La Pension du Sphinx/Texte entier

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Calmann-Lévy éditeurs.
Colette Yver. La Pension du Sphinx. Librairie Armand Colin, 103, Boulevard Saint-Michel, Paris
Colette Yver. La Pension du Sphinx. Librairie Armand Colin, 103, Boulevard Saint-Michel, Paris
La Pension du Sphinx
COLETTE YVER




La Pension du Sphinx



quatrième édition

Librairie Armand Colin

103, Boulevard Saint-Michel, PARIS

1925

Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays.



LA PENSION DU SPHINX


I

LA VILLA DU SPHINX

On la voyait du boulevard se dresser entre les arbres, toujours fraîchement repeinte, toujours blanche avec ses volets bruns et son toit en terrasse. Sur la porte, au-dessus du bouton de la sonnette, une petite inscription discrète portait son nom : « La villa du Sphinx », avec l’avis : « Pension pour jeunes filles étrangères ». C’était à l’endroit de la banlieue où le bruit de Paris ne vous arrive qu’en sourdine, et encore quand le vent porte ; d’où l’on ne voit même rien de la grande ville, sinon une lueur électrique, le soir, dans les ciels clairs ; mais c’était spacieux et gai, cela sentait le bon air et c’était engageant.

Quant à ce baptême singulièrement égyptien qui lui avait été donné, il ne fallait pas lui chercher d’autre cause qu’un gentil sphinx de marbre blanc, propret et nullement antique, qui trônait sur un socle au bord d’une allée de sable fin. Symbolisait-il les énigmatiques et ténébreuses petites âmes de jeunes filles qui, entre la seizième et la vingtième année, venaient s’engager dans le rieur régiment cosmopolite caserné là ? Peut-être. En tout cas, il donnait à la joyeuse villa un faux air de mystère. Grand comme un beau terre-neuve, l’échine arrondie, le front ceint, sa jolie figure d’Égyptienne bien équivoque, il lançait aux passants du boulevard un perpétuel point d’interrogation. Bien mieux que la petite enseigne « comme il faut » écrite au-dessus de la sonnette, il disait :

PENSION DE JEUNES FILLES.

Le sphinx à part, la maison n’était mystérieuse ni dans sa bâtisse ni dans son ameublement. Bourgeoisement carrée, percée de fenêtres régulières, elle était au dedans d’un confort excessif. Dans l’escalier, des tapis épais d’un pouce ; aux portes, des bourrelets de soie ; du côté du nord, de doubles vitrées aux fenêtres, des portières en Smyrne, un calfeutrage inouï de la cave au grenier, avec une profusion de bouches de chaleur, et tout cela laissant s’épandre dans les jolis appartements des jeunes étrangères une chaleur de serre tellement béatifique qu’on se demandait comment ces demoiselles pouvaient se promener à l’air piquant de l’hiver, du matin au soir, quand le nid était si douillet.

Un matin de février, très vif et très gai, comme le facteur, un paquet de lettres en main, mettait le doigt sur le bouton électrique de la grille, la porte du perron s’ouvrit là-bas, et un flot de jeunes filles en toilettes de sortie descendit les marches, précipitamment, les yeux anxieux fixés sur l’humble fonctionnaire français qui apportait peut-être des nouvelles du pays. En premier lieu venait miss Nelly Allen, enveloppée dans son collet de fourrure fauve d’où l’on ne distinguait pas sa chevelure, sa riche chevelure de la même couleur, exubérante sous son minime chapeau de toile cirée ; puis sa sœur aînée Frida, celle qui représentait la mélancolie dans la maison, une belle blonde aussi, au teint transparent, et qui devait être secrètement fiancée dans les Îles Britanniques, si l’on en pouvait juger à la façon dont elle parlait d’un certain mister Solomon, lequel n’avait rien de commun avec l’auteur célèbre du livre de la Sagesse. Derrière les deux sœurs s’avançait plus posément la superbe Norvégienne Ogoth Bjoertz, la doyenne de toutes ses jeunes compagnes, à laquelle ses grands bandeaux noirs, ses yeux cernés de bleu, sa longue cape de drap uni, donnaient une étrange sévérité, et qui, elle, dans ce milieu léger de jeunes filles, figurait l’intelligence grave, laborieuse, opiniâtre, presque masculine ; Ogoth Bjoertz enfin, l’étudiante en médecine qui préparait sa dernière épreuve du concours d’internat, et qui, dans une petite chambre d’en haut, nuit et jour, travaillait ferme. Ensuite venaient Vittoria, Maria et Giuseppa Ormicelli, dont la peau sombre, les yeux flamboyants et la tignasse brune opulente disaient assez l’origine ; les plus jeunes de la bande, celles-là, trois gamines fantasques, délurées ou silencieuses selon la couleur du temps, et dont le soleil pâle de France n’avait jamais éclairé le tréfonds obscur de l’âme. Enfin, Gertrude Laerk, une singulièrement jolie et poétique petite Belge de vingt ans, fermait la marche tranquillement, sans lever de sur le facteur son regard gris plein de rêves placides.

Quelques-unes n’eurent rien de la poste, entre autres Gertrude, qui supporta la déception sans rien dire, compensant son petit chagrin par le puéril honneur de rapporter à la directrice de la maison son courrier, une belle grande lettre timbrée aux Antilles, et sur laquelle s’étalait une maîtresse suscription. Nelly, Frida, Ogoth, Giuseppa, Maria et Vittoria continuèrent leur route sur le boulevard en jacassant ; elle, rebroussa chemin, gravit le perron, et là, au rez-de-chaussée, par le fond du vestibule, pénétra dans le luxueux cabinet de Mme de Bronchelles.

Quand on parlait de Mme de Bronchelles et qu’après on mentionnait son titre « Directrice de la pension du Sphinx », on évoquait aisément dans l’esprit de ceux qui ne la connaissaient pas la vision d’une femme majestueuse, grisonnante et triste ; une femme dont le grand nom, uni à la situation actuelle, disait l’histoire inconnue mais sûrement malheureuse. Or, bien qu’elle n’eût pas toujours été très heureuse, Mme de Bronchelles, comme les peuples heureux, n’avait pas d’histoire. De bonne noblesse, mais de petite fortune, après son veuvage elle avait fondé cette maison, ce qui était d’une extrême simplicité. Quant à sa personne elle-même, elle avait plus de prestesse que de majesté, plus de cheveux blonds que de gris, et plus d’esprit que de tristesse, grâce à quoi elle sympathisait merveilleusement avec ses jeunes brebis, comme elle les appelait en très aimable bergère. Seulement, la prestesse était atténuée par une distinction délicate qui assouplissait inconsciemment ses mouvements ; les cheveux étaient d’un blond faux, hésitant, un peu pâli par la quarantaine, tandis que l’esprit, fait de verve, de bon sens et de réflexion, débordait toujours plus vif, et caractérisait sa supériorité véritable. Son mari avait eu dans le temps des relations professionnelles avec la presse ; lui mort, on s’était aperçu que sa veuve avait eu le talent et lui la gloire, et on avait offert à Mme de Bronchelles de continuer. Elle avait refusé, préférant les joies demi-maternelles de l’éducation aux joies plus âpres et certes moins féminines de la polémique, mais elle avait continué de fréquenter chez les noms les plus littéraires, et ce n’était pas le moindre attrait de son intellectuel petit internat que cette clef des plus jolis salons parisiens, toujours ouverts pour elle et ses élèves.

Les jeunes filles l’adoraient avec cette solidarité un peu orgueilleuse qu’on sent, entre personnes du même sexe, avec un esprit supérieur ; mais Gertrude Laerk, une délicieuse petite âme sevrée de tendresse, loin de son pays, l’aimait avec une dévotion toute particulière, qu’elle n’avait jamais dite, mais qui transparaissait, et dont cet acte minime, lui apporter la joie d’une lettre, était l’une des ordinaires manifestations.

« Voilà mon petit facteur, dit Mme de Bronchelles en laissant tomber sur ses genoux le journal qu’elle lisait. A-t-on reçu des nouvelles du papa et de la maman, Gertrude ?

— Non, madame, il n’y a que cela pour vous, moi je n’ai rien.

— Pauvre petite ! Faites voir ma lettre… Belle écriture, mais inconnue ; cela n’est pas d’une main amie, nous la lirons plus tard. Et vous, Gertrude, n’allez-vous pas vous promener avec les autres ?

— Je suis lasse ! » dit la jeune fille, avec un sourire nonchalant qui découvrit ses belles dents un peu grandes mais ciselées à ravir.

Et elle s’assit sur un petit divan oriental, près du fauteuil de Mme de Bronchelles.

« Laissez-moi me reposer un peu, voulez-vous, madame ? un petit moment tout court où vous me lirez quelque chose de joli, ou bien où vous me raconterez une histoire ; je vous promets d’aller après retrouver les autres qui ont dû se rendre au bois de Boulogne.

— C’est déraisonnable, mon enfant, de ne pas profiter de ces derniers beaux jours… »

Mme de Bronchelles allait mettre en jeu son autorité, qui à certains moments était inflexible, puis, juste à l’instant, elle jeta sur la jeune fille un regard plus pénétrant, elle vit sur ses traits pâles, dans ses grandes prunelles languissantes, jusque dans ses membres posés sur le siège arabe en un geste de fatigue indicible, l’ennui, le mortel ennui, qui rongeait la pauvre petite exilée, et, prise de pitié, elle concéda mollement l’exemption de promenade.

« Je crois, en vérité, que vous avez tort de ne pas sortir », se contenta-t-elle de dire.

Et pendant que Gertrude, sans répondre, tressait de ses petites mains émaciées les franges et les pendeloques du divan, elle se mit à penser à toute cette jeunesse qu’on lui confiait, à ces filles de mères trop peu tendres, et trop disposées à la séparation, qui lui arrivaient de l’étranger, portant toutes au fond du cœur une tristesse plus ou moins cachée ; elle se disait que, si elle avait eu une fille pareille à cette exquise petite Belge, elle lui aurait laissé souffrir toute l’insuffisance du lieu natal, plutôt que de l’envoyer cultiver loin d’elle ; et pour toutes, qu’elle embrassa dans son esprit, depuis celle-ci — la plus aimante — jusqu’à la farouche Italienne Giuseppa, elle conçut un nouvel élan d’affection maternelle plus intime et plus doux.

« Ma pauvre petite Gertrude, quelle histoire voulez-vous que je vous raconte ?

— Oh ! n’importe, ce sera toujours amusant ; mais plutôt une histoire vraie. »

Mme de Bronchelles sourit tristement ; les histoires vraies ! comme il fallait être jeune, pensait-elle, pour s’imaginer que le réel est amusant ! Ce qu’on voit autour de soi, même au bout de quarante ans, comme c’est toujours la même chose !

