche, il faut me laisser dormir tranquille. Mais si pendant ce temps mes ennemis surviennent, je t’en conjure, au nom des dieux, ne leur livre point ces armes, ni de gré ni de force, et ne te laisse abuser par aucune de leurs ruses, si tu ne veux te faire périr toi-même, en même temps que moi, qui suis ton suppliant.

NÉOPTOLÈME.

Repose-toi sur ma vigilance ; nul autre que toi et moi n’y touchera ; confie-les moi donc avec confiance.

PHILOCTÈTE.

Tiens, les voici, mon fils ; mais conjure l’Envie, de peur qu’elles ne deviennent pour toi une source de maux, aussi funestes qu’elles l’ont été pour moi et pour leur premier maître.

NÉOPTOLÈME.

O dieux, puisse ce vœu s’accomplir ! Puisse une navigation heureuse et rapide, avec la protection divine, nous conduire au terme de notre expédition !

PHILOCTÈTE.

Mais je crains bien, mon fils, que tes vœux ne s’accomplissent pas ; car voici que des flots d’un sang noir recommencent à couler de ma plaie, et je m’attends à quelque nouvelle attaque. Ah ! hélas ! plaie cruelle, que tu vas me faire souffrir ! Ah ! le mal s’avance, il s’approche ! Hélas ! malheureux que je suis ! vous voyez tout ; ah ! pourtant, ne me fuyez pas ! roi d’Ithaque[689], puisse une pareille souffrance s’attacher à ta poitrine et la traverser ! Ah ! dieux ! dieux ! Ah ! vous deux, chefs de notre armée ! Agamemnon, Ménélas, que n’endurez-vous, au lieu de moi, ce supplice aussi longtemps ! Ah ! malheur à moi ! O mort, mort que j’invoque tous les jours, ne peux-tu donc venir ? O fils généreux, viens à mon aide, jette-moi dans les flammes de Lemnos[690], par moi tant de fois invoqués ! Moi-même, pour un service pareil rendu au fils de Jupiter, j’obtins ces armes que je te confie maintenant. Que dis-tu ? pourquoi ce silence ? où es-tu donc, mon fils ?

NÉOPTOLÈME.

Je souffre moi-même, et je gémissais sur les maux qui t’accablent.

PHILOCTÈTE.
Mais, mon fils, prends courage ; car si le mal vient vite, il s’en va aussi promptement. Mais, je t’en conjure, ne m’abandonne pas.
NÉOPTOLÈME.

Rassure-toi ; nous resterons.

PHILOCTÈTE.

Vraiment, tu resteras ?

NÉOPTOLÈME.

N’en doute pas.

PHILOCTÈTE.

Je ne crois pas devoir te lier, mon fils, par un serment[691].

NÉOPTOLÈME.

Aussi bien ne m’est-il pas loisible de partir sans toi[692].

PHILOCTÈTE.

Donne-moi ta main pour gage de ta foi.

NÉOPTOLÈME.

Je te la donne que je resterai.

PHILOCTÈTE.

Là-bas maintenant, là-bas....

NÉOPTOLÈME.

Où dis-tu ?

PHILOCTÈTE.

Là haut....

NÉOPTOLÈME.

Ta raison s’égare encore ? Pourquoi ces regards levés vers le ciel ?

PHILOCTÈTE.

Laisse-moi, laisse-moi aller...

NÉOPTOLÈME.

Où te laisser aller ?

PHILOCTÈTE.
Mène-moi[693]...
NÉOPTOLÈME.

Non, certes, je ne te laisserai pas.

PHILOCTÈTE.

Je meurs si tu me touches.

NÉOPTOLÈME.

Eh bien ! je te laisse, si tu es plus maître de tes sens.

PHILOCTÈTE.

O terre, reçois un mourant[694] ! car ce mal ne me permet plus de me relever.

NÉOPTOLÈME.

Le sommeil, je crois, va bientôt s’emparer de lui, voyez, sa tête se renverse, une sueur abondante coule de tout son corps, sa plaie s’ouvre, et un sang noir s’en échappe[695]. Mais laissons-le tranquille, mes amis, pour qu’il s’endorme paisiblement.



LE CHŒUR.

(Strophe.) Sommeil, toi qui ne connais ni la douleur ni les chagrins, étends sur nous ta douce influence, toi qui répands tant de charme sur la vie ! et épaissis sur ses yeux les ténèbres[696] qui y sont déjà ; viens, ô sommeil qui guéris tous les maux ! Mais toi, mon fils, songe au parti que tu dois prendre, faut- il rester ? faut-il partir ? Considère aussi les soins auxquels j’aurai moi-même à veiller par la suite. Vois-tu ? qu’attendons-nous pour agir ?

L’occasion, qui décide de tout, donne la puissance à qui sait la saisir.
NÉOPTOLÈME.

Il est vrai, il n’entend plus. Mais je vois que la possession de ces flèches, devenues notre proie, est inutile, si nous mettons à la voile sans lui ? Car c’est à lui qu’est réservée la victoire, c’est lui que les dieux nous ordonnent d’emmener à Troie. Se vanter d’un succès incomplet, obtenu par le mensonge, est une honte et un opprobre.

LE CHŒUR.

(Antistrophe.) Quant à ceci, mon fils, les dieux y pourvoiront ; mais si tu as encore quelque réponse à me faire, parle bas, mon fils, parle à voix basse ; car le sommeil d’un malade est léger et ses yeux s’ouvrent bientôt[697]. Examine donc mûrement et en toi-même ce que tu veux faire ; si ton intention s’accorde avec ses vœux (tu sais de qui je parle[698]), ce parti offre des embarras inextricables même aux plus habiles.

(Épode.) Le vent se lève, mon fils, le vent est favorable ; cet homme, les yeux fermés, sans défense, est gisant comme dans les ténèbres de la nuit, son sommeil profond nous est favorable ; sans pouvoir faire usage de ses mains ni de ses pieds, il a toute l’apparence d’un mort plongé dans les enfers. Vois si ce que tu dis est à propos ; mais ce qui est clair à mon bon sens, c’est qu’une entreprise sans péril est de beaucoup la meilleure.

NÉOPTOLÈME.

Je t’engage à faire silence, et à ne pas perdre ta présence d’esprit, car il ouvre les yeux et lève la tête.

PHILOCTÈTE.

O clarté qui succède au sommeil ! hôtes qui veillez sur moi, et que je n’espérais pas revoir ! Car jamais, mon fils, je ne t’aurais jamais cru assez de pitié et de courage pour rester ici à supporter mes maux, m’assister et me secourir. Les Atrides n’ont pas eu tant de constance à tolérer mes douleurs, ces vaillants généraux ! Mais toi, mon fils, noble de cœur et issu de noble race, tu as compté pour rien toutes ces peines que je t’ai causées, sans être rebuté ni par mes cris, ni par l’infection de ma plaie. Et maintenant que le mal semble m’oublier et me laisse quelque relâche, soulève-moi toi-même, et place-moi debout, mon fils, pour qu’une fois soulagé de ma fatigue, nous puissions nous rendre au vaisseau, et nous embarquer sans retard.

NÉOPTOLÈME.

Oui, je me réjouis de te voir, contre notre attente, délivré de tes souffrances et revenu à la vie ; car dans la crise d’où tu sors, les symptômes que tu présentais étaient ceux d’un homme qui n’existe plus. Mais à présent lève-toi toi-même, ou, si tu le préfères, ces hommes te porteront ; car ils n’hésiteront pas devant cette peine, dès que toi et moi nous avons jugé bon qu’ils le fassent.

PHILOCTÈTE.

O mon fils, je te rends grâces ; soulève-moi seulement, comme tu en as l’intention, et laisse aller ces hommes ; je ne veux pas les incommoder par la mauvaise odeur, avant le moment obligé, car ma société ne leur sera que trop à charge sur le vaisseau.

NÉOPTOLÈME.

Soit ; lève-toi donc, et toi-même appuie-toi sur moi.

PHILOCTÈTE.

Ne crains rien ; la longue habitude m’aidera à me relever.

NÉOPTOLÈME.

Hélas ! que ferai-je donc, à partir de ce moment ?

PHILOCTÈTE.
Qu’y a-t-il, mon fils ? où laisses-tu donc errer tes paroles ?
NÉOPTOLÈME.

Je ne sais, dans mon embarras, quel tour donner à ce que j’ai à dire.

PHILOCTÈTE.

Toi, dans l’embarras ? ne parle pas ainsi, mon fils !

NÉOPTOLÈME.

Et pourtant c’est précisément la situation pénible où je me trouve.

PHILOCTÈTE.

Ce n’est pas sans doute ma f$acheuse maladie qui t’a dissuadé de m’emmener désormais sur ton navire ?

NÉOPTOLÈME.

Tout est fâcheux à celui qui dément son naturel, pour faire une action indigne de son caractère.

PHILOCTÈTE.

Mais tu ne fais ni ne dis rien d’indigne de ton père, en venant au secours d’un homme de bien.

NÉOPTOLÈME.

Je serai déshonoré ; voilà ce qui me tourmente depuis longtemps.

PHILOCTÈTE.

Ce ne sera pas assurément pour tes actions ; mais pour tes discours, je le crains.

NÉOPTOLÈME.

Jupiter ! que faire ? Me rendrai-je coupable une seconde fois[699], et en taisant la vérité[700] et en disant d’indignes mensonges ?

PHILOCTÈTE.

Cet homme, si mon propre jugement ne m’abuse, veut me trahir, et paraît vouloir m’abandonner, en partant sans moi.

NÉOPTOLÈME.

Non, je ne t’abandonnerai pas ; mais je crains plutôt que ce voyage ne soit pour toi un sujet de douleur ; voilà ce qui me tourmente depuis longtemps.

PHILOCTÈTE.

Que dis-tu donc, mon fils ? car je ne te comprends pas.

NÉOPTOLÈME.

Je ne te cacherai rien : il faut que tu me suives devant Troie, chez les Grecs, au camp des Atrides.

PHILOCTÈTE.

Malheur à moi ! qu’as-tu dit ?

NÉOPTOLÈME.

Ne te lamente pas, avant de savoir les faits.

PHILOCTÈTE.

Savoir quoi ? Que veux-tu donc faire de moi ?

NÉOPTOLÈME.

Te guérir d’abord, et ensuite ravager avec toi les plaines de Troie.

PHILOCTÈTE.

Et voilà vraiment ce que tu prétends faire ?

NÉOPTOLÈME.

C’est une impérieuse nécessité qui nous domine ; toi, ne t’irrite pas de mes paroles.

PHILOCTÈTE.

Ah ! malheureux ! je suis perdu, je suis trahi ! Étranger, comment m’as-tu traité ? Rends-moi mes flèches à l’instant.

NÉOPTOLÈME.

Mais ce n’est pas possible ; les chefs ordonnent, le devoir et l’intérêt commun me forcent d’obéir.

PHILOCTÈTE.

Être cruel et malfaisant[701] ! lâche artisan du plus noir artifice ! Comme tu m’as traité ! comme tu m’as trompé ! Ne rougis-tu pas en me regardant, moi qui t’ai imploré, qui t’ai supplié, misérable ? En m’enlevant cet arc, tu m’as arraché la vie. Rends-le-moi, je t’en conjure, rends-le, mon fils, je t’en supplie ; au nom des dieux de la patrie, ne m’ôte pas mes moyens d’existence[702]. Ah ! malheur à moi ! Mais il ne m’adresse même plus la parole, il refuse de me le rendre, il détourne le visage. O rivages ! ô promontoires de cette ile ! ô société des bêtes farouches qui habitez ces montagnes ! ô rochers escarpés ! c’est à vous, car à quel autre m’adresserais-je ? c’est à vous, accoutumés à m’entendre, que je dénonce la trahison du fils d’Achille. Il a juré de me ramener dans ma patrie, et il me mène à Troie ! Après avoir mis sa main dans la mienne, comme gage de sa foi[703], après avoir reçu mes flèches, armes sacrées d’Hercule, fils de Jupiter, il veut les étaler aux yeux des Grecs ; il emploie la violence contre moi, comme pour triompher d’un homme plein de vigueur, et il ne sait pas qu’il tue un mort, une ombre de fumée[704], un vain fantôme. Car dans ma force du moins, il n’aurait pu me vaincre que par la ruse, puisque, même faible comme je suis, il ne l’a pu. Mais maintenant, malheureux, je suis victime de la tromperie. Que dois-je faire ? Rends-les-moi, mon fils ; à présent reviens à toi-même. Que dis-tu ?... tu gardes le silence ! Je suis perdu ! O grotte sauvage[705], je reviens à toi, privé de mes armes, sans moyen de vivre ; je me consumerai seul dans cet antre, je n’ai plus mes flèches, pour tuer les oiseaux ou les bêtes farouches ; mais ce sera moi, au contraire, qui servirai de pâture à ces bêtes sauvages dont je me nourrissais, et moi qui les chassais, je deviendrai leur proie ; elles verseront mon sang par représailles, grâce à cet homme qui semblait ignorer le mal ! Ah ! je ne te maudis pas encore, avant de savoir si tu te repentiras de ta perfidie ; mais s’il en est ainsi, puisses-tu périr d’une mort misérable !

LE CHŒUR.

Que faut-il faire ? O roi ! c’est à toi de décider si nous devons partir, ou nous rendre à ses vœux.

NÉOPTOLÈME.

Il est vrai, une pitié profonde me parle pour cet homme, et ce n’est pas la première fois, mais depuis longtemps.

PHILOCTÈTE.

Au nom des dieux, mon fils, écoute cette pitié, et ne te déshonore pas devant les hommes, en me trompant.

NÉOPTOLÈME.

Hélas ! que faire ? Plût aux dieux que je ne fusse jamais sorti de Scyros, tant cette cruelle alternative m’accable !

PHILOCTÈTE.

Non, tu n’es pas méchant, toi ; mais ce sont des méchants qui paraissent t’avoir appris à faire le mal. Maintenant laisse à d’autres la honte[706], rends-moi mes armes, et mets à la voile.

NÉOPTOLÈME.

O Grecs ! que ferons-nous ?



ULYSSE, paraissant tout à coup.

O le plus lâche des hommes, que fais-tu ? Laisse-moi ces armes, et retire-toi[707].

PHILOCTÈTE.
Dieux ! quel est cet homme ? n’est-ce pas Ulysse que j’entends ?
ULYSSE.

Oui, c’est Ulysse, c’est moi que tu vois, n’en doute pas.

PHILOCTÈTE.

Malheur à moi ! Je suis vendu[708] ! je suis mort ! le voilà donc celui qui m’a surpris et qui m’a dépouillé de mes armes !

ULYSSE.

Oui, c’est moi, sache-le bien, ce n’est point un autre, j’en fais l’aveu.

PHILOCTÈTE.

Rends-moi mes flèches, mon fils, rends-les-moi.

ULYSSE.

Il ne le fera pas, lors même qu’il le voudrait ; il faut que tu viennes avec ces armes, ou l’on t’emmènera de force.

PHILOCTÈTE.

O le plus lâche et le plus impudent des hommes ! Quoi ! ils m’enlèveront de force ?

ULYSSE.

Oui, si tu ne consens à nous suivre.

PHILOCTÈTE.

O terre de Lemnos[709] ! feu tout-puissant, œuvre de Vulcain, est-il tolérable que cet homme m’arrache violemment de votre sein ?

ULYSSE.

C’est Jupiter, sache-le bien, Jupiter, qui l’a ordonné ainsi, le maître de cette contrée, et je lui obéis.

PHILOCTÈTE.

O créature détestable ! quels mensonges tu imagines ! tu mets les dieux en avant, et tu fais les dieux menteurs.

ULYSSE.

Non, mais véridiques : il te faut donc partir pour ce voyage.

PHILOCTÈTE.
Pour moi, je déclare que non.
ULYSSE.

Je déclare que si, et il faut obéir.

PHILOCTÈTE.

Ah ! malheureux que je suis ! mon père m’a-t-il donc fait naître esclave, et non pas homme libre ?

ULYSSE.

Non, mais l’émule des plus braves guerriers, avec lesquels tu dois prendre Troie, et la ruiner de fond en comble.

PHILOCTÈTE.

Non, jamais ! dussé-je souffrir mille maux ! jamais, tant que j’aurai pour asile le sol élevé de cette île.

ULYSSE.

Que feras-tu donc ?

PHILOCTÈTE.

À l’instant même je me briserai la tête, en me précipitant du haut de ce rocher.

ULYSSE.

Eh bien ! saisissez-le ; qu’on l’empêche d’accomplir sa menace[710].

PHILOCTÈTE.

O mes mains, quel traitement vous subissez, privées de votre arc chéri, et devenues captives d’un tel homme ! O toi, qui ne connus jamais rien de juste ni de bon, par quelle surprise[711], et dans quels pièges m’as-tu enveloppé ? Pour me séduire, tu as mis en avant ce jeune homme qui m’était inconnu, et dont la droiture, digne de la mienne, répondait peu à ta perfidie ; il ne savait qu’obéir ; maintenant, on le voit, sa douleur éclate sur ses traits, il se repent de sa faute et des maux où il m’a jeté. Mais ton âme perverse, qui épie toujours le mal à faire, a su instruire dans le crime ce cœur simple qui s’y refusait. Maintenant, tu me charges de liens, et tu songes à m’arracher de ce rivage, où tu me jetas sans ressource, sans amis, sans patrie, mort parmi les vivants ? Malédiction sur toi ! J’ai souvent lancé contre toi ces imprécations ; et pourtant, les dieux ne m’accordent aucune joie, car tu jouis des douceurs de la vie, et moi je souffre, en proie à mille maux, exposé à tes insultes et à celles des Atrides, dont tu sers la passion. Cependant il a fallu la ruse et la contrainte pour te traîner à leur armée[712] ; et moi, malheureux, qui leur amenai volontairement sept vaisseaux[713], ils m’ont indignement chassé ; tu le dis, du moins ; mais eux, ils t’en accusent. Et maintenant, pourquoi me faire prisonnier ? pourquoi m’emmener sur votre navire ? à quoi bon ? moi qui ne suis plus rien, et qui depuis longtemps suis mort pour vous ? Comment donc, homme détesté des dieux ! ne suis-je donc plus pour toi un boiteux, un chef infect ? Comment, quand je me serai embarqué pour Troie, espérez-vous encore brûler les victimes sacrées, en l’honneur des dieux ? comment faire encore des libations ? car ce fut là ton prétexte pour me rejeter de l’armée[714]. Puissiez-vous périr misérablement ! et certes vous périrez, pour les injustices que vous m’avez faites, si les dieux protègent encore la justice. Et ils la protègent, je le vois ; car jamais vous n’auriez entrepris cette expédition, pour un homme misérable, si un aiguillon divin, si le besoin que vous avez de moi, ne vous eût poussés. Mais, ô terre de ma patrie ! et vous, dieux qui voyez tout, du moins punissez-les un jour, punissez-les tous, si vous avez quelque pitié de moi. Vous voyez la vie misérable que je mène ; eh bien ! faites-les périr à mes yeux, et je me croirai guéri.

LE CHŒUR.

Terrible est l’étranger, ô Ulysse, terribles sont les paroles qu’il a proférées, et il ne cède point au malheur.

ULYSSE.

J’aurais bien des choses à lui répondre, si le temps me le permettait ; mais maintenant, je n’ai qu’une seule chose à dire : car je suis partout ce que la circonstance exige que je sois ; et là où il faut de la justice et de la droiture, tu ne trouveras personne plus intègre que moi. Et pourtant la nature m’a donné l’ambition de vaincre partout, mais ce n’est pas avec toi ; aujourd’hui je te céderai volontiers. Oui, qu’on le laisse libre[715], et ne le touchez plus ; qu’il reste, s’il veut. Possesseurs de ces armes, nous n’avons plus besoin de toi ; nous avons d’ailleurs parmi nous Teucer, qui sait l’art de s’en servir, et moi-même je me flatte de n’être pas moins habile que toi à les diriger d’une main sûre[716]. Qu’avons-nous donc besoin de toi ? Adieu, demeure sur la terre de Lemnos ; pour nous, partons ; et peut-être ces armes, ton glorieux apanage, me donneront une gloire qui t’était destinée.

PHILOCTÈTE.

Hélas ! que faire malheureux ? Quoi ! tu paraîtras devant les Grecs paré de mes armes ?

ULYSSE.

Ne me fais plus d’objection, je pars sans retour.

PHILOCTÈTE.

O rejeton d’Achille, n’entendrai-je plus ta voix et me quitteras-tu ainsi ?

ULYSSE, à Néoptolème.

Toi, marche, ne regarde pas de son côté ; tout généreux que tu sois, prends garde de gâter notre fortune.

PHILOCTÈTE.
Et vous aussi, étrangers, m’abandonnerez-vous ainsi à la solitude ? N’aurez-vous pas pitié de moi ?
LE CHŒUR.

Ce jeune guerrier commande notre vaisseau ; tout ce qu’il pourra te dire, nous aussi nous te le disons.

NÉOPTOLÈME.

Ulysse m’accusera d’un naturel trop compatissant ; demeurez toutefois, si Philoctète le désire, jusqu’à ce que tout soit prêt pour le départ[717], et que nous ayons adressé nos prières aux dieux[718]. Peut-être, dans cet intervalle, prendra-t-il des sentiments plus favorables pour nous. Ulysse et moi nous partons donc ; pour vous, accourez à notre premier signal.

(Il part avec Ulysse.)



PHILOCTÈTE.

(Strophe 1.) O caverne, mon asile contre les chaleurs de l’été et contre les frimas ! je devais donc ne jamais te quitter ! Malheureux ! mais tu seras aussi mon asile après ma mort. Hélas ! hélas ! ô séjour rempli des tristes accents de ma douleur, quelle sera désormais ma nourriture de chaque jour ? où trouverai-je de quoi soutenir ma vie ? d’où tirer quelque espérance ? Oh ! si les oiseaux[719] fugitifs pouvaient m’enlever au haut du ciel, à travers les airs frémissants ! car je ne peux plus me défendre.

LE CHŒUR.

Tu es toi-même, oui toi-même, l’auteur de ton malheur, toi que la destinée accable, ce n’est pas d’ailleurs d’une cause plus puissante que vient la mauvaise fortune qui te frappe aujourd’hui ; quand tu pouvais être sage

et choisir un sort plus heureux, tu as préféré l’infortune.
PHILOCTÈTE.

(Antistrophe 1.) Moi donc, infortuné ! consumé par la douleur, séparé désormais de tout commerce des hommes, j’expirerai misérablement dans cet antre, hélas ! hélas ! sans qu’il me reste aucun moyen de soutenir ma vie, ni de percer les oiseaux de mes flèches ailées[720]. Une âme perfide m’a enveloppé dans le piège de ses paroles trompeuses ; puisse-je voir l’auteur de cette trame subir à son tour mes souffrances aussi longtemps que moi !

LE CHŒUR.

C’est la volonté[721] des dieux qui a fait ton malheur, et non aucun piège tendu par mes mains. Réserve à d’autres ton imprécation odieuse, ton imprécation sinistre ; et j’ai aussi à cœur que tu ne repousses pas notre amitié.

PHILOCTÈTE.

(Strophe 2.) Malheur à moi ! — Assis sur le rivage de la mer blanchissante, il rit de moi , et agite dans ses mains[722] cet arc qui me donnait ma triste nourriture, et que nul autre ne mania jamais. Arc chéri, violemment arraché à des mains chéries, si tu as quelque sentiment, tu dois voir avec pitié le malheureux compagnon d’Hercule privé désormais de te toucher ! Mais en passant dans les mains d’un autre maître, tu es manié par un homme artificieux, dont tu vois les fraudes honteuses, un mortel odieux, ennemi dont les turpitudes suscitent des milliers de maux, qu’Ulysse a machinés contre nous.

LE CHŒUR.

Il est d’un homme de cœur de dire la vérité, et quand il l’a dite, de ne pas répandre le venin d’une langue haineuse. Néoptolème, choisi seul entre tous les Grecs, a, sous la direction d’Ulysse, porté un secours commun à ses amis.

PHILOCTÈTE.

(Antistrophe 2.) Oiseaux de proie ! races de bêtes sauvages aux yeux brillants, qui vivez sur la montagne, et que renferme cette contrée, en sortant de vos retraites, vous ne m’approcherez plus pour prendre aussitôt la fuite, car mes mains n’ont plus leurs flèches jadis redoutées, infortuné que je suis aujourd’hui, mais ce lieu mal défendu n’est plus à craindre pour vous. Approchez à présent, vous pouvez assouvir à votre gré votre bouche avide de vengeance avec mes chairs meurtries ; car je vais bientôt quitter la vie. D’où tirerais-je, en effet, ma nourriture ? Qui pourrait vivre de l’air, et privé des productions que la terre tire de son sein ?

LE CHŒUR.

Au nom des dieux, si tu as quelque respect pour les droits de l’hospitalité, viens à moi, qui vais vers toi avec une bienveillance si entière. Sache donc, sache bien qu’il dépend de toi de te délivrer de ce mal fatal. Il est, en effet, déplorable à nourrir, et supporter les douleurs infinies qu’il engendre surpasse les forces humaines !

PHILOCTÈTE.

Ah ! tu renouvelles mes anciennes douleurs, ô le meilleur de tous ceux qui jamais abordèrent dans cette île, pourquoi me faire mourir ? que m’as-tu fait ?

LE CHŒUR.

Que dis-tu là ?

PHILOCTÈTE.

Oui[723], si tu as espéré m’emmener vers cette Troie que j’abhorre.

LE CHŒUR.

Je crois, en effet, que c’est le meilleur parti à prendre.

PHILOCTÈTE.
Eh bien ! quittez-moi à l’instant.
LE CHŒUR.

Ton avis me plaît, il me plaît fort, et je suis tout disposé à le suivre ; allons, rendons-nous au poste assigné à chacun de nous sur le navire.

PHILOCTÈTE.

Au nom de Jupiter, exécuteur des malédictions, ne vous en allez pas, je vous en supplie.

LE CHŒUR.

Montre de la modération.

PHILOCTÈTE.

O étrangers, restez, au nom des dieux !

LE CHŒUR.

Pourquoi ces cris ?

PHILOCTÈTE.

Hélas ! hélas ! fatale destinée ! je suis perdu, malheureux ! Cruelle blessure[724] ! comment te supporterai-je désormais ? Revenez, ô mes hôtes, revenez[725].

LE CHŒUR.

À quoi bon revenir, si ce n’est pour recommencer ce que nous avons déjà fait par ton ordre[726] ?

PHILOCTÈTE.

Il faut pardonner à celui qu’égare une douleur orageuse, de délirer aussi quelquefois.

LE CHŒUR.

Viens donc, ô malheureux, comme nous t’y engageons.

PHILOCTÈTE.

Sache-le, ma résolution est inébranlable, non, jamais, jamais, dût Jupiter, qui lance le tonnerre[727], m’écraser de sa foudre ! Périssent Ilion et, parmi ceux qui l’ assiègent, tous ceux qui n’ont pas craint de proscrire la plaie de mon pied ! Mais, chers hôtes, je ne vous demande qu’une seule grâce.

LE CHŒUR.

Quelle est cette demande que tu vas nous faire ?

PHILOCTÈTE.

Apportez-moi une épée, si vous en avez, ou une hache, une arme quelle qu’elle soit.

LE CHŒUR.

Et que prétends-tu donc en faire ?

PHILOCTÈTE.

Me couper de mes propres mains la tête et tous mes membres ; mon esprit est avide de meurtres, il en est avide. Mon mal me tue, il me tue.

LE CHŒUR.

Pourquoi donc ?

PHILOCTÈTE.

J’irai trouver mon père.

LE CHŒUR.

En quel lieu de la terre ?

PHILOCTÈTE.

Aux enfers, car il ne voit plus le jour. O ville natale ! ô ma patrie ! que ne puis-je te revoir, moi, malheureux, qui abandonnai tes fontaines sacrées[728], pour aller au secours des Grecs perfides ! et je ne suis plus rien !

(Il rentre dans sa grotte.)
LE CHŒUR.

Je serais déjà parti depuis longtemps pour rejoindre mon vaisseau[729], si je ne voyais tout près Ulysse et le fils d’Achille s’avancer vers nous.



ULYSSE.
Ne me diras-tu point quel motif te fait retourner si promptement sur tes pas, avec tant de hâte ?
NÉOPTOLÈME.

Je cours réparer la faute que j’ai faite tout à l’heure.

ULYSSE.

Tu dis là quelque chose d’étonnant ; mais quelle était cette faute ?

NÉOPTOLÈME.

Celle que j’ai faite pour te complaire, ainsi qu’à toute l’armée.

ULYSSE.

Quelle action as-tu faite, qui ne soit pas convenable ?

NÉOPTOLÈME.

J’ai trompé un héros par de honteuses fourberies et par la ruse.

ULYSSE.

Quel héros ? ô ciel ! médites-tu quelque étrange projet ?...

NÉOPTOLÈME.

Il n’a rien d’étrange ; mais au fils de Pœas....

ULYSSE.

Que prétends-tu faire ? une crainte me saisit.

NÉOPTOLÈME.

Duquel j’ai reçu cet arc, je vais....

ULYSSE.

Que vas-tu dire, grands dieux ? assurément tu ne songes pas à le rendre ?

NÉOPTOLÈME.

Si, car je m’en suis emparé par une injustice honteuse.

ULYSSE.

Au nom des dieux, est-ce pour railler que tu parles ainsi ?

NÉOPTOLÈME.

Si c’est railler que de dire la vérité.

ULYSSE.

Que dis-tu, fils d’Achille ? quelle parole as-tu dite ?

NÉOPTOLÈME.
Veux-tu que je la redise deux et trois fois ?
ULYSSE.

Je voudrais ne l’avoir pas entendue une seule fois.

NÉOPTOLÈME.

N’en doute donc plus ; tu sais tout.

ULYSSE.

Je sais, oui, je sais quelqu’un qui t’en empêchera.

NÉOPTOLÈME.

Qui donc m’en empêcherait ? Dis-le-moi.

ULYSSE.

Toute l’armée des Grecs, et moi-même avec eux.

NÉOPTOLÈME.

Tu es habile, mais ton langage ne l’est pas.

ULYSSE.

Et toi, ni tes paroles, ni tes actions n’annoncent rien d’habile.

NÉOPTOLÈME.

Mais si elles sont justes, elles sont mieux qu’habiles.

ULYSSE.

Et comment serait-il juste de rendre malgré moi ce que tu ne dois qu’à mes conseils ?

NÉOPTOLÈME.

La faute honteuse que j’ai commise, je tâcherai de la réparer.

ULYSSE.

Ne crains-tu pas l’armée des Grecs, en agissant ainsi ?

NÉOPTOLÈME.

J’ai pour moi la justice, et je ne crains pas tes menaces[730].

ULYSSE.

Jamais non plus ton bras ne me fera céder[731]. Ce ne sera donc plus contre les Troyens, mais contre toi, que nous combattrons.

NÉOPTOLÈME.
Que ce qui doit arriver s’accomplisse !
ULYSSE.

Vois-tu cette main sur la garde de mon épée ?

NÉOPTOLÈME.

Et la mienne de même[732], sans plus tarder.

ULYSSE.

Poursuis donc, je te laisse ; mais je vais tout dire à l’armée, elle saura te punir.

NÉOPTOLÈME.

Tu es revenu à la prudence, et si tu agis toujours aussi prudemment, tu n’auras nul péril à craindre[733]. Toi, fils de Pœas, Philoctète, je t’appelle, sors de cette grotte.



PHILOCTÈTE.

Quels cris tumultueux se font entendre encore une fois devant la grotte ? Vous m’appelez ? que désirez-vous de moi, étrangers ? Hélas ! coup funeste[734] ! Venez-vous ajouter encore quelque désastre à mes maux ?

NÉOPTOLÈME.

Sois sans crainte, et écoute ce que je viens te dire.

PHILOCTÈTE.

J’ai lieu de craindre ; car déjà c’est pour m’ être fié à tes belles paroles qu’il m’est arrivé malheur.

NÉOPTOLÈME.

N’est-il donc pas possible de se repentir ?

PHILOCTÈTE.
Tel était ton langage, quand tu m’as dérobé mes armes, ta sincérité feinte cachait ta perfidie.
NÉOPTOLÈME.

Mais il n’en est plus de même ; je veux seulement savoir de toi si tu persistes dans la résolution de rester ici, ou si tu consens à t’embarquer avec nous.

PHILOCTÈTE.

Arrête, n’en dis pas davantage ; car tout ce que tu dirais serait inutile.

NÉOPTOLÈME.

Est-ce là ta résolution ?

PHILOCTÈTE.

Plus ferme, sache-le, que je ne puis dire.

NÉOPTOLÈME.

J’aurais voulu te persuader ; mais si mes paroles sont mal venues, je me tais.

PHILOCTÈTE.

Tu fais bien, car tu parlerais en vain. Non, tu n’auras jamais mon amitié, toi qui m’as ravi mes moyens d’existence, en les prenant par la ruse, et qui viens me donner des conseils ! Fils indigne du plus généreux père ! Périssent les Atrides ! avant tous, périsse le fils de Laërte, et toi-même !

NÉOPTOLÈME.

Cesse ces imprécations, et reçois tes armes de ma main.

PHILOCTÈTE.

Que dis-tu ? serait-ce un nouveau piège que tu me tends ?

NÉOPTOLÈME.

J’atteste le nom sacré du maître des dieux[735].

PHILOCTÈTE.

douces paroles que tu as prononcées, si tu dis vrai !

NÉOPTOLÈME.
Les faits vont te le prouver. Tu peux t’en convaincre ; tends la main et reprends tes armes.
ULYSSE.

Et moi, je m’y oppose, comme les dieux m’en sont témoins, au nom des Atrides et de toute l’armée !

PHILOCTÈTE.

O mon fils, quelle voix ? n’est-ce pas celle d’Ulysse que j’ai entendue ?

ULYSSE.

Oui, sache-le bien, c’est moi que tu vois ; moi, qui t’emmènerai aux champs troyens, et par la force, que le fils d’Achille le veuille ou qu’il s’y refuse.

PHILOCTÈTE.

Ce ne sera pas impunément[736], si cette flèche atteint le but.

NÉOPTOLÈME.

Ah ! au nom des dieux, ne lance pas cette flèche.

PHILOCTÈTE.

Au nom des dieux, mon fils, laisse mon bras.

NÉOPTOLÈME.

Je ne le souffrirai pas.

PHILOCTÈTE.

Quoi ! tu m’empêches de percer de mes flèches mon ennemi déclaré ?

NÉOPTOLÈME.

Mais ce n’est honorable ni pour toi ni pour moi.

PHILOCTÈTE.

Mais sache, du moins, que ces chefs de l’armée, ceux des Grecs, sont des hérauts de mensonges, lâches au combat, mais braves en paroles.

NÉOPTOLÈME.

Soit. Mais il est certain que je t’ai rendu ton arc, tu n’as plus de raison de t’irriter contre moi, ou de me faire des reproches.

PHILOCTÈTE.

Je le reconnais. Mais tu as montré, mon fils, de quel sang tu es issu, et que tu avais pour père, non Sisyphe[737], mais Achille, si renommé lorsqu’il était parmi les vivants, et maintenant si honoré chez les morts.

NÉOPTOLÈME.

Il m’est doux d’entendre de ta bouche l’éloge de mon père et le mien ; mais écoute ce que je désire obtenir de toi. Sans doute, il est nécessaire que les hommes supportent les accidents envoyés par les dieux ; mais se créer des maux volontaires, ainsi que tu fais, c’est se rendre indigne d’excuse et de pitié. Ton cœur est aigri et rejette les conseils ; si un ami te donne des avis bienveillants, tu le hais, et tu vois en lui un ennemi odieux. Je parlerai toutefois, en prenant Jupiter[738] à témoin de mes paroles ; toi, sache bien ceci, et grave-le au fond de ton cœur. Ce mal dont tu souffres t’a été infligé par les dieux, pour t’être approché du gardien de Chrysa, du serpent qui veille caché sur l’enceinte sacrée[739], qui n’est pas couverte. Tant que le soleil[740] se lèvera de ce côté et se couchera de l’autre[741], n’espère aucun soulagement à ton mal, avant de t’être rendu volontairement dans les champs de Troie, et là tu rencontreras les enfants d’Esculape qui sont dans notre camp, et qui te guériront, de ton mal, et tu renverseras Troie avec le secours de tes flèches, de concert avec moi. Veux-tu savoir comment ces événements me sont si bien connus ? écoute : un Troyen devenu notre prisonnier, le célèbre devin Hélénos, nous a clairement annoncé qu’il en devait être ainsi, et il ajouta encore, que, selon les arrêts du destin, cet été même, Troie entière devait être prise, et il s’offre de lui-même à périr, si ses oracles sont faux. Sache donc qu’il en est ainsi, cède de toi-même à nos vœux. En effet, ce serait un bel avantage pour toi, après avoir été déclaré le premier des Grecs, de recevoir ta guérison et d’obtenir la gloire de renverser Troie, qui nous a coûté tant de larmes ?