Et, tout en suivant ce cours d’idées un peu amères, elle feuilletait, elle fouillait les papiers, les brochures, les lettres, accumulés sur sa table de travail, dans l’espoir de s’évoquer quelques souvenirs intéressants à raconter ; mais rien ne lui venait à l’esprit, d’autant moins que, pour remédier à cette crise de spleen qu’elle voyait la triste enfant traverser, elle voulait un conte à relief, quelque peinture vive, propre à renouveler les idées, et c’était, comme exprès, toujours l’enveloppe importune qui revenait se placer sous sa main avec sa large adresse qui forçait la vue, qui était presque indiscrète, qui réclamait la lecture.

À la fin, lassée de chercher l’histoire fuyante, agacée de ne pouvoir échapper à l’obsession de cette enveloppe, elle saisit l’ouvre-lettres et rompit le papier.

La lecture fut longue et deux fois renouvelée, pendant que la pauvre petite Belge poursuivait le travail de tresser ses franges machinalement, écrasée par le dégoût. Elle avait laissé chez elle deux petits frères jumeaux qu’elle adorait, puis son père et sa mère, et les chères figures la hantaient sans cesse.

Tout d’un coup, Mme de Bronchelles, l’air très impressionné, l’interpella doucement :

« Vous vouliez une histoire, Gertrude, une histoire vraie ; en voici une qui va vous agréer doublement, puisqu’elle est prise dans le vie réelle, selon votre désir, et qu’elle met en cause l’une de vos futures compagnes de demain. L’histoire m’est contée par la lettre, et la lettre est d’un de mes amis d’enfance, disparu pour moi depuis vingt-cinq ans. Je l’avais connu, petit garçon, aux bains de mer ; nous nous retrouvions chaque année sur la même plage, enfants d’abord, jeunes gens ensuite ; puis il entra dans la marine, on ne se vit plus ; à la longue on s’oublia, et je vous avoue que, tout à l’heure, j’ai dû lire deux fois sa signature pour me rappeler cette enfantine amitié et ce pauvre Joseph Maviel. Pensez donc, vingt-cinq ans ! Ces vingt-cinq années-là ont amené bien de l’imprévu dans nos deux destinées, mais c’est pour Maviel surtout qu’elles ont eu d’étranges complications. Il me raconte qu’étant en station à la Martinique, logé dans une mince habitation de bois, il fut une nuit réveillé par le feu.

« Le feu, m’écrit-il, le grand fléau de notre divin pays ; le feu qu’on dirait latent dans l’air torride et toujours prêt à jaillir, avait pris à notre petite maison de planches et j’allais brûler, ou plutôt, je me mourais à demi déjà dans la fumée, quand la porte s’ouvrit et qu’une petite mulâtresse, servante dans la maison, entra en m’appelant désespérément : « Monsieur Maviel ! Monsieur Maviel ! » Je n’eus garde de répondre, asphyxié plus qu’à moitié ; j’étais inerte ; je me sentis vaguement prendre dans ses petits bras nerveux, faits aux fardeaux : « Accrochez-vous, accrochez-vous », me disait-elle…

« Une heure après, je me rendis compte que je lui devais d’être sauf. Nous étions passablement brûlés tous les deux, elle surtout. Je l’ai épousée, madame, ce n’est pas vous qui en rirez. Seulement, ne pouvant plus être officier de marine, j’ai démissionné et je me suis fait planteur. Maintenant je suis très riche, je suis veuf, et j’ai une fille, une fille de dix-huit ans, qui a du sang noir dans les veines.

« Ah ! vous ne savez pas, vous autres, dans la mère patrie, le son qu’a cette phrase-là aux oreilles d’un colon : avoir du sang noir dans les veines ! Vous ne soupçonnez pas les drames qui se jouent ici pour une goutte de ce sang qui vient vous mourir au bout des doigts en pâlissant les ongles. Vous ne comprenez pas l’infamie qui s’attache à une peau trop mate, aux ailes trop relevées d’un nez de femme, à des lèvres trop épaisses. Vous ignorez l’inquisition qui s’attaque à chaque nouveau visage qu’on voit une première fois, pour y découvrir un vestige du type odieux. Vous ne pouvez concevoir rien de tout cela, et vous ne saurez jamais ce que ma pauvre petite Annette et moi, son père, nous avons souffert à cause de cet héritage maternel qu’a reçu l’enfant : son titre de quarteronne. Elle est vraiment fille de la bonne bourgeoisie française, délicate et raffinée, dont je suis né, mais elle a aussi des ancêtres dans cette vaillante et malheureuse race nègre opprimée, et toujours quand même si jeune et si vitale… Le vieux sang européen, miné par la civilisation, et le sang nouveau vivifiant des vigoureux noirs incultes, se sont unis en elle. Annette est une adorable fille, et je ne peux la condamner à languir ici dans le mépris absurde qu’on lui jette.

« Elle sera chez vous vers le temps où vous recevrez cette lettre, conduite par un ami, le même qui m’a parlé de vous et de votre maison. Je ne pouvais attendre votre réponse sans manquer l’occasion du retour de cet ami en France, j’ai confiance que vous servirez de mère à ma fille, et que vous la garderez jusqu’au mariage. »

« Eh bien ! Gertrude, demanda Mme de Bronchelles, la lettre finie, que dites-vous de cette nouvelle compagne ? »

Le bleu mobile des yeux de la Belge s’était assombri, ses prunelles mourantes ravivées, et sa tristesse langoureuse, soudain inquiétée, se changeait en chagrin.

« Je dis, madame, que son père a été bien avisé de vous l’envoyer ; vous la savez malheureuse victime de la méchanceté des gens, privée de sa mère, humiliée par sa naissance, exposée encore à bien des petites peines d’amour-propre ; tout cela c’est assez, pour que vous l’aimiez beaucoup. »

Mme de Bronchelles ne parut pas sentir l’amertume de cette réflexion jalouse, ni la vive perception de cette jalousie elle-même, si prompte à concevoir les dangers qu’elle courait. Elle connaissait à fond l’âme sensitive de Gertrude, elle la savait toute prête à compatir aux peines de la petite mulâtresse, pourvu que cette inconnue n’eût pas l’air de la supplanter dans ses ardentes amitiés. C’est pourquoi elle repartit :

« Je ferai tout mon possible pour lui rendre moins dure la séparation d’avec son père, Gertrude, mais ce n’est pas sans appréhension que j’accepte le mandat que Joseph Maviel me confie. Ce sont des natures si équivoques, si insaisissables, si ondoyantes, que ces félines mulâtresses qui n’ont ni race ni caractère. Puis le vaillant peuple nègre dont me parle Maviel et dont elle descend est aussi, il ne faut pas l’oublier, le peuple des esclaves ; et si nous autres, Français de France, nous acceptons la réhabilitation des noirs, il n’en est pas absolument de même des autres nations ; de sorte que je ne sais pas si le fait de recevoir cette jeune fille ne nous desservira pas près de Mme Allen par exemple, ou près de Mme Ormicelli. »

Ce mouvement de jalousie aiguë, qu’avait exprimé Gertrude, était tout ce que sa petite âme souverainement bonne pouvait exhaler d’un peu méchant. Elle le regretta d’ailleurs vite ; du moment où l’inconnue redevenait victime, sa sympathie lui allait de nouveau, une sympathie d’une extrême douceur qui fit venir sous ses grandes paupières de madone deux larmes de tendre pitié.

« Il faudra lui faire une large hospitalité quand même, n’est-ce pas, madame ? J’ai peur en effet que Frida et Nelly ne répugnent à frayer avec la pauvre petite ; puis Ogoth est si hautaine !

— Tout se juge par comparaison, ajouta intentionnellement Mme de Bronchelles ; elle souffrira infiniment moins ici que chez elle, et par conséquent elle se trouvera heureuse, n’en doutez pas. Maintenant, ma bonne Gertrude, je vous renvoie ; le temps passe et l’air se refroidit déjà. Voyez, que vous reste-t-il ? deux heures à peine de promenade.

— C’est trop tard, n’est-ce pas ? dit la jeune fille avec un sourire câlin ; je m’en vais plutôt écrire aux petits frères… »

II

ANNETTE

Alors, on se mit à préparer une chambre au second étage.

Les quatre servantes de la maison étaient des personnes en quelque sorte théoriques ; coquettes et correctes comme des bonnes d’illustration, elles ménageaient du matin au soir, sans offenser d’une tache le splendide éclat de leur tablier ; elles n’écuraient, ne frottaient et ne nettoyaient que sur les lois de manuels spéciaux ; il n’était pas de poudre, pas de pommade dont la réclame signalât l’apparition, sans qu’elles en fissent usage. Tous les onguents, les préparations chimiques, les tripolis merveilleux, les eaux magiques, les encaustiques nouvelles dont les esprits inventifs, amoureux des beaux cuivres et des bois reluisants, ont doté la propreté humaine, trouvaient à la villa du Sphinx un petit musée prêt à les recevoir. Cet orgueil ménager des quatre servantes grevait lourdement, à la longue, le budget de la maison, mais aussi l’on pouvait dire que nul palais n’était comparable pour l’éclat des métaux, le poli des marbres, la pureté des glaces, le glissant des parquets, à l’institution de Mme de Bronchelles. L’impression qu’on avait en sortant était qu’on venait de se mirer.

La théorie est coûteuse, elle est exigeante et tyrannique, mais elle a son bon côté ; en une heure, la petite chambre coquette destinée à Annette Maviel était transformée en miroir. La grande fenêtre ouverte en plein midi dominait les quadruples rangées d’arbres du boulevard ; si de là le regard tombait directement en bas, il rencontrait le sphinx fidèle dans son air éternel de bon chien de garde. S’il plongeait au contraire dans l’intérieur de la chambre, il trouvait le lit de cuivre drapé de rose, une profusion de peluches blanches aux tentures, aux petits fauteuils de structure légère, aux rideaux, aux portières. Sur la cheminée, dans de menus vases de cristal, des roses rares se reflétaient dans le marbre ; sur une commode, une frêle statue de la Vierge les bras tendus ; une plante verte haute et gracile sur un minime bureau. C’était un demi-luxe délicieux. Avec cela, de vagues parfums flottants, le silence, une attente de toutes ces choses : la chambre était prête, mais vide ; l’âme et la vie allaient bientôt lui venir…

Le soleil s’était couché. Les promeneuses étaient rentrées ; les trois Italiennes faisaient des gammes, simultanément, sur les trois pianos d’en bas qui, sous leurs sèches petites mains de fillettes, vibraient jusqu’au grenier. Ogoth Bjoertz travaillait déjà dans sa chambre ; les deux jeunes misses Allen, qui avaient reçu leurs revues d’Angleterre, les feuilletaient dans le corridor avant de s’être encore débarrassées de leurs fourrures, et Gertrude écrivait toujours aux petits frères d’interminables lettres en gros caractères, entre-mêlées de contes de fée, quand le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la grille, et un coup de sonnette, éveillèrent tout à coup la maison. Frida et Nelly vinrent au perron. Les gammes cessèrent net, et Maria, Vittoria, Giuseppa, glissant sur le tapis, s’en furent se poster sournoisement derrière le rideau des fenêtres qui donnaient sur le jardin. Gertrude, dont la moindre émotion blanchissait encore le teint de cire, arriva à son tour toute pâlissante ; enfin, Mme de Bronchelles ouvrit dans le fond du corridor la porte de son cabinet, et s’avança vers le jardin, les traits légèrement altérés.

Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais été à ce point remuée par l’arrivée d’aucune élève. Les choses se passaient d’ordinaire administrativement, l’affaire s’élaborait tranquillement à l’avance par lettres ; on échangeait des références, voire même des photographies ; la jeune fille apparaissait au jour marqué ; on lui faisait une aimable réception, et on lui promettait de la cordialité pour tout son séjour, sachant qu’il s’agissait simplement de lui faire agréer la France, tout en cultivant son esprit. Cette fois, c’était bien autre chose. La nouvelle venue demandait un refuge contre la malignité de son propre pays ; malgré sa grosse fortune, c’était une déshéritée, et on lui ouvrait la porte, comme on ouvre une cage à un pauvre petit oiseau maltraité par les siens. Quant à la tâche confiée, elle ne se bornait pas à inoculer les mœurs parisiennes à la créole, Mme de Bronchelles avait trop bien compris l’intention paternelle, il fallait marier Annette. Et cet insupportable devoir, pour lequel dans toute autre occasion elle se fût récusée, lui était demandé par un homme singulièrement loyal, au nom d’une lointaine mais sincère amitié ; il lui était demandé pour une enfant innocente de sa malheureuse origine et plutôt sympathique pour cela, mais dont elle ne connaissait ni une vertu ni un charme.

Et juste comme elle appréhendait le plus cette entrevue première avec l’inconnue à laquelle un si étrange et si puissant lien allait l’attacher, une mince forme de jeune fille bondit à travers le jardin, et courut à elle les bras tendus.

Elle était de petite taille et d’une souplesse infinie, elle était sérieusement habillée d’une robe de drap beige que ceignait à la taille une petite ceinture de cuir toute ronde ; mais à ses épais cheveux noirs crêpés où courait un ruban bleu, à ses prunelles d’un brun vif, ondoyantes dans le bleuté de l’œil, à ses bonnes lèvres franches, tendres et larges, à son teint de couleur, on devinait très proche la génération noire, on découvrait bien plus le portrait de quelque aïeule négresse que nulle parenté avec la « bonne bourgeoisie française » dont avait parlé Joseph Maviel, et dont elle aussi était issue. Le pittoresque type de la quarteronne était ostensible en elle, presque outré ; il souleva un léger murmure dans la bouche de Frida, de Nelly et des Italiennes.

Pour Mme de Bronchelles, elle avait avancé la main, selon la coutume du shake-hand ordinaire à toute arrivée d’élève ; mais la petite créole, dédaigneuse de cet accueil cérémonieux, lui jeta les bras autour du cou et l’embrassa de toutes ses forces dans un geste d’enfantine câlinerie.

Alors, d’un seul coup et pour jamais, toutes ses préventions s’évanouirent ; elle se rappela soudain ses jeunes années, le petit garçon d’autrefois qui avait été son meilleur camarade et dont elle retrouvait maintenant la fille sous cette curieuse figure de mulâtresse agréable et singulière ; elle sentit ce jeune cœur ardent, souverainement affectueux, elle s’attendrit de ses propres souvenirs, de cette condition équivoque de l’enfant, surtout de son mouvement spontané, et, saisissant de ses deux mains sa petite tête souriante, elle l’embrassa en retenant ses larmes.

Frida et Nelly, toujours vêtues de leurs fourrures blondes, se tenaient stupéfaites à quelques pas derrière.

« My goodness ! les entendait-on s’exclamer à mi-voix ; oh ! my goodness ! »

Pendant ce temps, les quatre bonnes pimpantes entouraient le fiacre et le cocher qui déchargeait les malles d’Annette ; elles commencèrent à faire la navette entre la porte et la chambre de la jeune fille, les bras encombrés de cartons à chapeaux, de petites caisses, puis des châles et des couvertures dont la frileuse voyageuse s’était enveloppée tout le long du trajet ; les doublures de soie bruissaient ; des parfums de fruits exotiques s’échappaient des caisses ; le cocher marchait à petits pas, l’échine ployée sous la grosse malle lourde ; ce n’était pas là le campement habituel des jeunes hôtesses — britanniques ou autres — qui venaient en passant, munies d’une légère et portative malle de nomade ; on sentait ici, dans ce réel déménagement, la Française qui s’installe, qui ne sait pas ce que c’est que de faire hôtel quelque part, mais qui tend toujours à se reformer partout un intérieur pareil à la maison quittée.

Maintenant, le vieil ami de Maviel qui avait accompagné la jeune fille pénétrait avec elle dans le cabinet de Mme de Bronchelles, et Annette insouciante, le cœur gros de la séparation mais avide quand même de tout le nouveau que demain lui préparait, s’approcha d’une fenêtre et souleva le rideau.

« Est-ce Paris, cela ? » dit-elle les prunelles allumées, en montrant un coin de l’horizon.

Mme de Bronchelles sourit et répondit :

« Vous le verrez demain, ce Paris. »

Et le vieil ami se penchant :

« C’est une petite flamme qui brûle sans cesse, c’est une plante des tropiques plus vivace qu’aucune, horriblement gâtée par le pauvre père qui ne se consolera peut-être jamais de l’avoir vue partir, et de la savoir mariée loin de lui…

— Comment ! interrompit tout bas Mme de Bronchelles, est-ce bien sérieux l’avis de M. Maviel ? Est-ce que je suis vraiment chargée de son mariage ?

— Vous devez bien le comprendre, madame, répondit le vieillard ; là-bas ce serait presque une infamie pour un blanc d’épouser cette quarteronne trop riche. La société permet à un jeune homme de bonne famille de se marier par amour à une femme de couleur ; mais si cette femme est riche à millions, comme Annette, et que cela ait l’air d’un mariage d’argent, la famille de l’amoureux met de suite le holà ; d’ailleurs, ne le mettrait-elle pas, que l’opinion publique, souveraine, se chargerait de la tâche.

— Savez-vous bien pourtant, monsieur, que c’est assez délicat de donner à ma maison ce cachet d’agence matrimoniale qui me séduit très peu, et qui déplaira peut-être bien davantage aux mères de mes élèves.

— Vous refusez l’enfant, alors, madame ? Dans ce cas, je l’emmène. Son père n’entend pas qu’elle reste fille ; pour ma part j’estime qu’une petite personne de sa grâce, de son esprit, de sa fortune, serait bien mal venue de ne pas faire le bonheur d’un galant homme. J’avais pensé, madame, que vous seule seriez capable de vouloir et de savoir trouver cet honnête homme… Du moment où vous vous récusez, je vais chercher fortune ailleurs. »

L’œil fixé vers l’endroit du ciel sous lequel on lui avait dit qu’était Paris, la petite Annette, hypnotisée, rêvait. La ville magique avait pour elle un attrait inexprimable ; elle se ressentait de l’ambiguïté de sa naissance jusque dans ce désir capricieux et passionné de voir Paris. Paris qu’elle aimait pour les souvenirs dont son père Parisien sentimental — lui avait pétri l’imagination ; mais aussi, dont son esprit ardent de mulâtresse avait conçu par avance les plus grisantes perspectives. Élevée parmi les petits bâtiments mesquins des villes coloniales, elle se faisait, d’après les photographies qui couvrent aux Antilles les pianos des officiers de marine, une idée de monstrueux grandiose sur le monument parisien ; et vers cette architecture démesurée, comme vers le foyer intellectuel qu’elle savait brûler à Paris, elle éprouvait le sentiment que ses aïeules noires avaient eu jadis pour un bijou d’or, un diamant, ou une robe rose.

Je vais chercher fortune ailleurs, madame, poursuivit le vieillard. Comment voulez-vous que cette créature charmante soit vouée à la tristesse de la solitude ? Le vrai Français est plus large, plus intelligent que le Français colon ; il y en aura un qui saura, apprécier ma petite amie, en méprisant les préjugés, j’en ai confiance. Si les femmes ne veulent pas se charger du délicat devoir qui leur revient de droit, c’est moi, moi vieux bonhomme maladroit, qui ferai le marieur, peut-être à tort et à travers, et ce sera votre faute. »

Mme de Bronchelles se rappelait le petit camarade qui avait été le compagnon de sa vie de fillette ; et sa pensée allait de cet autre visage d’enfant à celui-ci. Des réminiscences touchantes lui venaient des jeux qu’ils avaient joués ensemble, des petits mots d’amitié qu’ils s’étaient dits, de petites scènes passées entre eux, et tout cela s’imprégnait de mélancolie, tout cela devenait poignant d’impression, par le seul fait que, dans l’embrasure de cette fenêtre, se tenait une jeune fille dont la jeunesse triomphale rejetait si loin en arrière ces souvenirs ! Maintenant, il lui semblait odieux de repousser cette enfant, de la confier même à d’autres, et surtout d’écarter, par intérêt, le mandat difficile et périlleux du mariage. Tout d’un coup elle se leva, sans répondre, et s’en fut droit à Annette.

« Voulez-vous qu’on vous montre votre chambre, ma chérie ? » lui dit-elle en ôtant doucement son chapeau.

À peine Giuseppa, Maria et Vittoria, l’oreille collée contre la serrure, avaient-elles perçu le bruit de la porte refermée sur les étrangers dans le cabinet de Mme de Bronchelles, qu’elles se répandaient dans la maison, pareilles à de petites araignées sorties d’une boîte. Giuseppa treize ans, les cheveux broussailleux, l’air garçonnier d’un pifferaro — vint s’accrocher en sautillant au cou de Gertrude Laerk qu’elle rencontra dans l’escalier.

« Qu’est-ce que c’est que celle-là ? demanda-t-elle.

— Qui donc, mon petit gamin ? fit la Belge.

Mais cette visite que reçoit Madame dans le moment, ça a l’air d’une négresse.

— Ça, répondit Gertrude en riant, c’est Mlle Maviel, la nouvelle pensionnaire qui nous arrive des Antilles. Madame a reçu seulement tantôt la nouvelle de son arrivée… »

Il semblait que les trois sœurs, Giuseppa, Maria et Vittoria, fussent à travers la maison toujours mises en communication par quelque fil invisible, car, sans cesse aux aguets des nouvelles, si l’une d’elles pouvait saisir au vol un léger renseignement, ce renseignement se trouvait transmis à l’instant aux deux autres moins promptes ; à elles trois, de cette façon, elles exerçaient clandestinement sur la pension un insaisissable et puissant espionnage, et leurs petites langues toscanes, dans le pur dialecte national, potinaient du matin au soir plus que dix portières légendaires dans le moins correct français faubourien.

Le temps qu’il fallait à Giuseppa pour dégringoler un escalier, et aussitôt Maria et Vittoria apprirent derrière une porte qu’une « nouvelle » était venue, que son arrivée avait été fort brusque, et que Gertrude paraissait avoir sur elle des connaissances précises. Alors, sans qu’aucun commentaire révélât rien sur l’état d’esprit où cette communication mettait les Italiennes, l’aînée, Vittoria, une belle sylphide d’entre seize et dix-sept ans, sortit du conciliabule et gravit les deux étages qui menaient chez l’étudiante norvégienne. Celle-là était déjà souverainement femme, et d’une grâce corporelle infinie, seulement longue, toute longue ; long buste mince, longue tresse noire caressant la taille, longs pieds au marcher doux et silencieux, visage étroit aux lignes droites et longues, et surtout longs yeux bruns, d’un regard ferme, dur, on ne peut plus « malcommode ».

« Vous pouvez entrer, Vittoria », lui répondit Ogoth Bjoertz qui avait reconnu sur la porte le petit coup sec de la main maigrelette.

Aussitôt elle enferma dans un sous-main diverses pages qu’elle venait d’écrire, éparses sur sa table ; puis lissa majestueusement ses bandeaux de soie noire et se tourna vers la visiteuse.

« Ogoth, dit l’Italienne, je viens vous apprendre l’arrivée d’une compagne parmi nous ; je vous demande pardon de vous déranger pour cela, mais je voulais savoir ce que vous alliez en penser.

— Quelle est cette jeune fille ? demanda l’étudiante.

— Vous ne le devineriez pas, Ogoth, je vais vous le dire ; on ne m’a pas avertie par avance de sa venue ni de sa race, mais ni l’une ni l’autre chose ne peut être un secret maintenant, et je les ai surprises toutes deux par la fenêtre ; elle est bien et dûment installée, et de plus, c’est une… mulâtresse. »

Le visage de Mlle Bjoertz, qu’elle portait par parenthèse très noblement et d’un air indiciblement aristocrate, s’anima par extraordinaire à ce mot, et s’emplit de surprise.

« Que dites-vous ? une mulâtresse ! Mme de Bronchelles aurait pris chez elle une mulâtresse ? »

Vittoria ne répondit pas, mais son geste disait clairement : « Vous comprenez bien que je n’y suis pour rien, et qu’on ne m’a pas consultée. »

Ogoth ajouta :

« Êtes-vous bien sûre ? »

Cette fois l’Italienne riposta.

« J’ai des yeux pour voir, dit-elle avec un imperceptible tremblement d’humeur à la lèvre. Mlle Maviel a tous les signes extérieurs du sang noir : aux cheveux, qu’elle a courts et frisés, au nez épaté, au fond de l’œil bleuâtre.

— La sclérotique, ne put s’empêcher d’interrompre l’étudiante.

— À la peau couleur de café au lait, à la bouche lippue ; cela saute aux yeux ; maintenant, je vous demande ce que vous pensez de la venue de cette demi-blanche chez nous.

— C’est fort contrariant, ma petite amie, fit Ogoth après réflexion. Je ne dis pas que nous devions lui faire mauvais accueil, mais l’intimité de la vie sous le même toit avec une fille de sang noir me choque sensiblement. »

Vittoria tenait avec religion les yeux sur l’étudiante, elle comprit à ce moment qu’Ogoth allait discourir, alors elle s’assit près d’elle, dans l’attitude d’un disciple près de son maître. L’intelligence supérieure de la Norvégienne avait depuis longtemps asservi l’esprit déjà fort avisé de la petite Florentine ; l’une orientait l’autre. C’était entre elles un commerce intellectuel et froid ; rien des chatteries, des mièvreries, qui accompagnent les vives amitiés de jeunes filles. Vittoria y trouvait son intérêt, Ogoth son goût, c’était tout.

« Il est évident, continua l’étudiante, que la race noire est inférieure ; on a reconnu qu’elle était vile, obtuse, bestiale ; son long esclavage l’a encore dégradée peu à peu de génération en génération, et, par une loi incontestable d’hérédité, il se fait que maintenant chaque individu de cette race naît avec les défauts et les déchéances morales que la vie de serfs a insinués lentement dans la collectivité de ses ancêtres. De sorte qu’on a beau affranchir les noirs, abolir l’esclavage, libérer la race, les nègres viennent encore au monde esclaves comme leurs pères, sinon effectivement et socialement, du moins dans leur vie morale. Je veux dire qu’ils ont la bassesse, la servilité, les ruses, les jalousies des esclaves. On appelle cela l’atavisme, Vittoria. Cette nouvelle venue, Mlle Maviel, dites-vous, dont l’un des parents appartient sans doute à une classe élevée de la société européenne, nous apporte ici un spécimen de ce phénomène. On n’est pas absolument soi-même ici-bas ; on est avant tout le fils de ses ancêtres ; on emprunte un peu, à chacun, de ce qu’ils ont été, et le caractère est le résultat de ce singulier héritage. Quelquefois, c’est d’un seul aïeul que l’on descend ; l’hérédité saute deux ou trois générations pour former notre nature, et alors elle reproduit l’ancêtre trait pour trait. Regardez-moi, j’ai la conviction d’avoir hérité mon goût violent pour la médecine de mon grand-père, le docteur Hans Egelmar, qui était fort célèbre dans Christiania, et depuis lequel personne n’a été médecin dans ma famille. »

Les sombres yeux de Vittoria s’illuminaient ; elle ne pouvait s’empêcher d’admirer cette sapience de jeune doctoresse, si copieuse, si éloquente. À la fin cependant, très raisonneuse par nature, elle hasarda une objection.

« Mais, Ogoth, dit-elle, si la nouvelle venue a des ancêtres noirs, elle en a aussi de blancs ; qu’est-ce qui l’empêcherait d’avoir hérité des uns aussi bien que des autres ?

— Quand on a deux castes dans ses origines, reprit Ogoth, c’est toujours de la plus basse qu’on se ressent ; c’est pour cela que ces mélanges sont mauvais, qu’il faut des mariages socialement assortis, et que dans un pays, la plus belle part appartient toujours à l’aristocratie, parce que l’aristocratie ne se mésallie pas. La descendance de la noblesse reste toujours noble. Je ne connais pas Mlle Maviel, mais je vous déclare par avance qu’à moins d’être une exception, elle se rapproche bien plus de la race qui lui a donné ses cheveux crépus et ses ongles pâles que de celle qui lui a conféré son nom d’Européenne.

Ogoth Bjoertz aurait continué longtemps encore avec complaisance, si deux pas dans l’escalier n’eussent fait dévier le cours de ses idées ; il leur vint en même temps le bruit d’une voix inconnue qui parlait à Gertrude Laerk, sur un ton juvénile d’une fraîcheur extrême. Puis la porte d’à côté s’ouvrit, et le bavardage continua dans la chambre voisine.

« Adieu, Ogoth, dit brusquement Vittoria, je m’en vais. »

Et, pendant qu’Ogoth, souriant faiblement, reprenait sa plume et son anatomie, l’Italienne se glissa de son pas moelleux hors de sa chambre, dont elle referma la porte sans bruit, et l’on n’entendit plus rien ; de sorte qu’on pouvait ignorer si elle était redescendue silencieusement vers ses sœurs, ou bien si elle était demeurée dans la pénombre du palier, postée près de la chambre d’Annette.

Ce fut bientôt, dans ce petit logis coquet de la nouvelle arrivée, un effroyable désordre ; les malles, les caisses, les colis, s’ouvraient les uns après les autres, débordant de robes clinquantes, de dentelles, de rubans satinés qu’on sentait gaspillés à plaisir sur ces costumes multiples ; puis ce fut le tour des fruits coloniaux ; les oranges roulèrent ; les ananas et les bananes répandirent dans l’air leur capiteux fumet ; sur le marbre de cheminée, qui avait fait quelques heures auparavant l’orgueil des servantes, un tas de dattes sirupeuses commença d’exprimer sa liqueur ; en un clin d’œil, la Vierge de la commode fut entourée, comme ornements, d’une ronde de pots blancs de confitures, d’où s’exhalait l’odeur de goyave. Vinrent ensuite les amandes, les noix de coco, qui inondèrent le parquet ; puis de lourdes pastèques qui avaient calé le fond des boîtes. Et dans ce fouillis odorant, qui apportait dans la chambre d’exil une bouffée de l’air enivrant des Antilles, Annette, toute ouatée d’un immense châle de laine blanche, allait, venait, sautillait, jacassait, passant de la fenêtre à son lit où les robes s’entassaient par les soins de Gertrude, et elle rappelait ces fleurs des pays chauds qu’on transplante en leur mettant autour de la corolle un calice de coton.

« Alors vous croyez que nous irons demain à Paris ? disait-elle, les narines toutes frémissantes à cette idée.

— Mais oui, dit Gertrude, nous devons toutes aller passer la soirée chez Mme Nouvel, la mère d’André Nouvel, l’un de nos grands écrivains.

— Attendez ! s’écria la petite Annette en passant la main sur son front bistré, vous dites André Nouvel ? J’ai lu à la Martinique un livre qui se nommait Blés mûrs, un livre qui m’a fait pleurer à chaudes larmes jusqu’à la dernière page, et qui était, il me semble, signé de ce nom.

— Vous ne vous trompez pas ; il a écrit en effet Blés mûrs, un bel ouvrage horriblement triste. »

Annette s’avança plus près de Gertrude, et familièrement, dans un geste irréfléchi, la prit aux épaules.

« Vous l’avez vu quelquefois, alors, l’auteur de Blés mûrs, vous le connaissez, vous ?

— Mais oui, fit la Belge en souriant, nous le trouvons tous les jeudis soirs chez sa mère où nous allons prendre le thé.

— Et demain ?