PHILOCTÈTE.

O vie odieuse, pourquoi me retiens-tu encore sur la terre, jouissant de la lumière, et ne m’as-tu pas laissé descendre au séjour de Pluton ? Hélas ! que faire ? pourrais-je ne pas me rendre à des conseils partis d’une amitié si tendre ? Mais céderai-je donc ? alors comment, oserai-je paraître au grand jour, après cette faiblesse ? infortuné, qui m’adressera la parole ? Et vous, ô mes yeux ! témoins de tout ce que j’ai subi, comment supporterez-vous de me voir converser avec les Atrides qui m’ont perdu, avec l’infâme fils de Laërte ? Car ce n’est pas le ressentiment des outrages passés qui me tourmente, mais ceux que je prévois avoir à souffrir de leur part dans l’avenir. Chez ceux, en effet, dont la pensée est devenue une mère de crimes[742], elle ne sait enseigner rien que de criminel. Mais de toi-même, ceci m’étonne ; car tu devais ne jamais retourner à Troie, et m’empêcher, moi aussi, de m’unir à ceux qui t’ont outragé, en te ravissant les armes glorieuses de ton père[743]. Et pourtant tu vas les secourir, et moi-même tu veux m’y contraindre. N’en fais rien, mon fils ; mais, comme tu l’as juré, ramène-moi dans ma patrie ; pour toi, reste à Scyros, et laisse périr misérablement ces misérables. Par là, tu mériteras à la fois ma reconnaissance et celle

de mon père ; et en abandonnant des perfides, tu t’épargneras la honte de leur ressembler.
NÉOPTOLÈME.

Ce que tu dis semble vrai, cependant je voudrais te voir obéir aux dieux et céder à mes paroles, en suivant un ami hors de cette île.

PHILOCTÈTE.

Que j’aille avec cette plaie cruelle aux plaines de Troie, vers l’odieux fils d’Atrée ?

NÉOPTOLÈME.

Dis plutôt vers ceux qui feront cesser la douleur de ta plaie, et te guériront de ton mal.

PHILOCTÈTE.

O funeste conseil que tu m’as donné là ! qu’as-tu dit vraiment ?

NÉOPTOLÈME.

Ce qui doit avoir, à mes yeux, la plus heureuse issue et pour toi et pour moi.

PHILOCTÈTE.

Et, après de telles paroles, tu ne rougis pas à la face des dieux ?

NÉOPTOLÈME.

Pourquoi rougir de donner d’utiles conseils ?

PHILOCTÈTE.

Utiles, veux-tu dire aux Atrides, ou à moi ?

NÉOPTOLÈME.

À toi, sans doute, moi qui suis ton ami, et l’amitié dicte mes paroles.

PHILOCTÈTE.

Et cependant tu veux me livrer à mes ennemis ?

NÉOPTOLÈME.

Mon cher, apprends à ne pas être fier dans le malheur.

PHILOCTÈTE.

Tu me perdras, je te connais, par un tel langage.

NÉOPTOLÈME.

Ce n’est pas moi qui te perdrai, mais j’affirme que tu ne me comprends pas.

PHILOCTÈTE.
Et moi, je sais que les Atrides m’ont chassé.
NÉOPTOLÈME.

Mais ceux qui t’ont chassé, vois s’ils ne te sauveront pas à leur tour.

PHILOCTÈTE.

Jamais assez, pour que volontairement je me rende à Troie.

NÉOPTOLÈME.

Que ferons-nous donc, si aucune de mes paroles ne peut te persuader ? Le plus aisé, pour moi, est de faire trêve aux paroles, et de te laisser vivre comme tu vis à présent, sans guérison.

PHILOCTÈTE.

Laisse-moi souffrir ce qu’il faut que je souffre ; mais la promesse[744] que tu m’as faite de me ramener dans ma patrie, accomplis-la, mon fils, ne tarde pas, et laisse là le souvenir de Troie, elle m’a coûté assez de larmes et de lamentations.

NÉOPTOLÈME[745].

Si tu le veux, partons.

PHILOCTÈTE.

O généreuse parole !

NÉOPTOLÈME.

Affermis tes pas en t’appuyant sur moi.

PHILOCTÈTE.

Autant, du moins, que j’en ai la force.

NÉOPTOLÈME.

Mais comment échapperai-je aux accusations des Grecs ?

PHILOCTÈTE.

Ne t’en inquiète point.

NÉOPTOLÈME.
Comment donc, s’ils viennent ravager mon pays ?
PHILOCTÈTE.

Moi, je serai là...

NÉOPTOLÈME.

Quel secours m’apporteras-tu ?

PHILOCTÈTE.

Avec les flèches d’Hercule...

NÉOPTOLÈME.

Que dis-tu ?

PHILOCTÈTE.

Je les repousserai de tes frontières.

NÉOPTOLÈME.

Marche donc, après avoir fait tes adieux à Lemnos[746].



HERCULE[747].

Non, pas encore, fils de Pœas, pas avant du moins d’avoir entendu mes paroles ; sache-le, c’est la voix d’Hercule que tu entends, c’est son visage que tu vois. C’est pour toi que je suis venu, et que j’ai quitté le séjour céleste, afin de t’annoncer la volonté de Jupiter, et de t’arrêter dans la route que tu te prépares à suivre ; toi, écoute mes paroles. Et d’abord, je te rappellerai ma destinée, par quels travaux, par quelles pénibles épreuves j’ai acquis cette gloire immortelle dont tu me vois jouir. À toi aussi, sache-le bien, est réservée la même destinée, c’est par ces travaux pénibles que tu obtiendras une vie glorieuse. Quand tu seras arrivé avec le fils d’Achille sous les murs de Troie, d’abord tu guériras de ton mal funeste, et ta valeur te donnera le premier rang dans l’armée, tu perceras de mes flèches Pâris, l’auteur de tous ces maux, tu renverseras les murs de Troie, et les riches dépouilles décernées à ton courage, tu les enverras dans ton palais, à Pœas, ton père, sur l’Œta qui t’a vu naître. Mais quant aux dépouilles que tu auras reçues de l'armée, en souvenir de mes flèches, dépose-les sur mon bûcher. À toi aussi, fils d’Achille, je donne le même avertissement ; car tu ne peux triompher de Troie sans Philoctète, ni Philoctète sans toi. Allez donc, comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie[748], veillez mutuellement l’un sur l’autre. Et moi à Troie, j’enverrai Esculape te délivrer de ton mal ; car une seconde fois[749] les destins ont réservé à mes flèches la chute d’Ilion. Mais souvenez-vous, en ravageant cette contrée, de respecter le culte des dieux[750] ; car à tout le reste, Jupiter préfère la piété. Elle suit les mortels au delà du tombeau ; qu’ils vivent ou qu’ils meurent, elle ne périt jamais.

PHILOCTÈTE.

O voix désirée qui s’est fait entendre ! héros qui m’apparais après si longtemps ! j’obéirai à tes ordres.

NÉOPTOLÈME.

Moi aussi, je joins ma promesse à la sienne.

HERCULE.

Ne tardez pas plus longtemps ; c’est le moment, voici le vent favorable qui s’éleve.

PHILOCTÈTE.

Je veux seulement saluer une dernière fois ces lieux. Adieu, cher antre, mon asile ! adieu, nymphes des eaux qui arrosent ces prairies ! Adieu , bruit retentissant de la mer brisée contre les rochers, et dont l’écume, poussée par le Notos, mouilla souvent ma tête, souvent aussi le mont Hermæon[751] me renvoya ta voix puissante, comme un écho des cris que m’arrachait la douleur. Et vous, fontaines d’Apollon, que j’avais cru ne quitter jamais, je vais vous quitter ! Adieu, terre de Lemnos baignée par les flots ! qu’un vent favorable me porte là où m’appelle le destin, le vœu de mes amis[752], et le dieu, souverain suprême, qui a décrété ces événements[753].

LE CHŒUR.

Partons donc tous, après avoir prié les nymphes de la mer de nous accorder un heureux retour.


FIN DE PHILOCTÈTE.


LES TRACHINIENNES[modifier]


TRAGÉDIE[modifier]


NOTICE
SUR LES TRACHINIENNES.




G. Schlegel a porté sur les Trachiniennes un jugement très-sévère et très-hasardé : cette pièce lui paraît si inférieure aux autres tragédies de Sophocle, qu’il est tenté de l’attribuer plutôt à son fils Iophon. Quant à l’authenticité des Trachiniennes, elle ne saurait être révoquée en doute. Sans parler du témoignage irrécusable de Cicéron, Tuscul., 1. II, c. 8, qui en a même traduit un long fragment, le célèbre morceau des plaintes d’Hercule, il est impossible de ne pas reconnaître la touche de Sophocle au style et aux qualités poétiques qui brillent, sinon au même degré que dans ses autres ouvrages, du moins assez généralement pour n’être pas indignes du grand tragique.

La jalousie de Déjanire, et la mort d’Hercule, qui périt pour avoir revêtu la robe teinte du sang du centaure Nessos, que son épouse lui avait envoyée, dans l’espoir de recouvrer son amour par ce filtre puissant, tel est le sujet de la pièce. Les jeunes filles de Trachine, amies et compagnes de Déjanire, qui composent le Chœur, ont donné leur nom à cette tragédie.

La marche de l’action est très-simple, elle se développe facilement et de la manière la plus naturelle, sans incidents extraordinaires, et cependant elle n’est pas dépourvue d’art. Tous les événements sortent du caractère des personnages, ou plutôt du personnage principal, de Déjanire. Toutefois, l’ordonnance du drame n’est point irréprochable : le défaut le plus grave qu’on y peut reprendre porte sur le double intérêt qui se partage successivement les spectateurs ; d’où vient que les critiques ont beaucoup discuté pour savoir quel est précisément le sujet de la tragédie, ou la mort d’Hercule, ou les funestes effets de l’amour. Les souffrances de l’amour, voilà réellement le sujet conçu par le poëte, et dont il a su tirer de grandes beautés. La mort d’Hercule forme en effet le dénoûment du drame ; mais l’intérêt tragique, pendant la majeure partie de la pièce, se porte sur Déjanire. Ses alarmes sur le sort d’Hercule, sa tendresse pour le héros, sa jalousie, et jusqu’à l’erreur funeste qui la rend l’auteur de la mort d’un époux, dont elle voulait s’assurer l’amour sans partage, tout attire notre vive sympathie sur Déjanire ; puis, lorsqu’elle s’est donné la mort, la dernière partie, où Hercule paraît enfin et occupe seul la scène, forme comme un autre drame, dont le titre pourrait être, les derniers moments d’un héros. — Mais que de beautés rachètent ce défaut de composition !

Et d’abord, arrêtons-nous au rôle admirable de Déjanire, un des caractères de femme les mieux traités par les anciens. Merveilleux composé d’amour, de jalousie, de crédulité et de faiblesse, la vie errante d’Hercule la condamne presque à la solitude et à l’abandon ; aussi, quelle teinte mélancolique se réfléchit jusque sur sa joie ! À la nouvelle des victoires d’Hercule et de son prochain retour, elle répond aux paroles du Chœur : « N’ai-je pas un juste sujet de me réjouir des succès de mon époux ? je dois les accueillir avec joie. Cependant l’esprit sage sait qu’au sein même de la prospérité, on doit craindre qu’elle ne nous échappe. » Elle ose à peine se livrer à son bonheur ; on peut déjà, sous ces mots, entrevoir la trace d’une vague inquiétude. Cependant son caractère n’en est pas moins bienveillant : comme elle compatit à la triste situation des jeunes captives ! Avec quelle douceur elle interroge Iole, en qui elle doit reconnaître bientôt sa rivale ! Mais à ce premier mouvement de pitié qui la pousse à s’enquérir du nom de cette jeune fille, de sa naissance, de tout ce qui la concerne, se mêle déjà, à son insu même, un pressentiment de jalousie ; déjà un léger soupçon se glisse dans son âme ; elle frémit au fond de son cœur, cette femme si tendre, à la nature si passionnée, en voyant une jeune fille d’une rare beauté, qui, dans la foule des compagnes qui l’entourent, attire seule les regards. Néanmoins elle reste indulgente jusqu’au bout pour Iole, qui ne répond pas un mot à toutes ses questions. Et lorsqu’elle veut tirer de Lichas la vérité sur les rapports d’Hercule avec la jeune captive, avec quelle habileté elle dissimule la jalousie qui la dévore ! « Au nom de Jupiter... ne me cache pas la vérité ; tu ne parles pas à une femme cruelle ou ignorante des choses humaines ; elle sait qu’aucun bonheur n’est durable. » — On ne peut méconnaître dans tout ce rôle une délicatesse exquise, et un tact qui révèle la profonde connaissance du cœur des femmes. Que dire aussi de cette figure d’Iole, si légèrement touchée, de ce profil si noble et si gracieux, que le poète a indiqué en passant, et sans même qu’elle ouvre la bouche, seulement par quelques paroles de Déjanire ? Il y a certainement là un grand peintre.

Le Chœur a donné lieu à quelques observations ; on a trouvé qu’il jouait un peu trop le rôle du confident des tragédies françaises, et que la part qu’il prend à l’action est trop passive. Cependant ses chants sont bien appropriés aux situations. Le premier morceau lyrique chanté par les Trachiniennes est non-seulement riche de poésie, mais il concourt aussi à l’émotion générale, en entrant dans les sentiments des personnages. Au sortir d’une nuit remplie par les anxiétés de Déjanire, le Chœur débute fort bien par une magnifique invocation au Soleil, qui voit tout, et il lui demande de faire connaître le séjour d’Hercule, pour calmer les regrets et les alarmes de son épouse. En général, les autres chants du Chœur sont comme une transition qui prépare le spectateur aux événements qui vont suivre. Après la mort de Déjanire, et à l’approche d’Hercule, le chant, jeté entre la double catastrophe, est empreint d’une terreur profonde.

Dans les plaintes d’Hercule mourant, le poëte semble décrire avec complaisance les souffrances physiques du héros ; il en retrace tous les détails avec un soin, une exactitude, une justesse d’expressions, que trouveraient difficilement les modernes. Nous avons vu ailleurs qu’il en est de même des souffrances de Philoctète, qui sont tout aussi corporelles ; l’origine en est la même, c’est le poison des flèches d’Hercule. C’est là un trait particulier des mœurs grecques, plongées bien plus avant que les nôtres dans le monde des sens. Avec les siècles, l’humanité tend à se dégager davantage des liens de la matière. Ce progrès se remarque déjà dans Cicéron, qui a traduit ce morceau ; il passe bien plus légèrement sur tous ces détails horribles, et il ajoute quelques traits pris à la source des sentiments moraux.

Sur la date des Trachiniennes, les opinions les plus divergentes se sont produites. O. Muller croit y voir les indices d’un esprit juvénile, qui n’a pas encore atteint sa maturité. Bernhardy, au contraire, y voit des traces de vieillesse. Quelle que soit l’opinion qu’on adopte, on peut conjecturer que l’auteur n’y a pas mis la dernière main. C’est ce qui expliquerait les nombreuses interpolations qu’on y a introduites. Par là aussi, l’on rendrait compte de certaines négligences, et particulièrement d’expressions obscures qui s’y rencontrent.

Toutefois, nous sommes loin, comme on l’a vu, de souscrire aux jugements excessivement sévères émis par quelques critiques contre cet ouvrage.




LES TRACHINIENNES

PERSONNAGES

DÉJANIRE.

UN MESSAGER.

UNE ESCLAVE.

LICHAS.

HYLLOS, fils d'Hercule et de Déjanire.

UNE NOURRICE.

UN VIEILLARD.

CHŒUR DE JEUNES TRACHINIENNES.

HERCULE.

La scène est à Trachine, ville de Thessalie, au pied du mont Œta : elle représente l’entrée du palais habité par Céyx, roi du pays, et par Déjanire.

DEJANIRE.

C’est parmi les hommes un antique adage bien souvent répété, qu’on ne saurait juger de la vie des mortels, et décider si elle est heureuse ou malheureuse, avant leur mort[754]. Mais moi, avant même d’aller chez Pluton, je sais combien la mienne est malheureuse et pénible, moi qui, dans la maison de mon père Œneus, à Pleuron[755], eus plus qu’aucune autre Étolienne de cruelles épreuves à subir, au moment de l’hymen. Pour prétendant j’avais un fleuve, Achéloos[756], qui, sous une triple forme, me demandait à mon père ; tantôt sous la figure d’un taureau tout entier, tantôt dragon à la croupe tortueuse, ou enfin en homme avec un front de taureau, et de sa barbe hérissée coulaient à grands flots les jets d’une source abondante. Dans l’attente de cet époux, malheureuse, j’invoquais toujours la mort, plutôt que de jamais partager sa couche. Mais dans les temps qui suivirent, arriva, au gré de mes vœux[757], le glorieux fils de Jupiter et d’Alcmène, qui entra en lutte avec lui, et me délivra[758]. Les phases diverses de leur combat, je ne saurais les raconter, car je les ignore ; ce serait au témoin indifférent de ce spectacle à en faire le récit. Car pour moi, j’étais frappée de stupeur, dans la crainte que ma beauté ne me fût un jour fatale. Mais enfin Jupiter, arbitre du combat, y donna une heureuse issue, si toutefois je puis l’appeler heureuse ; car depuis le jour où la victoire me fit entrer dans la couche d’Hercule, toujours je nourris de nouvelles alarmes, tremblante sur le sort de mon époux ; chaque nuit tour à tour ramène et emporte l’image de ses dangers. Je lui ai enfanté des fils[759], qu’il a vus à peine une fois, comme le laboureur qui, éloigné de ses champs, ne les visite qu’au temps des semailles et de la moisson. Voilà sa vie continuelle, il ne rentre dans ses foyers que pour en repartir, au service de je ne sais qui[760]. Et maintenant qu’il a accompli tous ses travaux, je suis dans les plus vives alarmes. En effet, depuis qu’il a donné la mort à Iphitos[761], nous vivons exilés ici, à Trachine[762], sous le toit d’un hôte[763], et personne ne sait où il s’est arrêté[764] ; mais moi, il me laisse d’amères angoisses par son départ ; et j’ai lieu de croire qu’il lui est arrivé quelque malheur. Car ce n’est pas une courte absence, mais dix mois et cinq autres encore se sont écoulés sans que j’aie rien appris de lui ; je redoute quelque grand malheur, à en juger par ces tablettes qu’il m’a laissées en partant, et je conjure les dieux qu’elles ne contiennent rien de funeste[765].

UNE ESCLAVE.

Chère maîtresse, ô Déjanire ! tu as déjà versé bien des larmes, exhalé bien des gémissements sur l’absence d’Hercule ; mais aujourd’hui, si les conseils d’une esclave peuvent éclairer ses maîtres, laisse-moi aussi te proposer un avis : comment donc, toi qui as tant d’enfants, n’envoies-tu pas l’un d’eux à la recherche de ton époux ; Hyllos, surtout, qui doit naturellement, s’il a quelque souci de son père, s’enquérir de sa destinée[766] ? Mais le voici lui-même tout proche, il accourt vers le palais ; si donc tu trouves que je parle à propos, tu peux user de son aide et de mes conseils.



DÉJANIRE.

Mon enfant, mon cher fils, de la bouche même la plus humble peuvent sortir les plus sages paroles. Car cette femme, tout esclave qu’elle est, m’a parlé le langage d’une personne libre.

HYLLOS.
Qu’a-t-elle dit ? apprends-le-moi, ma mère, si je puis le savoir.
DÉJANIRE.
Que, dans l’absence si prolongée de ton père, il est honteux pour toi de ne point t’enquérir des lieux où il est.
HYLLOS.
Mais je sais où il est, s’il faut en croire certains bruits.
DÉJANIRE.
Et en quel lieu de la terre, mon fils, le dit-on arrêté ?
HYLLOS.
On prétend que, l’année passée, il fut longtemps esclave d’une femme Lydienne[767].
DÉJANIRE.
On peut donc s’attendre à tout, s’il a supporté un tel opprobre.
HYLLOS.
Mais il a rompu ces liens, à ce que j’apprends.
DÉJANIRE.
Où donc annonce-t-on qu’il est à présent, vivant ou mort ?
HYLLOS.
On dit qu’il marche, ou du moins qu’il va marcher en Eubée, contre la ville d’Eurytos[768].
DÉJANIRE.
Et sais-tu, mon fils, quels oracles certains[769] il m’a laissés sur cette contrée ?
HYLLOS.
Lesquels, ma mère ? car je ne les connais pas[770].
DÉJANIRE.
C’est là, disent-ils, qu’il doit trouver la fin de sa vie, ou qu’après ce dernier travail, il doit passer le reste de ses jours dans un heureux repos. Donc, dans un péril si imminent, n’iras-tu pas, mon fils, au secours de ton père, puisque sa conservation assure notre salut, tandis que sa perte entraîne notre ruine ?
HYLLOS.
J’irai, ma mère, et si j’avais connu ces oracles, je serais depuis longtemps auprès de lui. Mais maintenant que je les connais, je ne négligerai rien pour savoir toute la vérité sur ce qui le touche, puisque le bonheur accoutumé des armes de mon père ne nous permet pas de concevoir des craintes anticipées, et de nous alarmer à l’excès[771].
DÉJANIRE.
Va donc, mon fils ; car, quelque tard qu’on le fasse, accomplir un devoir, dès qu’on le connaît, est toujours utile.



LE CHŒUR.
(Strophe 1.) Toi, que tour à tour la nuit enfante, en dépouillant son manteau d’étoiles, ou endort dans sa couche, Soleil, astre éclatant, je t’invoque, révèle-nous le séjour du fils d’Alcmène, dis-nous s’il habite quelque plage baignée par la mer, ou l’un des deux continents[772], toi dont l’œil étincelant[773] efface tout de sa vive lumière.

(Antistrophe 1.) J’apprends, en effet, que, tourmentée d’inquiétudes, Déjanire, disputée jadis par deux amants, aujourd’hui plaintive comme l’oiseau désolé, ne livre plus aux douceurs du sommeil ses yeux dont les pleurs sont taris, mais tremblante pour son époux absent et toujours pleine de son souvenir, l’infortunée s’inquiète et se consume sur sa couche solitaire, dans l’attente d’un événement fatal. (Strophe 2.) Car, ainsi qu’on voit sur la vaste mer les flots agités en sens contraires par le souffle infatigable du Notos ou de Borée, ainsi la vie d’Hercule est agitée et battue par les orages, comme la mer de Crète[774]. Mais toujours un dieu protecteur le préserve sain et sauf de la demeure de Pluton.

(Antistrophe 2.) Voilà pourquoi je blâme tes plaintes, et je veux les combattre, sans cesser de t’aimer. Car, je le dis, tu ne dois pas renoncer à la douce espérance. En effet, le fils de Saturne, qui gouverne le monde, n’a pas donné aux mortels un sort exempt de peines ; mais la joie et la douleur reviennent aussi régulièrement pour chacun de nous, que les révolutions de l’Ourse autour du pôle.

(Épode.) Rien n’est durable chez les mortels, ni la nuit parsemée d’étoiles, ni les chagrins, ni les richesses ; mais tout passe vite, et chacun est visité tour à tour par la joie et la tristesse. Aussi, reine, je te le dis, conserve toujours cette espérance ; car qui a jamais vu Jupiter si peu soucieux de ses enfants ?



DÉJANIRE.
C’est, je le suppose, la connaissance de mon malheur qui t’amène vers moi ; mais ces tourments que j’endure, puisses-tu ne les connaître jamais par ton expérience, toi qui ne les as pas encore éprouvés ! car la jeunesse s’élève dans des lieux riants, où ni les ardeurs du soleil, ni la pluie, ni le souffle des vents ne l’agitent, mais elle passe dans les plaisirs une vie exempte de peines, jusqu’au moment où la vierge, devenue femme, prend, dans une nuit, sa part de soucis, tremblante pour un époux ou pour des enfants[775] ; alors, en regardant son propre état, elle connaîtrait les maux qui m’accablent. J’ai eu bien des malheurs à déplorer ; mais le plus cruel que j’aie jamais connu, je vais vous le dire : Lorsque Hercule quitta son palais pour ce dernier voyage, il me laissa d’antiques tablettes, sur lesquelles étaient écrites ses volontés, ce

que jamais encore il n’avait jugé à propos de me faire connaître, quand il allait à ses autres combats ; il y marchait alors comme à la victoire, et non à la mort. Mais aujourd’hui il parle en époux expirant, il règle l’héritage auquel j’ai droit pour ma dot, et fait le partage de ses biens entre ses fils, enfin, il marque un terme fatal ; s’il reste, dit-il, un an et trois mois absent de cette contrée, alors dans cet intervalle, il doit mourir ; ou s’il franchit ce terme, il jouira désormais d’une vie exempte de peines[776]. Tel est, dit-il, l’arrêt des dieux sur la fin des travaux d’Hercule ; ainsi parla jadis le chêne antique de Dodone[777], par la voix de deux colombes. Or, nous sommes aujourd’hui au temps même où ces prédictions doivent s’accomplir. C’est là, mes amies, ce qui pendant les douceurs du sommeil me fait tressaillir d’effroi, dans la crainte qu’il ne me faille survivre au plus grand des héros.



LE CHŒUR.
Aie à présent bon espoir ; car je vois un homme venir vers nous, la tête couronnée[778] ; signe d’une heureuse nouvelle.



UN MESSAGER.
Déjanire, ma maîtresse, j’accours le premier dissiper tes alarmes. Sache, en effet, que le fils d’Alcmène est vivant, et victorieux, et rapporte du combat des prémices[779] pour les dieux de cette contrée.
DÉJANIRE.
Quelle est, vieillard, cette nouvelle dont tu me parles ?
LE MESSAGER.
Que bientôt ton époux tant désiré va se montrer à toi avec les insignes de la victoire.
DÉJANIRE.
Est-ce d’un des citoyens, ou d’un étranger que tu tiens cette nouvelle ?
LE MESSAGER.
C’est Lichas, le héraut, qui la répand parmi la foule, dans la prairie où paissent les troupeaux ; dès que je l’ai entendue, j’ai couru pour être le premier à te l’annoncer,

obtenir de toi quelque salaire, et mériter ta faveur.

DÉJANIRE.
Mais comment est-il absent, puisque tout prospère ?
LE MESSAGER.
Il ne lui est pas très-facile d’arriver, ô femme ; car tout le peuple de Malie[780] l’entoure et l’interroge, et il ne lui est pas possible d’avancer. Car dans le désir général d’apprendre les faits, la foule avide ne se calmera qu’après s’être pleinement satisfaite. Ainsi il lui faut, malgré lui, complaire à leurs vœux ; mais dans l’instant tu vas le voir paraître.
DÉJANIRE.
O Jupiter, qui règnes sur les prairies sacrées[781] de l’Œta,

tu nous envoies l’allégresse du moins, après une longue attente. Poussez toutes des cris de joie, ô femmes ! dans le palais, comme au dehors ; jouissons aujourd’hui du bonheur inespéré que fait luire pour moi cette nouvelle[782].

LE CHŒUR.
Que le palais retentisse des accents de la joie mêlés aux sacrifices, pour le prochain retour de l’époux, que les cris d’allégresse des jeunes garçons célèbrent ensemble Apollon, dieu tutélaire, armé de son carquois[783] ; chantez Pæan[784], le dieu Pæan ; jeunes vierges, invoquez Diane, sa sœur, déesse d’Ortygie[785], redoutable chasseresse, armée de torches[786], et les nymphes ses compagnes !

Je me sens enlevée dans les airs[787] ; je ne te quitterai point, flûte sacrée qui maîtrises mon âme. Évoé ! voilà que le lierre dont je suis couronnée me trouble et m’excite aux combats de Bacchus[788]. Pæan ! ô Pæan !

Mais regarde, reine chérie, ce que tu as devant les yeux doit te rassurer.
DÉJANIRE.
Je le vois, chères amies, et mes yeux n’ont pas perdu leur vigilance, au point de ne pas voir ce cortège. Salut au héraut qui reparait après un si long temps, si tu apportes quelque nouvelle agréable !
LICHAS.
Oui, notre retour est heureux ; et ce bon accueil, ô femme, est bien dû à ce que nous avons fait ; car le guerrier qui revient vainqueur a droit à des paroles bienveillantes.
DÉJANIRE.
O le plus cher des hommes, réponds d’abord à ma première question, Hercule est-il vivant ?
LICHAS.
Je l’ai laissé plein de force et de vie, florissant, et exempt de mal.
DÉJANIRE.
En quels lieux ? sur le sol de la patrie, ou sur une terre étrangère ? Parle.
LICHAS.
Sur le rivage de l’Eubée ; il y dresse des autels, et fait des offrandes de fruits à Jupiter Cénéen[789].
DÉJANIRE.
Est-ce pour s’acquitter d’un vœu, ou pour obéir à un oracle ?
LICHAS.
C’est un vœu qu’il a fait, alors que ses armes dévastaient et subjuguaient le pays de ces femmes que tu vois devant toi.
DÉJANIRE.
Mais ces femmes, au nom des dieux, quelle est leur patrie, et qui sont-elles ? car elles sont dignes de pitié, si je ne m’abuse sur leurs malheurs.
LICHAS.
Hercule, lorsqu’il eut ruiné la ville d’Eurytos, les a choisies pour les consacrer au service des dieux et au sien.
DÉJANIRE.
Est-ce donc devant cette ville qu’Hercule a passé tous les jours innombrables de sa longue absence ?
LICHAS.
Non ; il dit lui-même en avoir passé la plus grande partie en Lydie, dans l’esclavage. Mais il ne faut pas, ô femme, lui reprocher un mal dont Jupiter est l’auteur[790].

Vendu à Omphale, reine barbare, il resta un an tout entier esclave, comme il le raconte lui-même ; et il conçut de cet affront un tel ressentiment, qu’il jura de punir l’auteur de cet attentat, et de le réduire un jour en servitude avec sa femme et ses enfants. Et sa parole n’a pas été vaine : mais quand il se fut purifié[791], il marcha avec une armée contre la ville d’Eurytos ; car il nommait celui-ci comme la cause unique de son affront ; Eurytos, en effet, qui l’avait reçu dans ses foyers, violant les droits d’une ancienne hospitalité, l’accabla d’outrages et médita contre lui des traitements ignominieux[792], disant qu’Hercule, quoique possesseur de flèches inévitables, le cédait toutefois à ses fils dans l’art des archers[793] ; il lui reprochait de se laisser fouler aux pieds comme un esclave par Eurysthée ; un jour enfin qu’il s’était enivré dans un banquet, il le chassa du palais. Aussi, dans sa colère, Hercule, rencontrant, sur les hauteurs voisines de Tyrinthe[794], Iphitos, qui cherchait les traces de cavales égarées, pendant que ses yeux étaient occupés d’un côté, et son esprit de l’autre, le précipita du haut de la montagne. Le maître de toutes choses, Jupiter, roi de l’Olympe, courroucé de cette action, le fit vendre en esclavage, et ne put souffrir qu’Hercule eût, pour la première fois, fait périr un homme par ruse. S’il l’eût attaqué à force ouverte, Jupiter lui eût pardonné sa juste vengeance ; car les dieux aussi détestent l’injustice. Cependant les fils d’Eurytos, qui se complaisaient insolemment à d’outrageantes paroles, sont tous maintenant dans l’empire de Pluton, et leur ville est esclave ; ces femmes que tu vois, et dont le bonheur s’est changé en des jours misérables, viennent ici pour te servir. Ainsi l’a voulu ton époux, et moi j’exécute ses ordres avec fidélité. Pour lui-même, aussitôt qu’il aura immolé des victimes pures à Jupiter Paternel[795], pour la prise de la ville, sois sûre qu’il viendra ; car de tout ce que je t’ai annoncé d’heureux, c’est là ce qu’il t’est le plus agréable d’entendre.

LE CHŒUR.
Maintenant, reine, ta joie peut se produire en toute assurance, avec ce que tu as sous les yeux[796] et ce que son récit vient de t’apprendre.
DÉJANIRE.
N’ai-je pas le plus juste sujet de me réjouir, quand j’entends ces brillants succès de mon époux ? Il est impossible que ces faits dont je suis témoin ne contribuent à ma joie. Cependant les esprits sages savent qu’au sein même de la prospérité, on doit craindre qu’elle ne nous

échappe un jour. Je me sens, en effet, mes amies, saisie d’une pitié profonde, à la vue de ces femmes infortunées, errantes sur une terre étrangère, sans parents, sans asile, qui, issues peut-être de pères libres, traînent aujourd’hui leur vie dans l’esclavage. O Jupiter, qui détournes les malheurs, puissé-je ne jamais te voir étendre ainsi ta main sur ma race, ou qu’au moins, si tu dois le faire, ce ne soit pas de mon vivant ! Telles sont les craintes que m’inspire la vue de ces femmes. O toi[797], jeune et tendre victime, qui es-tu ? vierge, ou mère ? Ton âge semble dire que tu ne portes pas encore ce titre, mais ton extérieur décèle une noble naissance. Lichas, de quelle famille est cette jeune étrangère ? quelle est sa mère ? quel père lui a donné le jour ? Parle, car j’éprouve la plus vive pitié pour elle, qui seule montre une âme si forte dans son malheur.

LICHAS.
Que sais-je donc ? pourquoi m’interroger ? peut-être parmi celles de cette ville, sa naissance n’est-elle pas des plus obscures.
DÉJANIRE.
Ne serait-elle pas de la race des rois, du sang d’Eurytos ?
LICHAS.
Je ne sais, je n’ai pas pris de longues informations.
DÉJANIRE.
N’as-tu pas même appris son nom de quelqu’un de ses compagnons du voyage ?
LICHAS.
Nullement ; j’ai rempli ma mission en silence.
DÉJANIRE.
Eh bien ! réponds toi-même, jeune infortunée ; car c’est aussi un malheur, que de nous laisser ignorer qui tu es.
LICHAS.
N’espère pas qu’elle rompe le silence plus qu’elle n’a fait jusqu’ici ; le moindre mot n’est pas encore sorti de sa bouche ; mais tout entière à son infortune, elle n’a cessé de verser des pleurs, depuis qu’elle a quitté sa patrie battue par les vents. La fortune lui est contraire, mais elle a droit à l’indulgence.
DÉJANIRE.
Eh bien ! laissons-la, et qu’elle entre dans l’intérieur, si tel est son désir, je ne veux pas à ses peines présentes ajouter d’autres peines ; c’est bien assez de celles qu’elle éprouve. Rentrons donc toutes, et toi, va où le devoir t’appelle, tandis que je disposerai tout dans ce palais.
(Les captives entrent dans le palais.)



LE MESSAGER.
D’abord, reste du moins un moment ici, afin d’apprendre, hors de leur présence, quels sont ceux que tu emmènes avec toi, et pour que, des choses dont tu n’es pas informée, tu saches ce que tu dois savoir ; car moi, j’en ai la connaissance entière.
DÉJANIRE.
Qu’y a-t-il donc, pour te presser ainsi sur mes pas ?
LE MESSAGER.
Arrête, et écoute-moi ; car jusqu’ici mes paroles n’ont pas été trompeuses, et celles que j’ai à te dire encore ne le seront pas davantage[798].
DÉJANIRE.
Faut-il donc rappeler ici les autres, ou veux-tu t’expliquer seulement devant ces jeunes Trachiniennes ?
LE MESSAGER.
Ainsi que toi, celles-ci peuvent tout entendre ; mais laisse aller les captives.
DÉJANIRE.
Elles sont déjà parties ; parle maintenant.
LE MESSAGER.
De tout ce que cet homme a dit tout à l’heure, il n’y a rien d’exact ni de vrai ; mais ou il nous trompe maintenant, ou il nous a trompés d’abord.
DÉJANIRE.
Que dis-tu ? explique-moi clairement tout ce que tu penses, car de tout ce que tu as dit je ne comprends rien.
LE MESSAGER.
J’ai entendu cet homme dire, en présence de nombreux témoins, que c’est pour cette jeune fille qu’Hercule a fait périr Eurytos et ruiné Œchalie aux tours élevées ; l’amour est le seul dieu qui l’ait poussé à cette guerre, et non son séjour en Lydie, ni son esclavage chez

Omphale, ni le meurtre d’Iphitos[799] ; maintenant Lichas passe cet amour sous silence, et contredit son premier langage. Hercule, n’ayant pu persuader à Eurytos de lui livrer sa fille, pour en faire sa concubine, saisit le prétexte le plus frivole pour envahir avec une armée la patrie de cette jeune fille, où cet Eurytos régnait, disait-il, et occupait le trône[800] ; il tue le roi, son père, et ruine la ville. Et maintenant, comme tu le vois, il rentre dans ses foyers, et envoie devant lui cette jeune fille, non sans de grands égards, et non en esclave, ne le pense pas ; et ce n’est pas vraisemblable, avec la passion dont il brûle pour elle. J’ai donc cru devoir, ô ma maîtresse, te révéler tout ce que je tiens de la bouche même de Lichas. Et cela, un grand nombre de Trachiniens l’ont entendu ainsi que moi sur la place publique, et il serait aisé de le confondre. Si ce que je dis ne t’est point agréable, je le regrette, cependant je n’ai dit que la vérité.

DÉJANIRE.
Malheureuse que je suis ! en quel abîme suis-je tombée ! quel fléau caché ai-je reçu sous mon toit ? Hélas ! son nom est-il aussi inconnu que le jurait celui qui l’a amenée ?
LE MESSAGER.
Oui, certes, elle brille par sa beauté et par sa naissance, fille d’Eurytos jadis elle se nommait Iole ; Lichas ne disait rien de sa famille, sans doute parce qu’il n’a pas pris d’informations[801].
LE CHŒUR.
Périssent, sinon tous les méchants, du moins quiconque ourdit le mal par des trames secrètes !
DÉJANIRE.
Chères amies, que faut-il faire ? car je reste confondue de ce que je viens d’apprendre.
LE CHŒUR.
Rentre dans le palais et interroge-le lui-même il avouera bientôt la vérité, s’il te voit prête à l’y contraindre par la force.
DÉJANIRE.
J’y vais ; en effet, ton conseil me paraît sage.
LE CHŒUR.

Et nous, devons-nous rester ? ou que faut-il faire ?

DÉJANIRE.
Restez, car le voici, sans message de ma part, mais de lui-même il sort du palais.



LICHAS.
Que dois-je, femme, aller redire à Hercule ? Apprends-le-moi, car tu me vois au moment de partir.
DÉJANIRE.
À peine de retour, après une si longue absence, combien tu hâtes ton départ, avant même que nous ayons pu renouveler notre entretien !
LICHAS.
Mais si tu veux m’interroger sur quelque fait, je suis prêt à te répondre ?
DÉJANIRE.
Seras-tu sincère, et diras-tu la vérité ?
LICHAS.
Jupiter m’en est témoin, je dirai ce que je sais.
DÉJANIRE.
Quelle est donc cette jeune captive que tu viens d’amener ?
LICHAS.
Elle est de l’Eubée ; je ne saurais dire qui lui a donné le jour.
LE MESSAGER.
Holà ! regarde-moi un peu. À qui penses-tu parler ?
LICHAS.
Mais toi, pourquoi donc m’interroges-tu ainsi ?
LE MESSAGER.
Ose répondre à ma question, si tu as ton bon sens.
LICHAS.
C’est à la reine Déjanire, fille d’Œneus, épouse d’Hercule, et ma souveraine, si mes yeux ne s’abusent.
LE MESSAGER.
Voilà précisément ce que je voulais entendre de ta bouche. Tu dis donc qu’elle est ta souveraine ?
LICHAS.
Et à bon droit.
LE MESSAGER.
Eh bien ! de quel supplice te crois-tu digne, si tu es surpris à vouloir la tromper ?
LICHAS.
Comment ! la tromper ? que signifient ces énigmes ?
LE MESSAGER.
Il n’y a point d’énigmes ; c’est toi plutôt qui en dis ici.
LICHAS.
Je m’en vais. J’étais fou de t’écouter si longtemps.
LE MESSAGER.
Non pas, du moins avant d’avoir répondu à une courte question.
LICHAS.
Parle, si tu le désires ; car tu es passablement causeur.
LE MESSAGER.
Cette captive que tu as amenée au palais, tu la connais sans doute ?
LICHAS.
Il est vrai ; mais pourquoi le demandes-tu ?
LE MESSAGER.
Cette captive que tu feins de ne pas connaître[802] , n’as-tu

pas dit que c’était Iole, fille d’Eurytos ?

LICHAS.
Devant qui ? quel témoin viendra attester ici l’avoir entendu de ma bouche ?
LE MESSAGER.
Un grand nombre de citoyens ; au milieu de la place publique, une foule de Trachiniens a entendu tes paroles.
LICHAS.
Oui, j’ai dit l’avoir entendu raconter ; mais autre chose est rapporter un bruit, ou en avoir vérifié la certitude.
LE MESSAGER.
Un bruit ? N’as-tu pas déclaré, avec serment, que tu amenais l’épouse d’Hercule ?
LICHAS.
Son épouse ? moi ? Au nom des dieux, ma chère maîtresse, dis-moi quel est cet étranger ?
LE MESSAGER.
Un homme qui était présent, quand tu as dit que la ruine d’Œchalie avait eu pour cause une vive passion, et non la Lydienne[803], mais l’amour inspiré par Iole.
LICHAS.
O reine, ordonne que cet homme se retire, car perdre ses paroles avec un homme en délire n’est pas d’un homme sage.
DÉJANIRE.
Au nom de Jupiter, qui lance la foudre sur les bois qui couronnent la cime de l’Œta, ne me dérobe pas la vérité ; car tu n’as point affaire à une femme cruelle, ou ignorante de la condition humaine, qui n’accorde à aucun de nous un bonheur durable[804]. Celui donc qui résiste à l’Amour, et veut lutter avec lui[805], a perdu le sens ; car

il règne à son gré, même sur les dieux ; il règne sur moi-même, comment le nier ? et sur d’autres comme sur moi.Je suis donc une insensée, si je fais un crime à mon époux de la passion qui le dévore, ou si j’accuse cette femme, qui ne m’a fait ni mal ni outrage : il n’en est rien. Mais si c’est par obéissance que tu mens[806], tu fais là un triste apprentissage ; ou si c’est toi-même qui cherches à déguiser la vérité, en voulant rendre service, tu es bien coupable. Dis-moi donc toute la vérité ; car pour un homme libre il est honteux d’être appelé menteur. Quant à me tromper, tu ne peux le prétendre ; une foule de témoins, à qui tu as parlé, sont prêts à m’instruire. Si la crainte te retient, ta peur est mal fondée ; ignorer la vérité, voilà ce qui me serait funeste ; mais qu’y a-t-il de terrible à la savoir ? Hercule n’en a-t-il pas épousé beaucoup d’autres ? Et jamais aucune de ces femmes ne reçut de moi ni une mauvaise parole, ni un outrage. Il en sera de même pour celle-ci, dût-il se consumer d’amour pour elle ; car moi-même j’ai été saisie de pitié, en voyant que sa beauté lui avait été si funeste, et qu’elle était, sans le

vouloir, la cause de la ruine et de l’esclavage de sa patrie[807]. Mais en voilà assez là-dessus[808] : pour toi, je te le dis, tu peux mentir avec tout autre, mais avec moi sois toujours sincère.
LE CHŒUR.
Rends-toi à de si sages conseils, tu ne te repentiras pas de lui avoir obéi, et tu obtiendras ma reconnaissance.
LICHAS.
Je l’avouerai, ô maîtresse chérie, puisque je te vois mortelle, avec les sentiments d’une mortelle[809], et pleine d’indulgence, je te dirai toute la vérité, et ne cacherai rien. Oui, le récit de cet homme est fidèle. Cette captive a embrasé Hercule du plus ardent amour, et c’est pour elle que l’Œchalie, résidence de son père, a été livrée au carnage et à la dévastation. Mais il faut aussi lui rendre cette justice, il ne l’a jamais nié, et il ne m’avait point ordonné de le taire ; moi seul, dans la crainte d’attrister ton cœur par ce récit, ai commis cette faute, si tu veux l’appeler de ce nom. Maintenant que tu sais la vérité tout entière, dans l’intérêt commun, de toi et de ton époux, montre-toi bienveillante pour cette femme,

et reste fidèle à tes promesses. Oui, ce héros, invincible contre tous ses ennemis, s’est laissé subjuguer par cet amour.

DÉJANIRE.
Mon intention est aussi d’agir ainsi, et je n’irai pas volontairement aggraver mes maux, en luttant follement contre les dieux. Mais rentrons ; je veux te donner des instructions pour mon époux, et lui préparer des présents, en retour de ceux qu’il m’envoie ; tu ne dois pas partir les mains vides, toi qui es venu avec un si nombreux cortège.
(Ils entrent dans le palais.)



LE CHŒUR.
(Strophe.) Vénus déploie en tout temps sa puissance victorieuse. Je ne parlerai pas des dieux, je ne dirai pas comment elle séduisit Jupiter, ou le sombre Pluton[810], ou Neptune qui ébranle la terre[811]. Mais je dirai quels rivaux

se sont disputé Déjanire, avant l’hymen, et quels combats acharnés, parmi des tourbillons de poussière, ils ont livrés pour une telle épouse.

(Antistrophe.) L’un était Achéloos d’Œniade[812], fleuve redoutable, énorme taureau aux cornes menaçantes ; l’autre, venu de Thèbes, la ville de Bacchus, armé d’un arc, de flèches et d’une massue[813], était un héros, fils de Jupiter ; tous deux, enflammés d’amour, s’attaquent avec fureur ; et seule, au milieu de l’arène, la séduisante Vénus préside au combat.

(Épode.) Alors on entendait tour à tour le bruit des coups et des flèches retentir contre les cornes du taureau ; mutuellement entrelacés[814], les deux combattants heurtaient leurs fronts avec une violence terrible, et poussaient des gémissements[815]. La belle et tendre vierge, assise près du rivage, sur un lieu élevé, attendait son époux. Et moi, je redis ce que m’a raconté ma mère[816] ; la jeune fille attendait tristement l’issue du combat dont elle était le prix, puis elle s’éloigna de sa mère, comme une génisse délaissée.



DÉJANIRE.
Tandis que Lichas, prêt à partir, s’entretient avec les captives dans le palais, j’en suis sortie secrètement, chères amies, pour vous faire part du projet que je médite, et aussi déplorer avec vous mes infortunes ! Car ce n’est plus une vierge, non, je le pense, c’est une épouse que j’ai reçue, comme le nautonnier reçoit sur son navire une charge pesante, prix[817] humiliant de mon cœur dévoué. Et maintenant, nous voilà deux sur une même couche, destinées aux mêmes embrassements. Tel est le salaire dont le fidèle et honnête Hercule, comme je l’appelais, paye mes soins, pendant notre longue union. Je ne saurais pourtant m’irriter des folles et nombreuses passions auxquelles il est sujet, mais quelle femme pourrait vivre sous le même toit avec sa rivale, et consentir au partage de son époux ? Car, je le vois, sa jeunesse et ses charmes se développent, et les miens se flétrissent. L’œil de l’homme aime à ravir la fleur, et dédaigne la beauté flétrie. Je crains donc qu’Hercule ne me laisse plus que le nom d’épouse, et ne réserve son amour à la jeune captive. Quoi qu’il en soit, comme je l’ai dit, la colère ne sied pas à une femme sensée ; mais, chères amies, le remède que j’ai contre elle, pour calmer ma douleur, je vais vous le dire. J’avais depuis longtemps conservé dans un vase d’airain un antique présent du vieux centaure qui n’est plus ; encore enfant, je le reçus de Nessos, à la poitrine velue, au moment de sa mort ; il s’occupait, moyennant un salaire, à passer les voyageurs sur le large fleuve Événos[818], fendant les ondes avec les mains, sans employer le secours de la rame, ni des voiles de navire. Lorsqu’envoyée par mon père, je suivais pour la première fois Hercule, en qualité d’épouse, le centaure me prit sur ses épaules[819] ; mais, au milieu du trajet, il porta sur moi une main lascive ; je jetai un cri, et aussitôt le fils de Jupiter se retourne[820], et lance une flèche ailée, qui traversa en sifflant la poitrine du monstre. Alors, près de mourir, il me dit : « Fille du vieil Œneus, puisque tu es la dernière que j’aurai transportée, tu garderas du moins, pourvu que tu m’obéisses, un fruit de mon passage ; si, en effet, tu recueilles de ma blessure le sang figé autour de cette flèche, que l’hydre de Lerne a trempée de son venin, tu auras un philtre puissant pour charmer le cœur d’Hercule, et le forcer de n’aimer aucune femme plus que toi. » Je me suis rappelé ses paroles, chères compagnes, et comme, depuis sa mort, je gardais soigneusement dans ma demeure ce philtre d’amour, j’en ai teint cette tunique, avec les précautions indiquées par le centaure vivant, et l’œuvre est accomplie. J’ignore et veux toujours ignorer un art funeste, et je déteste celles qui le pratiquent ; mais si,

par hasard, au moyen de ce philtre, je puis triompher de ma rivale, et ramener Hercule par ce charme, le voici tout préparé, si mon entreprise ne vous paraît pas vaine ; sinon, je renoncerai à mon projet.

LE CHŒUR.
Sans doute, si l’on peut ajouter foi à la vertu de ce charme, ton plan ne nous parait pas mauvais.
DÉJANIRE.
Quant à la foi qu’on peut y avoir, j’y crois, il est vrai, mais je n’en ai pas encore fait l’épreuve.
LE CHŒUR.
Cependant la certitude est nécessaire pour agir, et quelle que soit ta confiance, tu n’es certaine de rien, tant que l’épreuve n’est pas faite.
DÉJANIRE.
Nous saurons bientôt à quoi nous en tenir, car je vois Lichas déjà hors du palais ; dans peu de temps il sera près d’Hercule. Seulement je vous recommande le plus profond silence ; quand on fait le mal en secret, on échappe du moins à la honte.



LICHAS.
Que dois-je faire ? dis-le moi, fille d’Œneus ; car j’ai déjà tardé longtemps à partir.
DÉJANIRE.
J’y ai pensé ainsi que toi, Lichas, tandis que tu t’entretenais, dans l’intérieur, avec ces femmes étrangères ; tu porteras de ma part à mon époux ce péplus d’un tissu

précieux, comme un don de ma main[821]. En le donnant, avertis-le qu’aucun mortel ne le revêtisse avant lui, il ne doit être vu ni de la clarté du soleil, ni de l’enceinte sacrée[822], ni du foyer domestique, avant le jour où il paraîtra devant les dieux pour leur immoler des taureaux[823]. Car j’ai fait vœu que, si jamais je le voyais ou le savais sain et sauf dans le palais, je le revêtirais solennellement de cette tunique, et il offrirait aux dieux un sacrifice dans une robe nouvelle[824]. Et pour confirmer ce message, tu lui porteras un signe qu’il reconnaîtra aisément, puisqu’il y verra l’empreinte de ce cachet. Pars donc, et en messager fidèle, observe avant tout la loi de ne rien ajouter aux ordres que tu as reçus ; par là, tu mériteras à la fois ma bienveillance et celle d’Hercule.

LICHAS.
Puisque je remplis sérieusement l’office de Mercure, je ne manquerai en rien à mon devoir envers toi, de remettre ce coffre dans l’état où il est, et de répéter fidèlement tes paroles.
DÉJANIRE.
Pars à l’instant ; car tu sais à fond en quel état les choses sont dans ce palais.
LICHAS.
Je le sais, et je dirai à Hercule que tout va bien.
DÉJANIRE.
Tu connais aussi, pour l’avoir vu, l’accueil amical que j’ai fait à la jeune étrangère.
LICHAS.
Oui, et mon cœur en a été saisi de joie.
DÉJANIRE.
Que pourrais-tu dire encore ? car je crains de te faire parler du désir que j’ai de le revoir, avant de savoir si je suis moi-même désirée par lui.



LE CHŒUR.
(Strophe 1.) O vous qui habitez les ports de ces parages, et les bains d’eaux chaudes qu’entourent les rochers, et les hauteurs de l’Œta, et le golfe Maliaque, et le rivage de la chaste déesse aux flèches d’or[825], lieux où les Grecs célèbrent les assemblées des Thermopyles[826],

(Antistrophe 1 .) La flûte aux sons mélodieux va bientôt vous faire entendre ses accents retentissants, qui n’ont rien de discordant, mais qui, accompagnée des chants sacrés, égale la douceur de la lyre. Car le fils de Jupiter et d’Alcmène revient dans son palais, chargé de dépouilles conquises par son courage :

(Strophe 2.) Tandis qu’il errait sur les mers, loin de sa patrie, nous sommes restées douze mois entiers à l’attendre, sans rien savoir de lui. Hélas ! sa triste épouse, le cœur accablé de douleur, se consumait sans relâche dans les larmes ! Mais enfin Mars[827], en terminant la guerre d’Œchalie, l’a délivrée des peines qui affligeaient ses jours.

(Antistrophe 2.) Qu’il revienne, qu’il revienne ; que son vaisseau, poussé par mille rames, ne s’arrête qu’après avoir atteint notre port, et qu’abandonnant cette île[828] où il sacrifie, il arrive, appelé par nos vœux[829], le cœur changé par ce charme séducteur, selon la promesse du centaure !
DÉJANIRE.
O femmes ! que je crains d’avoir été trop loin dans tout ce que j’ai fait !
LE CHŒUR.
Qu’y a-t-il donc, Déjanire, fille d’Œneus ?
DÉJANIRE.
Je ne sais ; mais je tremble de reconnaître bientôt qu’une espérance trompeuse m’a rendue l’instrument de quelque malheur.
LE CHŒUR.
Ne s’agirait-il donc pas des présents que tu as envoyés à Hercule ?
DÉJANIRE.
Oui, sans doute ; aussi, jamais je ne conseillerai à personne de tenter une épreuve incertaine[830].
LE CHŒUR.
Apprends-nous, s’il est possible, le sujet de tes craintes.


DÉJANIRE.
Il m’est arrivé une chose qui, si je vous la raconte, ô femmes, vous surprendra comme un prodige inattendu. En effet, le blanc flocon de laine d’une brebis à la belle toison, que j’avais pris pour teindre cette tunique, je l’ai vu se dissiper en fumée, sans être touché par une main mortelle[831], mais se consumer de lui-même, et se résoudre en cendres, sur la terre où il était tombé. Mais, pour que vous sachiez comment tout s’est passé, je m’expliquerai plus longuement. Je n’ai omis aucune des instructions que me donna le farouche Centaure, quand une flèche meurtrière lui eut déchiré les flancs, j’en ai conservé le

souvenir ineffaçable, comme si elles avaient été gravées sur une table d’airain ; il me recommanda, et je l’ai fait exactement[832], de garder ce sang dans le réduit le plus secret, loin de la flamme et des rayons du jour, jusqu’au moment où je l’appliquerais fraîchement. Je me suis conformée à ses prescriptions ; et aujourd’hui, voulant m’en servir, je me suis retirée à l’écart, et j’ai teint une tunique avec la toison arrachée à une brebis de nos troupeaux, j’ai ensuite plié cette tunique, et l’ai renfermée dans un coffre, sans l’exposer à la lumière du soleil, pour l’envoyer à Hercule, comme vous l’avez vu. Mais en rentrant, je vois un prodige incroyable, incompréhensible pour l’homme : ces flocons de laine arrachés à la brebis pour teindre la tunique[833], je les avais jetés par mégarde au grand air, aux rayons du soleil ; à peine échauffés, ils se dissipent et se réduisent en poussière, assez semblable à celle du bois coupé par la scie ; et sur la terre où ils gisaient, bouillonnait une écume qui se figeait, comme de la grappe mûre jaillit l’épaisse liqueur de la vigne consacrée à Bacchus. Dans ma détresse, je ne sais que penser, et déjà je me vois coupable de quelque crime affreux. Quelle raison, en effet, aurait eue ce monstre, en mourant, de me montrer de l’affection, à moi qui causais sa mort ? Non ; mais il m’a flattée d’espoir, afin de perdre celui qui l’avait percé de ses flèches. Hélas ! je le comprends trop tard, quand le mal est sans remède. C’est moi seule, infortunée, si mon pressentiment ne m’abuse, qui l’aurai fait périr ! Je sais, en effet, qu’une de ses flèches causa d’insupportables douleurs à Chiron[834], qui était immortel, et qu’elles donnent la mort à toutes les bêtes sauvages qu’elles atteignent ; comment donc échapperait-il au venin qui découla de la blessure du monstre, du moins autant que j’en puis juger ? Mais je suis résolue, s’il lui arrive malheur, de mourir aussi, du même coup. Car vivre déshonorée n’est pas supportable, pour une femme qui préfère à tout le renom d’une âme bien née.

LE CHŒUR.
Sans doute il est nécessaire de reculer devant les actes horribles ; mais il ne faut pas bannir toute espérance avant l’événement.
DÉJANIRE.
Dans les desseins coupables, il ne reste plus même d’espérance capable de rassurer notre cœur.
LE CHŒUR.
Mais la colère s’adoucit[835] pour les fautes involontaires, et la tienne mérite l’indulgence.
DÉJANIRE.
Ce n’est pas l’auteur du mal qui peut parler ainsi, mais celui qui ne porte pas le poids du crime.
LE CHŒUR.
Mieux vaudrait pour toi garder le silence sur ce fait, si tu ne veux en parler à ton fils ; car le voici de retour, après être allé à la recherche de son père.



HYLLUS.
O ma mère[836] ! que n’as-tu cessé de vivre ? ou que n’es-tu la mère d’un autre, ou que n’as-tu au fond du cœur des sentiments moins coupables ?
DÉJANIRE.
Qu’ai-je donc fait, ô mon fils, qui mérite tant de haine ?
HYLLUS.
Sache que ton époux, sache que mon père a reçu en ce jour le coup mortel de ta main.
DÉJANIRE.
Hélas ! mon fils ! que m’annonces-tu là ?
HYLLUS.
Un fait malheureusement trop réel, car l’acte une fois commis n’est-il pas irrévocable[837] ?
DÉJANIRE.
Que dis-tu, mon fils ? quel homme a pu avec certitude m’accuser d’avoir commis un crime si odieux ?
HYLLUS.
Moi-même, j’ai vu les cruelles souffrances de mon père, ce n’est pas par ouï-dire.
DÉJANIRE.
Où l’as-tu rencontré ? où l’as-tu vu ?
HYLLUS.
Puisqu’il faut que tu le saches, je dois te dire tout. Lorsque, après avoir ruiné la célèbre ville d’Eurytos, il partit, emportant les trophées de la victoire, et les prémices

réservées aux dieux, il s’arrêta en Eubée, sur le cap Cénée battu des deux côtés par les flots, où il éleva des autels à Jupiter[838] son père, et les orna de feuillage, et c’est là que j’eus le bonheur de le voir, après l’avoir si longtemps désiré. Au moment où il allait faite couler sur l’autel le sang des victimes, arriva le héraut Lichas, apportant ton présent, la tunique mortelle. Hercule la revêtit selon ton désir ; il immole douze taureaux superbes[839], prémices de ses dépouilles, puis il présente aux autels d’autres victimes, en tout, cent de toute espèce. Et d’abord l’infortuné, le cœur joyeux, satisfait de sa nouvelle parure, adressait aux dieux ses prières ; mais à peine la flamme du sacrifice s’éleva-t-elle du bûcher pour consumer les victimes, la sueur coule de son corps, la tunique s’attache à ses flancs et se colle sur sa chair[840] ; une douleur cuisante pénètre jusqu’à la moelle de ses os, puis un venin mortel comme celui de l’hydre fatale dévore ses membres. Alors il appelle le malheureux Lichas, qui était innocent de ton crime, et lui demande par quelle trahison il lui a apporté cette tunique ; l’infortuné, qui ne savait rien, répond que le présent venait de toi seule, qui l’avais chargé de l’apporter. En ce moment, une convulsion violente déchire les entrailles d’Hercule, il prend Lichas par le talon[841], et le lance contre un rocher battu par les flots ; de sa tête entr’ouverte, la cervelle jaillit sur sa chevelure avec le sang. Tout le peuple jette un cri lamentable, à la vue de Lichas broyé et d’Hercule en délire, et personne n’osait l’approcher, il se roulait à terre, puis se relevait en poussant des cris aigus, qui faisaient retentir les rochers d’alentour, les montagnes escarpées des Locriens et les promontoires de l’Eubée. Enfin épuisé, l’infortuné, tantôt retombant à terre, tantôt jetant des cris affreux, maudit le funeste hymen qui l’unit à toi, malheureuse, et cette alliance avec Œneus, devenue le fléau de sa vie ; puis, levant ses yeux hagards et troublés[842], il m’aperçoit dans la foule où je fondais en larmes, et m’appelle : « Viens, mon fils, ne me fuis pas dans mon malheur, dusses-tu expirer avec moi ; enlève-moi de ces lieux, et surtout dépose-moi en un lieu où nul mortel ne puisse me voir ; mais si tu as quelque pitié, porte-moi au plus tôt loin de cette ile, ne me laisse pas mourir ici. » Après cette demande, nous le plaçons sur un esquif, et nous l’avons à grand’peine amené sur ces bords, rugissant au milieu des convulsions ; vous allez le voir tout à l’heure, ou vivant encore, ou venant d’expirer. Tel est, ô ma mère, l’attentat que tu as médité et accompli contre mon père ; puisse la Justice vengeresse, puisse Érinnys en tirer le châtiment mérité, s’il m’est permis de former un pareil vœu ! Oui, je le puis, car tu as la première violé tout devoir, en faisait périr le plus grand des hommes qui aient paru sur la terre, et dont tu ne verras jamais l’égal.

LE CHŒUR.
Pourquoi le retires-tu sans répondre ? Ne vois-tu pas que par ton silence tu t’accuses toi-même[843] ?
HYLLOS.
Laissez-la se retirer. Puisse un vent favorable hâter sa fuite et l’éloigner de mes regards ! Lui siérait-il, en effet, d’être fière à tort du nom de mère, elle dont l’action n’a

rien d’une mère ? Qu’elle parte donc contente ; le bonheur qu’elle a donné à mon père, puisse-t-elle l’obtenir à son tour !



LE CHŒUR.
(Strophe 1.) Voyez, ô jeunes compagnes, avec quelle promptitude s’est accomplie cette ancienne parole de l’oracle, qui prédit que le fils de Jupiter, quand la douzième moisson[844] serait achevée et le nombre de ses mois révolu[845], verrait enfin le terme de ses travaux ; et un vent favorable accomplit le cours de ces événements. Car comment celui qui ne voit plus la lumière pourrait-il encore, après sa mort, être soumis à une si laborieuse servitude ?

(Antistrophe 1.) Si la perfidie fatale du centaure l’enveloppe des ombres du trépas[846], en livrant ses flancs au poison enfanté par la mort et par l’hydre monstrueuse, comment pourrait-il voir encore la lumière, lorsque le sang de l’hydre terrible le consume, et que le venin meurtrier du centaure à la noire crinière, mêlé dans ses veines, dévore ses entrailles[847] ?

(Strophe 2.) Cette infortunée, imprévoyante de ces effets funestes, et voulant prévenir le malheur dont la menaçait ce nouvel hymen, ne remarqua pas que ces conseils partaient d’une âme ennemie, dont le commerce devait être fatal ; et maintenant la malheureuse gémit, elle verse des torrents de larmes ; mais le destin s’avance et révèle un grand désastre perfidement préparé.

(Antistrophe 2.) Une source de larmes s’est ouverte, le mal se répand et s’accroît ; ô dieux ! jamais le noble fils de Jupiter n’eut à souffrir de ses ennemis mêmes des maux si dignes de pitié. O trop funestes armes, qui, renversant les murs élevés d’Œchalie, amenèrent ici cette jeune captive ! Mais c’est Vénus qui, en servant secrètement leurs amours, a été la cause[848] véritable de tous ces maux.

LE CHŒUR.
Me trompé-je ? n’entends-je pas des gémissements qui s’échappent du fond de ce palais ? que dois-je dire ?

Bien certainement j’entends des cris, ce sont des cris de douleur ; il est arrivé quelque chose de nouveau dans cette demeure.

Mais vois cette vieille qui s’avance vers nous, le visage attristé, le front obscurci ; elle nous apprendra ce qui se passe.



LA NOURRICE.
O jeunes filles, de quels maux terribles pour nous le présent envoyé à Hercule a été la cause !
LE CHŒUR.
Quelle nouvelle, ô vieille, nous apportes-tu ?
LA NOURRICE.
Déjanire a, sans faire un pas, terminé le dernier des voyages[849].
LE CHŒUR.
Ce n'est assurément pas sa mort que tu nous annonces ?
LA NOURRICE.
J’ai tout dit.
LE CHŒUR.
L infortunée est-elle morte ?
LA NOURRICE.
Je le répète.
LE CHŒUR.
Ah ! malheureuse ! de quelle manière dis-tu qu’elle a péri ?
LA NOURRICE.
De la manière la plus triste, si l'on songe à l’acte même.
LE CHŒUR.
Dis-moi, femme, quelle fin a terminé sa vie ?
LA NOURRICE.
Elle-même s’est donné la mort.
LE CHŒUR.
Quel délire ou quel mal a causé la mort de cette femme, instrument d’un trépas funeste[850] ? Comment a-t-elle pu seule accomplir le dessein d'ajouter sa mort à une autre mort ?
LA NOURRICE.
Par le tranchant d’un fer cruel.
LE CHŒUR.
Tu as vu, malheureuse, ce spectacle horrible ?
LA NOURRICE.
J’ai tout vu, car j’étais auprès d’elle.
LE CHŒUR.
Comment la chose s’est-elle passée ? dis-le-moi, je te prie ?
LA NOURRICE.
C’est elle qui, de sa main, s’est frappée elle-même.
LE CHŒUR.
Que dis-tu ?
LA NOURRICE.
La vérité.
LE CHŒUR.
Cette jeune épouse nouvellement arrivée a attiré sur cette maison de grands désastres.
LA NOURRICE.
Trop sans doute ! mais si tu avais vu de près tout ce qu’elle a fait, ta pitié serait bien plus vive encore.
LE CHŒUR.
Et le bras d’une femme a osé accomplir un tel acte ?
LA NOURRICE.
D’une manière terrible ; mais je vais te l’apprendre, et tu reconnaîtras la vérité de mon récit[851]. Après qu’elle fut rentrée seule dans le palais, et qu’elle eut vu son fils préparer une litière pour retourner au devant d’Hercule, elle se cacha en un lieu où nul ne pût la voir, puis, tombant au pied des autels, elle se plaignit avec des cris lamentables de ce qu’elle devenait veuve ; et si elle touchait quelqu’un des objets jadis à son usage, l’infortunée pleurait ; errante çà et là dans le palais, si quelqu’un de ses fidèles serviteurs se trouvait sur ses pas, la malheureuse pleurait à cette vue, accusant elle-même sa propre destinée, et gémissant sur sa maison désormais privée d’enfants. Mais après ces premiers épanchements, je la vois s’élancer tout à coup vers la chambre d’Hercule ; et moi, cachée dans l’obscurité, je l’observais en silence ; je la vois étendre de riches couvertures sur le lit d’Hercule, puis, quand elle eut terminé ces apprêts, s’élancer, s’y asseoir, et dire avec des torrents de larmes : « O lit, ô couche nuptiale, adieu pour jamais ! car vous me recevez ici pour la dernière fois. » À ces mots, d’une main assurée elle détache l’agrafe d’or qui fixait sur son sein le haut de son péplus, et se découvre l’épaule et le bras gauche tout entier[852] ; et moi, hâtant ma course autant que je le pouvais, je vas annoncer ces apprêts à son fils ; mais, pendant cette allée et venue rapide, nous la voyons se frapper d’un glaive à double tranchant, sous le foie et les entrailles[853]. À cette vue, son fils pousse un cri ; instruit trop tard de ce qui s’était passé dans le palais, le malheureux comprit le désespoir qui avait porté

Déjanire à se frapper, pour se punir d’avoir été induite par le Centaure à cet acte odieux. Alors, ce fils infortuné, donnant un libre cours à ses larmes, ne cessait de gémir et de la couvrir de ses baisers, puis il se jetait auprès d’elle, et restait étendu à ses côtés, se désolant de l’avoir injustement accusée[854], et d’être à la fois privé de sa mère et de son père pour le reste de sa vie. Telles sont leurs infortunes. Celui donc qui compte sur deux ou plusieurs jours de vie est insensé, car on n’est pas sûr même du lendemain, avant d’avoir heureusement passé le jour présent.



LE CHŒUR.
(Strophe 1.) À qui donnerai-je d’abord mes regrets ? De quel côté est le sort le plus funeste ? hélas ! je ne saurais le décider.

(Antistrophe l.) Ici, nous avons un douloureux spectacle, là une attente cruelle ; spectacle ou attente également déplorables.

(Strophe 2.) Puisse un vent favorable, soufflant sur nos demeures, m’enlever loin de ces lieux[855], de peur que la seule vue du vaillant fils de Jupiter ne me fasse mourir aussitôt de terreur ! Car on dit qu’il revient devant ce palais, déchiré par des souffrances incurables, triste objet d’effroi !

(Antistrophe 2.) Il est donc près de nous, et son approche me fait gémir comme le rossignol plaintif. Voici, en effet, un cortège inaccoutumé d’étrangers. Où le portent-ils ? avec une sollicitude amie, ils s’avancent d’un pas lent et silencieux. Hélas ! il est lui-même sans voix. Que dois-je penser ? est-il mort, ou sommeille-t-il ?

(Ici l’on voit s’avancer le cortège qui accompagne le corps d’Hercule, que l’on apporte endormi sur le devant de la scène.)

HYLLOS.
Hélas ! mon père ! quel malheur me causent tes souffrances ! Que faire ? que résoudre ? Ah ! malheur à moi !
UN VIEILLARD.
Tais-toi, mon enfant, de peur de réveiller les cruelles douleurs d’un père furieux. Car il respire encore, quoique déjà voisin du trépas. Comprime, étouffe tes cris[856].
HYLLOS.
Que dis-tu, vieillard ? il vit ?
LE VIEILLARD.
Prends garde de le tirer de son assoupissement, et ne va pas ranimer une maladie terrible, délirante, ô mon fils !
HYLLOS.
Mais mon triste cœur éclate, sous le poids intolérable de sa douleur.
HERCULE.
O Jupiter ! en quel lieu de la terre suis-je arrivé ? Chez quels mortels me vois-je étendu, en proie à d’incurables souffrances ? Hélas ! malheureux que je suis ! voici de nouveau le mal cruel qui me dévore. Hélas !
LE VIEILLARD.
Ne savais-tu donc pas qu’il valait mieux cacher ta douleur en silence, et ne pas écarter le sommeil de ses yeux ?
HYLLOS.
Ah ! c’est que je ne saurais comment supporter l’aspect de ses souffrances !
HERCULE.
Autels que j’élevais sur le promontoire de Cénée ! quel prix me réserviez-vous, à moi malheureux, pour de si riches offrandes ! O Jupiter, à quel affront as-tu livré ton fils ! Plût aux dieux que je n’eusse jamais connu de tels maux, et ressenti ces incurables douleurs, qui causent mon délire ! Quel enchanteur, quelle main expérimentée dans l’art de guérir, si ce n’est celle de Jupiter, aurait la puissance de les calmer ? Ne puis-je voir un tel miracle[857], même de loin ? Ah ! ah ! laissez-moi endormir mes souffrances, laissez-moi dormir pour la dernière fois ! Pourquoi me toucher ? pourquoi m’incliner ? cruel ! tu me fais périr. Tu as réveillé le mal assoupi, tu me blesses !.... il s’attache à moi, ô malheur ! Voici qu’il revient. Où êtes-vous, ô les plus ingrats de tous les Grecs, vous dont j’ai tant de fois purgé les mers et les forêts, au péril de ma vie ? Et maintenant, dans mes souffrances, personne ne m’apportera-t-il le fer ou la flamme qui doit me guérir[858] ? Ah ! personne ne voudrait-il me trancher la tête, et me délivrer d’une vie odieuse ? Hélas ! hélas !
LE VIEILLARD.
O fils de ce héros ! mes forces seraient impuissantes à le secourir ; viens donc toi-même à son aide ; car ton œil trouvera plus aisément que le mien les moyens de le sauver.
LA NOURRICE.
Me voici, je le touche de mes mains ; mais je ne saurais, ni par moi-même, ni par aucun autre, découvrir de remède qui lui fasse oublier ses douleurs. C’est Jupiter qui

les envoie.