— Vous pourrez faire sa connaissance à votre tour ; c’est un très simple et très bon garçon, qui sait oublier en société ses succès littéraires pour s’occuper seulement de ses invités. Il vient pourtant de faire parler joliment de lui avec son dernier livre qui est extrêmement original : La vie du moine Herménégilde. Mme de Bronchelles nous en lit chaque soir des passages.

— Oh ! murmura la créole en secouant la tête, cela peut être très bien, mais jamais, jamais cela ne sera plus joli ni plus touchant que Blés mûrs. C’est une bien simple histoire, cette fille aînée, Martiale, qui élève ses petites sœurs tout en aimant son beau cousin Henri, et qui lui répond, chaque fois qu’il la demande en mariage : « Plus tard, plus tard ». À la fin, cela devient poignant, ces deux mots qu’elle dit toujours de son air placide. Mais c’est le dénoûment surtout qui est navrant ; vous rappelez-vous le dénoûment, Gertrude ? quand les petites sœurs sont mariées, que cousin Henri revient de voyage, mais que la pauvre Martiale est devenue une vieille fille, plus jolie du tout, et que son amoureux cesse d’aimer chaque fois qu’il la revoit ! Tout le temps que je lisais cela, à la Martinique, je me disais : « Faut-il que l’auteur ait du cœur, du sentiment, de la délicatesse ! quel homme ce doit être, cet André Nouvel ! »

— Il a fait bien des livres qui ne sont pas pour les jeunes filles, insinua Gertrude.

— Que voulez-vous ! il en faut pour tout le monde, » riposta Annette qui ne souffrait pas une ombre sur ses enthousiasmes.

Sur les trois pianos d’en bas, à la lueur des bougies, les gammes avaient recommencé de rouler leur flot musical ; dans la pièce contiguë, Ogoth Bjoertz, penchée près de sa lampe, travaillait sans relâche. Au premier étage, les deux miss Allen, toujours désœuvrées, s’étaient enfermées dans leur chambre ; Frida, la nuque enfouie dans son grand col de fourrure, s’était mise à la fenêtre et rêvait à la lune, malgré la gelée qui prenait au dehors. Nelly allait et venait sans rien faire, fredonnant « Mother Hubbard ». Tout d’un coup, Frida déploya sans bruit un petit papier qu’elle tenait à la main, et qui paraissait être une lettre — si cela venait de mister Solomon, ou d’une autre personne, la lune complice qui prêtait sa lumière aurait peut-être su le dire — et elle se mit à lire dévotement. Alors, la chanson rengaine de sa malicieuse sœur s’accentua.

    Old Mother Hubbard
    Went to the cupboard
    To get her poor dog a bone
    But when she came there
    The cupboard was bare.

La vieille mère Hubbard s’en fut à son buffet pour donner un os à son chien ; mais quand elle fut arrivée là, le buffet était vide.

« Nelly, taisez-vous ! » supplia langoureusement Frida.

    And so, the poor dog had none

De sorte que le pauvre chien n’eut rien,

articula nettement Nelly en éclatant de rire.

La petite lettre s’agitait furieusement dans les mains de la jeune fille, qui contenait son impatience, pendant que sa cadette poursuivait en mimant la chanson :


    She went to the baker’s
    To buy him some bread
    But when she came back
    The poor dog was dead

Elle s’en fut chez le boulanger pour lui acheter du pain ; mais quand elle revint, le pauvre chien était mort.

« Nelly ! » ne put s’empêcher de crier Frida en se levant.

Puis elle mit la lettre dans sa poche en murmurant :

« Bother !

— Les nouvelles sont bonnes ? demanda Nelly en un français qu’elle savait d’ailleurs fort mal.

— Vous êtes une insupportable petite chose », se contenta de répondre sa sœur, en songeant sans doute que mister Solomon ne l’eût jamais taquinée à ce point.

Du bout de son pied, Nelly esquissa un pas de danse irlandaise, nerveux et vif.

But when she came back
The poor dog danced the jig

Mais quand elle revint, le pauvre chien dansait la gigue.

Puis elle ajouta câlinement :

« Ne vous fâchez pas, my dear, j’avais à vous parler, et cela m’agaçait de vous voir lire. « Mother Hubbard » m’a débarrassée de votre lettre, je vous promets que c’est fini maintenant ; seulement, dites-moi, quelle mine faut-il faire à cette mulatto qui nous arrive du pays noir ?

— Ne prenez pas souci d’elle, mon petit chat ; les Français ont sur ces gens-là des idées terriblement saugrenues. Ils les considèrent comme des égaux, et les traitent en camarades : c’est ce qui vous explique l’extraordinaire conduite de Mme de Bronchelles. Mais, pour vous, je vous recommande de veiller à n’être pas trop familière avec cette fille ; vous êtes jeune et naïve, comme ceux de son espèce elle doit être intrigante, vous seriez capable de vous lier avec elle ; n’oubliez pas ce que nous répétait notre oncle de Tobago : « Peau de mulâtre, cœur de serpent ».

Nelly se préparait à protester de son dédain, quand une petite cloche au son fin, sur le faîte de la maison, se mit à chanter le dîner. Une à une, sur les deux paliers, les portes s’ouvrirent précipitamment, laissant passer les jeunes filles. L’escalier ruisselait de lumière, illuminé çà et là par des bouquets de trois poires électriques. Frida, Nelly, Ogoth, Gertrude et Annette se mirent à descendre dans un petit galop léger, assourdi par l’épaisseur du tapis ; puis elles se rencontrèrent avec les Italiennes, et tout ce monde, avec des froufrous coquets, s’engouffra dans la salle à manger.

Annette n’avait rien dit encore, jetant seulement de ses yeux vifs de furtifs regards à droite et à gauche.

« Mesdemoiselles, fit tout à coup la voix de Mme de Bronchelles qui venait derrière et qu’on n’avait pas entendue ; je vous présente votre nouvelle compagne, mademoiselle Annette Maviel. »

Il y eut un silence.

Sauf Gertrude, qui avait depuis deux heures été la compagne d’Annette, toutes les jeunes filles étaient saisies d’un inexprimable embarras. Les Anglaises ne voulaient pas faire d’avances les premières, elles attendaient que les plus jeunes, Giuseppa et Maria, eussent un mouvement vers la nouvelle ; mais celles-ci n’osaient pas bouger avant que leur sœur n’eût donné le signal, et Vittoria ne voulait rien dire avant d’y avoir été autorisée par l’exemple d’Ogoth Bjoertz qui restait impassible.

Les grands yeux humides d’Annette, remplis tout à l’heure de bonheur confiant, s’effrayèrent alors ; ils se tournèrent vers Mme de Bronchelles d’un air de détresse suppliante. Était-ce là l’accueil promis dans cette France où on lui avait dit qu’elle trouverait avec ceux de son monde la confraternité inconnue jusqu’alors ?

« Le père d’Annette a été le plus intime de mes amis d’enfance, dit Mme de Bronchelles qui sentait son cœur se fondre devant cette délicate souffrance de la créole ; je l’aimais comme un frère ; l’amitié que vous témoignerez à sa fille sera la meilleure preuve de sympathie que vous pourrez me donner. »

Ogoth Bjoertz, qui était bien parfois une incompréhensible fille, par trop savante, mais qui cultivait la politesse comme une fleur précieuse jusque dans ses raffinements, se hâta à ces mots de s’avancer vers Annette.

« Mademoiselle, soyez la bienvenue parmi nous », dit-elle avec une élégante courtoisie.

Aussitôt, sans qu’elle ait eu le temps de se soustraire à cette effusion qui devait particulièrement contrarier les habitudes rigides de sa naturelle majesté, elle se sentit prendre dans les bras et serrer contre le cœur ému de la petite Annette qui l’embrassait de toutes ses forces. Malgré ses principes bien tranchés sur la délimitation des rangs et de la naissance, elle se laissa faire indulgemment, comme on se prête quelquefois à de petits dérogements affectueux envers les inférieurs. Ce fut le signal alors pour les Italiennes ; elles vinrent toutes trois tendre la joue, du même geste copié, aux lèvres aimantes de la quarteronne qu’elles dédaignaient déjà si cordialement. Mais les deux misses Allen, sur lesquelles la Norvégienne n’avait pas un si grand pouvoir d’entraînement, se contentèrent d’adresser de loin à l’arrivante quelques petits saluts pincés.

On s’attabla. Des chuchotements coururent autour des couverts ; c’était Giuseppa, le gavroche farouche, qui avait soufflé un bon mot de son air grincheux qu’accentuaient ses frisons noirs :

« Café au lait ! Café au lait ! » Le murmure imperceptible glissait de bouche en bouche, laissant à chacune une ombre de sourire.

Et à ce moment-là Mme de Bronchelles, rencontrant le regard d’Annette, vit ses deux yeux brillants comme deux perles de jais.

III

GENDELETTRES

Ogoth Bjoertz était remontée dès le dîner, car il ne lui restait plus que quelques jours avant la dernière épreuve de son concours, et elle s’acharnait dans un labeur exagéré, mais toutes les autres s’étaient dispersées dans le cabinet de Mme de Bronchelles, çà et là, au hasard des sièges, pour passer la soirée. Frida et Nelly, toujours un peu gênées par leurs longs bras minces, inoccupés, s’en étaient débarrassées en les croisant masculinement, et, adossées aux deux angles de la cheminée, très semblables toutes deux, également jolies de la même suave fraîcheur, elles avaient la régularité comme la patience de deux aimables cariatides moins classiques que charmantes. Les petites Ormicelli s’affairaient à broder en soie rouge des bourses de mauvais goût. Gertrude Laerk, somnolente quand venait le soir, faisait aller mélancoliquement son crochet, et « Café au lait un peu mal élevée, infatigable malgré le voyage brisant du transatlantique, furetait sans se poser dans le dédale artistique qu’était cette pièce, retournant une photographie, déplaçant une potiche, soulevant une gravure.

« Nous allons passer au troisième chapitre du Moine Herménégilde, dit Mme de Bronchelles, qui s’installa pour la lecture de chaque soir.

Annette tressaillit et s’arrêta court. Elle se rappelait que c’était le titre du dernier ouvrage d’André Nouvel, et vers cet écrivain plein de talent et de gloire qu’elle allait bientôt voir de près elle se sentait une brûlante curiosité, un peu d’intérêt aussi, et une sympathie très spéciale, qu’elle n’aurait pas su démêler, l’eût-elle voulu. Elle cessa dès lors sa petite inquisition, et demeura debout, les paupières levées fixement sur le livre.

Mme de Bronchelles se mit à lire.