HERCULE.
Mon fils, ô mon fils, où es-tu ? par ici, prends-moi par ici, soulève-moi. Hélas ! cruel destin ! il s’élance de nouveau sur moi, je le sens, il s’élance, ce mal qui me tue ! impitoyable, cruel ! ô Pallas, Pallas ! je sens ses nouvelles atteintes. O mon fils ! par pitié pour ton père, tire le glaive, plonge-le dans mon sein[859] ; on ne saurait t’en faire un crime. Guéris les maux qui causent mon délire, et que je dois à ta mère impie ! Puissé-je aussi la voir à son tour, en proie au même supplice[860] ! Frère de Jupiter, secourable Pluton, viens, assoupis-moi du sommeil de la mort ; ôte la vie à un infortuné.
LE CHŒUR.
Je frémis, chères compagnes, de voir tant d’infortunes rassemblées sur un si grand héros.
HERCULE[861].
Que d’épreuves, que de rudes travaux ont déjà exercé mes bras et mes épaules[862] ! Mais jamais encore, ni l’épouse de Jupiter, ni l’odieux Eurysthée ne me furent si funestes que la fille d’Œneus, dont la perfidie m’enveloppe de cette tunique, tissue par les mains des Furies[863], et qui me fait mourir. Il s’attache à mes flancs, il dévore mes entrailles, il pénètre dans mes veines, et tarit jusqu’à la source de mon sang, et tout mon corps se dissout, enlacé dans ces liens inextricables[864]. Ainsi, ce que n’ont pu ni de puissantes armées, ni les Géants, enfants de la Terre, ni les Centaures , ni la Grèce, ni les Barbares, ni toute la Terre purgée de tant de monstres, une femme, une femme seule, avec la faiblesse de son sexe, m’a fait périr, sans le secours du glaive. O mon fils, montre-toi vraiment digne de ce nom, et ne te laisse pas imposer par le titre de mère. Livre-la-moi, que ta main la traîne jusqu’à moi, pour que je sache clairement si tu as plus de compassion pour mes souffrances, que pour la vue de son corps, victime d’un châtiment mérité. Va, mon fils, ose m obéir, aie pitié d’un père, dont la destinée est assez lamentable, moi qui pousse des gémissements comme une vierge timide, et pourtant personne ne m’a jamais vu cette indigne faiblesse ; mais j’ai toujours supporté mes revers sans gémir, et maintenant la violence du mal m’arrache des pleurs efféminés[865] ! Viens donc, approche-toi de ton père, et contemple les maux qui m’accablent. Car je vais me montrer sans voile à vos yeux. Vous tous, regardez ce corps en lambeaux, voyez mes souffrances et mon état pitoyable. Hélas ! hélas ! malheureux que je suis ! ah ! ah ! la convulsion du mal me brûle de veau[866], il pénètre mes flancs. Le cruel fléau qui me dévore, ne me laissera pas de relâche. O Pluton, reçois-moi dans les enfers ; foudre de Jupiter, frappe-moi ! Roi des dieux, ô mon père, jette, lance sur moi les traits de ta foudre ! Car il se ranime encore, il me consume, il m’attaque avec toute sa fureur ! O mains redoutables ! poitrine robuste ! bras qui m’étiez si chers ! est-ce vous qui domptiez le lion de Némée, ce fléau des pâtres, ce monstre énorme et terrible, et l’hydre de Lerne, et les Centaures, race à double forme, aux jambes de coursiers, outrageuse, déréglée, violente, et le sanglier d’Érymanthe, et aux enfers, le chien à trois têtes, monstre invincible, issu de l’horrible Échidna[867], et aux extrémités du monde, le dragon gardien des pommes d’or[868] ? J’ai affronté bien d’autres périls innombrables, et jamais nul ennemi ne triompha de moi ! et maintenant brisé, déchiré, je suis consumé par un poison insaisissable, moi que l’on dit fils d’une mère illustre et de Jupiter, maître des cieux. Mais sachez-le bien, quoique je ne sois plus qu’une ombre, et que je ne puisse me soutenir, il me reste du moins assez de forces pour me venger de celle qui m’a causé ces maux. Qu’elle approche seulement, afin de montrer à tous par son expérience, qu’Hercule, pendant sa vie et à sa mort même, a châtié les méchants.
LE CHŒUR.
O malheureuse Grèce ! à quel deuil je la vois condamnée, si ce héros lui est ravi !
HYLLOS.
O mon père, puisque tu m’as permis de répondre, prête silence et écoute-moi, malgré le mal dont tu souffres. Car je ne te demanderai rien que ce qui est juste. Cède à ma prière[869], et calme ce ressentiment qui dévore ton cœur, car tu ne pourrais ainsi reconnaître ce que tes vœux ont d’intempestif, et ta colère d’inutile.
HERCULE.
Dis-moi vite ce que tu as à me dire, car mes souffrances m’empêchent de comprendre ces longues énigmes.
HYLLOS.
Je veux te parler de ma mère, de son sort présent, et de son crime involontaire.
HERCULE.
O le plus pervers des hommes ! tu oses encore rappeler le souvenir d’une mère qui a tué ton père ! tu veux que j’entende son nom !
HYLLOS.
C’est que les choses en sont au point où le silence n’est plus possible.
HERCULE.
Non, ne me parle point d’elle, après le crime qu’elle a commis.
HYLLOS.
Tu ne me défendras pas du moins de te dire ce qu’elle a fait aujourd’hui.
HERCULE.
Eh bien ! parle, mais prends garde de te montrer indigne de moi.
HYLLOS.
Je parle. Ma mère est morte, le fil de ses jours vient d’être tranché.
HERCULE.
Par quelle main ? il y a quelque maléfice dans le prodige que tu m’annonces.
HYLLOS.
Elle-même s’est donné la mort, nul autre ne l’a frappée.
HERCULE.
Ah ! malheur ! avant de périr de ma main, comme elle le devait !
HYLLOS.
Toi aussi, tu calmerais ta colère, si tu savais tout.
HERCULE.
Tes paroles sont étranges ; explique donc ce que tu veux dire.
HYLLOS.
Voici la vérité ; elle a failli, avec une intention honnête.
HERCULE.
Quoi ! honnête, misérable ! quand elle a tué ton père ?
HYLLOS.
Dans l’espoir de s’assurer ton amour par un philtre, elle s’est égarée, à la vue de cette nouvelle épouse.
HERCULE.
Y a-t-il parmi les Trachiniens un enchanteur si habile ?
HYLLOS.
Le centaure Nessos, qui n’est plus, lui avait persuadé que ce philtre réveillerait ton amour.
HERCULE.
Hélas ! hélas ! c’est fait de moi ! je suis perdu, oui, je suis perdu, je ne verrai plus la lumière. Je comprends enfin à quelle extrémité je suis réduit. Pars, mon fils, car tu n’as plus de père ; appelle auprès de moi tous tes frères, appelle aussi l’infortunée Alcmène[870], que Jupiter nomma vainement son épouse, pour entendre les oracles qui prononcèrent autrefois sur mon sort, autant que je me les rappelle aujourd’hui.
HYLLOS.
Alcmène n’est pas en ces lieux, mais à Tyrinthe, sur les bords de la mer[871], où elle a fixé sa demeure ; elle y a emmené plusieurs de tes enfants qu’elle élève ellemême, et d’autres[872] habitent la ville de Thèbes. Mais nous, qui sommes ici présents, si tu as des ordres à nous donner, mon père, nous les exécuterons fidèlement.
HERCULE.
Toi donc, écoute-moi : te voici en âge de montrer par tes actes si tu es digne d’être appelé mon fils. Jadis, en effet, mon père m’avait prédit que nul homme vivant ne me donnerait la mort, mais qu’un jour je la recevrais d’un habitant des enfers. C’est donc le farouche Centaure, conformément à l’oracle divin, qui, après sa mort, m’ôte ainsi la vie. Je te révélerai encore un autre oracle plus récent, qui s’accorde avec le premier, et le confirme ; je l’écrivis tel qu’il me fut rendu par un des chênes prophétiques consacrés à mon père, quand j’entrai dans le bois sacré des Selles[873] montagnards, qui couchent sur la terre ; il m’annonça aussi qu’au temps même où nous sommes, je verrais le terme des travaux qui me furent imposés ; et j’espérais de ces paroles une vie heureuse ; mais elles m’annonçaient seulement que je dois mourir ; et, en effet, les morts n’ont plus de travaux à subir. Maintenant donc que l’événement se déclare, il te convient, mon fils, de me donner une nouvelle assistance, et, sans attendre que mes paroles s’aigrissent, de t’empresser à me seconder, fidèle à la loi sacrée qui prescrit d’obéir à son père.
HYLLOS.
O mon père, je tremble d’avoir engagé une telle contestation ; mais je t’obéirai en tout ce que tu me commanderas.
HERCULE.
Donne-moi d’abord ta main droite.
HYLLOS.
Et pourquoi me demandes-tu si vivement ce gage de foi ?
HERCULE.

Hésites-tu à me le donner ? refuserais-tu de me complaire ?

HYLLOS.
La voici, et je ne te refuserai rien.
HERCULE.
Jure à présent par la tête de Jupiter, qui m’a donné le jour.
HYLLOS.
Que dois-je jurer de faire ? je suis tout prêt.
HERCULE.
Que tu exécuteras les ordres que je te donnerai.
HYLLOS.
Je le jure, et j’en prends Jupiter à témoin.
HERCULE.
Si tu violes ton serment, appelle sur toi des malédictions.
HYLLOS.
Les imprécations sont inutiles, car je t’obéirai ; toutefois j’y voue ma personne.
HERCULE.
Tu connais le mont Œta, consacré à Jupiter ?
HYLLOS.
Oui , j’y ai souvent offert des sacrifices sur le sommet.
HERCULE.
Eh bien ! c’est là que tes mains et celles des amis que tu choisiras, devront porter mon corps, et après avoir coupé un grand nombre de chênes aux racines profondes, et d’oliviers sauvages, tu y placeras mon corps, et prenant une torche de pin ardente, tu mettras le feu au bûcher. Mais point de pleurs ni de gémissements ; si tu es vraiment mon fils, accomplis ce devoir avec fermeté, sans une larme, sans un soupir ; autrement, je t’ attendrai, et une fois descendu aux enfers, mes imprécations pèseront toujours sur toi.
HYLLOS.
Hélas ! mon père, qu’as-tu dit ? quel acte exiges-tu de moi ?
HERCULE.
Ce qu’il faut accomplir ; sinon, je ne suis plus ton père, et tu n’es plus mon fils[874].
HYLLOS.
Hélas ! encore une fois, à quel crime me contrains-tu, mon père ? que je sois meurtrier, parricide !
HERCULE.
Non, ce n’est pas là ce que je veux ; mais, dans les maux auxquels je suis en proie, sois mon sauveur, mon seul libérateur.
HYLLOS.
Comment serai-je ton libérateur, en livrant ton corps aux flammes ?
HERCULE.
Mais si ce triste office t’épouvante, au moins fais le reste.
HYLLOS.
Certes, je ne refuse pas de porter ton corps.
HERCULE.
Et le bûcher que je t’ai demandé, le construiras-tu aussi ?
HYLLOS.
Pourvu que ma main n’y mette pas la flamme, je suis prêt à faire le reste, et tu n’auras rien à regretter de ma part.
HERCULE.
Cela suffira ; à ces importants services ajoute encore une légère grâce.
HYLLOS.
Quoi que tu me demandes, je le ferai.
HERCULE.
Tu connais sans doute la fille d’Eurytos ?
HYLLOS.
C’est Iole que tu veux dire, je le suppose.
HERCULE.
Elle-même. Je te fais donc, mon fils, cette dernière recommandation : quand j’aurai cessé de vivre, si tu as quelque respect pour ma mémoire, si tu te souviens des serments prêtés à ton père, prends-la pour épouse, ne rejette pas mes vœux. Qu’aucun autre homme que toi ne reçoive celle qui partagea ma couche ; ô mon fils, sois toi-même son époux. Cède à mes désirs : le refus de cette légère faveur te ferait perdre tout le mérite de tes premiers bienfaits.
HYLLOS.
Grands dieux ! si tu es en délire, m’irriter contre toi serait mal ; mais si tu es dans ton bon sens, comment supporter de pareilles propositions ?
HERCULE.
Ainsi tu refuses de rien faire de ce que je te demande ?
HYLLOS.
Quoi donc ! épouser celle qui seule a causé la mort de ma mère, et l’état déplorable où je te vois ! Quel homme pourrait s’y résoudre, à moins d’être aveuglé par les dieux vengeurs ? Mieux vaut mourir moi aussi, ô mon père, que vivre avec mes plus cruels ennemis.
HERCULE.
Voilà un homme qui paraît vouloir manquer à ses devoirs envers son père mourant ! Mais la malédiction des dieux t’atteindra, si tu désobéis à mes ordres.
HYLLOS.
Hélas ! ton langage annonce l’approche de ton mal[875].
HERCULE.
C’est toi, en effet, qui réveilles mes douleurs assoupies.
HYLLOS.
Malheureux ! en quels embarras je me trouve !
HERCULE.
Tu ne juges donc pas à propos d’obéir à ton père ?
HYLLOS.
Mais apprendrai-je donc, mon père, à faire une action impie ?
HERCULE.
Il n’y a pas d’impiété à réjouir mon cœur.
HYLLOS.
Tu m’ordonnes donc absolument de le faire ?
HERCULE.
Oui, je te l’ordonne, et j’en atteste les dieux !
HYLLOS.
Eh bien ! je le ferai, je ne résisterai plus, en prenant les dieux à témoin que tu me le commandes ; car jamais je ne saurais être coupable, en t’obéissant, mon père.
HERCULE.
Tu parles enfin un digne langage ; ajoute à ces bienfaits, mon fils, la grâce de la promptitude ; pose-moi sur le bûcher avant que mes douleurs se raniment et que la fureur m’égare. Allons, hâtez-vous, enlevez-moi ; oui, voilà le terme de mes souffrances, c’est la fin de ma vie.
HYLLOS.
Rien n’empêche plus que tes ordres s’accomplissent, puisque tu le commandes, et que tu nous y contrains, mon père.
HERCULE.
Allons, ô mon âme[876], endurcie par les souffrances,

avant que ce mal ne se réveille, mets à ma bouche un frein d’airain, et comprime tes cris, pour accomplir avec joie, toute pénible qu’elle est, cette dernière épreuve.

HYLLOS.
Enlevez-le, mes compagnons, lavez-moi de tout reproche, vous, témoins des événements qui se passent ici, et faites-en retomber l’iniquité sur les dieux, qui , après lui avoir donné le jour et l’avoir nommé leur fils, le voient souffrir ainsi sans pitié[877]. Nul mortel ne prévoit l’avenir, mais le présent est affligeant pour nous, honteux pour les dieux, cruel surtout pour le héros qui, entre tous les hommes, subit de telles souffrances.
LE CHŒUR.
Vous aussi, jeunes Trachiniennes, ne restez pas en ces lieux, et suivez-nous ; vous venez de voir des morts récentes de grands personnages, et bien des calamités inouïes ; mais aucun de ces faits ne s’est accompli que par la volonté de Jupiter[878].


FIN DES TRACHINIENNES.
NOTE SUR LE VERS 1063

DES TRACHINIENNES.



Sed videamus Herculem ipsum, qui tum dolore frangebatur, quum immortalitatem ipsa morte quærebat. Quas bic voces apud Sophoclem in Trachiniis edit ? Cui quum Dejanira sanguine Centauri tinctam tunicam induisset, inhæsissetque ea visceribus, ait ille :

O multa dictu gravia, perpessu aspera,
Quæ corpore exantlavi, atque animo pertuli !
Nec mihi Junonis terror implacabilis,
Nec tantum invexit tristis Eurystheus mali,
Quantum una vecors Œnei partu edita.
Hæc me irretivit veste furiali inscium ;
Quæ lateri inhærens morsu lacerat viscera,
Urgensque graviter pulmonum haurit spiritus.
Jam decolorem sanguinem omnem exsorbuit :
Sic corpus clade horribili absumptum extabuit.
Ipse illigatus peste interimor textili.
Hos non hostilis dextra, non Terra édita
Moles Gigantum, non biformato impetu
Centaurus ictus corpori infixit meo,
Non Graia vis, non barbara ulla immanitas,
Non sæva terris gens relegata ultimis,
Quas peragrans, undique omnem hinc feritatem expuli :
Sed feminea vi, feminea interimor manu.
O nate, vere hoc nomen usurpa patri,
Nec me occidentem matris superet caritas ;
Huc arripe ad me manibus abstractam piis.
Jam cernam, mene, an illam potiorem putes.
Perge, aude, nate, illacryma patris pestibus ;
Miserere ! gentes nostras flebunt miserias.
Heu ! virginalem me ore ploratum edere,
Quem vidit nemo ulli ingemiscentem malo ?
Sic feminata virtus afflicta occidit.
Accede, nate, adsiste, miserandum adspice
Evisceratum corpus lacerati patris.
Videte cuncti ; tuque cœlestum sator,
Jace, obsecro, in me vim coruscam fulminis.
Nunc, nunc dolorum anxiferi torquent vertices,
Nunc serpit ardor : o ante victrices manus,
O pectora, o terga, o lacertorum tori !
Vestro ne pressu quondam Nemæus leo
Frendens efflavit graviter extremum halitum ?
Hæc dextra Lernam tetram, mactata excetra,
Placavit ; hæc bicorporem afflixit manum.
Erymanthiam hæc vastificam abjecit helluam,
Hæc a Tartarea tenebrica abstractum plaga
Tricipitem eduxit Hydra generatum canem ;
Hæc intercessit tortu multiplicabili
Draconem, auriferam obtutu observantem arborem.
Multa alia victrix nostra lustravit manus,
Nec quisquam e nostris spolia cepit laudibus.
Cicéron, Tusculanes, II, c. 8.


FIN


TABLE DES MATIÈRES




 7


 63


 131



 279




FIN DE LA TABLE.

  1. Nous avons vu que cette chronique lapidaire le fait naître Ol. LXX, 4.
  2. Plutarque écrit ce nom autrement que les marbres de Paros.
  3. Eschyle avait fait également une tragédie intitulée Ajax le Locrien, dont un seul fragment, qui ne forme pas même un vers complet, a été conservé par Zénobius. Proverb. VI, 14.
  4. Voyez Iliade, ch. VIII, v. 222-6 ; et ch. XI, v. 5-9. Ajax et Achille occupaient les deux extrémités du camp.
  5. Minerve apparaissait sans doute dans les airs, portée sur une machine. Les éditeurs différent d’avis sur la question de savoir si Ulysse voit Minerve, ou s’il ne fait que l’entendre ; ce qui dépend de la manière de traduire le mot άποπτος, invisible, ou bien qui se voit de loin. M. Boissonade pense qu’Ulysse voit et entend la déesse. Plus bas, Ajax la verra aussi. Hermann est du même avis. Brunck, et les éditeurs les plus récents, Wunder et Bothe, d’accord avec le Scholiaste, pensent que Minerve est invisible à Ulysse. J’ai adopté leur opinion. Dans l’Hippolyte d’Euripide, Diane, qui apparaît à la dernière scène, s’adresse à Thésée et à son fils, sans être vue par eux. De même, dans le Rhésus, la voix de Minerve se fait entendre à Ulysse et à Diomède, qui ont pénétré la nuit dans le camp des Grecs, mais ils ne la voient pas.
  6. Virgile, Énéide, VIII, v. 526 :
    Tyrrhenusque tubæ mugiresser æthera clangor.
    Stace, Thébaïde, III, v. 650 :
    Et tua non unquam Tyrrhenus tempora circum clangor eat.
    et Silius Italicus, II, 19 :
    Tyrrhenæ clangore tubæ.
  7. Au dixième chant de l’Iliade, v. 278-280, Ulysse adresse à Minerve une invocation semblable.
  8. Celse, l. IV, c. 8 : « Quidam imagiuibus falluntur, qualem insanientem Ajacem vel Orestem poetarum fabulæ ferunt. »
  9. Littéralement : « N’est-ce pas le rire le plus doux que de rire de ses ennemis ? »
  10. παγχρύσοις, d’or massif
  11. Dans le texte : « Ce châtiment, et non un autre… »
  12. Ceci rappelle l’expression de Pindare : « L’homme est le songe d’une ombre » (Pyth., VIII, 135), et un fragment d’Ajax le Locrien.
  13. Le texte dit : « L’œil de la colombe. » En effet l’œil des oiseaux timides est un indice de leur crainte. Un des scholiastes fait cette remarque : « Lorsque la colombe entend quelque bruit, elle cligne des yeux. »
  14. Les six vers qui précèdent semblent dirigés contre le caractère léger et frondeur de la démocratie athénienne. Il paraîtrait d’après cela que Sophocle, comme presque tous les hommes supérieurs d’Athènes, penchait pour l’aristocratie.
  15. « Diane traînée par des taureaux. » Le scholiaste donne les explications suivantes de l’épithète grecque : « Appelée Ταυροπόλα, soit parce que son culte est établi à Tauris, en Scythie ; soit parce qu’elle est protectrice des bergers ; soit parce qu’elle est la même que la Lune, et qu’elle est traînée par des taureaux, d’où on l’appelle aussi Ταυρωπὸν. » On peut voir aussi dans Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 1429.
  16. Μᾶτερ αὶσχύνας έμᾶς. Cette expression se retrouve dans le Philoctète, v. 1360 : « Ceux dont la pensée est une mère de crimes. »
  17. Ulysse avait pour mère Anticlée qui, déjà fiancée à Laërte, passait pour avoir été violée par Sisyphe. Voir un fragment d’Eschyle, Ὂπλων κρίσις, Jugement des armes (fragm. 148 ; éd. Didot) ; le Cyclope d’Euripide, v. 103-4 : « Ulysse d’Ithaque, le roi des Céphaloniens. — Je connais un moulin à paroles, odieuse race de Sisyphe. »
  18. On sait les titres fabuleux que Solon fit valoir pour assurer à Athènes la possession de Salamine : on les trouve dans Plutarque, Vie de Solon, c. 13. Ajax avait à Athènes un autel, que Pausanias y vit encore (Attica, c. b). Les familles de Miltiade et d’Alcibiade rattachaient même leur origine à la postérité d’Ajax. (Plutarque, Vie d’Alcibiade, c. 5, et Marcellin, Vie de Thucydide, c. 4.)
  19. Le texte ajoute : « Aux robustes épaules. » C’est une épithète homérique, Iliad., III, 225.
  20. Le texte ajoute : « et pas un homme. »
  21. Le supplice de la lapidation, dont Homère dit (Iliade, III, v. 57) :
    Λάϊνον ἕσσο χιτῶνα.
  22. Ici, Tecmesse vient d’entr’ouvrir la tente d’Ajax, et de le voir plus calme, mais profondément attristé.
  23. Littéralement : « auxquelles nul autre n’a pris part. »
  24. Le texte ajoute : « de simple qu’elle était. »
  25. Il y a dans le texte : « à deux tranchants. »
  26. Plaute, Rudens, a. IV, sc. 4, v. 70 :
    Eo tacent quia tacita bona est mulier semper, quam loquens.
  27. Ici, les portes de la tente s’ouvrent, au moyen de l’ekcyclème, et l’on voit Ajax sanglant au milieu des troupeaux égorgés.
  28. Le dialogue du Chœur et de Tecmesse, qui entrecoupe ces chants lyriques d’Ajax, est toujours en ïambes trimètres.
  29. La même pensée est exprimée dans les Trachiniennes, v. 742
  30. Dans Ovide, Métam. XIII, v. 21, il rappelle cette origine :
    Sic ab Jove tertius Ajax.
  31. Didon, Énéide, IV, 606, dit aussi :
    Cum genere exstinxem, memet super ipsa dedissem.
  32. Stace, Thébaïde, I, v. 57, fait aussi parler Œdipe :
    Tuque umbrifero Styx livida fundo quam video.
  33. J’adopte la correction de Dindorf, éd. F. Didot :
    Τίσις δ’ὁμοῦ πέλει.
  34. Les lettres grecques qui forment le nom d’Ajax contiennent en même temps une exclamation douloureuse, jeu de mot intraduisible. Néanmoins Ovide le reproduit dans ses Métamorphoses, XIII, v. 394, et X, v. 215 :
    Ipse suos foliis gemitus inscribit, et AI AI
    Flos habet inscriptum.
  35. « C’est maintenant qu’il me faut deux ou trois fois αἰάζειν. »
  36. La fille de Laomédon, Hésione, que Télamon reçut des mains d’Hercule, et dont il eut Teucer.
  37. Littéralement : « jamais ils n’auraient porté contre un autre mortel un tel jugement. »
  38. Mouvement imité de l’entrevue d’Andromaque et d’Hector dans Homère
  39. J’ai adopté les corrections proposées par Bothe et Wunder, et reçues dans l’édition de F. Didot. — Ce passage rappelle la prière d’Andromaque à Hector, au 6e chant de l’Iliade, v. 413-4.
  40. Τερπνὸν εἴ τί που πάθοι. Il y a beaucoup de grâce dans cette expression réservée, que semble avoir imitée Virgile, lorsqu’il fait dire à Didon (Énéid., IV, 317) :
    Fuit aut tibi quidquam
    Dulce meum.
  41. Ici encore, nous retrouvons les vœux que fait Hector pour son jeune fils Astyanax, 6e chant de l’ Iliade, v. 476 et suivants.
    Énée dit de même au jeune Iule :
    Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem,
    Fortunam ex aliis.
    (Enéide, liv. XII.)


    On conserve à la bibliothèque impériale un exemplaire de Sophocle enrichi des notes de Racine, dont l’admiration s’exprime aussi par des essais de traduction. Il avait ainsi rendu ce passage :

    O mon fils, sois un jour plus heureux que ton père !
    Du reste, avec honneur tu peux lui ressembler.
  42. Ce vers a été retranché par Elmsley et par Dindorf, éd. F. Didot.
  43. On sait que les anciens tiraient souvent leur nom de quelque circonstance particulière. Eurysacès signifie large bouclier.
  44. On croyait guérir certaines maladies ou certaines blessures par des charmes et des enchantements.
  45. Littéralement : « Ta langue aiguisée ne me plait pas. »
  46. Pendant le Chœur suivant, Ajax reste sur la scène, réfléchissant aux moyens de se donner la mort.
  47. Le texte ajoute : ἔφεδρος, mot qui désignait dans les jeux publics le combattant prêt à prendre la place du vaincu, et à lutter avec le vainqueur. (Voy. le Rhésus d’Euripide, v. 119 et 9S4 ; les Grenouilles d’Aristophane, v. 792).
  48. Le fait est rapporté dans L’Iliade, VII, v. 303-305.
  49. La même pensée est exprimée en termes assez semblables dans la Médée d’Euripide, v. 500. S. Clément d’Alexandrie (Stromat., l. VI, p. 740) dit qu’ici Sophocle a imité Euripide. Il faudrait en conclure que l’Ajax est postérieure la Médée.
  50. Ce mot vénérer, σέβειν, appliqué aux Atrides, et non aux dieux, n’est pas sans amertume.
  51. Aristote (Rhet., II 11, 13 et 22) attribue cette maxime à Bias. (Voir aussi Cicéron, de Amic. 16.)
  52. Ces dernières paroles sont à double sens. Ajax fait allusion au coup mortel dont il veut se frapper, tandis que le Chœur les prend pour une assurance de salut.
  53. Principale montagne de l’Arcadie, où Pan était en honneur.
  54. À Nysa c’étaient les danses de Bacchus, à Gnosse celles des Corybantes.
    Pan, deus Arcadiæ, venit.
    Plus haut, le Chœur l’appelle ἁλίπλαγκτε, qui parcourt les mers, parce qu’il avait des autels sur les promontoires, au dire des Scholiastes.
  55. L’Olympe, ou l’Ida.
  56. Le Scholiaste dit que ce vers était devenu proverbe, et qu’il a été cité par Aristophane. Il ne se trouve pas du moins dans les pièces qui nous restent de lui.
  57. V. 785, ξυρεῖ γὰρ ἐν χρῷ τοῦτο, le rasoir touche à la peau ; c’est-à-dire le danger est imminent. Locution proverbiale. (Voy. Antigone, vers 996, et Lucien, Jupiter traq., commencement.)
  58. C’est la seule pièce de Sophocle où le Chœur quitte la scène avant la fin de l’action. Il y avait nécessairement ici un changement de décoration ; le Scholiaste l’indique, et il ajoute que le théâtre représente un lieu désert, sur le rivage de la mer. À tort Dupuis, un des traducteurs de Sophocle, et Barthélémy, Voyage d’Anacharsis, ont voulu maintenir ici l’unité de lieu. Les Grecs ne se faisaient pas scrupule d’y manquer, lorsque les besoins de l’action l’exigeaient.
  59. Littéralement : « Si l’on a encore le loisir de considérer ceci. »
  60. « Aiguisé récemment sur la pierre qui use le fer. »
  61. εὐνούστατον, « très-bienveillant » C’est de l’épée d’Hector qu’il parle ainsi.
  62. Sa mère Euribœa
  63. Διφρευτὴν, conducteur de char.
  64. Voyez la note sur le vers 202, à l’entrée de Tecmesse sur la scène.
  65. Qui se jettent dans l’Hellespont
  66. « Dans l’état où sont les choses. »
  67. Voir plus haut la note sur le vers 430.
  68. Νόθον, bâtard. À Athènes, était réputé illégitime celui qui, né d’un père athénien, avait pour mère une étrangère ; et, d’après les lois de Solon, il ne jouissait pas du droit de cité.
  69. On voit qu’ici Sophocle s’écarte en plusieurs points du récit d’Homère, Iliade, ch. XXII.
  70. Les anciens voyaient dans ces coïncidences fortuites un signe de l’intervention des dieux.
  71. Le scholiaste remarque que le poète donne ici à Ménélas le ton arrogant qui était dans son caractère. On peut ajouter que l’esprit athénien attribuait quelque chose de grossier à tout ce qui venait de Sparte.
  72. ἀνήλωσας. « as-tu dépensé. » Euripide, dans les Suppliantes, v. 547, a employé une expression semblable :
    Σκαιόνγε τἀνάλωμα τῆς γλώσσης τόδε
    « c'est là une dépense inepte de paroles. »
  73. Le scholiaste cite un fragment d’Épicharme :
    ῍Ενθα δέος, ένταῧθα και αὶδώς᾿
    « Où est la crainte là est aussi le respect. » Platon, dans l’Eutyphron , c. 13,

    cite deux vers des Cypriaques de Stasinos, où se trouve la même idée ; mais

    il retourne ainsi la pensée : « Où est le respect, là est aussi la crainte. » Plutarque, Vie de Cléoménès, c. 9, cite aussi le passage d’Épicharme.
  74. Le scholiaste rapporte que Tyndare, père d’Hélène, avait exigé des prétendants qui se disputaient la main de sa fille, de s’engager par serment à secourir celui d’entre eux qui serait choisi pour époux, dans le cas où un ravisseur voudrait lui enlever sa femme, Ajax avait été un des prétendants.
  75. Les archers étaient moins estimés que les autres soldats. Dans Philoctète (v. 1057), Ulysse cite Teucer comme le plus habile archer de l’armée. Dans l’Hercule furieux d’Euripide, v. 159-164, Lycos parle avec mépris des archers.
  76. Platon, dans son Théœtète, a imité ce passage de l’Ajax. (Voir la traduction de M. Cousin, t. II, p. 178.)
  77. De Pluton.
  78. C’est-à-dire d’Hésione.
  79. κἀπ᾽ ἄκρων ὡδοιπόρεις, « tu marcherais sur l’extrémité des doigts. »
  80. L’intention de ces propos est des plus insultantes. Le scholiaste rappelle une loi d’Athènes qui défendait à ceux qui étaient nés d’une esclave de prendre la parole en public. Il fallait être citoyen pour avoir ce droit ; or, il parait qu’au temps de Sophocle, on ne reconnaissait comme citoyens que ceux dont le père et la mère avaient eux-mêmes le droit de cité.
  81. Hésione, mère de Teucer, était Phrygienne.
  82. Voir Iliade, ch. XV.
  83. Il est à propos de se reporter au passage d’Homère (Iliade, ch. VI, 171-190), pourvoir comment se faisait un tirage au sort, dans les temps héroïques. Chacun prenait ou un caillou, ou un petit brin de bois, auquel il faisait une marque particulière, et le déposait dans un casque. Puis, par une secousse donnée au casque, on faisait sortir un de ces signes ou sorts (κλῆρον), qui désignait celui qui l’avait déposé.
  84. Ærope. Elle fut séduite par un serviteur de son père. Celui-ci chargea Nauplios de la précipiter à la mer. Nauplios, au lieu de la faire mourir, lui conserva la vie et la remit à Plisthène. Ce sujet avait été traité par Euripide dans les Crétoises.
  85. Eurysacès, Tecmesse et lui.
  86. Il semble ignorer pour quelle femme on fait la guerre ; c’est le langage de la passion.
  87. C’est-à-dire, vivant ou mort.
  88. Ce dernier vers a été supprimé, dans l’édition de Dindorf.
  89. Le scholiaste dit que le Chœur, en prononçant ces paroles, se mettait en devoir de rendre à Ajax les honneurs funèbres ; la pompe de cette cérémonie terminait le spectacle.
  90. On confond souvent Argos et Mycènes : ces deux villes étaient voisines. Selon Strabon(VIII, 6), la distance qui les séparait était moindre de cinquante stades, c’est-à-dire environ un myriamètre ou deux lieues et demie. Oreste et son gouverneur aperçoivent la première, d’un lieu élevé où ils se trouvent.
  91. Io, changée en génisse. Le texte ajoute : « piquée par un taon. » (Voy. le Prométhée d’Eschyle, v. 762.)
  92. Dans le premier chœur d’Œdipe-Roi, v. 203, Apollon est appelé aussi Λύκει´ ἄναξ. Il reçut ce nom pour avoir délivré des loups le territoire de Sicyone. La monnaie d’Argos portait l’empreinte d’un loup.
  93. «Sævam Pelopis domum. » (Horace, Od. I, 6.)
  94. Oreste devait avoir alors près de vingt ans ; car il était né avant le départ d’Agamemnon pour la guerre de Troie, qui dura dix ans ; et sept ans s’étaient passés depuis le meurtre d’Agamemnon, lorsque Oreste tua Égisthe. (Voir Odyss., III, 306.)
  95. Ennius cité par Cicéron, de Senectute, c. 5, a imité ce passage :
    Sicut fortis equus, spatio qui sæpe supremo
    Vicit Olympia, nunc senio confectus quiescit
  96. Le scholiaste relève ici un anachronisme de Sophocle au sujet des jeux pythiques, qui ne furent institués que cinq siècles après Oreste, c’est-à-dire dans la quarante-huitième olympiade, ou 585 avant notre ère. Des savants justifient cependant Sophocle, en rapportant l’institution de ces jeux à Apollon lui-même, après qu’il eut tué le serpent Python. (Voir la note de M. Boissonade.)
  97. Coutume dont les tragédies grecques font une mention fréquente. On la retrouve dans les Choéphores d’Eschyle, dans Ajax, où Teucer engage Tecmesse à déposer sa chevelure et celle de son fils sur le tombeau de son époux, et il donne lui-même l’exemple. Voir encore Oreste, v. 128 ; Hélène, v. 1207 ; Iphigénie en Tauride, v. 158 ; les Troyennes, 469, 1227 et suivants.
  98. Allusion à un trait de la vie d’Ulysse, qui répandit lui-même le bruit de sa mort, pour mieux tromper ses ennemis. Cependant l’opinion du scholiaste est qu’il s’agit plutôt ici de Pythagore.
  99. Sénèque a reproduit la même pensée dans les Troyennes, v. 490 :
    Hæc causa multos una ab interitu arcuit.
    Credi periisse.
  100. Λόξίον « de Loxias, » nom d’Apollon, lorsqu’il rendait ses oracles. Il revient très-fréquemment dans les tragiques.
  101. Phérécrate, poète de la comédie ancienne, avait parodié ce passage. Plaute, dans le prologue de son Mercator, v. 3-5 :
    Non ego idem facio, ut alios in comœdiis
    Vidi facere amatores, qui aut nocti, aut die,
    Aut soli, aut lunæ : miserias narrant suas.
  102. Σχίζουσι κάρα᾽ « ont fendu sa tête en deux, comme des bûcherons fendent un chêne.» Cette image est empruntée de l’Iliade, XIV, v. 389, et XVII, v. 482. Horace l’a reproduite, Satir. I, 1, v. 100 :
    Divisit medium fortissima Tyndaridarum.
  103. Λύπης ἀντίῤῤοπον ἄχθος « le poids de ma douleur placé dans l’autre plateau de la balance. »
    C’est ainsi qu’Eschyle a dit dans les Perses, v. 345-6 : « C’est un Dieu qui a détruit notre armée, en faisant pencher la balance par un coup prépondérant de la fortune. »
    Τάλαντα βρίσας οὐκ ἰσοῤῤόπῳ τύχῃ
  104. J’adopte la ponctuation d’Hermann et de Bothe, qui mettent une simple virgule après διόλλυσαι, et un point après κακῶν. Elle été aussi adoptée dans l’édition de F. Didot.
  105. Parce qu’il annonce le printemps.
  106. Procné fit à Térée un festin de son propre fils. Elle fut métamorphosée en oiseau. Sophocle, qui a déjà employé la même comparaison au vers 107, et qui y reviendra plus loin, v. 1077, désigne ici le rossignol, ainsi qu’Eschyle, qui, dans son Agamemnon, v. 1 151, emploie la même image. On sait que chez d’autres poètes, Procné est l’hirondelle. Voir aussi Ajax, v. 629 ; et le» Trachiniennes, v. 105 et 963.
  107. Niobé vit périr ses enfants sous les flèches d’Apollon. Elle fut changée eu statue. On peut voir dans les plaintes d’Antigone, v. 823-831, un admirable passage de ce morceau lyrique, où elle se compare à Niobé. On a indiqué dans la note les endroits des anciens qui se rapportent à cette tradition.
  108. Une des filles d’Agamemnon, autre que l’Iphigénie qui fut sacrifiée : ou du moins, Homère qui la nomme, Iliad., IX, 145, ne dit nullement qu’elle ait été sacrifiée à Aulis.
  109. Ville de Phocide, habitée par Strophios, chez qui Oreste avait trouvé un asile. Cette ville avait été originairement le sanctuaire du culte d’Apollon.
  110. C’est-à-dire que Pluton lui-même punira les meurtriers.
  111. Littéralement : « et je prends place à des tables vides. »
  112. ῾Εν κοίταις, « sur les lits du festin. »
  113. De ceux qui oublient leurs parents, dit le scholiaste.
  114. Τὸ σὸν pour te consoler ; τοὐμὸν pour m’acquitter d’un devoir. (Note de M. Berger.)
  115. Le texte ajoute : « plutôt que s’atténuer. »
  116. Les vêtements royaux.
  117. « Aucune Erinnys. »
  118. Littéralement : « Elle aboie. »
  119. ῎Αναλκις. C’est déjà l’épithéte d’Égisthe dans l’Odyssée, III, v. 310 :
    Μητρός τε στυγερῆς καὶ ἀνάλκιδος Αἰγίσθοιο.
  120. Πᾶσα βλάβη, expression qui se retrouve dans Philoctète, v. 622, parlant d’Ulysse.
  121. Il a fallu développer ainsi le sens des mots :
    τὰς οὔσας τέ μου, καὶ τὰς ἀπούσας ἐλπίδας.
    Ce passage a été imité par Euripide, dans son Electre, v. 564.
  122. Égisthe et Clytemnestre. Expression de mépris. Ainsi, Didon, parlant d’Énée, Énéide, IV, v. 590 :
    Proh Jupiter ! ibit
    Hic, ait, et nostris illuserit advena regnis !
  123. Dans Antigone, v. 715-7, Hémon emprunte à la navigation une comparaison tout entière. M. Boissonade cite des exemples d’une métaphore analogue, qui a passé dans notre langue, mais seulement dans le style familier. Dans l’Étourdi de Molière, acte 1er :
    J'ai conçu, digéré, un stratagème,
    Devant qui tous les tiens, dont tu fais tant de cas,
    Doivent, sans contredit, mettre pavillon bas.
    Et Boileau, Satire Xe :
    Devant elle Rolet mettrait pavillon bas.
  124. Ismène tient à peu près le même langage dans Antigone, v. 65 et suivants.
  125. ἐφέστιον. Ce sceptre était celui dont il est parlé dans l’Iliade, ch. II, v. 100. Ouvrage de Vulcain, il avait été porté par Jupiter et par Mercure, avant d’être donné à Pélops.
  126. Coutume antique. On croyait par là écarter les malheurs dont on était menacé. V. Euripide, Iphigénie en Tauride, v. 12. Valérius Flaccus, Argonautic. V, v. 320-1 :
    Senserat ut pulsas tandem Medea tenebras,
    Rapta toris, primi jubar ad placabile Phœbi
    Ibat.
  127. Ce sont les mêmes qu’Électre, un peu plus haut (v. 411), appelait « Dieux de mes pères. » Voir aussi Antigone, v. 199.
  128. ᾿Εμασχαλίσθη. Voyez, dans la note suivante, l’explication du scholiaste.
  129. Ancienne superstition des assassins, qui s’imaginaient échapper ainsi à la vengeance du mort. Apollonius de Rhodes, Argonauti, IV, v. 477-9, a imité ce passage, dans le meurtre d’Absyrtos, frère de Médée, par Jason.
    Mais déjà Eschyle, dans les Choéphores, v. 439, ἐμασχαλίσθη (le même mot qu’emploie ici Sophocle), avait rappelé cette mutilation d’Agamemnon.
  130. Πρόμαντις Δίκα
  131. La Vengeance divine.
  132. Œnoniaos, père d’Hippodamie, devait donner sa fille en mariage à celui qui le devancerait dans une course de chars. Pélops gagna par ses promesses Myrtilos, cocher de ce prince ; puis, après la victoire, il le jeta lui-même dans les flots. Mercure, père de Myrtilos, vengea la mort de son fils sur les descendants de Pélops.
  133. C’est dans ce sens qu’Euripide dit (Oreste, v. 108) : « Il n’est pas décent qu’une jeune fille se mêle à la foule. » Dans les Phéniciennes, v. 89, Antigone dit aussi : « Jeune fille, je n’ose pas me montrer en public. » La clôture des femmes est attestée par bien d’autres passages des anciens.
  134. Iphigénie.
  135. Littéralement : « Il n’éprouva point, lorsqu’il l’engendra, les mêmes douleurs que moi lorsque je l’enfantai. »
  136. Le scholiaste cite deux vers d’Hésiode, où il donne à Ménélas une fille, Hermione, et un fils, Nicostratos.
  137. Le texte dit : « de dévorer mes enfants....»
  138. L’Euripe est souvent bouleversé par les vents ; c’est ce que dit Tite-Live, liv. XXVIII, c. 6.
  139. Selon le scholiaste d’Euripide, sur Oreste, v. 647, Agamemnon avait dit : « Diane elle-même n’aurait pas mieux visé. » Ce récit offre quelques différences dans l’Agamemnon d’Eschyle, v. 104-159 ; dans Iphigénie en Tauride, d’Euripide, v. 14-24, et dans Callimaque, hymne à Diane, v. 263.
  140. Pausanias, II, 18,5, fait mention d’Érigone, fille d’Égisthe, à laquelle Tzetzès, sur Lycophron, v. 1374, donne Clytemnestre pour mère. Euripide, dans Électre, 62-3, donne aussi à Clytemnestre des enfants d’Égisthe.
  141. C’est le mot de Clytemnestre à Agamemnon, dans l’Iphigénie de Racine, acte IV, sc. 4 :
    Vous ne démentez point une race funeste
  142. Elle s’adresse d’abord à une des femmes de sa suite.
  143. C’est en sa qualité de dieu tutélaire, que l’on plaçait la statue d’Apollon à l’entrée des maisons. (Voir R. Rochette, Antiquités du Bosphore, p. 197.)
  144. Voir plus haut la note 3 sur les vers 6 et 7.
  145. Elle parle sans doute ici des enfants qu’elle a eus d’Égisthe, comme on l’a vu au v. 589.
  146. Ces autres vœux, qu’elle laisse deviner, sont la mort d’Oreste.
  147. Il a été nommé déjà, au vers 45.
  148. Le pentathle comprenait cinq exercices, la course, la lutte, le pugilat, le saut et le disque. Du reste, le texte de ce vers qui présente beaucoup d’obscurités est supprimé par plusieurs éditeurs, entre autres Dindorf et F. Didot. Avant Sophocle, la course des chars avait été décrite dans l’Iliade, XXIII, v. 262 et suivants. Il a été lui-même imité par Virgile, Géorg. III, v. 103 et suivants.
  149. Ces Lybiens sont appelés plus bas, v. 727, Βαρκαῖοι, de Barca.
  150. La Thessalie était célèbre par ses coursiers. Varron, De re rustica, lib. XI, cap. 7, et Lucain, Pharsale, VI, v. 396-9 :
    Primus, ab æquorea percussis cuspide saxis,
    Thessalicus sonipes, bellis feralibus omen,
    Exsiluit : primus chalyhem frænosque momordit,
    Spumavitque novis Lapithæ domitoris habenis.
  151. Ænie, ville des Perrhèbes en Thessalie. Homère en fait mention dans le catalogue des vaisseaux, Iliade, II, v. 744.
  152. Virgile, Géorgiq. III, v. III :
    Humescunt spumis flatuque sequentum.
  153. Il y avait trois pierres de forme cubique, une à chacune des extrémités du stade, et une au milieu. Les chars arrivés au bout de la carrière devaient doubler la dernière borne, et revenir à leur point de départ.
  154. Il s’agit de quadrige : deux chevaux sont attelés aux deux côtés du timon, ce sont les ύποζύγιοι ; deux autres à droite et à gauche des premiers sont les σετραῖοι.
  155. ῎Αστομοι, « qui n’avaient point de bouche, » comme dit Fénelon, dans le Télémaque, ch. II.
  156. Il fallait faire douze fois le tour du stade ou de l’hippodrome. Pour les mots ἐξ ὑποστροφῆς, j’adopte l’explication d’Hermann, la seule qui paraisse satisfaisante.
  157. Crisa, nom de Delphes.
  158. Littéralement : « De naufrages équestres. » Giacomelli l’a mis dans sa traduction italienne. Démosthène, discours, dit : ἁγῶσιν ήδέστην θέαν παρέχεται τὰ ναυαγοῦντα.
  159. Littéralement : « Reste en panne. »
  160. Cicéron, Académic. liv. II, ch. 29, § 94 : « Ego enim, ut agitator callidus, priusquam ad finem veniam, equos sustinebo. »
  161. Triste objet où des dieux triomphe la colère,
    Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.
    On peut comparer un récit analogue dans l’Hippolyte d’Euripide, v. 1226- 1234. Tout le monde se rappelle les vers de Racine.
  162. Mot à mot : « De ce grand corps. » Hérodote, I, c. 68, rapporte qu'on découvrit à Tégée le corps d’Oreste dans un cercueil de sept coudées.
  163. Euripide dit de même, dans Iphigénie à Aulis, v. 9 17 :
    Δεινόν τὸ τίκτειν ;
    et dans les Phéniciennes, v. 358-9 :
    Δεινὸν γυναιξὶν αἱ δι᾽ ὠδίνων γοναί.
  164. Le texte ajoute : « à mes mamelles. » Mais en admettant qu’Oreste fût encore à la mamelle lors du meurtre d’Agamemnon, comme il ne s’était passé que sept ans depuis cette époque, il n’aurait pas été capable d’entreprendre la vengeance de son père.
  165. La même expression se retrouve dans Philoctète, v. 954.
  166. Allusion au collier d’or pour lequel Ériphyle trahit Amphiaraos son époux. Alcméon, son fils, le vengea en tuant Eriphyle.
  167. Πάμψυχος ; que le scholiaste explique ainsi : ό διασώσας πᾶσαν τὴν έαυτοῡ ψυχήν. Il rendait encore des oracles. Cicéron, de Divinat., I, 40 : « Amphiaraum autem sic honoravit fama Græciæ, deus ut haberetur, atque ut ab ejus solo, in quo est humatus, oracula peterentur. »
  168. Les âmes de ceux qui périssaient de mort violente passaient pour rester en peine, tant qu’elles n’étaient pas vengées.
  169. Πατρώαν έστίαν signifie ici ce que les Latins appelaient Lar familiaris. Dans Plaute, prologue de l’Aulularia, le Lar familiaris se donne lui-même pour un des ancêtres de la famille. Peut-être Chrysothémis atteste-t-elle ici l’âme de son père.
  170. On peut comparer à tout ce passage les Choéphores d’Eschyle, v. 168-204, et l’Électre d’Euripide, v. 509-527.
  171. Cette pensée, souvent exprimée par les anciens, l’a été d’abord par Épicharme, cité par Xénophon, Mém. II, c. 1 :
    Τῶν πόνων πωλοῦσιν ἡμῖν πάντα τἀγάθ᾿ οἱ θεοί.
    « Les dieux nous vendent tous les biens au prix des peines » Horace, I, Satir. 9 :
    Nil sine magno
    Vita labore dedit mortalibus.
    La Fontaine :
    La fortune nous vend ce qu'on croit qu'elle donne.
  172. Le texte ajoute : « et tu n’es pas homme. »
  173. Dans toute cette réponse de Chrysothémis à Électre, beaucoup de passages rappellent les paroles d’Ismène à Antigone. (Voy. la première scène d’Antigone.)
  174. Tradition populaire sur la piété filiale des cigognes. Voir les Oiseaux d’Aristophane, v. 1 353 et suivants ; Aristote, Hist. des animaux, IX, ch. 13 ; Élien , Hist. nat., III, ch. 23 : X, ch. 16. Euripide a dit la même chose des cygnes, dans les Bacchantes, v. 1 364, et dans Électre, v. 151.
  175. Causée par la nouvelle de la mort d’Oreste.
  176. Σαλεύει, expression employée par Sophocle aussi, dans Œdipe roi, v. 23.
  177. Égisthe et Clytemnestre.
  178. Ahrens, dans l’édition de F. Didot, entend par πάγκλαυτον αἰῶνα κοινὸν, le sort déplorable commun à tous, c’est-à-dire la mort.
  179. Καθύπερθεν ἐχθρῶν. Cette expression se trouve déjà dans Hérodote, liv. VIII, ch. 60.
  180. Électre
  181. Sur Strophios, voir la note du v. 45.
  182. Ce morceau était célèbre dans l’antiquité. On connaît le récit d’Aulu-Gelle, VII, c. 3, racontant que le comédien Polos, chargé du rôle d’Electre, se servit, pour jouer cette scène, de l’urne qui contenait les cendres de son propre fils.
  183. Πόνῳ γλυκεῖ, expression pleine de tendresse. — Ce passage semble imité des Choéphores d’Eschyle, v. 748-752.
  184. Sénèque, dans Octavie, v. 169 :
    Britannice, heu me ! nunc tantum levis cinis,
    Et tristis umbra.
  185. Ce n’est pas sans dessein que le nom d’Électre est ici prononcé par le Chœur, qui veut éveiller l’attention d’Oreste.
  186. ᾿Ατίμως κἀθέως ἐφθαρμένον. C’est ainsi qu’Œdipe roi, v. 254, parle de la terre de Thèbes, frappée de stérilité et de la colère céleste, ἀκάρπως κἀθέως ἐφθαρμένης. Le mot ἄθεος est encore employé dans le même sens, par le Chœur, dans Œdipe roi, v. 661 : « abandonné des dieux. »
  187. ᾿Εμπρέπουσαν. Dans les Choéphores d’Eschyle, Oreste dit d’Électre : πένθει λυγρῷ πρέπουσα, et v. 12, le Chœur des Choéphores, φάρεσιν μελαγχίμοις πρέπουσα.
  188. Πρὸς γενείου. Manière de supplier, en prenant la barbe et le menton. Les exemples en sont assez nombreux chez les auteurs anciens. (Voir Iliade, I, 501) ; Thétis suppliant Jupiter le prend par le menton. Euripide, Héraclid., v. 227 ; Hécube, passim ; Iphigénie à Aulis, etc. Callimaque, Hymne à Diane, v. 26.
  189. Σφραγῖδα Le cachet gravé sur son anneau. Ce moyen de reconnaissance n’est pas à l’abri de la critique. Aussi M. Boissonade pense-t-il qu’il s’agit plutôt d’un signe physique sur quelque partie du corps. Dans l’Électre d’Euripide, v. 573, Électre reconnaît son frère à une cicatrice au front, par suite d’une chute qu’il avait faite dans son enfance, en poursuivant un daim. Dans les Choéphores d’Eschyle, elle le reconnaît à la chevelure qu’il a déposée sur le tombeau d’Agamemnon, et à la bandelette brodée qu’il portait lorsqu’il fut enlevé d’Argos. Le scholiaste entend par σφραγῖδα .Sa une marque naturelle, l’os d’ivoire, qu’avaient à l’épaule tous les descendants de Pélops, comme les descendants de Cadmus avaient une lance, et les Séleucides une ancre sur la cuisse.
  190. Littéralement : « Ne me cherche plus ailleurs. »
  191. Ce que Térence a rendu dans l’Heautontimoroumenos, a. II, sc. 4, v. 27, par ces mots :
    Teneo te ne, mea Antiphila ?
  192. Plaute, Stichus, a. V, sc. 2, v. 2 :
    Ut præ lætitia lacrumæ prosiliunt mihi !
  193. Ce chant lyrique d’Électre est entrecoupé par le dialogue d’Oreste avec sa sœur.
  194. φράζῃ, aura parlé.
  195. De sa mort supposée. Le texte parait ici très-altéré : ce passage a donné lieu aux interprétations les plus diverses. Hermann et Dindorf font des corrections hasardées. Wunder donne la leçon des manuscrits en la déclarant inintelligible.
  196. Le texte ajoute : « et il ne m’appartient pas en propre. »
  197. Voir l’Oreste, v. 1143, où Euripide parait avoir imité ce vers de Sophocle.
  198. Au premier bruit qu’elle entend à la porte du palais, Électre, pour éviter d’être surprise, parle à Oreste comme à un étranger. En même temps, ses paroles conservent un double sens ; artifice que les tragiques grecs emploient volontiers dans les situations analogues. Dans toute la dernière scène, les réponses d’Électre à Égisthe en offriront des exemples.
  199. C’est-à-dire, même la joie coupable de Clytemnestre, causée par la mort de son fils, et la sécurité qu’elle en conçoit.
  200. Pindare, Olympiq. XI, v. 25, a suivi une autre tradition. Selon lui, ce fut Arsinoé, nourrice d’Oreste, qui, pendant le meurtre de son père, le déroba par ruse aux mains de Clytemnestre.
  201. Voir les notes sur les vers 6 et 645.
  202. Oreste et Pylade entrent dans le palais.
  203. Le texte dit : « Les chiennes inévitables. » Eschyle a le premier employé cette expression dans les Choéphores, v. 911 ; les Euménides, v. 246. Voyez aussi les Bacchantes, v. 853 ; l’Électre d’Euripide, v. 1349.
  204. L’urne qui est censée contenir les cendres d’Oreste.
  205. Repas funéraire en l’honneur du mort.
  206. Il est à remarquer que les deux exclamations de Clytemnestre, ῶμοι πέπληγμαι, puis ῶμοι μάλ᾽ αὖθις, sont l’une et l’autre les premiers mots dus plaintes d’Agamcmnon frappé par Clytemnestre, dans l’Agamemnon d’Eschyle, v. 1 343 et 1345. Bœckh, Grœc. trag. princip. XX, voit dans ce rapprochement l’intention du poète, de montrer la seconde catastrophe comme l’expiation nécessaire et fatale de la première.
  207. Il y a ici une lacune dans le texte.
  208. Littéralement : « Dans un naufrage équestre. » Voir plus haut la note sur le v. 730.
  209. Συμφορᾶς peut à la fois signifier malheur, et c’est ainsi que l’entend Égisthe, ou succès, et tel est le sens qu’y attache le spectateur. Le double sens est encore dans φιλτάτης, qu’Égisthe applique à la mort de son frère chéri, tandis qu’Électre pense à son retour si désiré.
  210. Le mot κατήνυσαν est aussi à double entente. Hermann l’explique ainsi : Égisthe comprend : Confecerunt (iter) ad amicam hospitam, tandis qu’Électre veut dire : Confecerunt (rem) contra amicam hospitam.
  211. Égisthe s’imagine, d’après les discours ambigus d’Électre, que le cadavre d’Oreste est dans le palais.
  212. Ce dernier mot est encore à double entente.
  213. C’est-à-dire, si les dieux s’en irritent. Némésis était la déesse qui exécutait les arrêts divins.
  214. Les oiseaux de proie et les chiens.
  215. Égisthe cherche à l’arrêter par de sinistres prédictions.
  216. Allusion amère au meurtre d’Agamemnon, tombé lui-même dans un piège.
  217. Cadmus était reconnu pour le fondateur de Thèbes.
  218. Les suppliants portaient dans leurs mains des branches d’olivier, entourées de bandelettes de laine, et les déposaient sur les autels des dieux. V. les Suppliantes d’Eschyle, 332 ; et les Suppliantes d’Euripide, 257-258.
  219. Devant la plupart des maisons de quelque importance s’élevaient des autels, quelquefois même des statues consacrées aux dieux tutélaires, notamment à Apollon ᾿Αγυιευς (dieu des rues). (Voir Électre, v. 637 et 1375, p. 164 et 426 ; Aristophane, Guêpes, v. 875 ; Plaute, Curculio, I, I, 71) :
    Nunc ara Veneris hæc est ante horum fores.
  220. Selon le scholiaste, il y avait à Thèbes deux temples consacrés à Minerve, l’un sous le nom d’Oncée, l’autre sous le nom d’Isménie. D’autres désignaient Minerve sous les noms d’Alalcoménie et de Cadméenne. Il est fait mention de Minerve Oncée dans Eschyle, Sept c. Thèb., v. 164 et 487, et dans Pausanias, IX, XII, 2.
  221. Il y avait un temple d’Apollon sur les bords de l’Isménos, rivière de la Béotie, d’où ce dieu reçut le nom d’Isménien. (Pausanias, IX, 10.) Hérodote (VIII, 1 34) parle des oracles qu’il rendait. Le texte porte μαντείᾳ σποδῷ, la cendre prophétique, parce qu’on y découvrait l’avenir par la flamme qui consumait les victimes.
  222. Cette description de la peste, sur laquelle le Chœur reviendra plus bas (v. 168 et suiv.), semble indiquer un souvenir récent du fléau qui avait ravagé Athènes pendant la deuxième année de la guerre du Péloponnèse. (Voir Thucydide, II, 49.) On aurait ainsi un moyen de marquer une date approximative à la représentation de l’Œdipe Roi. Voyez la notice en tête de la pièce. Quant à l’expression poétique, La Fontaine, parlant de la peste, a dit aussi :
    Capable d’enrichir en un jour l’Achéron.
  223. ῎Υπνῳ εὕδοντά. Virgile, Énéide, I, v. 680, a dit aussi :
    Hunc ego sopitum somno.
  224. La couronne était en général le signe d’une heureuse nouvelle. (Voir Électre, p. 71 ; Tite-Live, XXIII, 11 ; Plutus, vers 21.)
  225. Dans cette réponse en style d’oracle, le mot δύσφορα est employé dans un double sens : d’abord la signification générale, nos malheurs ; puis un sens particulier, la recherche difficile du meurtrier de Laïus.
  226. Selon Voltaire, Lettres sur Œdipe, « il n’est pas naturel qu’Œdipe ignore comment son prédécesseur est mort. » L’auteur explique un peu plus bas, v. 128- 131, comment le mal présent dont le Sphinx accablait les Thébains, fit oublier un crime encore obscur, et empêcha d’en rechercher les auteurs. D’ailleurs, l’excuse du poète est que ces faits n’appartiennent pas à l’action même, mais qu’ils sont antérieurs. C’est la remarque d’Aristote lui-même dans sa Poétique, c. XVIII et XXV.
  227. Euripide, Phéniciennes, v. 36, nous apprend qu’il allait demander à l’oracle si l’enfant qu’il avait fait exposer vivait encore. — θεωρός. On appelait ainsi les députés envoyés par les villes aux grandes solennités de la Grèce. Ce mot désigne ici celui qui va consulter l’oracle.
  228. Le poète prête ici un mensonge au serviteur de Laïus, qui s’excuse ainsi d’avoir fui, et détourne en même temps les souvenirs d’Œdipe.
  229. Le scholiaste dit que ceci se dirige contre Créon, qui était le successeur naturel de Laïus.
  230. C’est-à-dire, dont l’auteur et les circonstances étaient difficiles à découvrir.
  231. βάθρων, « des degrés de l’autel. » Œdipe ordonne ici d’enlever les rameaux qui avaient été déposés sur l’autel, comme symboles de supplications. Voyez les Suppliantes d’Euripide, vers 32.
  232. Φάμα. Cette personnification poétique de l’oracle reviendra aussi dans le second Chœur, v. 475.
  233. Pausariias, l. IX, c. 17, parle du temple consacré à Diane, dans la ville de Thèbes. V. aussi Plutarque, Vie d’Aristide, c. 20.
  234. φλόγα πήματος, « la flamme du fléau ; » comme Cicéron a dit, Catilin., I, II, incendium invidiœ ; et de Orat., III, 3, flamma invidiœ.
  235. Κρεῖσσον πύρος. La même expression se retrouve dans Euripide, Hécube, v. 608, où il l’applique à l’anarchie nautique, c’est-à-dire à la soldatesque indisciplinée. — ῎Ορμενον ἀκτὰν πρὸς ἑσπέραν θεοῦ, « tombés sur le rivage du dieu des ténèbres. » Dans Antigone , v. 810, la fille d’Œdipe dit : « Pluton m’entraîne vivante aux bords de l’Achéron. »
  236. Hymnes religieux.
  237. On imputait au dieu Mars tous les fléaux, la peste comme la guerre.
  238. Dans Électre, au v. 6, Apollon est appelé tueur de loups. Ce nom est pris ici dans le sens de libérateur. Cependant Pindare, Pyth. I, 75, et Horace, III, Od. IV, 62, appellent aussi Apollon dieu de Lycie.
  239. Littéralement : « où je possède la puissance et le trône. »
  240. ᾿Ακάρπῶς κἀθέως ἐφθαρμένης. C’est ainsi que dans Électre, v. 1181, Oreste, à la vue de sa sœur, s’écrie :
    Ὦ σῶμ᾽ ἀτίμως κἀθέως ἐφθαρμένον !
    « O beauté indignement flétrie, et par l’abandon des dieux ! » Le mot ἀθεος sera encore employé dans le même sens par le Chœur, au v. 661 : « abandonné des dieux. »
  241. Littéralement : « La mauvaise fortune avait fondu sur sa tête. » Voir dans Antigone, v. 1 345, une parole semblable : τὰ δ᾽ ἐπὶ κρατί μοι πότμος δυσκόμιστος εἰσήλατο
  242. Ἄναξ. Déjà plus haut, v. 284, le Chœur disant que Tirésias partage avec Apollon la science de l’avenir, l’appelle άνακτα, comme le dieu lui-même.
  243. Dans les paroles de Tirésias, le mot κακά est à double sens ; il signifie d’un côté ses propres augures, ou la triste connaissance qu’il a du passé et de l’avenir, et de l’autre les crimes d’Œdipe, inconnus à lui-même.
  244. Il y a dans les paroles de Tirésias une ambiguïté qui n’est pas sans intention. Les mots τὴν σὴν δ´ ὁμοῦ ναίουσαν, tout en signifiant l’irritation causée par les reproches d’Œdipe, peuvent s’entendre aussi de son épouse, qui est en même temps sa mère. C’est ce qu’a bien vu Eustathe, p. 735, etc., (ou p. 656, 44).
  245. Œdipe commence à soupçonner qu’on a suborné Tirésias, et l’on sait que c’est Créon qui lui a conseillé de mander le devin.
  246. Αέγειν, pour me faire parler.
  247. Il répond à la première question.
  248. Le texte dit : « toi qui es aveugle des oreilles, de l’esprit et des yeux. »
  249. Malgré l’accord des manuscrits qui portent Οὐ γὰρ με μοῖρα πρὸς γέ σου πεσεῖν, « mon destin n’est pas de succomber sous tes coups, » toutes les éditions modernes donnent, d’après la correction de Brunck et d’Hermann, la correction Οὐ γὰρ με μοῖρα πρὸς γ᾿έμοῦ πεσεῖν, qui présente un sens plus naturel et plus en accord avec l’ensemble de la scène.
  250. Voilà enfin les soupçons d’Œdipe contre Créon qui éclatent. Puis, après la noble réponse de Tirésias, ce magnifique appel d’Œdipe à sa fortune, à la puissance et à sa haute sagesse, dans l’instant même où, sans le savoir, il a déjà tout perdu.
  251. ῎Υπελθὼν, métaphore tirée de la lutte : « me prenant en dessous. » De même dans Philoctète, v. 1007.
  252. Une loi d’Athènes voulait que tout Métèque ou étranger domicilié fit choix d’un patron parmi les citoyens, ce qui devait être inscrit sur des registres publics. Voir Hésychius, v° πρόστατυ, et Suidas, aux mots ὰπροστασιου, et νὲμειν προστάτην.
  253. Allusion à Jocaste d’abord, puis à Laïus.
  254. Δεινόπους, « aux pieds terribles. » Dans Électre, v. 491, Χαλκόπους Ἐρινύς, « la Furie aux pieds d’airain.»
  255. Cette expression « voir les ténèbres » se retrouve plus bas, v. 1173, et dans les Phéniciennes d’Euripide, v. 377 ; dans les Bacchantes, v. 510.
  256. Littéralement : « l’hymen dans lequel (comme sur une mer sans port) tu as navigué dans ta maison. » Révélation obscure pour Œdipe, mais claire pour le spectateur.
  257. Littéralement : « te rendra égal à toi-même, et égal à tes enfants. » Tirésias, dans ces paroles obscures, veut laisser entendre qu’Œdipe se reconnaîtra parricide, incestueux et frère de ses enfants.
  258. Voltaire, Œdipe.
  259. Horace, l. III, Od. 3, v. 3 :
    Non vultus instantis tyranni
    Mente quatit solida.
  260. Sénèque, Œdipe, v. 654, a traduit ce vers :
    Repet incertus viæ.
    Baculo senili triste prætentans iler.
  261. Ὁμόσπορος, qui a des enfants de la même femme. V. plus haut, v. 360 ; et plus bas, v. 136.
  262. La ville de Delphes et le temple d’Apollon étaient situés sur le mont Parnasse.
  263. Virgile, Énéide, IV. 38l : « Ardet abire fugam. »
  264. Le texte dit : έλαμψε, a éclatè, métaphore hardie, la même qu’a déjà employée le poète au premier Chœur, deuxième antistrophe, v. 186, Παιὰν δὲ λάμπει, « le son éclatant du pæan retentit. » Ainsi encore, Plutarque, Vertus des femmes, λαμπρὰν ὰνωλόλοξε ; Bacchylide, ῦμνοι φλέφονται. Dans la langue usuelle, on dit λαμπρὰ φωνή, une voix éclatante.
  265. Delphes passait pour être le centre de la terre. V. plus bas, v. 897. Euripide reproduit souvent cette tradition : Oreste, v. 316 ; Médée, 631 ; Iphigénie en Tauride, 1164 ; tom. 5. Voir aussi Strabon, l. IX. Pausanias, l. X, c. 15, 3.
  266. Œdipe passait pour être fils de Polybe, roi de Corinthe.
  267. Le Sphinx.
  268. Ληστής τῆς ἐμῆς τυραννίδος, « brigand de mon pouvoir suprême. » — Corneille et Racine ont transporté hardiment le mot voler dans le style tragique. Nicomède, acte I, sc. 2 :
    Et loin de lui voler son bien en son absence.
    Iphigénie,acte I, sc. 3 :
    Et si quelque insolent lui volait sa conquête.
  269. Sans doute Œdipe s’arrêtait subitement après ses premières paroles, sur quoi Créon lui demande, δέδρακε ποῖον ἔργον ; « a fait quelle chose ? »
  270. Littéralement : « à dormir sans crainte. » Voir plus haut, v. 65.
  271. L’Hippolyte d’Euripide, v. 1011 et suivants, exprime les mêmes sentiments. Sénèque, dans son Œdipe, v. 687-693, a heureusement reproduit les traits principaux du discours de Créon.
  272. Αὶκαλλουσι. Les anciennes éditions donnent ἐκκαλοῦσί, « s’adresser à moi. »
  273. Tout à l’heure Créon vient d’appeler sur lui-même les imprécations d’Œdipe, s’il est coupable. — Έν αὶτἱα βαλεῖν, mettre en accusation, expression qui se retrouve dans les Trachiniennes, v. 940 ; et dans Platon, lettre VII.
  274. ῎Αθεος. Voir plus haut la note sur le vers 254.
  275. Entre Créon et Tirésias.
  276. D’Œdipe contre Créon.
  277. Τῶνδε. Il parle du Chœur des Thébains.
  278. Littéralement : « il maintient sa bouche libre. »
  279. Cette montagne est le Cithéron, mais le poète ne le nomme pas ; c'est peu à peu qu’il amène toutes les circonstances qui doivent révéler a Œdipe la terrible vérité.
  280. Daulie ou Daulis, petite ville de la Phocide, un peu à l’orient de Delphes. Strabou, l. IX, p. 423 B. Σχιστὴ όδός, nom que garda toujours le lieu où Œdipe tua Laïus. Pausanias, l. X, c. 5, 3.
  281. Plus haut, v. 371, Œdipe disait à Tirésias : « Toi dont les yeux, les oreilles et l’esprit sont à jamais fermés. »
  282. Apollodore, l. III, c. 5, 7, nomme ce héraut Polyphonte.
  283. Le scholiaste dit que, selon Phérécyde, l’épouse s’appelait Méduse, fille d’Orsilochos. D’autres la nomment Antiochide, fille de Chalcon ; enfin Apollodore, III, c. 5, donne Péribœe pour femme de Polybe. Dorienne, c’est-à-dire, née dans le Péloponnèse.
  284. Salluste, Jugurtha, c. II : « Quod verbum in pectus Jugurthæ altius, quam quisquam ratus descendit. »
  285. La route de Béotie et celle de Corinthe, pour aller en Phocide, se réunissaient au même embranchement. Voir plus haut, v. 733-4 ; et les Phéniciennes d’Euripide, v. 48.
  286. Euripide n’a pas prétendu rivaliser avec ce récit de Sophocle. Seulement, dans l’exposition des Phéniciennes, il a prêté à Jocaste un exposé court, mais vif et rapide des faits qui sont ici beaucoup plus développés.
  287. Loxias, nom d’Apollon rendant les oracles. Ce nom vient de λοξός, oblique, à raison du sens obscur et ambigu des oracles.
  288. Littéralement : « En sorte que jamais, pour une prophétie, je ne voudrais regarder d’un côté ou d’un autre. »
  289. Ces lois divines sont célébrées aussi dans Antigone, v. 450-457, sous le nom de lois non écrites, c’est-à-dire naturelles ; par Xénophon, Mémoires sur Socrate, l. IV, c. 4, 19 ; par Cicéron, discours pro Milone, c. 4 ; Platon, Lois, l. VII, p. 377-8, éd. F. Didot ; Thucydide, l. II, c. 37.
  290. Ὕβρις, c’est l’orgueil violent ou la licence, avec tous ses excès, et particulièrement ici la violation des lois.
  291. Musgrave, Hermann et Wunder pensent, avec vraisemblance, que plusieurs passages de ce chœur font allusion à l’état politique d’Athènes, et surtout à Alcibiade. Il est certain que la plupart des traits de la strophe suivante s’appliqueraient parfaitement au caractère d’Alcibiade, et à la mutilation des Hermès, dont il fut accusé. Si ces suppositions sont fondées, il faudrait admettre quo Sophocle composa l’Œdipe roi dans un âge très-avancé.
  292. οὐ ποδὶ χρησίμῳ χρῆται, ubi pede utili non utitur.
  293. Παλαισμα, une lutte, c’est-à-dire la recherche du meurtrier de Laïus.
  294. Ce mot parait être une allusion à la mutilation des Hermès.
  295. Χορεύειν, former des danses en l’honneur des dieux.
  296. Abes, ville de la Phocide, ainsi appelée du nom d’Abas, Sis de Lyncée et d’Hypermnestre. Voir Pausanias, Phocica, c. 35. Sur Delphes située au centre de la terre, V. plus haut, v. 480.
  297. Χειρόδεικτα. d’une manière palpable, à montrer au doigt.
  298. Voir la note sur le vers 203, troisième antistrophe du premier Chœur.
  299. Voir la note sur le vers 16, scène I. Bothe pense que les mots άγχιστος γάρ εί indiquent plutôt le temple d’Apollon Isménien, qui s’élevait sur la place publique de Thèbes.
  300. Εὐαγῆ, pure et sainte ; c’est-à-dire qui nous montre Œdipe pur du crime qui lui est imputé.
  301. Γυνὴ δὲ μήτηρ le rapprochement de ces deux mots, qui expriment la situation réelle de Jocaste auprès d’Œdipe, n’est pas sans intention.
  302. Elle s’adresse à une femme de sa suite.
  303. Sénèque, Œdipe, v. 787 :
    Animam senilem mollis exsolvit sopor.
  304. Voltaire, Œdipe. Le texte dit : « et aussi du long temps qu’avait duré sa vie. »
  305. Ἑλεῖν αἷμα πατρῷον, « prendre le sang de mon père. » — Corneille a dit, dans le Cid, acte I :
    Achève et prends ma vie après un tel affront.
  306. Έπὶ θητείᾳ. Sur la condition des thètes chez les Athéniens, voir Plutarque, Vie de Solon, c. 18.
  307. Σπαργάνων. Les langes dont on enveloppait les enfants. Ce mot désigne aussi les objets déposés comme signes de reconnaissance avec les langes des enfants qu’on exposait, chose très-fréquente chez les anciens. C’est ce que Plaute appelle crepundia, dans la Cistellaria, acte III, v. 5 ; et Térence monumenta, Eunuch. IV, sc. 6, v. 15.
  308. Œdipe, Οἰδἰπους (pieds enflés).
  309. Littéralement : « Quand je serais trois fois esclave par une triple mère » ; c’est-à-dire par une triple génération d’esclaves. C’est ainsi qu’Euripide a dit τρὶς νόθος, trois fois bâtard. (Andromaq. , v. 636.)
  310. Littéralement : « Tu n’en seras pas de plus basse condition. »
  311. Plutarque, Sur la fortune des Romains, c. 4, raconte que Sylla s’appliquait à lui-même ce vers de Sophocle. Euripide appelait le Sort, fils de la Fortune, dans un vers conservé par Plutarque, Sur l’intelligence des animaux, c. VIII, 8. — Horace, sixième Satire du l. II, v. 49, dit que le vulgaire, jaloux de l’amitié que lui accordait Mécène, le qualifiait de : Fortunœ filius !
  312. Selon Musgrave, ceci se rapporte à certains sacrifices religieux qui se faisaient le jour de la pleine lune. Hermann suppose à tort qu’il y a seulement une allusion au jour de la représentation de la pièce.
  313. Montagne de l’Arcadie, sur laquelle Maïa avait donné le jour à Mercure. Énéide, VIII, 138 :
    Vobis Mercurius pater est, quem candida Maia
    Cyllenes gelido conceptum vertice fudit.
  314. Montagne de la Béotie.
  315. Il parle au premier personnage du Chœur.
  316. Étoile voisine de la grande Ourse. Pline (II, 47) dit qu’elle se lève onze jours avant l’équinoxe d’automne. Cela s’accorde avec le scholiaste, qui dit qu’elle se lève quand le soleil est dans le signe de la Vierge. Selon le Lexicon de Bekker, l’arcture est une des étoiles de la constellation du Bouvier. Presque tous les manuscrits donnent τρεῖς ἑμμήνους, trois mois. Porson a trouvé, dans un manuscrit de Cambridge, έκμήνους, ce qui donnerait alors trois semestres, en trois saisons de six mois.
  317. Il veut faire entendre que c’est pour obtenir une récompense d’Œdipe.
  318. Plutarque, De la Curiosité, c. 14, a remarqué la beauté de cette situation, et il cite les deux vers précédents.
  319. Καθ᾿ ὑπερβολὰν τοξεύσας, « ayant visé au delà du but. » Déjà au v. 893, deuxième strophe du quatrième Chœur, nous avons vu θυμοῦ βέλη, les traits de la colère. — Horace a dit aussi, Od., l. II, 16 :
    Quid brevi fortes jaculamur ævo
    Multa ?
  320. ΅Ω Ζεῦ, ô Jupiter ! — Cette exclamation, jetée au milieu de l’antistrophe, explique le mot ἑκράτησε à la troisième personne, quand tout ce qui précède s’adresse à Œdipe.
  321. Le sphinx, qui avait la tête et la poitrine d’une femme, et que Corneille, et après lui, Voltaire appellent :
    Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion.
  322. Dans l’Iliade, c. I, 284, Achille l’a appelé le rempart des Grecs dans les combats, ἒρκος. Théocrite, idylle 22, v. 219, nomme également Achille πύργον ὰῦτὰς, tour de guerre. Claudien, contre Rufin, I, 264, dit de Stilichon :
    Turris erat, clypeusque trucem porrectus in hostem...
  323. Αἱ πατρῷαί ἄλοκες, les sillons fécondés par ton père. Euripide, Phéniciennes, v. 18 : τέκνων ἄλοκα. Sophocle, dans Antigone, v. 509, a dit dans le même sens ὰρώσιμοι γύαι, des champs labourables.
  324. Έξάγγελος. Dans les tragédies anciennes, l’άγγελος était le messager qui annonçait les événements du dehors, et l’ὲξάγγελος était le personnage chargé de rapporter ce qui se passait à l’intérieur, derrière la scène. Selon Philostrate, Vies des Sophistes, Eschyle fut le premier qui fit paraître ces deux personnages sur la scène. Ici, ils sont réunis, comme dans Antigone.
  325. Eschyle, Choéphores, v. 68, dit aussi : « Et tous les fleuves laveraient, sans la purifier, la main souillée par le meurtre. » Shakspeare, Macbeth, acte V, se. 1 : « Tous les parfums de l’Arabie ne blanchiront jamais cette petite main. »
  326. Les maux cachés dans le palais sont la mort de Jocaste ; ceux qui vont paraître au grand jour sont le châtiment d’Œdipe qui s’est privé de la lumière.
  327. Ses enfants.
  328. Ces deux vers sont rejetés par plusieurs critiques. Elmsley regarde le second comme une glose introduite dans le texte.
  329. Il y a assurément quelque chose de très-poétique et de profondément senti dans cet effroi qu’Œdipe, plongé tout à coup dans l’obscurité, éprouve aux seuls sous de sa voix qui se perd dans l’espace.
  330. Cicéron, pro Plancio, XLI, 99 : « In calamitatem cum auditu crudelem, tum visu nefariam. » — Dans Œdipe à Colone, v. 141 : δειὀς ὂρᾶν, δεινὸς κλύειν.
  331. Littéralement : « qui méritent plus que la pendaison »
  332. Voici comment Boileau a rendu ce passage dans sa traduction du Traité du Sublime, par Longin :
    Hymen, funeste hymen, tu m’as donné la vie ;
    Mais dans ces mêmes flancs où je fus renfermé.
    Tu fais rentrer ce sang dont tu m’avais formé ;
    Et par là tu produis et des fils et des pères,
    Des frères, des maris, des femmes et des mères,
    Et tout ce que du sort la maligne fureur
    Fit jamais voir au jour et de honte et d’horreur.
  333. Il y a dans le texte, « l’eau sacrée ; » ce qui a fait penser à quelques interprètes qu’il s’agissait ici de l’eau lustrale. Mais le reste de la phrase montre que Créon parle des éléments, que souille la présence d’Œdipe. Chez les Romains, le supplice des parricides réalisait cette sorte d’excommunication religieuse. Cicéron, pro Roscio Amerino, en a conservé la formule : « Insui voluerunt in culeum vivos, atque ita in flumen dejici. O singularem sapientiam, Judices ! Nonne videntur hunc hominem ex rerum natura sustulisse et eripuisse, cui repente cœlum, solem, aquam, terramque ademerunt ? »
  334. Œdipe dit ce mot, en pensant à ses enfants nés d’un inceste.
  335. Littéralement : « pour prix de cette route, » c’est-à-dire, pour les avoir amenées ici.
  336. En gage de foi. Voir dans Médée, v. 21 ; les Héraclides, 308 ; Hélène, 847.
  337. J’ai adopté le sens de Coray, traduction de Théophraste, ch. 16. Euripide a presque copié ces vers à la fin des Phéniciennes.
  338. Cette pensée, attribuée à Solon, dans son entretien avec Crésus (Hérodote, I, c. 32), a été souvent développée par les tragiques, et par Sophocle lui-même, début des Trachiniennes ; fragment de Tyndare ; Térèe, fr. 10. Euripide, Andromaque. v. 100 ; Iphigénie à Aulis, v. 159 ; Troyennes, 517 ; Héraclides, 858.
  339. Cicéron, au début du cinquième livre, de Finibus, exprime ainsi l’admiration que lui inspiraient ces beaux vers et cette touchante exposition : « Me ipsum huc modo venientem convertebat ad sese Coloneus ille locus, cujus incola Sophocles ob oculos versabatur : quem scis quam admirer, quamque eo delecter. Hic quidem ad altiorem memoriam Œdipodis huc venientis, et illo mollissimo carmine quænam essent ipsa hæc loca requirentis species quædam commovit, inanis scilicet, sed commovit tamen. »
  340. Colone était distant d’Athènes de dix stades au plus, selon Thucydide, l. VIII, 67 (un peu moins de deux kilomètres).
  341. Prométhée avait un autel à Colone. Pausanias en parle, Attic., I, 30, 2. Les Athéniens représentaient Prométhée un flambeau à la main, Πύρφορος.
  342. Selon le scholiaste, ce nom désignait l’entrée du Tartare, par laquelle Pluton avait enlevé Proserpine. Sur le seuil d’airain, voyez Iliade, VIII, v. 15, et la Théogonie d’Hésiode, v. 811. Voir aussi, vers la fin de la pièce, la note sur le vers 1591, dans le récit du messager.
  343. Ce lieu ne fut appelé le rempart d’Athènes qu’après la mort d’Œdipe, et lorsque ses cendres y reposèrent sous la protection des dieux.
  344. Colonos était un ancien héros d’Athènes, dont la statue s’élevait dans ce bourg
  345. Ορῶντα, voyant. C’est ainsi que Cicéron, Tuscul., V, c. 38, dit de l’aveugle Cn. Aufidius : « Videbat in litteris. »
  346. Κάμψειν βίον, tourner la vie, comme un char tourne la borne, qui marque la fiu de la carrière.
  347. Il y a ici une allusion politique : les Athéniens étaient alors en guerre avec les Béotiens. La possession du tombeau d’Œdipe était regardée comme un gage de victoire.
  348. Les libations offertes aux Euménides se faisaient avec de l’eau seulement ; le vin n’y était pas employé. Au vers 107 des Euménides d’Eschyle, Clytemnestre parle de libations ὰοίνους;. — Mais on y joignait du miel, comme on le verra dans le premier Chœur, v. 159.
  349. Καταστροφήν : ce mot est employé aussi par Thucydide, pour signifier la mort, l. II, 42, dans le célèbre discours de Périclès eu l’honneur des guerriers morts pour la patrie.
  350. Λατρεύων, « attaché comme un esclave. » Eschyle avait dit de Prométhée enchaîné à son roc, v. 968 :
    τῇδε λατρεύειν πέτρᾳ.
  351. Littéralement : « Dans le savoir est la prévoyance des choses que l’on fait. »
  352. Voir plus loin, au v. 489.
  353. Bake traduit : « E vestra voce enim, e. e. e vestra oratione, oraculum evenire video, agnosco. » M. Berger explique τὸ φατιζόμενον, synonyme de κατά τὸ λεγόμενον, comme on dit. Dans l’édition F. Didot, ut aiunt.
  354. Il y a dans le texte : « Un homme qui n’a pas à se féliciter de la plus brillante destinée. » Cette tournure négative, quia beaucoup de force dans la langue grecque, n’aurait pas la même énergie en français. — M. Berger remarque très-justement que οὺ πανυ πρώτης équivaut à ὲσχάτης μοιρας.
  355. C’est-à-dire le courroux des Euménides, si tu foulais plus longtemps le sol qui leur est consacré.
  356. La pierre qui marquait la limite du lieu consacré.
  357. La tromperie qu’ici le Chœur reproche à Œdipe, c’est de n’avoir pas répondu à sa question, lorsqu’il lui demandait s’il était aveugle de naissance.
  358. Elle excuse ainsi un manque à la bienséance, qui défendait aux jeunes filles grecques de regarder les hommes, s’ils n’étaient leurs parents ou leurs proches.
  359. La garde du bois consacre aux Euménides.
  360. Shakspeare :
    I am a man more sinned against than sinning.
  361. Le meurtre de Laïus, et l’hymen de Jocaste.
  362. Œdipe avait été provoqué par Laïus au combat qui le rendit parricide sans le savoir.
  363. Laïus et Jocaste avaient donné l’ordre de faire périr Œdipe : de là l’abandon de son enfance, l’ignorance où il resta de ses véritables parents, et ses deux crimes involontaires.
  364. Littéralement, « etnéen », c’est-à-dire de Sicile. Les chevaux de ce pays étaient estimés pour leur vitesse. Voyez dans Pindare les victoires des coursiers d’Hiéron.
  365. Voici l’explication du scholiaste : Ηλιοστέρης, σκιαστική, πλατύπιλος κυνῆ, ήτοι περικεφαλαἰα, τὴν ὂψιν αὺτῆς περιέχει καλύπτουσα, και ὰφαιρουμένη τὴν ήλίωσιν. « Qui défend du soleil, ou qui donne de l’ombre ; coiffure à larges bords qui sert à envelopper la tête, couvre et voile le visage, et le défend contre les rayons du soleil. » Il cite un fragment de Callimaque. Les voyageurs portaient ce chapeau thessalien, pour s’abriter contre la pluie ou contre un soleil ardent. Iris eu porte un, dans les Oiseaux d’Aristophane, v. 1194. Dans maint bas-relief antique, on le voit suspendu au cou, et rejeté sur le dos de certains personnages.
  366. Ὃμαιμον. Á la fois sœur et fille d’Œdipe.
  367. Un peu plus bas, le v. 342 donne l’explication de l’ellipse qui se trouve ici dans le texte.
  368. Littéralement : « Ils sont où ils sont, » expression évasive, dont on a déjà vu un exemple au v. 273 : « J’ai fait ce que j’ai fait. »
  369. C’est ce que dit Hérodote, II, 35. Le scholiaste cite un fragment du l. XII de Nymphodore (sur l’histoire des Barbares), qui attribue cette singulière coutume à la politique de Sésostris.
  370. Ici, Sophocle fait de Polynice l’aîné des deux frères, tandis que chez d’autres poètes, tels qu’Euripide, c’est Étéocle.
  371. Κοῖλον ῎Αργος. Argos était entourée de collines.
  372. C’était une chose nouvelle, c’est-à-dire inusitée, qu’un Thébain allât prendre femme dans Argos.
  373. Si les Argiens sont vaincus.
  374. C’est-à dire, « que j’ai de la puissance. » Aristophane a employé ὰνὴρ dans ce sens-la ; notamment Chevaliers, v. 178, 392, 1255. De même Euripide, dans les Hèraclides, v. 998.
  375. Voyez l’Œdipe Roi, v. 1428.
  376. Ὃ μόχθος ῆν πέπων. « Lorsque ma douleur était mûrie' par le temps. » Πέπων se dit d’un fruit bon à cueillir, quand il a perdu son âcreté.
  377. Προξένει. Le proxène était un citoyen d’un pays établi dans un autre, pour y secourir ses compatriotes, ou un magistrat chargé par l’État de recevoir les étrangers.
  378. Tibulle, l. II, 1, 14 :
    Et manibus puris sumite fontis aquam.
  379. C’est-à-dire, à droite et à gauche.
  380. On sait combien les anciens craignaient de donner à leurs dieux des noms qui pussent les offenser. Les Furies étaient appelées Euménides, c’est-à-dire déesses bienveillantes.
  381. Déjà le Chœur a dit (v. 131) qu’il les invoque seulement ὰφώνως, en silence.
  382. Ὅδωτά, abordable.
  383. Κεἱμενον κακὸν ἑπεγεἱρειν, « éveiller le mal qui dort. » Proverbe cité par Platon, dans le Philèbe, § 5, avec un changement de mot, κινεῖν, déranger, etc. Le scholiaste de Platon dit que ce proverbe s’applique à ceux qui par ignorance jettent le trouble dans leurs affaires.
  384. Les manuscrits donnent Πέπονθ᾿, et l’on met un point après τᾶς σᾶς. Une correction adoptée par Bothe et par Dindorf donne Πέπον, entre deux virgules. Le sens est alors : « Ne dévoile pas, cher hôte, des actes abominables. »
  385. Au lieu de τὀ τοι, M. Boissonade lit τῷ τοι, qui signifierait, c’est pour cette raison que...
  386. Tel est le sens d’άκων, donné par les manuscrits et les anciennes éditions. Bothe et Dindorf le corrigent, et donnent έκὡν. Il faut traduire alors : « J’ai subi d’horribles calamités, ô étrangers, je les ai subies sans contrainte, mais aucun de ces actes n’a été volontaire. » — Œdipe dit ici que s’il a commis le parricide et l’inceste, c’était sans connaître son père ni sa mère ; sa volonté a donc été étrangère à ces deux crimes. Le sens forcé qu’il faut donner à ῆνεγκον dans la première rédaction me fait préférer la seconde.
  387. En la délivrant du sphinx.
  388. L’hymen de Jocaste.
  389. Thésée, d’Athènes, avait été élevé à Trézène, chez son aïeul Pitthée ; comme Œdipe, de Thèbes, à Corinthe, chez Polybe.
  390. Ce passage rappelle les jolis vers que Maucroix, ami de La Fontaine, fit à soixante-douze ans :
    Chaque jour est un don que du ciel je reçois ;
    Je jouis aujourd’hui du soleil qu’il me donne ;
    Il n’appartient pas plus aux jeunes gens qu’à moi,
    Et celui de demain n’appartient à personne.
  391. Les obstacles que tu redoutes viendront-ils de tes enfants, ou de moi ?
  392. Κατελθεῖν, revenir d’exil, expression expliquée dans les Grenouilles d’Aristophane, v. 1152-1165. Voir les Phéniciennes d’Euripide, v, 429.
  393. Si tu ne peux franchir les frontières des Thébains.
  394. Τὰκένητα, « ce qui ne doit pas être remué par la parole, » expression qui se retrouvera plus loin, au vers 1526.
  395. Λορύξενος se disait de ceux qui avaient formé les liens de l’hospitalité et de l’amitié à la guerre, comme Glaucus et Diomède, dans l’Iliade, VI, v. 119 et suivants. Mais dans les tragiques, il s’emploie pour ξένος, hôte ; par exemple, dans la Médée d’Euripide, v. 683.
  396. Thucydide, l. III, c. 83, a également opposé la parole au serment. — Philoctète, dans la tragédie de Sophocle, v. 811, dit aussi à Néoptolème : « Je ne veux pas, mon fils, te lier par un serment. »
  397. Τὸ δεῦρο πέλαγος, « la mer qui conduit ici. » L’expression n’est ici que métaphorique ou proverbiale ; car de Thèbes à Athènes, il n’y avait pas de mer à franchir.
  398. Ce morceau est celui que Sophocle lut devant ses juges, dans le procès qu’il soutint contre son fils. (Voyez Plutarque, An seni gerenda sit resp.) On peut rapprocher ici les vers si connus de Goëthe : « Connais-tu cette terre où ces citronniers fleurissent ? » et l’imitation que lord Byron en a faite dans Childe-Harold. (Voyez aussi la traduction anglaise de ce chœur par Franklin, dans les Elegant extracts de M. O’Sullivan.)
  399. Τὁν ὰργῆτα Κολωνὸν. Le scholiaste l’explique par λευκόγεως. Théophraste, de Caus. Plant. 5, dit que la terre blanchâtre ou crayeuse est la plus favorable à la culture des oliviers. Tel est aussi le sol de là Provence.
  400. Οὶνῶπα, le lierre noir à fleurs rouges. V. Pline, XVI, 24.
  401. Les nymphes.
  402. Proserpine et Cérès. Les couronnes de la première se faisaient avec le narcisse, et celles de la seconde avec le safran.
  403. Στερνούχου. Les poètes appellent métaphoriquement στἑρνα et νῶτα, poitrine et dos, les plaines de la terre. Chœrilos de Samos a bien appelé les pierres les os de la terre, et les fleuves, ses veines, γῆς ὸστέα, γῆς φλέβας. Ovide, à son tour, a dit, Métam. I, 393 :
    Lapides in corpore terræ
    Ossa reor dici.
  404. Mot à mot, « Vénus aux rênes d’or, » c’est-à-dire aux parures d’or.
  405. Le Péloponnèse ; du nom de Pelops, qui s’empara de cette partie de la Grèce.
  406. Le scholiaste dit que pendant la guerre du Péloponnèse, les Lacédémoniens, qui ravageaient l’Attique, n’osèrent cependant pas toucher aux oliviers sacrés.
  407. Hésychius rapporte qu’à la naissance des enfants mâles, on suspendait aux portes des couronnes d’olivier. D’autres voient là une allusion aux exercices du gymnase.
  408. Il y a dans le texte : « Aucun chef ennemi, ni jeune, ni vieux... » Ces mots désignent Xerxès, roi de Perse, et Archidamos, roi des Lacédémoniens. Hérodote, VIII, 55, raconte que Xerxès ayant fait brûler l’olivier de l’Acropole, on vit le lendemain, auprès du tronc noirci, un rejeton haut d’une coudée. Selon Thucydide, I, 89, les Lacédémoniens qui envahirent L’Attique sous la conduite d’Archidamos épargnèrent les oliviers sacrés.
  409. Cette image du navire qui bondit sur la mer, à la suite des Néréides, se retrouve dans l’Électre d’Euripide, v. 434.
  410. Expression détournée employée par Créon, pour conseiller à Œdipe de dire adieu à la ville d’Athènes.
  411. On a vu plus haut dans le récit d’Ismène, v. 399-400, que les Thébains voulaient avoir Œdipe eu leur pouvoir, mais sans lui permettre d’habiter leur ville.
  412. Πολλὴν ẽχον στόμωσιν, « ayant un fil bien tranchant. » Aristophane a heureusement appliqué cette expression dans les Nuées, v. 1108, où Strepsiade prie Socrate de donner à son fils une langue bien affilée.
  413. Ceux qui escortaient Créon.
  414. Dans le dialogue qui suit, nous avons adopté les changements d’interlocuteurs proposés par les éditeurs les plus récents.
  415. Voyez plus haut, v. 784 et suivants.
  416. Il est probable qu’alors le Chœur faisait mine d’en venir aux mains avec Créon et les siens.
  417. « Tes filles. »
  418. Ψιλὸν ὄμμα, cet œil faible. C’est Antigone, qui voyait pour elle et pour son père.
  419. Littéralement : « plus qu’il n’était agréable à mes pieds. »
  420. Ξυνωρίδα, le joug, et par extension le couple de deux animaux attachés au joug. Expression fréquemment employée par les tragiques, notamment par Eschyle, dans Agamemnon, v. 683 ; Choéphores, v. 982 ; par Euripide, Phéniciennes, v. 1015 ; Médée, 1145.
  421. L’autel de Neptune, sur lequel Thésée faisait tout à l’heure un sacrifice, comme il vient de le dire.
  422. « Le ridicule. »
  423. Lui, qui enlève les suppliants d’une terre étrangère, sera enlevé lui-même sur une terre étrangère, et restera captif jusqu’à ce qu’il les ait rendus.
  424. Μέτοικος, étranger qui habite un pays dont il n’est pas originaire. Les métèques formaient une classe distincte de la population d’Athènes.
  425. Χθόνεον. Sophocle applique ce mot dans le même sens aux Érechtheides ; Ajax, v. 202. — Sur l’Aréopage, voir l’Oreste d’Euripide, v. 1650-1652 ; Iphigénie en Tauride, v. 945, 961, 1470. Eschyle, Euménides, v. 688-706, a mis dans la bouche de Minerve un magnifique éloge de l’Aréopage.
  426. Le Chœur parle ici de la ville d’Œnoé, sur les confins de l’Attique et de la Béotie, où s’élevait un temple d’Apollon Pythien (Thucydide II, 18).
  427. À Éleusis, dont les cérémonies nocturnes étaient éclairées par des torches.
  428. Allusion au secret des mystères. Eumolpe fut revêtu le premier du sacerdoce héréditaire de Cérès et de Proserpine. Les principaux prêtres de ces deux divinités étaient tous de la famille des Eumolpides.
  429. Le mont Ægalée, près de la tribu Œnéide, à laquelle appartenait le bourg d’Œa.
  430. Minerve équestre, et Neptune équestre avaient chacun un autel à Colone, selon Pausanias, Attica.
  431. Apollon fut adoré sous en nom, après qu’il eut tué le serpent Python.
  432. Thésée parle ici de Polynice, qui, ayant épousé la fille d’Adraste, était devenu Argien par alliance.
  433. Voyez la même pensée dans Théognis (v. 425 et suivants), édition de Boissonade. Ausone a dit aussi :
    Non nasci esse bonum, aut natum cito morte potiri.
    Cicéron, Tusculanes, I, 48, a reproduit la même pensée : « Affertur etiam de Sileno fabella quædam ; qui quum a Mida captus esset, hoc ei muneris pro sua missione dedisse scribitur : docuisse regem non nasci homini longe optimum esse, proximum autem quam primum mori. »
  434. Le scholiaste explique le mot ῾Ριπᾶν, par les monts Riphées.
  435. Τὴν σὴν Ἐρινὺν, ta Furie, c’est-à-dire la Furie que tes malédictions ont attachée à nous.
  436. C’est-à-dire, dans le Péloponnèse ; pour le distinguer d’ Argos pélasgique, en Thessalie.
  437. La terre d’Apis, autre nom du Péloponnèse. Eschyle, dans les Suppliantes, v. 260 et suivants, rapporte la tradition suivant laquelle ce nom fut donné à la péninsule, en l’honneur d’un médecin nommé Apis, fils d’Apollon, qui avait délivré le pays des bêtes sauvages qui l’infestaient. Apollodore, II, c. 1, 1, et Pausanias, II, c. 5, 5, reproduisent des traditions un peu différentes.
  438. Cette énumération des guerriers argiens est généralement d’accord avec celle d’Eschyle dans les Sept chefs contre Thèbes. Euripide s’en écarte dans les Phéniciennes et dans les Suppliantes.
  439. Parthénopée, nom formé du mot Parthénos (vierge).
  440. Ψυχῆς, ta vie.
  441. Œdipe personnifie ici les imprécations qui, dans la croyance antique, avaient été recueillies par les Furies, et étaient en quelque sorte devenue des Furies, vengeresses du parricide.
  442. Pindare, Olympiq., VIII, v. 28, a dit aussi :
    Διὁς ξενίου παρίδρος Θέμις.
  443. Ὺφ᾽ οὕπερ ἐξελήλασαι, « de celui qui t’a chassé. »
  444. Bien que la représentation de l’Antigone de Sophocle soit de beaucoup antérieure à celle d’Œdipe à Colone, voilà le sujet de la première pièce exposé et justifié.
  445. Celui de la mort d’Œdipe.
  446. L’Attique.
  447. Cet endroit de Sophocle peut servir à expliquer une phrase obscure du discours de Dinarque contre Démosthène. Dinarque reproche à Démosthène d’avoir osé suspecter la bonne foi d’un tribunal révéré, qui a la garde du testament secret auquel est attaché le salut de la république : ὂ φυλάσσεὶ τὰς ὰποῥῤήτους διαθήκας, ἒν αἶς τὰ τῆς πόλεως σωτήρια κεῖται.