« Herménégilde, qui, depuis qu’il avait quitté le siècle et le palais du roi, s’appliquait à une grande perfection, fuyait de plus en plus le commerce des autres religieux pour s’enfermer dans la solitude de sa chambre. Il parcourait les Écritures et les livres des Sages, pour trouver des pensées sur lesquelles il pût méditer, et il en recueillait de si grandes, et de si pleines d’attraits, qu’il ne se lassait pas de les redire, d’en pénétrer les sens divers, ouverts ou cachés, durant quelquefois des nuits entières. Telle était notamment cette parole : « Je ne suis jamais allé parmi les hommes, que je n’en sois revenu moins homme », qu’il répéta toute une journée, en y découvrant à chaque fois une vérité différente, et qu’il ne put s’empêcher de graver avec transport sur le pan de son armoire qui était de chêne sculpté. Ce que voyant, la prochaine fois qu’il entra dans la chambre, le père prieur se trouva fort offensé ; il réprimanda Herménégilde, en lui remontrant que toute belle parole est suffisamment bien gravée dès lors qu’elle l’est dans le cœur de l’homme ; que, cette armoire étant le bien meuble de la confrérie, il avait fait tort à chaque religieux en particulier par cette témérité singulière, et qu’il devait effacer cette inscription.

« Le vieil homme qui n’était pas encore tout à fait mort en Herménégilde conçut de l’orgueil et de la révolte à cette réprimande qu’il pensait injuste. Il représenta aigrement au prieur qu’il ne pouvait redonner au bois ce qui lui avait été enlevé par la pointe du couteau, et que mieux vaut une armoire ornée de la parole d’un sage qu’une autre faite d’un grossier bois sculpté.

« — Mon fils, lui repartit le prieur, sont-ce là le ton et les paroles d’un bon religieux ? »

« À cet avis donné avec mansuétude, Herménégilde rentra en lui-même, il comprit sa faute et pleura amèrement. Ce fut alors que les mots du Sage lui revinrent en mémoire avec plus de force et de lumière.

« — Si je n’eusse été parmi les hommes se dit-il, « me fussé-je emporté au point de sortir de moi-même comme un homme charnel, et d’oublier l’humble soumission ? »

Et, poussé par une inspiration secrète, n’emportant que sa bure et le livre d’un moine, qui, par ce temps-là, avait une réputation singulière, à cause de ce qu’il avait écrit sous le nom d’Imitation de Jésus-Christ, il sortit secrètement du couvent et s’en fut à travers la campagne jusqu’à ce qu’il eût trouvé une forêt.

« Dans ce lieu, comme aucun obstacle ne nuisait à son avancement, il fit bientôt d’admirables progrès. Il ne se nourrissait que de racines et d’herbes sauvages, et encore jeûnait-il de ces misérables aliments quatre, ou même cinq jours chaque semaine. Il passait ses nuits à gémir sur l’iniquité dont est remplie la terre, et souvent l’endroit où il avait prié était arrosé de ses larmes. Néanmoins sa solitude n’était pas si complète qu’elle le paraissait, car c’est une étrange erreur que de croire que les hommes et les femmes soient les seules créatures de Dieu capables d’adoucir pour l’homme l’exil de la terre ; c’est encore pour le solitaire une noble société que celle des bêtes, des plantes et de toutes choses de la nature, créées par Dieu mêmement que nous. Herménégilde le connut bientôt.

« Il conçut pour les arbrisseaux qu’il étayait et pour les troncs qu’il élaguait de ses mains un vif amour ; et s’il ne priait pas, c’était pour regarder s’ouvrir les fleurs de la forêt. Mais ce fut surtout pour les bêtes, êtres bien supérieurs aux inoffensifs végétaux, que s’accrut son attrait. Il y eut des merles et des rossignols qui vinrent siffler sur son épaule ; les brebis et les cerfs accoururent à lui, et les cruels sangliers s’adoucirent sous sa main ; et il n’en était pas de ce commerce comme de celui des hommes, dont l’unique livre qu’il eût emporté dans ce désert, l’Imitation, disait : « Ne vous mettez pas´en peine de la familiarité de beaucoup de monde, ou de l’amitié particulière de chacun, car ces choses sont une source de distractions et de grands obscurcissements de cœur. » L’amitié de ces humbles créatures et la familiarité surprenante qu’il avait avec elles élevaient au contraire son âme vers le Créateur, et devant elles il s’attendrissait quelquefois jusqu’aux larmes.

« La grande sainteté à laquelle il fut bientôt parvenu lui valut la faveur merveilleuse d’entendre le langage des animaux.

« Un jour, poussé par cette curiosité qui réside encore même dans les personnes les plus parfaites, il s’était aventuré hors de la lisière de son bois, et vit une vache lasse, couchée sur l’herbe, qui se leva lentement à son approche.

« — Je te salue, mon frère », dit l’animal dans un mugissement dont le religieux s’étonna grandement d’entendre la signification.

« Cependant, quand le plus vif de sa surprise se fut apaisé, Herménégilde conçut un sensible dépit d’avoir été nommé « mon frère » par une bête, et il l’interrogea à ce sujet dans un langage dont ses historiens n’ont pas su nous transmettre la clef, mais qui fut admirablement entendu.

« — Tu rougis d’être appelé mon frère par moi, « ô homme », répondit la vache ingénieuse qui demeurait immobile devant le moine, battant seulement de sa queue ses pattes encrassées d’un répugnant fumier ; « tu ne rougirais pourtant pas, si l’on te servait ma chair sous la forme d’un mets délicieux, de t’en repaître ; ni tu ne dédaignerais pas de t’abreuver de mon sang, si l’on en faisait de ces sauces et de ces coulis dont tes semblables nourrissent leur gourmandise. Il est vrai que je suis encore vivante, et que j’ai tant peiné à tirer la charrue parmi ces plaines que tu vois, que ma viande, toute racornie, ne sera plus jugée bonne à rien pour vos tables ; mais les petits que j’ai eus, et les petits de mes petits dont le troupeau rassemblé remplirait ce champ, que sont-ils devenus ? Avez-vous attendu seulement que leur chair fût affermie pour la pendre à vos boucheries, et la dévorer ? Et pour les génisses que vous avez épargnées un moment afin de leur dérober un jour le doux lait de leurs mamelles, combien de temps leur avez-vous laissé la vie ? Va, ô homme ! le sang qui coule dans tes veines, que t’ont transmis tes pères et que tu as refait en te nourrissant du lait de mes filles, de la chair de mes fils, c’est le nôtre. Considère ces choses, mon frère, et ne t’enorgueillis plus de ta race que la gourmandise humaine a mêlée à celle des animaux. »

« Herménégilde sentit son âme s’émouvoir à cet étrange discours ; il se repentit de n’avoir pas jusqu’à ce jour attaché assez de prix à ces humbles êtres dédaignés que sont les bêtes, principalement celles dont l’homme mange, et il considéra longtemps, les yeux pleins de larmes, cette vache caduque et misérable, comme une débonnaire nourrice. »

Le bruit léger d’un livre broché qu’on ferme fit lever les jeunes têtes qui, durant la lecture, s’étaient penchées dans le geste du recueillement, toutes sauf celle de Gertrude Laerk, dont l’étroite nuque rejetée en arrière posait sur le dossier de son petit fauteuil, pendant que les ailes diaphanes de son nez palpitaient régulièrement dans un sommeil lourd de petite fille.

« Oh ! c’est vraiment extraordinaire cet ouvrage », articulèrent les Anglaises, sans desserrer leurs bras qui étaient maintenant enchevêtrés pour toute la soirée.

Maria et Giuseppa n’énoncèrent pas de critique, n’ayant écouté le récit que d’une oreille inattentive, Vittoria se tut aussi, mais seulement par taciturnité, car étant d’une intelligence fort précoce, et très curieuse de toute idée nouvelle, elle n’avait pas perdu un mot de la lecture. Mais Annette se précipita sans réflexion sur le livre qu’elle était avide de posséder dans ses mains, et elle le retourna d’abord dans tous les sens, plongeant son regard dans le safran uni, profond et doux de la couverture ; elle relut dix fois le nom d’André Nouvel écrit en petits caractères discrets au coin du livre ; elle regarda le nombre de pages du volume, puis elle le feuilleta, happant au hasard des yeux des phrases dont les plus piquantes devaient lui rester dans la mémoire, et quand ce petit manège eut duré peut-être cinq minutes, elle rendit le livre à Mme de Bronchelles qui l’observait en silence, pleine d’intérêt pour cette nature riche de vie, si capable de faire honte à la mollesse des vieilles races apathiques.

« C’est très bien, décida la créole, très bien. »

Et un sourire glissait avec mystère sur ses lèvres grisâtres, un sourire confiant dans le pressentiment d’un heureux lendemain. Elle pensait certainement à ce thé du jeudi, chez l’auteur de ces lignes suggestives à qui son talent, son incognito et surtout le charme sentimental de ses œuvres donnaient un attrait souverain, et elle avait le sens d’attendre dans l’avenir quelque chose d’exquis, à la fois sûr et vague.

Et ce fut cette même joie indécise qu’elle retrouva, le lendemain, au réveil, en ouvrant les yeux dans sa chambre presque inconnue encore, mais où les odeurs grisantes du pays se condensaient comme dans un flacon somptueux. Elle sourit aux choses qui l’entouraient ; d’un ardent geste juvénile, elle jeta, d’un air tendre, un baiser à la Vierge dont le profil blanc se voyait de son lit, puis elle songea béatement à toutes sortes d’images décousues : le livre jaune intrigant, qui fleurait si savoureusement pour elle le vieux temps de la mère patrie ; le Paris gigantesque qu’elle allait voir ; le type magique d’écrivain qu’elle avait conçu autrefois d’André Nouvel, en lisant Blés mûrs sous le climat excitant de la Martinique ; puis les trois figures équivoques des demoiselles Ormicelli, qui avaient passé devant elle la veille, indéchiffrables et déplaisantes, et la singulière Ogoth Bjoertz, si imposante dans sa robe noire, tranchée au cou et aux poignets du col et des manchettes calamistrés qui lui donnaient l’air d’un pasteur scandinave, et la sympathique petite Gertrude, et Mme de Bronchelles, dont la surveillance allait jouer un tel rôle sur sa destinée.

Tout cela — sauf quelques petites désobligeances des Anglaises, d’Ogoth et de Giuseppa — lui revenait en mémoire agréablement, et elle jouissait de son inconnu plein de promesses avec la ferveur, qu’elle apportait à tout, qui lui était venue dans les veines avec son sang mitigé, et qui faisait sa séduction. Tout le jour, cette verve intense, ce jaillissement d’entrain pour l’existence se soutint ; on s’étonna de la voir rire, ou croquer ses pastèques, ou chanter les airs de là-bas, ou coudre des agréments de mode à sa robe du soir, ou conter des histoires, ou questionner, ou répondre, avec ce perpétuel intérêt que rien ne lassait, et si vif, qu’on avait le doute de sa durée. Mais ce fut surtout le soir que cette vitalité exubérante s’exagéra jusqu’à une sorte de folie puérile. Lorsque Gertrude, qui était maintenant à jamais son amie de cœur, l’eut habillée pour le thé des Nouvel d’une robe de bengaline bleue, d’où sortait sa fine tête, légèrement teintée de beige pâle, et coiffée de ses cheveux laineux, — ce signe persistant et capricieux de la race, qui reparait quelquefois après de si nombreuses générations — elle se mira et tout à coup se mit à danser. Elle avait pour la danse le goût excessif de ses pères noirs, mais aussi leurs facultés prodigieuses de souplesse et d’esthétique chorégraphique. Elle innova pendant deux ou trois minutes, devant la Belge stupéfaite, des pas vertigineux, de son pied délicat et nerveux mal soutenu dans sa pantoufle.

« Annette, murmura Gertrude qui commençait à concevoir des doutes sur la bonne éducation de son amie, quand vous allez être chez Mme Nouvel, il ne faudra pas… »

Annette éclata de rire.

« Me prenez-vous pour une sauvagesse, ma petite ? Je sais bien que j’ai des indices extérieurs qui montrent que je ne suis pas tout à fait blanche, mais cela n’empêche que je connais ma civilité. Il est vrai que j’ai quelquefois dansé dans le monde, mais ce n’était point de ce pas-là, tranquillisez-vous ; monsieur le gouverneur, chez qui cela se passait, m’aurait arrêtée à temps. »

Puis tout à coup, trahissant son idée persistante :

« Est-ce qu’André Nouvel est bien collet-monté, que vous surveillez comme cela la distinction de mes manières ?

— Oui et non, dit Gertrude, il a de l’indulgence pour les petites filles mal élevées, mais je crois qu’il en a encore plus pour celles qui ne le sont pas. Tenez, dernièrement, nous avons su qu’il venait de faire une pièce ; dans cette pièce, où Mme de Bronchelles ne veut pas nous mener, par parenthèse, il y a, paraît-il, une jeune fille très écervelée ; il a l’air de lui pardonner, et puis, dans le fond, il la maltraite dur. Et à ce propos, je vais vous confier quelque chose ; savez-vous où je crois qu’il a pris le type d’un de ses personnages, pour cette pièce ?

— Là, je pense, répondit Annette, le doigt entre les deux tempes.

— Pas du tout, répliqua la Belge, qui, sans en avoir l’air, par le seul fait de son esprit tranquille et observateur de Flamande, notait les particularités du milieu provisoire qu’elle traversait, pas du tout ; les auteurs n’inventent jamais, ils jettent simplement les yeux autour d’eux, ils choisissent une personne de leur connaissance, puis ils la décrivent avec ses qualités et ses défauts, tout son caractère enfin ; il me semble que cela doit leur donner bien moins de peine.

— Alors, s’écria la créole les yeux enflammés, Martiale, de Blés mûrs, elle a existé ?

— Peut-être, en tout cas je vous garantis que ce n’est pas moi, dit Gertrude qui, avec une simplicité de colombe, avait l’orgueil de sa jeunesse et le souci de ne pas vieillir. Donc, vous ne savez pas qui il a étudié parmi nous pour sa dernière pièce ; eh bien, je vais vous le dire : c’est Vittoria Ormicelli. Il ne le lui a pas avoué, je vous prie de croire, mais c’était facile de voir que chaque jeudi il la faisait causer, causer, causer. Au début cela ne réussissait pas, car vous savez qu’elle est rêche et muette comme un poisson ; mais il s’est aperçu que le thé la mettait en train, alors il était aux petits soins pour lui en faire prendre deux, trois, quatre tasses, et après, cela marchait comme sur des roulettes, Vittoria aurait bavardé jusqu’à six heures du matin. Seulement, ce qu’il y a de plaisant, c’est que la pauvre fille ne soupçonne pas que ces attentions étaient intéressées, et qu’elle ne comprendra jamais la vraie raison pour laquelle André Nouvel lui a fait absorber tant de thé ; si elle savait !

— Ça n’est pas déjà si désagréable d’avoir inspiré un homme de ce talent-là, riposta Annette, et de lui avoir servi de modèle. »

On entendit sur le sable du jardin le bruit du petit omnibus élégant qui jouait le rôle de calèche à la pension du Sphinx, et qui transportait chaque jeudi le jeune bataillon féminin de la villa au petit hôtel du boulevard qu’habitaient André Nouvel et sa mère. Du haut au bas de la maison alors, les portes battirent, les jeunes filles en toilettes claires se précipitèrent dans l’escalier, baignées dans la lumière des lampes électriques ; Frida et Nelly dans d’étroites robes blanches fraîches, les Italiennes dans des costumes rouges qui rehaussaient la belle pâleur de leur teint, mais qui donnaient franchement l’air à Giuseppa d’un enfant de chœur mauvais sujet, Ogoth, tout de noir habillée comme toujours, orgueilleuse jusque dans la soie rigide de sa robe. On s’entassa dans l’omnibus ; il fallait ce jour-là se faire un peu plus petites que de coutume à cause de la nouvelle à laquelle on gardait une place et qui avait disparu tout à coup. Par les vitres, tous les yeux plongèrent dans le jardin sombre sans l’apercevoir.

« Où est-elle ? » demanda Frida de sa lèvre vraiment britannique un peu rentrée et toujours dédaigneuse par l’habitude des labiales anglaises.

Mme de Bronchelles, dont la responsabilité sans cesse en éveil s’inquiéta de suite, se mit à crier : « Annette ! Annette ! »

Et, descendant sur le marchepied au même instant, elle aperçut sa petite silhouette de femme bien faite déjà, dressée face au sphinx, et minaudant nez à nez devant le mystérieux visage.

« Que faites-vous donc, mon enfant ? » s’écria-t-elle avec une légère impatience.

Annette se retourna brusquement, étonnée et fâchée d’avoir été surprise, et elle courut à la voiture.

« Oh ! pardon, madame, je ne savais pas que vous m’attendiez. »

Puis se penchant câlinement et montrant le sphinx du doigt :

« J’avais quelque chose à lui demander.

— Vous a-t-il répondu, mon pauvre grand bébé ?

— Il m’a répondu « oui », je crois bien… »

Maintenant, on allait au grand galop ; malgré le grondement des roues, les chuchotements avaient commencé à courir dans l’omnibus et Annette glissait à l’oreille de son inséparable :

« Êtes-vous bien sûre qu’André Nouvel n’aime pas sincèrement cette jolie pimbêche de Vittoria ? elle est très jeune, mais elle a un beau type, et puis c’est sérieux, ça a déjà l’air assez raisonnable pour se marier.

— Nous l’avons toutes cru d’abord, répondit Gertrude de la même voix étouffée, et peut-être le croirions-nous encore, si l’ami indiscret de l’auteur qui nous a révélé la pièce en question ne nous avait dit que l’un des principaux rôles serait une jeune Italienne du nom de Vittoria ; après ce que nous avions observé depuis des semaines, il était clair que ses amabilités n’avaient eu d’autre but qu’une étude d’après nature. La preuve, c’est que, depuis que la pièce est achevée et qu’on la répète au Théâtre Parisien, M. Nouvel se refroidit sensiblement pour la jolie pimbêche, comme vous l’appelez si bien ; il ne lui adresse plus la parole qu’en passant, et ne s’y intéresse plus que comme à un souvenir lié à son œuvre. Je parie que ce soir si elle boit une tasse de thé ce sera tout. »

Alors l’espièglerie de « Café au lait » s’arrêta soudainement ; elle se recueillit ; elle se sentait venir une admiration tendre, presque aimante à l’avance pour cette âme poétique et sentimentale qu’elle avait cru deviner dans le jeune écrivain ; et c’était toujours à son héroïne, Martiale, qu’elle revenait naturellement. Il avait si divinement décrit l’état de son cœur blessé, et les riens insaisissables de son chagrin résigné, que, même l’ayant copiée d’après nature, il ne se pouvait pas qu’il n’y eût mis un peu de lui-même, et que les sentiments délicieux qu’il avait exprimés là ne fussent les siens. Et alors, quel rêve, se disait la créole, quel rêve d’être vue, peut-être remarquée, peut-être aimée par cet homme qui l’aimerait avec le cœur de Martiale virilisé !

Lorsqu’on lui dit qu’elle était rendue, il lui sembla que son cœur s’arrêtait net ; elle sauta silencieusement de voiture ; elle monta l’escalier devant un beau laquais luxueux, et, sur la laine épaisse du tapis, son petit pied si ferme tout à l’heure en dansant sa fantasia tremblait dans son soulier comme un oiseau pris.

Pendant ce temps, dans les deux pièces byzantines, dont l’une était le salon de sa mère, l’autre son cabinet de travail, et où ils se réunissaient pour recevoir, André Nouvel se promenait à petits pas, une menue cigarette d’amusette aux doigts. C’était un élégant garçon qui avait beaucoup plus que trente ans, mais qui n’en paraissait pas avoir quarante, avec l’air riche que donne non seulement un veston bien coupé, mais encore le bien-être moral qui s’installe dans la physionomie d’un homme arrivé. Il n’y avait pas de longues années que, modeste employé au Ministère, il se rendait chaque matin au bureau, de la lointaine banlieue où les loyers sont moins chers, sur une petite bicyclette maigre qui sonnait la ferraille sur le pavé ; son agréable physique avait alors sans doute plus de juvénilité qu’aujourd’hui, mais il lui manquait l’indéfinissable changement que le succès opère dans un homme, et, malgré quelques assombrissantes approches de l’âge mûr, on pouvait dire de lui l’expression vulgaire : « il avait gagné », la peau mate, les cheveux noirs opulents, l’extérieur souverainement artiste, l’apparence frappante d’un intellectuel, il avait de quoi plaire, d’autant qu’il en avait le souci et qu’on le voyait perpétuellement aimable.