    Coray, dans une lettre adressée à Chardon de la Rochette (Magasin Encyclop., deuxième année, t. IV, p. 213), pense que ce testament est le secret qu’Œdipe mourant n’a voulu confier qu’à Thésée. Le mot testament ne se trouve pas dans les vers de Sophocle ; mais Œdipe n’en lègue pas moins son corps à Athènes, comme une sauvegarde ; à la condition que Thésée et ses successeurs garderont le secret de sa sépulture, pour empêcher les Thébains, ses ennemis irréconciliables, d’enlever son corps. On peut supposer que ce secret aura été confié à l’Aréopage par Thésée ou par un de ses successeurs. Sophocle se sera emparé de cette tradition populaire, en la rattachant à l’opinion générale que l’Aréopage était dépositaire d’un secret important, d’où dépendait le salut de l’État.


    Ce passage de l’Œdipe à Colone et quelques autres, tels que les seize vers de l’Antigone, cités par Démosthène, dans son discours sur les prévarications de l’ambassade, peuvent faire comprendre le caractère politique de la tragédie grecque. De même, Démosthène, dans son discours sur la couronne, cite l’asile donné autrefois par les Athéniens à Œdipe et aux Héraclides expulsés par les Pélopponnésiens, comme l’indice d’une antique alliance avec Thèbes.
  448. C’est-à-dire à ton héritier.
  449. « C’est ainsi que tu habiteras une ville inexpugnable aux guerriers issus des dents du dragon. »
  450. Sur ce passage, voyez Longin, Du Sublîme, c. XV, où il fait l’éloge de ce discours d’Œdipe.
  451. Τὰν παγκευθῆ νεκρῶν πλακα, ce que dans Antigone, v. 804 et 810, le poète appelle τὸν παγκοίταν θάλαμον, et ὀ παγκοιτας ῍Αδας.
  452. Les Euménides.
  453. La Mort.
  454. On disait que ce gouffre était l’entrée des enfers, par où Proserpine avait été enlevée par Pluton, et par où Thésée et Pirithoüs étaient descendus aux enfers. (Voyez la note sur le vers 57, dans la deuxième scène.) Χάλκεος οὺδός est regardé comme le revêtissement en pierre d’un précipice.
  455. Cette description exacte rappelait les lieux bien connus aux contemporains de Sophocle.
  456. Ἐπὀψιον. Hermann donne à ce mot un sens actif (d’où l’on aperçoit) qu’il n’a jamais, et il l’applique à un temple de Cérès.
  457. Ζευς χθόνιος, Jupiter infernal.
  458. C’est ainsi que dans Ajax, v. 968, Tecmesse dit du héros : « Ce qu’il désirait obtenir pour lui-même, il l’a obtenu, la mort qu’il voulait. »
  459. Assurée que tu es de la protection de Thésée. — Telle est la pensée du Chœur.
  460. Αὺταὶ.
  461. Le Serment, ministre de Jupiter Ὁρκιου, protecteur des serments.
  462. Il y a dans ce premier vers une réminiscence du v. 89 des Euménides, d’Eschyle ; c’est Apollon qui s’adresse à Mercure : Σὺ δ᾽, αὐτάδελφον αἷμα καὶ κοινοῦ πατρός.
    αὐτάδελφον signifie « né du même père et de la même mère. »
  463. Par ses imprécations. Elles se trouvent dans Œdipe à Colone, v. 1375- 1392.
  464. On voit par là que la pièce commence au point du jour, le lendemain du combat d’Étéocle et de Polynice, et que pendant la nuit, l’armée des Argiens a levé le camp. Le premier Chœur va chanter le lever du soleil.
  465. Ce vers a été retranché dans l’édition de Dindorf.
  466. Ceux qui n’avaient pas reçu les honneurs de la sépulture étaient condamnés à errer sur les bords du Styx, comme on le voit dans l’Enéide, VI, v. 337 et suivants.
  467. λύουσ᾽ ἂν ἢ ᾽φάπτουσα? Dans Ajax, v. 1317, on retrouve à peu près les mêmes expressions.
  468. Ce passage suffirait pour prouver que l’Antigone est antérieure l’Œdipe à Colone, puisque Sophocle, dans cette dernière pièce, a montré la mort d’Œdipe sous un jour glorieux, et presque divin.
  469. « Ceux qui sont sous la terre, » c’est-à-dire, Polynice. Voyez le v. 10.
  470. Ce langage est aussi celui de Chrysothémis dans Électre, v. 400, et dans toute la scène.
  471. Le scholiaste, Hermann et Wunder entendent ψυχροῖσι dans le sens de « qui glace d’effroi. »
    Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée.
    (Racine, Alexandre, act. IV, sc. III.)
  472. Le Chœur est composé de vieillards thébains, réunis sur la convocation de Créon : il chante la victoire de Thèbes sur l’armée argiénne, qui était venue l’assiéger.
  473. Dans Iphigénie en Tauride,v. 193, le soleil est appelé ἕδρας ὄμμα αὐγᾶς. dans les Nuées, 256, œil de l’Éther. Ovide, Métam. III, 531, Mundi oculus. La lune aussi, Sept contre Thèbes, 375, œil de la nuit. Perses, 4, et l’œil de la nuit noire : Phéniciennes, 346, γυχτὸς άφεγγἑς βλέψαρος.
  474. Dircé, fontaine et rivière de Thèbes : il parait qu’elles étaient à l’orient de la ville.
  475. Adraste, roi d’Argos, personnification de l’armée dont il était le chef.
  476. λεύκασπις: cette épithète, déjà appliquée par Eschyle (Sept contre Thèbes, v. 89) à l’armée argienne, fut encore employée de même par Euripide (Phœniss., 1106).
  477. Le dragon était l’emblème de Polynice comme celui des Thébains.
  478. J’adopte, avec Dindurf, la leçon d’Hermann : χρυΊοῦ Χαναχῆς ύπεροπτας.
  479. Ici, comme à la fin de l’antistrophe précédente, il s’agit de Capanée, qui, dans Eschyle (Sept contre Thèbes, v. 438), a pour emblème, sur son bouclier, un homme nu, portant une torche allumée.
  480. Voyez Eschyle, les Sept chefs contre Thèbes ; et Œdipe à Colone, v. 1302 et suivants.
  481. Étéocle et Polynice
  482. C’est-à-dire guerrière
  483. C’est le fond d’une pensée attribuée à Bias ou à Chilon : « Le pouvoir est l’épreuve de l’homme. »
  484. Ίστω Ζεύς. C’était le serment des Thébains. On en trouvera de nombreux exemples dans la note de Valckenaër sur le vers 1671 des Phéniciennes.
  485. Ταύτης ἑπἑ πλέοντες όρῦῆς « en naviguant avec elle bien dirigée (comme un navire). » Cicéron, Ep. ad familiares, XII, 25 : « Una navis est jam bonorum omnium, quam quidem damus operam ut rectam teneamus. »
  486. Les seize vers qui précèdent sont cites par Démosthène, dans son discours sur les prévarications de l’ambassade.
  487. Αδελςά Ιῶδε, « frères de ces principes. » Voyez Œdipe à Colone, v. 1252.
  488. Plusieurs éditeurs, entre autres Dindorf, adoptent ταχὺς au lieu de βραδύς, ce qui signifierait alors : « tout bon marcheur que je suis. »
  489. Dans l’Eunuque de Térence, acte V, sc. 5, v. 9-10, l’esclave Parménon dit de même :
    Here, primum te arbitrari id, quod res est velim :
    Quidquid hujus factum est, culpa non factum est mea.

    et Sostrata, dans l’Heautimorumenos, acte V, sc. 1 ; v. 10 :

    Primum hoc te oro, ne quid credas me adversum edictum tuum
    Facere esse ausam.
  490. Á celui qui les apporte.
  491. Le texte dit γενῆδος, hache.
  492. Αρρὼξ, sans fissures.
  493. Une loi d’Athènes déclarait sacrilège celui qui passait devant un cadavre abandonné, sans le couvrir de poussière. V. le scholiaste sur ce vers ; Elien, v. h. 14 : Horace, I. Od. 28, v. 3.
  494. C’est peut-être le plus ancien témoignage de cette superstition longtemps en vigueur chez les peuples septentrionaux, et généralement connue sous le nom de jugement de Dieu. Ou la retrouve aussi dans Virgile [Enéide, XI, 787) ; c’est un Hirpin qui parle :
    . . . Et medium freti pietate per ignem
    Cultores multa premiums vestigia pruna.
  495. On a pu remarquer que ce garde est un personnage qui tourne un peu au comique. Créon lui-même, avec son égoïsme irritable, n’est pas sans quelques traits vulgaires.
  496. Στραφεὶς οὕτως : Le mot ainsi devait être expliqué par un geste de l’acteur se disposant à tourner le dos.
    Comme dans Tartufe, Orgon dit :
    Que je m’en soucierais autant que de cela.

    et dans le Méchant de Gresset :
    Pas plus grand que cela.
  497. τί δὲ ῥυθμίζεις : « pourquoi veux-tu fixer avec tant de précision ? »
  498. λάλημα : la chose pour la personne. Dindorf donne άλημα, nom appliqué à Ulysse par Ajax, v. 381 et 389.
  499. Ici Créon quitte la scène, et les dernières paroles du garde ne sont pas entendues de lui.
  500. Ovide, Métam. II, 286, fait ainsi parler la Terre :
    Adunci vulnera aratri
    Rastrorumque tfro, toto que exerceor anno.
  501. ἀμφὶ λόφον : qui tombe de chaque côté.
  502. Horace, III, Od. 2.
    Vetabo qui Cereris sacrum
    Vulgarit arcanae, sub isdem
    Sit trabibus.
  503. Ici Antigone paraît, conduite par le garde.
  504. Ce mot, bien familier pour le ton tragique, est la traduction exacte de θοὔρμαιον, mot à mot, gain envoyé par Mercure.
  505. Ce passage est la description fidèle d’une trombe.
  506. Triples libations, soit parce qu’on les répandait par trois fois, comme dans l’Œdipe à Colone (v. 470), soit parce qu’elles étaient composées de lait, de vin et de miel ou d’huile. V. Iphigénie en Tauride, v. 1199. Αρδην, elle verse de haut.
  507. Antigone invoque surtout la justice des divinités infernales, offensées par l’ordre de Créon ; puis elle applique à la loi divine les mots mêmes employés par le roi pour désigner son décret.
  508. Nόμοτ ἄγραπτα, les lois non écrites, expression employée par Socrate dans Xénophon, Memor., IV, 4, 19-21 ; et Œcon., VII, 31. Voir aussi Platon, Lois, VII, p. 795, H. St. — Aristote, Ethic. V, c. 15 : Politic. III, 18 : et Cicéron, de Republica, de Legibus, pro Milone.
  509. Pensée fréquente dans les tragiques grecs. Salluste, Conjuration de Catilina, Discours de César : « In luctu atque miseriis, mortem ærumnarum requiem, non cruciatum esse. »
  510. Le texte ajoute : « Ce serait elle qui serait l’homme. »
  511. Ζηνὸς ἑρκείου ; Jupiter Hercien, protecteur des enclos, ou de l’enceinte domestique, signifie ici simplement la famille.
  512. Dans Plaute, Aulularia, acte IV, sc. 10, v. 23 :
    Non mihi homines placent, qui quando male fecerunt, purgitant.
  513. ὑπίλλουσιν « flattent de la queue, » comme un chien.
  514. Étéocle
  515. Le scholiaste développe ainsi la pensée : « tu as agi, et moi j’étais ta complice »
  516. Littéralement : « D’autres ont aussi des champs labourables. » L’emploi de la même métaphore, prise de l’agriculture, et appliquée à la génération des enfants, se retrouve aussi dans Œdipe Roi, v. 1210, αἱ πατρῷαί ς´ ἄλοκες, les sillons paternels, et v. 1256-7, μητρῴαν ἄρουραν τέκνων, le champ maternel des enfants.
  517. Ceci indique suffisamment que la clôture des femmes était encore dans les mœurs grecques. Dans les Phéniciennes d’Euripide, v. 89, Antigone dit : «Jeune fille, je n’ose pas me montrer en public. » V. aussi Iphigènie à Aulis.
  518. Avec un grand nombre d’éditeurs, je lis κόπίς, glaive, que semble appeler le verbe ἀμᾷ, moissonner, au lieu de κόνις, poussière, dont l’explication serait ici très difficile. Cependant je dois mentionner l’ingénieuse explication que M. Berger donne de xôviç : « La poussière fatale répandue sur le corps de Polynice et par l’audacieux égarement d’Antigone, détruit ce dernier espoir. »
  519. Dans l’Iliade, XIV, v. 604, le Sommeil se vante à Junon de pouvoir dompter tous les dieux, excepté Jupiter.
  520. Le texte de ce passage est encore contesté : j’adopte la leçon de M. Boissonade.
  521. Littéralement : « Mais crache sur elle, comme sur une ennemie. »
  522. J’adopte ici la transposition des cinq vers qui se trouvent un peu plus bas, proposée par Dindorf, et admise dans l’édition de Didot ; elle est plus conforme à l’ordre des idées. — Dans Sénèque (Mèdèe, v. 195) :
    Æquum atque iniquum regis imperium feras
  523. Aristophane, dans Lysistrata (v. 450), a un vers à peu près semblable, qui est très probablement une réminiscence. C’est la doctrine de l’obéissance passive que prêche ici Créon.
  524. Hémon prête habilement au peuple les paroles qu’il n’ose adresser directement à son père. Aristote, Rhétorique, III, c. 17, cite ce passage comme exemple d’artifice oratoire.
  525. χρυσῆς τιμῆς, une statue, ou une couronne d’or.
  526. Ces trois vers ont été parodiés ainsi par Antiphane, poète de la Comédie moyenne, qui en a fait l’éloge de l’ivresse. Voyez Athénée, p. 23, et Eustathe, p. 1612, 17 (Od. 14, 331) :
    Tὁ δἑ ζῆν είπέμοι τί έστι; — Τὸ πίνειν φήμ᾽ έγώ.
    ῾Όρᾶς παρἁ ρείθροισι χειμάρροις δσα
    δένδρων άεὶ τὴν νύκτα και τὴν ὴμέραν
    βρέχεται*, μέγεθος και κάλλος οία γίνεται,
    τᾲ δ᾿ άντιτείνονθ᾿ οἱονεἱ δίψαν τινά
    Καὶ ξηρασίαν σχόντ᾿ αύτόπρεμν᾿ άπόλλυται.

    A. « Dis-moi ce que c’est que vivre. — B. C’est boire, je le prétends. Tu vois, auprès des ruisseaux grossis par l’orage, combien d’arbres s’abreuvent sans cesse nuit et jour, tu vois quelle est leur croissance et leur beauté. Mais ceux qui résistent consumes par la soif et par la sécheresse, périssent déracinés.»

    *. Le mot βρέχεται signifie à la fois se mouillent et s’enivrent.

  527. Ici, se font jour les idées de la démocratie athénienne.
  528. Μη κώτιλλέ με. Théocrite, dans les Syracusaines, emploie ce mot, en parlant de deux femmes bavardes.
  529. τὸ μῖσος, Médée, dans Euripide, v. 1320, est appelé par Jason ώ μῖσος.
  530. Dans les temps anciens, quand on faisait mourir de faim un condamné, on croyait se préserver de souillure, en lui laissant de quoi subsister pendant un jour. Les Romains observaient les mêmes précautions pour le supplice des Vestales.
  531. Horace, 1. IV, od. XIII :
    Ille virentis
    Et doctæ psallere Chiæ
    Pulchris excubat in genis.
  532. J’adopte, avec M. Berger, la leçon de tous les manuscrits, τῶν μεγάλων πάρεδρος ἐν ἀρχαῖς θεσμῶν, et je rejette la conjecture de Dindorf, admise par Wunder, qui donne τῶν μεγάλων, et retranche ἐν ἀρχαῖς.
  533. Dans le premier Chœur d’Œdipe Roi, v. 178, il est parlé des morts « tombés sur le rivage du dieu des ténèbres. »
  534. Niobé
  535. Le Sipyle, montagne de Lydie, caverne près de Smyrne. Mais Strabon, 1. XII, Extr., nous apprend que d’autres plaçaient le Sipyle en Phrygie.
  536. Le mot grec δετράδας, qui désigne ici le cou de Niobé, signifie aussi le dos d’une montagne : Ce jeu de mots paraît intraduisible ; quoique notre langue ait un emploi analogue du même terme, par exemple, le col de Tende.
    Ovide, Métam. VI, 310-2 :
    Flet tamen, et validi circumdata turbine venti,
    In patriam rapta est, ubi fixa cacumine montis,
    Liquitur, et lacrymas etiam nune marmora manant.

    Properce, II, Eleg. XVI, v. 7-8 :

    Nec tantum Niobe bis sex ad busta superba
    Sollicito lacrymas depluit a Sipylo.

    Sénèque, Agamemnon, v. 371-4 :

    Stat nunc Sipyli vertice summo Flebile saxum,
    Et adhuc lacrymas marmora fundunt Antiqua novas.

    Sophocle, dans Electre, v. 148-150 :

    Ἰὼ παντλάμων Νιόβα, σὲ δ᾽ ἔγωγε νέμω θεόν,
    ἅτ᾽ ἐν τάφῳ πετραίῳ αἰαῖ, δακρύεις

    « O Niobé, la plus malheureuse des femmes, je t’honore à l’égal d’une déesse, toi dont le marbre funèbre distille éternellement des pleurs. »

    Pausanias, I, c. 21, 5, nous explique ainsi l’origine de cette tradition sur Niobé : « Cette Niobé, je l’ai vue, moi-même, en montant sur le mont Sipyle ; le rocher, voisin et escarpé, ne présente en rien de près πειρούτι, l’apparence d’une femme en général, ni d’une femme affligée ; mais d’en bas et de loin, on croit voir une femme qui pleure et κατηφῆ »

  537. La même épithète a été donnée plus haut à la ville de Thèbes, v. 149.
  538. Polynice avait épousé la fille d’Adraste, roi d’Argos, dont l’armée avait marché contre Thèbes.
  539. Τόδε λαμπάδος ἱερὸν ὄμμα « cet œil sacré de lumière »
  540. Racine a traduit ce vers dans Phèdre, acte I, sc. 3 :
    De ce sang déplorable,
    Je péris la dernière et la plus misérable.
  541. Ceci s’adresse à Étéocle
  542. Plus exactement : « la naissance d’un frère est désormais impossible. »
    Voyez dans Hérodote (III, 119) l’histoire de l’épouse d’Intapherne, qui allègue les mêmes raisons à Darius, pour sauver son frère de préférence à son époux. Sans doute Sophocle, plus âgé qu’Hérodote d’environ quatorze ans, avait eu connaissance de cette anecdote. Dans la notice sur 'Antigone', nous avons montré que cette pièce fut représentée au plus tôt, l’an 442 avant notre ère. Hérodote avait fait une lecture de son histoire à la fête des Panathénées, en 444, deux ans auparavant.
  543. Littéralement : « Les mêmes souffles des mêmes vents possèdent encore son âme. »
  544. Les dieux de sa famille étaient Mars et Vénus, père et mère d’Harmonie, épouse de Cadmus ; puis Sémélé, Zéthos et Amphion.
  545. Elle juge Ismène indigne d’être nommée.
  546. Pausanias, 1. II, c. 23, 7, dit qu’il vit encore à Argos les fondements en pierre de cette maison d’airain, que Périlaos avait détruite pendant sa tyrannie.
  547. La guerre.
  548. Noirs vaisseaux : on sait que cette épithète homérique s’appliquait aux navires récemment goudronnés.
  549. Lycurgue, roi des Édones, tribu de la Thrace, qui habitait entre le mont Édon et le fleuve Strymon. Ayant montré du mépris pour Bacchus, il fut renfermé par ce dieu dans une caverne du mont Pangée. On raconte diversement son supplice. (Voyez Homère, Iliade, XIV, 130.) Virgile, le caractérise de même que le poète grec :
    Thraces arant, acri quondam regnata Lycurgo.
    Æn. III, 14.
  550. Diodore (l. IV, 4) compte les Muses parmi les compagnes de Bacchus.
  551. L’embouchure du Pont-Euxin portait le nom de mer Cyanée, à cause des roches Cyanées qui s’y trouvent. Elles sont mentionnées au début de Médée. Leur proximité les a fait aussi appeler Symplégades.
  552. Mars était un dieu de la Thrace : il avait un temple dans ces parages.
  553. Ici, le Chœur fait allusion à l’histoire de Cléopâtre et de ses deux fils. On lit dans Diodore (IV, c. 43-44), que Phinée, roi de Salmydesse, en Thrace, épousa Cléopâtre, fille de Borée et d’Orythie, dont il eut deux fils , Plexippos et Pandion. Il répudia et renferma Cléopâtre, pour épouser Idéa, fille de Dardanos, roi des Scythes : celle-ci calomnia Flexippos et Pandion auprès de leur père, qui lui permit de leur crever les yeux.
  554. Érechthée , père d’Orithye, fut mis au rang des dieux : il était un des héros éponymes, c’est-à-dire qu’il donna son nom à une des tribus d’Athènes. Borée, père de Cléopâtre, était de race divine.
  555. C’est par le conseil de Tirésias qu’un fils de Créon s’était dévoué pour le salut de la ville.
  556. ᾿Επὶ ξύρου τύχης, sur le rasoir de la fortune : être sur le tranchant du rasoir ; métaphore déjà employée dans l’Ajax (v. 785, p. 36). Voyez aussi Iliade, X, 173 ; Théognis, 537.
  557. Pausanias (X, 16) mentionne à Thèbes l’οιωνοσκοπεῖον, qui portait le nom de Tirésias, espèce d’observatoire, où cet augure étudiait le vol dus oiseaux.
  558. Le présage était heureux, quand la flamme était claire et brillante ; il était malheureux si le feu noircissait et ne jetait que de la fumée.
  559. Le fiel, posé sur les os des cuisses, devait se consumer entièrement, quand le sacrifice était favorable.
  560. Allusion à Ménécée, autre fils de Créon, dont Tirésias avait occasionné la mort. V. les Phéniciennes d’Euripide.
  561. Le texte dit : « L’électrum de Sardes et l’or de l’Inde. » L’électrum était une composition métallique d’or et d’argent, dans laquelle l’argent entrait pour un cinquième, si l’on en croit Pline (Histoire naturelle, XXXIII, 23).
  562. Tirésias est interrompu par Créon.
  563. M. Berger donne à ce vers un autre sens, conforme à celui du scholiaste, en détachant τὸ σὸν μέρος du reste de la phrase, à laquelle il donne une forme interrogative. Le sens serait alors : « Ainsi donc, c’est là le motif qui me fait parler, selon toi ? »
  564. C’est-à-dire, dans peu d’instants.
  565. En retenant le corps de Polynice.
  566. Le devin prédit ici la seconde guerre de Thèbes, dite des Epigones.
  567. Dindorf et l’édition Didot suppriment ces quatre vers, comme interpolés.
    Cette suppression ne me paraît pas suffisamment autorisée.
  568. Allusion aux premières paroles de Créon à Tirésias. Ainsi dans Œdipe Roi, v. 892, θυμοῦ βέλη, les traits de la colère. Hécube, d’Euripide, v. 578 : νοῦς ἐτόξευσεν.
  569. Hermann, et après lui Wunder, Dindorf, et M. Boissonade, conjecturent avec vraisemblance qu’il y a ici une lacune dans le texte, et que Créon désignait avec plus de détails le lieu qu’il indique ici, ainsi que son projet de faire inhumer Polynice. Au reste, cette colline, ce lieu élevé, est évidemment l’endroit où reposait le corps de Polynice : plus bas, au vers 1197, ce même endroit est désigné par les mots πεδίον ἐπ᾽ ἄκρον, un plateau élevé ; et précédemment (vers 411), le garde qui veillait sur le corps a dit qu’il était placé sur une élévation, ἄκρων ἐκ πάγων. — Les haches dont Créon vient de dire à ses serviteurs de s’armer annoncent qu’il s’agissait d’abattre le bois nécessaire pour brûler le cadavre.
  570. Sémélé, mère de Bacchus.
  571. L’Italie méridionale, ou la Grande-Grèce, peuplée de colonies grecques : la vigne y croissait avec abondance.
  572. M. Hermann, ainsi que Bothe, pensent que le mot κόλποις désigne ici le golfe Saronique, non loin duquel se trouvait Éleusis. Le scholiaste l’explique seulement par πέδιοις.
  573. On sait le rôle que Bacchus jouait dans les mystères d’Éleusis.
  574. Les uns entendent ici la flamme des sacrifices ; d’autres, une flamme qui se voyait la nuit sur le mont Parnasse, et que la fiction poétique attribuait aux danses de Bacchus, portant une torche dans chacune de ses mains. (Voyez Euripide, Bacch., 306 ; Phœn., 233 ; Ion., 711, 1125 ; et Aristophane, Grenouilles, 1242.)
  575. Corycie, grotte au pied du Parnasse ; elle a été décrite par Pausanias (X. 32).
  576. Castalie, source qui sortait du Parnasse.
  577. Il y avait un mont Nysa en Eubée ; il y en avait en Phocide, en Thrace, en Arabie, en Éthiopie, dans l’Inde, tous consacrés à Bacchus. La strophe suivante autorise à conclure qu’il s’agit ici de Nysa en Eubée.
  578. Selon Camérarius, ce lierre est celui des thyrses que portaient les Bacchantes
  579. Dans les fêtes auxquelles ce Dieu présidait.
  580. L’Euripe, détroit qui sépare l’île d’Eubée de la Béotie.
  581. Souvent dans les tragiques, Bacchus et Apollon se prennent l’un pour l’autre.
  582. Les hymnes chantés dans les mystères de Bacchus, qui se célébraient pendant la nuit.
  583. Les deux fondateurs de Thèbes.
  584. Ces réflexions philosophiques et ce trait lancé contre les devins peuvent paraître un étrange début, pour un messager.
  585. Littéralement : « florissant par une noble moisson d’enfants. » Lucrèce, I, 256 :
    Lætas urbes pueris florere videmus.
  586. Pindare, Pythiq. VIII, 135 :
    Σκιᾶς ὄναρ ἄνθρωπος᾽


    Eschyle, Fragment 335, éd. F. Didot :

    Τὸ γὰρ βρότειον σπέρμ᾽ ὲφήµερα φρονεῖ,
    Καὶ πιστὸν οὐδὲν µᾶλλον ἢ καπνοῦ σκιά.

    « La race mortelle n'a que des sentiments éphémères, on n'y peut faire plus de fonds que sur une ombre de fumée. »

    Philoctète, v. 946 : κοὐκ οἶδ᾽ ἐναίρων νεκρὸν, ἢ καπνοῦ σκιάν εἴδωλον ἄλλως·
    « Il ne sait pas qu'il tue un mort, une ombre de fumée, un vain fantôme. »

  587. Αὐτόχειρ, dont le sens naturel est celui de suicide, pris ici dans un sens particulier, et signifie une main de famille'.
  588. Il y avait sans doute une statue de cette déesse à l’entrée du palais. C’est ainsi que, dans Œdipe Roi, Jocaste va implorer Apollon.
  589. Littéralement : « je lâchais les verroux de la porte qui se tire en arrière .»
  590. Ένοδίαν θεὸν, la déesse des carrefours.
  591. Ici, ce mot n’est pas indifférent, parce que Polynice avait combattu contre ta patrie.
  592. Νυμφεῖον ᾿Ἅδον. Au vers 816, Créon avait dit :
    ᾿Αχέροντι νυμφεύσω
    « Je la donnerai pour épouse à l'Achéron. »
  593. ἀκτέριστον παστάδα, « la chambre nuptiale privée des honneurs funèbres. »
  594. Πτύσας προσώπῳ, « lui crache au visage. » Le scholiaste dit que ces mots ne doivent pas se prendre au propre. Cependant Musgrave, Bothe et Welcker, critiques auxquels on ne refusera pas le sentiment de l’antiquité, entendent ce mot dans le sens réel, et non figuré. Déjà, au vers 653, Créon employait ce mot en parlant d’Antigone à son fils.
  595. Properce (II, 8, 21) :
    Quid ? Non Antigonæ tumulo Bœotius Hæmon
    Corruit ipse suo saucius ense latus ?
    Et sua cum misere commiscuit ossa puellæ,
    Qua sine Thebanam noluit ire domum ?
  596. Eurydice se retire.
  597. Dans Œdipe Roi, v. 103-5, à la sortie de Jocaste, le Chœur exprime lei mêmes craintes, à peu près dans les mêmes termes.
  598. Il paraît qu’on apportait le corps d’Hémon sur la scène. — Le scholiaste explique le mot μνῆμα, par τον νεκρόν, le mort.
  599. Il s’adresse au Chœur.
  600. Le corps de son fils. Voyez plus haut.
  601. Sans doute on apportait le corps, ou plutôt les portes du palais s’ouvraient, au moyen de l’ekcyclème ; comme dans Ajax, la tente, en s’ouvrant, laissait voir Ajax au milieu des troupeaux égorgés.
  602. Mégarée est un autre fils de Créon, qui s’était dévoué pour le salut de Thèbes, par le conseil de Tirésias. Voyez plus haut, v. 993. Euripide (Phœniss., v. 911) donne à ce fils le nom de Ménécée ; mais Eschyle, dans les Sept chefs contre Thèbes, 474, l’appelle Mégarée, comme Sophocle.
  603. Littéralement : « moi qui ne suis pas plus que celui qui n’est pas. »
  604. C’est-à-dire, « aux Dieux. »
  605. Virgile, Enéide, VI, 376 :
    Desine fata Deum flecti sperare precando.
  606. Voir dans Œdipe Roi, v. 2631, une expression semblable : « La mauvaise fortune avait fondu sur sa tête. »
  607. Lemnos, une des îles Sporades, vis-à-vis l’entrée de l’Hellespont. Les poètes y avaient placé les forges de Vulcain. Le scholiaste remarque que le mot inhabitée ne doit s’entendre ici que de la partie de l’île où Philoctète avait été abandonné. Dans le Philoctète d’Eschyle et dans celui d’Euripide, le Chœur était composé d’habitants de Lemnos. Il faut reconnaître cependant que Sophocle a tiré de cette île déserte les effets les plus dramatiques.
  608. Mélie, ou Malie, petite ville de Thessalie, voisine de Trachine et du mont Œta. Elle a donné son nom au golfe Maliaque.
  609. Au levant et au couchant.
  610. La grotte et la source.
  611. Πυρεῖα, tout ce qui sert à produire et à entretenir le feu, silex, charbons, cendres, feuilles sèches, etc. Voir plus bas, v. 298, les paroles de Philoctète. Homère, dans l’Hymne à Mercure, v. 111, dit que ce dieu donna aux hommes le feu, et de quoi le faire,τὰ πυρήια.
  612. Κηρὶ, encore dans le même sens, au vers 1166. Voir aussi les paroles de Néoptolème, vers 192-200.
  613. C’est un des soldats qui les accompagnent. Plus bas, au vers 125, Ulysse désignera encore le méme soldat.
  614. Néoptolème réclame ici d’Ulysse l’entretien qu’il lui annonçait tout à l’heure, au vers 24.
  615. Voyez dans Ajax (note sur le vers 1113), le serment par lequel tous les prétendants à la main d’Hélène s’étaient engagés à secourir celui d’entre eux qui serait préféré.
  616. Celle qui abandonna Philoctète dans l’île déserte. — Quant à la contrainte, on sait quelle ruse Ulysse avait mise en œuvre pour ne pas rejoindre l’armée.
  617. Allusion aux paroles d’Achille dans l’Iliade, ch. IX, vers 312 : « Je hais à l’égal des portes de l’enfer l’homme qui cache sa pensée au fond de son cœur, et qui dit le contraire de ce qu’il pense » — Achille avait eu Néoptolème de Deidamie, fille du roi de Scyros.
  618. Dans l’Électre, v. 61, Sophocle a dit aussi :
    Δοκῶ μὲν οὺδὲν ῤῆμα σὺν κέρδει κακόν.
    « Aucune parole n’est de mauvais présage, si elle est utile. » Mais ici Ulysse

    veut justifier par cette maxime une supercherie coupable ; dans l’Électre,

    Oreste l’oppose à une vaine superstition.
  619. Voyez plus bas, vers 1435, dans le discours d’Hercule, au dénoûment.
  620. Voyez plus haut, vers 15.
  621. Plaute, dans l’Asinaria, acte I, sc. 1, vers 54, dit pareillement Nauclerico ornatu per fallaciam, et dans le Miles gloriosus, acte IV, sc. 4, v. 41-45, il décrit ce costume :
    Facito ut venias hoc ornatu nauclerico,
    Causiam habeas ferrugineum, culcitam ob oculos laneam,
    Pallioluai habeas ftrrugincum (nam is colos thahssica’st)
    Id connexum in humero lævo, ex fibulato brachio,
    Præcinctusque aliqui : adsimulato quasi gubernator fies.
  622. Sur Minerve Polias, protectrice d’Athènes, voyez le scholiaste d’Aristophane, au v. 226, des Oiseaux, et l’Ion d’Euripide, vers 1529.
  623. Ulysse sort, et le Chœur entre sur la scène. Il est composé des soldats de Néoptolème.
  624. Όδίτης, voyageur.
  625. Ici, le Chœur s’approche de la grotte, et la trouve vide : c’est ce qui explique le γὰρ de sa réponse.
  626. Μηδὲ ξύντροφον ὅμμ᾿ ἓχων, « sans avoir même un œil qui l’accompagne. » Plus bas, au vers 203, κτύπος φωτὸς σύντροφος τειρομένου, « comme le bruit habituel d’un homme qui marcherait avec peine. » Dans les Acharniens d’Aristophane, vers 988, la Paix est appelée σύντροφος τῆ Κυπριδι και Χάρισι ; dans les Oiseaux, vers 680, le rossignol est ῦμνων σύντροφος ; Ajax, vers 639 : οὺκ ἕτι συντρὸφοις ὸργαῖς ἕμπιδος : « au lieu de rester fidèle à ses mœurs. »
  627. Sans doute le complément de la pensée serait : « Combien tu es impuissante à le soulager ! »
  628. Le texte ajoute, « à la peau tachetée ou velue. »
  629. Cicéron, Tuscul. II, 14, et De Fin. II, 29, cite deux vers d’Attius, imités de ce passage :
    Ejulatu, questu, gemitu, fremitibus,
    Resonando, multum flebiles voces refert.
  630. Le nom de Chrysa revient encore deux fois dans cette pièce : vers 269-270 : « Lorsqu’en venant de Chrysa, baignée par la mer, ils abordèrent sur cette côte, » Et vers 1327 : « Cette blessure t’a été infligée par les dieux, pour avoir approché du serpent caché dans le sanctuaire de Chrysa » Le rapprochement de ces trois passages prouve que le nom de Chrysa désignait à la fois une nymphe, et une île consacrée à cette nymphe. L’île était dans la mer Égée, non loin de Lemnos. — Quand les Grecs partirent pour Troie, il leur avait été prédit que s’ils ne trouvaient l’autel de la nymphe Chrysa dans l’île de ce nom, et s’ils n’y offraient un sacrifice, ils ne pourraient se rendre maîtres de Troie : Philoctète, en découvrant cet autel, fut blessé au pied droit par le serpent qui le gardait. — Une autre tradition veut que Chrysa soit, non pas une nymphe, mais un des noms de Minerve.
  631. Littéralement : « avant que soit venu le temps où il est dit que cette ville doit être domptée par ces traits. »
  632. Κτύπος σύντροφος : Voyez plus haut la note sur le vers 171.
  633. La syrinx, ou flûte de Pan, on peut voir ma note sur le vers 140 de l’Oreste d’Euripide.
  634. Le poète annonce ainsi avec beaucoup d’art l’entrée de Philoctète, il prépare le spectateur à son aspect repoussant.
  635. J’ai emprunté à l’auteur du Télémaque quelques passages de son bel épisode du XVe livre, toutes les fois que l’exactitude l’a permis. Ils respirent toute la simplicité antique ; on ne pouvait traduire Sophocle avec plus de vérité.
  636. Le poète latin Attius, qui avait fait un Philoctète imité surtout de celui d’Eschyle, a rendu ainsi les paroles du héros :
    Quis tu es mortalis, qui in deserta Lemnia
    Et tesqua te apportes loca ?
  637. Autre fragment du Philoctète d’Attius :
    Quod ted obsecro ne istæc adspernabilem
    Tetritudo mea me inculta faxit,
  638. Ile de l’Archipel, à l’est de l’Eubée.
  639. Térence, Heautontimoroumenos, acte V, sc. 6, vers 13, reproduit la même imprécation :
    An, obsecro, istuc nostris inimicis siet !
  640. Horace, Satire cinquième du l. II, vers 68 :
    Invenietque
    Nil sibi legatum præter plorare suisque.
  641. Dans ces deux vers,
    ᾿Αλλ᾿ ἔν πέτροισιν πέτρον ὲκτρἰβων, μόλις
    ῎Εφην᾿ ἅφαντον φῶς,
    on peut remarquer un double effet d’harmonie imitative : le premier, par la triple répétition de l’articulation τρ, semble reproduire le choc des cailloux frottés et froissés l’un contre l’autre ; et dans le second, l’égale répétition de l’aspirée φ glisse comme l’apparition de l’étincelle. C’est, du reste, ce que Virgile a rendu dans ce vers des Géorgiques, I, 135 :
    Ut silicis venis abstrusum excuderet ignem.
  642. La Harpe traduit ainsi la fin du discours de Philoctète :
    Ils m’ont fait tous ces maux ; que les dieux les leur rendent !
    Du Philoctète d’Attius, Nonius, v. contempla, a conservé un fragment, qui se rapporte à ce morceau :
    Contempla hanc sedem in qua ego novem
    Biemes saxo stratus pertuli.
  643. Tous les manuscrits donnent :
    Θυμῶ γένοιτο χεῖρα πληρῶσαι ποτε.
    « Puisse ma colère assouvir un jour mon bras ! » Hyperbate hardie, pour : « Puisse mon bras assouvir ma colère ! » Aussi Quintilien dit-il : Novator, si quis alius, in verbis Sophocles.
  644. Agamemnon régnait à Mycènes, et Ménélas à Sparte.
  645. Selon la prédiction d’Hector, dans l’Iliade, XXII, 359 : « En ce jour où, malgré ta vaillance, Pâris et Apollon t’immoleront devant les portes Scées. » Ce que rappelle Virgile, Énéide, VI, 57 :
    Dardana qui Paridis direxti tela manusque
    Corpus in Æacidæ.
  646. Phénix.
  647. On sait que les tentes d’Achille étaient sur ce promontoire, et c’est là qu’il fut enseveli. — Πικρόν, triste, car son corps y attendait la sépulture. Ce promontoire forme aujourd’hui un des côtés du détroit des Dardanelles.
  648. Ovide, dans le débat sur les armes d’Achille, fait dire à Ulysse (Métam. XIII, 284) :
    His humeris, his, inquam, humeris ego corpus Achillis
    Et simul arma tuli.
  649. ῎Ηρασσον, « je le frappais. » Cicéron, Ep. ad Divers., XVI, Ep. 26, dit aussi : « Verberavi te tacito convicio. »
  650. Le texte ajoute : « issu de pervers. »
  651. Littéralement : « Ceux qui ont le pouvoir. »
  652. L’antistrophe se trouvera plus loin, au vers 606.
  653. La Terre ou Cybèle était adorée à Lemnos, ainsi qu’en Lydie, où coulait le Pactole, dont il est question plus bas. Elle avait un temple à Sardes : Hérodote, L. V, 102. — Dans les Suppliantes d’Eschyle, v. 890-2, le Chœur invoque aussi la Terre, ὢ ματηρ Γῆ.
  654. Littéralement : « vous avez abordé vers moi, apportant un symbole manifeste de douleur. » Les hôtes se reconnaissaient à un σύμβολον qui se partageait, et dont chacun gardait la moitié. Dans Médée, v. 613, « je suis prêt à envoyer des σύμβολα à nos hôtes qui se traiteront bien. » V. Alceste, 562 ; le Pœnulus de Plaute, V, 2. Sur la tessera hospitalis, on peut consulter un traité de Tommasia, dans la collection de Grævius.
  655. Il y avait deux Ajax, celui-ci était fils de Télamon, et l’autre fils d’Oïlée.
  656. Littéralement : « le fils de Sisyphe acheté par Laërte. » On disait qu’Anticlée avait été la concubine de Sisyphe, roi de Corinthe, et qu’elle était enceinte quand Laërte l’épousa.
  657. Sur la mort d’Antilochos, voir l’Odyssée, III, v. 111 ; IV, v. 188 : Pindare, Pyth. XI, v. 28 et suivants.
  658. Τί δῆτὰ δεῖ σκοπεῖν ; le sens de ce passage est donné dans ces paroles des Suppliantes d’Euripide, v. 301-2 : « Je t’engage, mon fils, à considérer avant tout ce que tu dois aux dieux. » Un peu plus loin, Philoctète développera sa pensée, vers 446-450.
  659. Scion le scholiaste, il était mort assommé par Achille, indigné de voir Thersite porter sa lance au visage de Penthésilée, reine des Amazones, que le héros venait d’atteindre d’un coup mortel.
  660. Ce vers était devenu proverbe.
  661. Allusion à Sisyphe, selon le scholiaste. — Voir plus bas le vers 625.
  662. Claudien, Contre Rufin, I, 12, semble avoir imité ce passage :
    Sed, quum res hominum tanta caligine volvi
    Adspicerem, lætosque diu florere nocentes,
    Vexarique pios, rursus labefacta cadebat
    Relligio.
  663. Littéralement : « fils d’un père Œtéen. » L’Œta, montagne de Thessalie : là sont les Thermopyles.
  664. Έν παρέργῳ, accessoire, hors-d’œuvre. Dans l’Électre d’Euripide, vers 53, « il nous regarde Oreste et moi, comme des hors-d’œuvre dans le palais. » Voyez aussi Hélène, 933.
  665. Chalcodon était un compagnon d’Hercule, qui l’avait aidé à nettoyer les étables d’Augias. Pausanias, IX, 19, dit avoir vu en Eubée le tombeau de cet ancien roi.
  666. Les montagnes de l’Œta, qui paraissent être un prolongement de la chaîne du Pinde, séparaient la Phocide de la Thessalie méridionale. L’Œta serre la mer de si près, qu’il laisse à peine dans l’endroit le plus étroit un passage de soixante pas. C’est ce défilé qui, sous le nom de Thermopyles, a été illustré par la résistance de Léonidas. — Trachine, ville de Thessalie, située sur le penchant du mont Œta. — Le Sperchios avait sa source dans les montagnes de la Thessalie, et se jetait dans le golfe Maliaque. Lucain, Pharsale, VI, 366 :
    Ferit amne citato
    Maliacas Spercheus aquas.
    Voyez dans les Trachiniennes, vers 639, première strophe du Chœur, une note sur toute cette contrée.
  667. Voyez la strophe plus haut, vers 391.
  668. ῍Ενθαπερ ὲριμέμονεν᾽
    Horace, I, Ep. 14, v. 8 :
    Istuc mens animusque
    Fert
  669. Grec : « à cette habitation inhabitable. »
  670. Ce prétendu marchand n’est que l’espion dont Ulysse a parlé dans la première scène, au vers 127. Il se donne pour un des marchands qui portaient du vin ou d’autres denrées à l’armée grecque.
  671. Petite île de la mer Egée, une des Cyclades, située entre Lemnos et l’Eubée, en face de la Magnésie, et près de Scyros. Elle faisait le commerce de vins, ce qu’indique l’épithète εὔβοτρυν. Ovide, Métam. VIII, 470, l’appelle :
    Nitidæque ferax Peparethos olivæ.
    Héraclide de Pont en dit : Αῦτη ή νῆσος εὒοινός ὲστι καὶ εὒδενδρος. Pline, H. N. l. IV, c. 23 : « Peparethum cum oppido, quoniam Evœnum dictam. » Au l. XIV, c. 9, il rapporte que le médecin Apollodore, dans un traité adressé au roi Ptolémée sur les vins qu’il devait boire, lui conseille de préférence celui de Péparèthe.
  672. Acamas et Démophon, selon le scholiaste. Ils ne sont pas nommés dans le catalogue d’Homère, qui donne Ménesthée pour chef aux Athéniens. Mais les poètes dramatiques aimaient à rappeler aux spectateurs toutes les antiques traditions d’Athènes. Euripide parle aussi des fils de Thésée, au v. 125 d’Hécube.
  673. Ναυτικῷ στόλῳ. « Avec une expédition maritime. »
  674. Σεαυτὸν ξυλλαβών : ce verbe exprime l’empressement, la précipitation, comme en latin de corripere, abripere. Plaute, Mercat. 4 : « Ut corripuit se repente, atque abiit. » Curculio, 599 : « Foras me abripui atque effugi. »
    Térence, Hecyr. III, sc. 3, 5 : « Intro me corripui timidus. »
    Virgile, parlant de Didon aux enfers (Én. VI, 472) : « Corripuit sese... »
  675. Διεμπολᾷ, il vend, dans le sens de il trahit. - Plus bas, v. 977, Philoctète dit de même, πέπραμαι. Plaute, dans les 'Bacchides, vers 717 :
    O stulte, stulto, nescis nunc venire te
    Atque in eo ipso adstas lapide ubi præco prædicat.
    — Responde : quis me vendit ?
  676. Πᾶσα βλάβη : expression qui se retrouve dans l’Électre, de Sophocle, vers 301, en parlant d’Égisthe : Ό Πάντ᾿ ἄναλκις οὗτος, ἡ πᾶσα βλάβη.
  677. Sisyphe, étant mort, sut tromper Pluton, et lui demanda de le laisser revenir sur la terre pour quelque temps. Il voulait seulement punir son ingrate épouse. Pluton y consenti : Sisyphe, une fois sorti des enfers, ne se pressa pas de revoir les sombres bords.
  678. Littéralement : « l’adorer comme un dieu. » Fénelon , dans Télémaque : « Ces armes consacrées par l’invincible Hercule. »
  679. Dindorf supprime ces trois derniers vers.
  680. Pindare, IIe Pythique, vers 39 et suivants, a raconté cette aventure d’Ixion.
  681. Fénelon, Télémaque, « je n’entendais que le bruit des vagues de la mer, qui se brisaient contre les rochers. »
  682. J’adopte, avec MM. Boissonade, Bothe et Hermann, la leçon : ῎Ιν᾿ αὺτὸς ἦν πρόσουρος οὺκ ἔχων βάσιν.
  683. Δακέθυμος, qui ronge le cœur.
  684. ᾿Ανέρες άλφησταἱ, « les hommes industrieux : » épithète homérique ; elle se trouve souvent dans Hésiode : Eschyle, Sept contre Thèbes, vers 770.
  685. Il sortait des flammes du bûcher : divine, parce que Jupiter avait lancé sa foudre, pour accroître l’ardeur du feu qui consumait Hercule.
  686. Philoctète va éprouver un accès de son mal ; il ne peut retenir quelques cris de douleur, et cependant il essayera encore de dissimuler.
  687. Κουφίζειν, terme de médecine, aller mieux, se dit d’un malade. Hippocrate, Épidémies, II, 10 :
    ῾Εκοόφισεν ὀλίγῳ, κατενόει μᾶλλον.
    13 :
    Τὰ δ᾽ άλλα διεκούφισεν.
  688. Cicéron dans les Tusculanes, II, 7, cite ce fragment du Philoctète d’Attius, imité de Sophocle :
    Heu quis salsis fluctibu’ mandet
    Me ex sublimî vertice saxi ?
    Jamjam absumor : conficit animam
    Vis vulneris, ulceris æstus.
  689. « Étranger céphallénien. » Déjà au vers 264 il l’a appelé roi des Céphalléniens.
  690. Le scholiaste rappelle que les forges de Vulcain étaient à Lemnos, et de plus, qu’il y avait deux cratères dans l’île. Plus loin, dans la scène avec Ulysse, v. 986-7, Philoctète fera un appel au volcan de Lemnos consacré à Vulcain. Attius, cité par Varron, de ling. lat. VII, 11, disait dans son histoire :
    Lemnia præsto littora et celsa Cabirum
    Delubra tenes, mysteria queis
    Pristina cistis consæpta sacris.
    ...Volcania templa sub ipsis
    Collibus in quos delatus locos
    Dicitur alto ab limine cœli...
    Nemus expirante vapore vides,
    Unde ignis cluet mortalibus clam
    Divisus : eum dictus Prometheus
    Clepsisse dolo pœnasque Jovi
    Fato expendisse supremo.
    Stace parle aussi des volcans de Lemnos :
    Lemnos ubi ignifera fessus respirat ab Ætna Mulciber.
    et Achill. I, 180 :
    Quater antra dei fumantis anhelos
    Exseruere apices.
    Choiseul-Gouffier, dans son Voyage, parle aussi du mont Mosyclos de Lemnos, qui renfermait ce volcan.
  691. Dans Œdipe à Colone, vers 650, Œdipe dit aussi à Thésée : « Je ne te lierai point par un serment, comme un trompeur, »
  692. Ici, comme en quelques autres passages, le langage de Néoptolème est à double entente : Philoctète y voit des marques d’intérêt pour lui, et le spectateur comprend qu’il s’agit du projet d’Ulysse, et de l’oracle qui a promis à Néoptolème qu’il s’emparerait de Troie, avec le concours de Philoctète.
  693. On a supposé que Philoctète voulait aller sur le mont Mosyclos, qui renfermait un volcan (voir plus haut la note sur le vers 800), sans doute pour s’y précipiter. L’explication la plus probable de ces paroles entrecoupées, c’est que Philoctète demande à être conduit dans sa grotte, qui était en effet sur une hauteur. La violence de la douleur ne lui permet pas de s’expliquer plus complétement, jusqu’au moment où il tombe épuisé, et s’endort.
  694. Le texte ajoute ὅπως ἔχω, « comme je suis, » c’est-à-dire, sans délai.
  695. Littéralement : « Une veine noire s’est rompue au bout de son pied, et le sang en jaillit. »
  696. Τάν δ᾿αἲγλαν, « cette lumière, » qui sur ses yeux est réellement de l’obscurité. C’est ainsi qu’Euripide, dans les Troyennes, vers 549, a dit πυρὸς μέλαιναν αἲγλαν.
  697. Littéralement : « car dans la maladie, le sommeil sans sommeil est clairvoyant, pour tout voir. »
  698. On voit assez que le Chœur s’exprime de manière à ne pouvoir être compris de Philoctète, si celui-ci venait à l’entendre. C’est pourquoi il évite de prononcer son nom.
  699. Allusion au premier récit mensonger par lequel il a capté la bienveillance de Philoctète. Voir vers 343-390.
  700. Littéralement : « ce qu’on ne doit pas taire. »
  701. La première exclamation de Philoctète est celle-ci : « ὢ πῦρ, » c’est-à-dire O feu ! Le scholiaste prétend que le poète joue ici sur la première syllabe du nom de Pyrrhus. Des jeux de mots aussi mauvais ne sont pas sans exemple dans Sophocle, témoin l’étymologie du nom d’Ajax, mais il est à remarquer que Néoptolème n’est jamais désigné dans la pièce sous le nom de Pyrrhus.
  702. Vers parodié par Aristophane, Assemblée des femmes, v. 563.
  703. Littéralement : « il m’a tendu la main droite. »
  704. Cette expression se trouve aussi dans Antigone, vers 1178 :
    Τὰλλ᾽ ὲγὼ καπνοῦ σκιᾶς
    Οὺκ ἂν πριαίμην
    « Ces biens, je ne les achèterais pas au prix d’une ombre de fumée. » Voir la note sur ce passage.
  705. Littéralement : « ô forme de rocher à double ouverture ! »
  706. Tel est le sens indiqué par le scholiaste : Νῦν δε ἂλλοις δοὺς τὰ κακὰ οἲς εἰκὸς (c’est-à-dire à Ulysse et aux Atrides), ἔκπλει, τὰ ἐμὰ ἐμοὶ δούς. — Ce passage a été entendu diversement ; on l’explique encore ainsi : « livre-toi à d’autres, dignes de ta confiance. »
  707. Néoptolème ébranlé allait rendre les armes de Philoctète, quand Ulysse qui l’épiait, se présente, et l’arrête.
  708. Voyez plus haut, vers 578.
  709. Voyez plus haut la note sur le vers 800.
  710. On s’empare de lui.
  711. Οῖως μ᾿ ὐπῆλθες, métaphore empruntée à la lutte : « Comme tu m’as pris en dessous ! » V. Œdipe Roi, vers 386. Le mot suivant, ὤς μ᾿ ἑθηράσω, est tiré de la chasse.
  712. Ulysse avait contrefait l’insensé, pour ne pas aller au siège de Troie.
  713. Voir Iliade, II, v. 718.
  714. C’est ce qu’Ulysse a raconté lui-même à Néoptolème, dès le début, vers 8 et suivants.
  715. Littéralement : « Lâchez-le, et ne le touchez plus. »
  716. Pour l’habileté de Teucer, comme archer, voyez l’Ajax, v. 1121 et suivants ; l’Iliade XIII, 313, où il est appelé ἂριστος Ἀχαιῶν τοξοσύνη « le plus habile des Grecs à lancer des flèches ; » et pour l’arc d’Ulysse, voyez Odyssée, c. XXI et VIII, vers 219-221. Il y a ici une allusion assez claire à la scène de Teucer et de Ménélas dans l’Ajax de Sophocle, et l’on peut en conclure que cette dernière pièce est antérieure au Philoctète.
  717. Littéralement : « jusqu’à ce que les matelots aient rembarqué sur le vaisseau ce qu’on avait débarqué. »
  718. Pour obtenir d’eux une heureuse navigation.
  719. Le scholiaste prétend qu’il s’agit ici des Harpyes ; et comme les Harpyes étaient la personnification des tempêtes, Buttmann et M. Berger entendent πτωκάδες dans le sens de θύελλαι, les tempêtes.
  720. Le texte ajoute : « de mes mains puissantes. »
  721. Πὀτμος δαιμόνων. « Le destin ou la fatalité envoyée par les dieux. » Virgile, Énéide, II, 257 ; VI. 376 :
    Fata Deum.
  722. C’est ainsi que Valérius Flaccus a dit, Argonaut. I, 391 :
    Pœantie...
    Herculeas olim moture sagittas.
  723. Philoctète veut dire : « Oui, tu me fais mourir, si... »
  724. Littéralement : « O mon pied, mon pied, que ferai-je de toi désormais dans la vie ? »
  725. Le Chœur partait, et Philoctète le rappelle.
  726. C’est-à-dire : « pourquoi faire ? pour te quitter encore, quand tu nous auras congédiés de nouveau ? »
  727. ᾽Αστεροπητής, épithète homérique. Iliade, I, 580. Dans le quatrième chant de l’Énéide, vers 25, Didon s’écrie :
    Vel pater omnipotens adigat me fulmine ad auras.
  728. Le Sperchios. Voyez plus haut, vers 326.
  729. Il ajoute σοι, « pour te complaire. »
  730. Τὸν σὸν φὀβον : « La frayeur que tu veux imprimer : » ton intimidation.
  731. M. Boissonade, avec Buttmann, met dans la bouche d’Ulysse ce vers, que les autres éditeurs attribuent à Néoptolème.
  732. Littéralement : « eh bien ! tu vas me voir en faire autant.... »
  733. Littéralement : « tu pourras avoir le pied hors des pleurs. » Eschyle a dit aussi, Prométhée, vers 264 :
    ῍Οστις πημὰτων ἔξω πόδα ὲχει
    Choéphores, 607 :
    ῎Εξω κομἰζων όλεθρἱου πηλοῦ πόδα
    « Portant le pied hors d’une fange funeste. »
  734. Il joue sur les mots τοῦ κεχρημένοι ; « que désirez-vous ? » et κακὸν τὰ χρῆμα, nom dérivé du verbe, sous lequel il donne à sous-eutendre le sens de désir.
  735. Grec : « l’auguste majesté du Jupiter très-haut. »
  736. Οὔ τι χαἰρων, « tu n’auras pas à t’en réjouir. » La Fontaine, L. VIII, Fab. 7 « Il n’en eut pas toute la joie. »
  737. Sur Sisyphe ; voir ce qui a été dit au vers 417 et la note.
  738. ῍Ορκιον, qui préside aux serments.
  739. Voyez plus haut la note sur le vers 194, οἱκουρῶν ὄφις : allusion au culte de Minerve Pollas à Athènes. On nourrissait un serpent dans son temple.
  740. Αὐτὸς, « le même soleil. »
  741. Il y a ici un souvenir de la réponse d’Aristide aux envoyés de Mardonios, rapportée par Hérodote, VIII, 143 : « Tant que le soleil suivra la route qu’il suit aujourd’hui, les Athéniens ne feront jamais alliance avec Xerxès. » V. aussi Plutarque, Vie d’Aristide, c. 10.
  742. Cette expression hardie se trouve déjà dans Ajax, vers 174 : « Étrange rumeur, mère de ma honte. »
  743. Tous les manuscrits donnent ici ces deux vers : « Ceux qui dans le procès des armes de ton père, ont jugé le malheureux Ajax inférieur à Ulysse, » Les éditeurs modernes les ont retranchés, comme une distraction de l’auteur : car Philoctète, d’après son dialogue avec Néoptolème, v. 410-415, ignorait la dispute d’Ajax et d’Ulysse au sujet des armes d’Achille.
  744. Littéralement : « la promesse que tu m’as faite, en touchant ma main droite. »
  745. Ici s’arrêtent les vers ïambiques, et commence le mètre trochaïque.
  746. Προσκύσας χθόνα, « après avoir adoré cette terre. » Dans le sens littéral de adorare, baiser (la terre). Voyez plus haut, le même mot, au vers 533.
  747. Le début du discours d’Hercule est en vers anapestiques (les neuf premiers). Le reste est en vers ïambiques trimètres.
  748. Συννόμω, que le scholiaste explique par ἅμα νεμόμενοι. Allusion aux vers 554-555 du cinquième chant de l’Iliade. Au chant X, vers 297, Homère compare aussi Diomède et Ulysse à deux lions.
  749. Troie avait été prise une première fois par Hercule, sous le règne de Laomédon.
  750. Allusion à Néoptolème, qui fit périr Priam, au pied de l’autel de Jupiter, et qui fut frappé à son tour à Delphes, par Oreste, au pied de l’autel d’Apollon.
  751. Montagne de Lemnos, consacrée à Mercure.
  752. Néoptolème et Hercule.
  753. Jupiter, dont Hercule vient d’annoncer les volontés, βουλεύματα, v. 1413.
  754. Le scholiaste reproche ici un anachronisme à Sophocle, pour avoir mis dans la bouche de Déjanire une sentence attribuée à Solon. (V. Hérodote, I, 32, et 86.) Mais Balzac observe très-bien que le sens commun est antérieur à tous les philosophes. La même pensée termine l’Œdipe Roi. Elle a été reproduite aussi par Euripide, Andromaque, 100 ; Troyennes, 517 ; par Ovide, Mét. III, 135 ; et par d’autres.
  755. Ville d’Étolie.
  756. Fleuve qui sépare l’Étolie de l’Acarnanie, et se jette dans la mer Ionienne.
  757. Ἀσμένη δέ μοι ἤλθε : cette élégante expression se trouve aussi dans la Paix d’Aristophane, v. 582 : ὡς ἀσμένοις ἡμῖν ἤλθες ! « combien ta venue nous est agréable ! »
  758. En effet, Œneus, père de Déjanire, avait résolu de donner sa fille au vainqueur d’Achéloos.
  759. Le scholiaste nous dit leurs noms : Hyllos, Ctésippos, Glénos, Oditès.
  760. On sait les travaux qu’Eurysthée, roi de Mycènes, imposa à Hercule. Et de plus, il s’était mis au service d’Augias et de Laomédon.
  761. Hercule s’était exilé, selon l’usage, pour expier son crime involontaire. Iphitos était fils d’Eurytos, roi d’Œchalie.
  762. Ville de la Phthiotide, en Thessalie, au pied du mont Œta et près du golfe Maliaque.
  763. Céyx, roi de Trachine.
  764. Le récit de Lichas, aux vers 248 et suivants, fera connaître l’exil d’Hercule chez Omphale, qui lui fut imposé par Jupiter.
  765. Ces tablettes, dont Déjanire ne dit ici qu’un mot, et qu’elle fera connaître avec plus de détails, v. 155-165, contenaient le testament d’Hercule.
  766. Littéralement : « s’il passe pour jouir d’un heureux sort. »
  767. Omphale, comme on le verra plus bas.
  768. Œchalie, ville de Thessalie, dans Homère. Mais plus tard les poètes en mirent une dans l’Eubée.
  769. Le même vers se trouve dans les Phéniciennes d’Euripide, v. 707, avec la seule différence de ταῦτα, pour μῆτερ.
  770. Il sera question de ces oracles aux vers 822 et suivants.
  771. L’édition de Dindorf supprime ces deux vers : au contraire, l’édition de F. Didot supprime les deux vers suivants. J’ai adopté la ponctuation de M. Boissonade.
  772. Il entend ici la Grèce et l’Asie.
  773. Ainsi Antigone, v. 879, appelle le soleil l’œil sacré de la lumière. Dans les Nuées, v. 285, « l’œil infatigable de l’éther. » Eschyle, dans les Perses, v. 428, appelle la lune l’œil de la nuit.
  774. Littéralement : « une sorte de mer de Crète possède Hercule, et accroît les travaux de sa vie. » Horace parle aussi des tempêtes de la mer de Crète. Od. l. I, 26 :
    Tristitiam et metus
    Tradam protervis in mare Creticum
    Portare ventis.
  775. C’est l’idée que Racine a développée dans Andromaque, acte III, sc. 4 :
    Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
    Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
    Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
    En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
    Lorsque de tant de biens qui pourraient nous flatter,
    C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.
  776. Les éditions de Dindorf et de F. Didot suppriment ces trois derniers vers.
  777. Sur l’oracle de Dodone, voyez Iliade, XVI, 233-53 et II, 750 ; Odyssée, XIV, v. 327-8 ; Hérodote, II, c. 56 et 57. Hésiode avait aussi parlé du chêne sacré des Pélasges à Dodone, dans un fragment conservé par Strabon, l. VII. Voir aussi Religions de l’antiquité, par Guigniaut, t. II, p. 536 et suivantes.
  778. Les messagers, porteurs d’heureuses nouvelles, se couronnaient la tète. Voir Œdipe Roi, v. 82 ; Agamemnon d’Eschyle, v. 493 ; Hippolyte d’Euripide, v. 806 ; Plutus d’Aristophane, v. 757.
  779. Les prémices du butin étaient consacrées aux dieux. Virgile, Énéide, XI, v. 15 :
    Hæc sunt spolia et de rege superbo
    Primitiæ
    Ovide, Fast III, 729 :
    Te memorant, Gange totoque Oriente subacto,
    Primitias magno seposuisse Jovi.
  780. Ville de Thessalie, près de Trachine.
  781. ῍Ατομον, intacte : qui jamais n’avait reçu l’atteinte de la faux, ni des troupeaux. Telle est aussi la prairie consacrée à Diane, dont parle Hippolyte, v. 73 et suivants, dans Euripide.
  782. Littéralement : « car nous jouissons à présent de la lumière inespérée de cette nouvelle, qui s’est levée pour moi. » ῍Ομμα φήμης, expression hardie, comme il s’en trouve souvent dans Sophocle. — Voir la note sur le vers 304 de Philoctète.
  783. Pindare, Pythiq. IX, 45, appelle Apollon εὐρυφαρέτρας.
  784. Pæan, nom d’Apollon, comme dieu qui guérit.
  785. Nom de l’île de Délos.
  786. ᾿Αμφιπυρον, qui porte une torche dans chaque main. C’est un attribut d’Hécate. (Voir Œdipe Roi, v. 198, et les Grenouilles d’Aristophane, v. 1406.)
  787. Ce passage prouve que le Chœur dansait aussi en chantant. Voyez aussi Ajax, v. 701 et suivants.
  788. C’est-à-dire à la danse.
  789. Du nom de Cénée, promontoire de l’Eubée.
  790. Ζὲυς ὅτου πράκτωρ φανῆ. Plus bas, v. 680, nous verrons encore : Κύπρις τῶν δ᾽έφάνη πράκτωρ. Cette expression est imitée des Euménides d’Eschyle, v. 319-320 :
    Πράκτορες αῖματος
    Αὺτῷ τελέως ὲφάνημεν.
  791. Du meurtre d’Iphitos. Voir plus haut, v. 38.
  792. Voyez un peu après, vers 268.
  793. Eurytos était lui-même habile archer, d’après l’Odyssée, VIII, v. 224. V. aussi Théocrite, Idyll. 24, v. 103 et suivants.
  794. Ville de l’Argolide, près d’Argos, non loin du golfe Argolique.
  795. On sait que Jupiter était le père d’Hercule. Voyez plus bas, v. 753, où πατρῴῳ Διὶ est employé dans ce sens. Mais ici l’épithète a un caractère plus général,comme dans l’Électre d’Euripide, v. 671. Au vers l468 des Nuées, Strepsiade engage son fils à révérer Jupiter paternel ; sur quoi Phidippide répond qu’il le trouve bien arriéré, ὰρχαῖος.
  796. Les captives qu’Hercule a envoyées à Déjanire.
  797. Ici, Déjanire s’adresse à la jeune Iole.
  798. Ces paroles indiquent bien clairement que ce personnage est le même qui est venu précédemment informer Déjanire, de la prochaine arrivée d’Hercule, nouvelle qu’il tenait de Lichas.
  799. Ces deux vers sont supprimés dans les éditions de Dindorf et de F. Didot.
  800. Même observation pour les vers qui précèdent.
  801. Allusion ironique aux paroles de Lichas. Voir plus haut, vers 317.
  802. C’est-à-dire, dont tu prétends ne pas connaître la naissance. — Voyez au commencement de la scène, v. 401.
  803. Omphale, et le désir de se venger de son esclavage.
  804. Littéralement : « et qu’il n’est pas dans la nature de cette condition humaine, que les mêmes soient toujours heureux. »
  805. Littéralement : « quiconque veut, comme un lutteur, en venir aux mains avec l’amour. »
  806. Plus exactement : « si c’est de lui que tu apprends à mentir. » et deux vers plus bas : « Mais si c’est toi qui te l’enseigne à toi-même... »
  807. Sénèque le tragique a imité ce passage dans Herc. Œt., v. 219 :
    Proh, sæve dolor,
    Formaque mortem paritura mihi :
    Tibi cuncta domus concidit uni.
  808. Littéralement : « que ceci soit livré au cours des vents. »
  809. Epicharme, le premier, a dit :
    Θνατὰ χρὴ τὸν θνατὸν, οὺκ ὰθάνατα τὀν θνατὁν φρονεὶν.
    « Mortel, tu dois conserver les sentiments d’un mortel, et non d’un immortel. »
  810. Le Chœur fait allusion à l’enlèvement de Proserpine. Sénèque a imité ce passage. Herc. Œt., v. 558 :
    Tu fulminantem sæpe domuisti Jovem,
    Tu furva nigri sceptra gestantem poli,
    Turbæ ducem majoris, et dominum Stygis.
  811. Allusion au passage d’Homère cité par Longin, Iliade, XX, 57 et suivants.
  812. Ville de l’Acarnanie, non loin de l’embouchure de l’Achéloos.
  813. Virgile, Énéide, VIII, 220 :
    Rapit arma manu, nodisque gravatum
    Robur.
  814. ᾿Αμφιπλεκτοι κλἱμακες, sorte de lutte qui consistait à saisir l’adversaire par derrière, et à grimper sur son dos comme par une échelle. Ovide, Métam. IX, 51, décrit ainsi la lutte des deux champions :
    Quarto
    Exuit amplexus, adductaque brachia solvit :
    Impulsumque manu (certum mihi vera fateri)
    Protinus avertit, tergoque onerosus inhæsit.
    Si qua fides, neque enim ficta mihi gloria voce
    Quæritur, imposito pressus mihi monte videtur.
  815. Cicéron, Tusculanes ; II, c. 23, donne l’explication de ces gémissements : « Pugiles vero, etiam quum feriunt adversarium, in jactandis cæstibus ingemiseunt ; non quod doleant, animo ve succumbant, sed quia profandenda voce omne corpus intenditur, venitque plaga vehementior. »
  816. Cette opposition des jeunes Trachiniennes, qui ne connaissent l’amour que par les récits maternels, avec Déjanire, qui n’avait pas même les consolations de sa mère, n’est pas sans délicatesse.
  817. ᾽Εμπόλημα, emplette.
  818. Fleuve d’Étolie, qui baigne Calydon.
  819. L’aventure du Centaure avec Hercule et Déjanire est racontée par Apollodore, l. II, c. 7, 6 ; Ovide, Métam. 10, 104-133 ; Sénèque, Herc. Œt., 499-534.
  820. Hercule avait traversé le fleuve avant Déjanire. Ovide, ibid. :
    Nam clavam et curvos trans ripam miserat arcus...
    Jamque tenens ripam, missos dum tolleret arcus,
    Conjugis agnovit vocem.
    Le récit de Sénèque est différent.
  821. Sénèque, Herc. Œt., 570 :
    Fidele semper regibus nomen, Licha,
    Cape hos amictus nostra quos nevit manus.
  822. L’enceinte qui entourait l’autel.
  823. Littéralement : « avant que paraissant lui-même en public, il ne le montre aux dieux, le jour où il immolera des taureaux. »
  824. « Et de le montrer aux dieux, sacrificateur nouveau, dans un nouveau vêtement. » — C’était un usage chez les anciens, de revêtir des habillements nouveaux, ou nouvellement lavés, quand on offrait des sacrifices.
  825. Épithète homérique, Iliade, XIV, 183.
  826. Chaque mot de cette strophe contient un détail caractéristique pour la topographie des contrées voisines de Trachine. Ainsi on y voit figurer le mont Œta, le golfe Maliaque, l’Artémisium, détroit formé par la côte de la Thessalie et l’île d’Eubée, sur laquelle s’élevait le temple de Diane ; enfin les Thermopyles, où se trouvaient des sources d’eaux chaudes, et où se tenaient les assemblées des Amphictyons (Hérodote, VII, 200). — Ici le poète a étendu jusqu’aux Thermopyles et au pays de Trachine la circonscription de l’Artémisium, que les géographes ont beaucoup plus restreinte. — Qu’on nous permette, pour tout commentaire, une courte citation d’Hérodote (l. VII, 176) : « Les Thermopyles touchent, du côté du couchant à une montagne absolument impraticable, remplie de précipices, et qui se rattache à l’Œta. Du côté de l’orient, le chemin est borné par la mer et par des marais. Dans l’intérieur du défilé, on trouve des bains d’eaux chaudes, que les naturels du pays appellent les Chytres (chaudières ou baignoires), et l’on voit près de ces bains un autel consacré à Hercule. »
  827. Οἱστρηθεἱς, furieux. — Dindorf et Ahrens donnent στρωθεὶς, qui signifie au contraire apaisé, calmé.
  828. L’Eubée.
  829. Πανἰμερος, au lieu de πανάμερος.
  830. Littéralement : « une confiance non justifiée par la certitude. »
  831. « Par aucun des gens de la maison. »
  832. Ce vers est supprimé dans les éditions de Dindorf et de F. Didot.
  833. Vers également supprimé dans les mêmes éditions.
  834. Sur la blessure de Chiron, l’on peut lire le récit d’Ovide, Fastes, l. V, v. 387 et suivants, et Apollodore, bibl. II, c. 5.
  835. ᾽Οργὴ πέπειρα, mollis, mitis : métaphore tirée des fruits que la maturité amollit.
  836. Le texte ajoute : « je préférerais une de ces trois choses.... »
  837. Dans Ajax, v. 377, le Chœur exprime la même pensée. Le scholiaste cite aussi ce passage de Pindare, Olymp. II, v. 29 : « Le temps même, le père de tous les êtres de tous les êtres, ne saurait anéantir les actions accomplies, justes ou injustes. »
  838. Plus haut, v. 236-7, Lichas a rapporté les mêmes faits, à peu près dans les mêmes termes. Pour πατρώω Διὶ, voyez la note sur le vers 288.
  839. Ἐντελεῖς, sans défaut. — On ne pouvait immoler, dans les sacrifices, que des victimes sans tache.
  840. Le texte ajoute : ῶστε τεκτονος, c’est-à-dire, comme les draperies d’un statuaire sont adhérentes au corps ; comparaison appropriée au goût d’un public chez qui le sentiment des arts était développé au plus haut degré. Voir Alceste v. 349.
  841. Littéralement : « par le pied, là où s’attache l’articulation. »
  842. Le texte dit : « par la fumée : » sans doute celle du sacrifice. »
  843. Le texte ajoute : « avec ton accusateur. » Ce départ silencieux et inopiné de Déjanire, qui va bientôt se donner la mort, est plus éloquent que toutes les paroles. Telle est aussi la sortie de Jocaste, dans l’Œdipe Roi, v. 1061. (Voy. encore Antigone, v. 1238.)
  844. Dans l’Électre d’Euripide, v. 1154, on trouve δεκέτεσι σποραῖσιν, après dix semailles.
  845. La contradiction que l’on croit voir ici avec des passages précédents, où il s’agit de quinze mois, et non de quinze années, s’explique par un oracle que cite Apollodore (II, 4, 12), et qui annonçait qu’Hercule verrait après douze ans le terme de ses travaux.
  846. Φονίᾳ νεφέλᾳ χρίει est ici l’équivalent de l’expression d’Homère,
    Θανὰτον μελαν νέφος ὰμφεκὰλυψεν,
    dans l’Iliade, XVI, v. 349 ; a l’Odyssée, IV, v. 180.
  847. Il y a dans le texte κέντρ´ ἐπιζέσαντα, les aiguillons qui le brûlent.
  848. Πράκτωρ. Voir plus haut la note sur le vers 251.
  849. Littéralement : « Elle est partie pour le dernier des voyages, d’un pied immobile »
  850. Le Chœur appelle ici Déjanire αἰχμᾷ βέλεος κακοῦ, la pointe d'un trait funeste, parce qu'elle a donné la mort à Hercule, au moyen de cette tunique teinte du sang du Centaure, empoisonnée par la flèche du héros.
  851. Quelques traits de ce récit ont été reproduits par Virgile, lorsqu’il peint les derniers moments de Didon (Æn., ch. IV, v. 645 et suivants) :
    Altos.
    Conscendit furibunda rogos...
    Incubuitque toro, dixitque novissima verba.
  852. On peut comparer toute ce passage avec le récit de la mort de Polyxène, dans Hécube, v. 564 et suivants.
  853. Ainsi, dans l’Odyssée, IX, 301 :
    Πρὁς στῆθος, ὃθι φρένες ἥπαρ ἒχουσεν.
  854. ῍Ως νιν ματαίως αἰτίᾳ βάλοι κακῇ: la même expression se retrouve dans Œdipe Roi, v. 656-7.
  855. Les exemples de pareils vœux, de la part des malheureux, sont fréquents dans les poètes. Odyssée, XX, v. 63. Eschyle, Suppliantes, v. 792 et suiv. Hippolyte, v. 729 et suiv. Ion, v. 795 et suiv.
  856. Le texte dit : « en mordant tes lèvres. »
  857. J’adopte, avec Hermann, le point d’interrogation, qui seul donne à cette phrase un sens raisonnable.
  858. On trouve un vœu semblable, dans Philoctète, v. 747-9.
  859. Littéralement : « frappe-moi à la clavicule. »
  860. Voir encore Philoctète, v. 794-5, et 1040-2.
  861. Tout ce passage, dans lequel Hercule mourant exhale ses plaintes, a été traduit par Cicéron, Tusculanes, II, 8-9, jusqu’au vers 1103 ; on trouvera cette imitation à la fin de la pièce. On peut en rapprocher aussi l’imitation d’Ovide, Métam. IX, 176-204.
  862. Allusion au soulagement qu’il procura au géant Atlas, fatigué de porter le ciel sur ses épaules.
  863. Avant Sophocle, Eschyle avait dit dans Agamemnon', v. 1580 :
    Ἰδὡν ύφαντοῖς ἐν πέπλοις Ἐρινύων
    Τὸν άνδρα τόνδε κεἰμενον.
    Cicéron traduit ainsi :
    Hac me irretivit veste furiali inscium.
    Le mot ἁμφίβληστρον, qui désigne ici la tunique, est employé par Eschyle, Choéphores, v. 492.
  864. Ἀφράστῳ, inexprimable, inexplicable, mystérieux. C’est ce que plus bas vers 1104, il appelle τυφλῆν ἄτην, un poison insaisissable
  865. Cicéron a resserré ce passage en deux vers :
    Heu ! virginalem me ore ploratum edere.
    Quem vidit nemo ulli ingemiscentem malo ?
  866. Sénèque, Herc. Œt., 1277 :
    Urit ecce iterum fibras,
    Incaluit ardor : unde nunc fulmen mihi ?
  867. Sophocle suit ici Hésiode, qui fait naître Cerbère d’Échidna et de Typhon, ainsi que Hygin, dans son préambule : mais dans l’Œdipe à Colone (v. 1574), il lui donne une autre origine.
  868. Sur les nymphes Hespérides, v. Hésiode, Théogonie, v. 214, et l’Ènéide, IV, v. 480 et suivants.
  869. Δός μοι σεαυτὸν, « livre-toi à moi. » Comme Térence, Adelphes, acte V, sc. 3, v. 32 : Da te hodie mihi.
  870. Dans l’Hercule furieux d’Euripide, v. 339, Amphitryon dit de même :
    ΅Ω Ζεῦ, μάτην άρ᾿ όμόγαμον σ᾽ἑκτησαμην.
    « O Jupiter, c’est donc en vain que tu as partagé ma couche nuptiale ! »
  871. On a vu, au vers 270, que Tyrinthe était sur le golfe Argolique.
  872. Les enfants d’Hercule étaient très-nombreux ; Apollodore, l. II, c. 7 et 8, en compte soixante-douze, dont il donne les noms.
  873. Prêtres de Jupiter, à Dodone. Ces détails sont pris de l’Iliade, XVI, 235 — Voir plus haut, la note sur le vers 172.
  874. Littéralement : « deviens le fils d’un autre père, et ne sois plus appelé le mien. »
  875. Littéralement : « bientôt, à ce qu’il semble, tu diras que tu es saisi par ton mal. »
  876. Platon, dans le Phédon, cite un passage de l’Odyssée, XX, v. 17, où Ulysse apostrophe aussi son cœur.
  877. Ici, le reproche s’adresse à Jupiter.
  878. Un manuscrit de Brunck, et les anciennes éditions attribuaient ces quatre derniers vers au Chœur, dans la personne des coryphées parlant ainsi aux jeunes filles qui composent. Mais Hermann a prétendu que c’est Hyllos qui continue, et il est suivi par Bothe, Dindorf et Ahrens. Cependant, il n’y a nulle raison de manquer à l’usage constant de terminer le drame par les paroles du Chœur, auquel il appartient de servir d’organe au poète ; et de plus, après les amers reproches que vient d’adresser aux dieux le jeune Hyllos, blessé dans sa tendresse filiale, par la mort de sa mère et de son père, c’est le Chœur qui doit manifester, eu finissant, l’impression religieuse de l’action tragique, et rappeler que, même parmi ces luttes terribles du Destin, prévalait toujours l’ordre du monde réglé par les dieux.