Sous la lumière voilée d’une lampe, enfouie dans un grand fauteuil levantin, une petite vieille dame paraissait dormir ; à la table de travail de l’écrivain, la place du maître de céans était prise par un autre jeune homme, beaucoup moins somptueux que ce dernier, qui, quoique n’étant pas son secrétaire, avait la bonté de lui corriger ses épreuves ; et dans le fond, un meuble étrange, comme une voiture d’enfant démesurément longue, dans laquelle s’agitait une petite tête éveillée, au milieu de grandes images peintes étalées. De temps en temps, une voix maladive, une voix efféminée de petit garçon partait de ce coin à l’adresse du correcteur de la table :

« Dis, qu’est-ce que c’est que cela, Henri ? dis, dis ? »

À chaque fois, le jeune homme à l’air pauvre se levait pour expliquer l’image intrigante, puis il revenait reprendre son travail, fait de brusques traits de plume au plein de la marge. Mais alors c’était André Nouvel qui l’interrompait pour des badineries, de petites anecdotes de boulevard, des mots d’esprit qui lui éclosaient à propos de rien, et pour lesquels il dérangeait volontiers son ami avec cette bonhomie cordiale qu’on a, entre gens bien nés, pour un camarade moins heureux que vous.

« Et puis cela, Henri, qu’est-ce que c’est, dis ? » reprenait là-bas l’enfant malade.

Des trottinements dans l’escalier, des bruissements, inconnus dans la maison, de jeunes robes froissées et des voix fraîches réveillèrent la vieille dame qui se mit à dire :

« André, André, va vite, mon enfant, c’est notre jeunesse qui arrive. »

Elle se leva elle-même avec peine, car, bien que sans nulle infirmité, ses vieilles jambes raidissaient aisément pour un moment de repos, et elle vint la première recevoir ses petites amies. Toutes défilèrent devant elle sans cérémonie Ogoth exceptée qui faisait tout royalement, fût-ce un salut ; l’écrivain leur donna tour à tour, à la bonne franquette, des poignées de main de vieil ami, disant presque à chacune un mot de bienvenue dans sa langue natale ; mais quand vint « Café au lait », qu’il s’attendait si peu à voir, il eut un mouvement de surprise, une surprise qui n’était pas sans agrément, paraissait-il.

Il s’inclina pendant qu’elle passait, et elle le regarda avec une religion profonde de ses grandes prunelles humides et troublées. C’était presque ainsi qu’elle l’avait rêvé, à l’immatérialité près que donnent les jeunes filles à leurs conceptions. À la dernière minute, pourtant, avant d’entrer, elle s’était demandé si elle n’allait pas le trouver vieux et laid, et maintenant cette pensée-là la faisait sourire

« Mlle Maviel, dit Mme de Bronchelles en la présentant à la vieille dame, la fille d’un de mes amis d’enfance. »

André Nouvel alors se rapprocha, visiblement intéressé.

« Son père me la confie pour quelque temps, poursuivit Mme de Bronchelles, vous jugez si je suis heureuse de l’avoir sous mon toit. »

Le jeune homme aux épreuves avait modestement quitté sa place trop en vue pour aller se mettre près de la grande voiture ; les Italiennes, qui semblaient avoir pour ami le petit garçon, l’eurent bientôt rejoint ; très en verve ce soir-là, Vittoria en tête, elles dissertaient sur les images avec une animation méridionale qui distrayait autant l’ami de Nouvel que l’enfant. Nelly et Frida rôdaient autour de Mme de Bronchelles, d’Annette et de l’écrivain, secrètement curieuses de la manière dont celui-ci allait traiter celle-là, et se doutant qu’il allait tout à fait oublier avec elle sa dignité d’Européen. Ces petites Anglaises, éminemment paresseuses, avaient l’esprit très fin ; elles pressentaient que l’originalité du type nouveau séduirait le Parisien blasé, et en cela elles s’étaient montrées fort avisées, car, depuis qu’Annette Maviel avait posé le pied dans ce salon, André Nouvel n’avait guère regardé qu’elle, si bien que Gertrude Laerk, prompte à tirer toujours des généralités d’un fait, se disait à part elle :

« Sûrement, dans son nouveau roman, il y aura une mulâtresse. »

Mais la voix de la Norvégienne, harmonieuse et posée, détourna bientôt le cours des diverses pensées de tout le monde ; elle s’était approchée du petit malade qu’elle avait cru devoir examiner.

« Monsieur Nouvel, disait-elle sans aucune pédanterie, mais avec cette sincérité transparente dans sa personne qui lui ôtait toute apparence désobligeante d’étudiante de mauvais ton, Monsieur Nouvel, si vous avez plus d’autorité que moi sur votre ami, vous devriez bien lui conseiller de ne pas amener ce petit bonhomme en soirée ; il est en très bonne voie, il se fortifie, c’est évident, seulement la fatigue c’est terrible pour lui, et ici, ce soir, il se fatigue.

— Que voulez-vous ! répondit, non point André Nouvel, mais le grand jeune homme inconnu, c’est une telle fête pour lui de venir, et il s’ennuie tant à la maison !

— Qu’est-ce que c’est donc ce monsieur et ce petit infirme ? demanda Annette à l’oreille de sa confidente.

— Le jeune homme, c’est l’intime ami de M. Nouvel, répondit la Belge à mi-voix ; il s’appelle Maréchal, mais ici, on le nomme toujours M. Henri ; il sort de l’École Normale, et il a obtenu un congé de quelques mois avant d’aller prendre un poste de professeur en province, parce qu’il vient de perdre sa mère et qu’il a je ne sais quelles affaires à régler ; puis il s’occupe de son petit frère. Il a beaucoup de mérite. »

Annette n’écoutait plus. Le mérite du jeune normalien l’inquiétait évidemment fort peu dans le moment, d’autant moins qu’André Nouvel, à qui sa brune petite tête inattendue semblait plaire infiniment, se rapprochait d’elle à cette même minute, modeste et respectueux comme un courtisan qui demande l’audience d’une jeune reine. Or, la jeune reine, qui venait de faire inconsciemment une si honorable conquête, n’avait garde de refuser l’audience demandée. Elle brûlait d’envie d’entendre le son de cette voix sacrée qui, dans le mystère du travail, avait dû murmurer tout bas, ici, la désolation de la douloureuse Martiale, elle aspirait à sonder cette âme talentueuse, dont, pour un peu de génie et un joli style, elle s’exagérait la profondeur jusqu’à l’enthousiasme ; l’écrivain était pour elle le triomphateur intellectuel de l’époque dont la gloire l’avait exaltée, doublé du grand cœur tendre qu’il avait volontiers écoulé dans ses livres. La pauvre petite ignorante ne pouvait savoir la frivolité de ce triomphe d’auteur léger, sur lequel une plus solide gloire le lendemain était capable de passer l’éponge de l’oubli, ni le factice de cette sensibilité cérébrale, fruit d’une impressionnabilité artistique, de celles qui conçoivent les plus précieux sentiments sans les sentir.

« Monsieur Nouvel, demanda-t-elle avec une émotion délicieuse, est-ce à cette table-là que vous avez écrit Blés mûrs ?

L’auteur sourit.

« Ah ! vous avez lu cela, mademoiselle ?

— Oui, répondit la créole, qui parlait avec une sorte de culte ou d’étrange dévotion ; je l’ai lu l’été dernier à la Martinique. Mon père est planteur là-bas ; j’allais m’asseoir au milieu des cannes, près d’un ruisseau où il ne coulait plus qu’un petit filet d’eau, et j’emportais votre livre ; oh ! ce que j’ai aimé votre Martiale ! ce que je l’aime encore ! Vous l’avez si bien faite !

— Ah ! fit-il sans nul étonnement, mon type de jeune fille vous a plu. Votre critique me fait plus d’honneur que votre modestie ne le suppose sûrement, mademoiselle ; je ne vous connais qu’à peine, je sais seulement de vous que vous avez un nom à ravir, et que vous forcez toutes les sympathies, mais mon métier de psychologue me permet de deviner en vous bien d’autres choses, et, d’apprendre qu’une jeune fille comme vous a admiré ma bonne Martiale, l’a comprise surtout, et l’a aimée puisque vous m’avouez cette amitié, cela me cause une inexprimable vanité d’auteur. »

Annette écoutait, recueillie ; elle se sentait doucement anéantir par la proximité de cette célébrité voisine ; Ogoth Bjoertz avait hasardé la veille avec Vittoria cet aphorisme un peu hardi :

« On a beau affranchir la race noire, ses enfants naissent toujours esclaves, sinon socialement, du moins dans leur vie morale. » L’aphorisme semblait se réaliser en partie dans cette curieuse nature si complexe de la quarteronne, chez laquelle c’était un trait principal que de se plier devant tout ce qui était impérieux avec une grâce humble de chien couchant. Ce n’était pas la servilité dont la Norvégienne avait dit le mot, mais une docilité naturelle, faite d’humilité et de douceur, capable seulement de révoltes accidentelles, et toujours prompte à se reprendre, comme un pli indélébile imprimé à la descendance par une habitude héréditaire. Assise sur une chaise basse, sa main aux ongles blêmes cachée dans l’épaisseur laineuse de ses cheveux châtains, elle s’abaissait avec une sorte de délire sous la souveraineté séduisante de celui qui lui parlait, et qui se doutait si peu que chacune de ses paroles lui enchaînait de plus près cette petite esclave aimante.

« Vous lisez donc dans les âmes ? demanda-t-elle tout à coup, en levant timidement son regard dévoué.

— Quelquefois…

— Toujours, interrompit Ogoth Bjoertz, qui cultivait autant la philosophie que les sciences, et qui intervenait toujours quand on allait parler sérieusement de la logique du corps ou de la logique de l’âme. M. Nouvel est cartomancien comme pas un, et il est capable, en cinq minutes de conversation, de vous dire votre bonne aventure mieux qu’à la foire.

— Mieux qu’à la foire ? grand merci ! dit l’écrivain en riant ; j’accepte le compliment ; mais il me faut plus que cinq minutes d’examen, par exemple ; et tenez, vous, mademoiselle Bjoertz, savez-vous qu’il n’y a pas longtemps que je vous ai comprise ? »

L’aveu n’avait rien d’étonnant quand on contemplait cette sévère personne d’Ogoth, dont la beauté sibylline était si mystérieuse, et le ferme regard si indéchiffrable. Elle rappelait aussi bien, par son air, une vestale sacro-sainte, qu’une pastoure de son pays par son costume. On devinait seulement en elle que le foyer véritable de son être était son front lumineux, et encore, sur ce sanctuaire de sa personne, le trait extérieur de ses bandeaux noirs mettait-il un voile.

« Et qu’est-ce que vous avez compris d’extraordinaire ? demanda-t-elle alors, instinctivement désireuse d’accaparer la conversation à son profit au préjudice de cette quantité négligeable qui s’appelait Annette Maviel, et qu’elle ne jugeait pas digne d’occuper l’attention d’un homme de talent.

— J’ai compris pourquoi vous étiez aujourd’hui étudiante en médecine, pourquoi vous assujettissez votre esprit de jeune femme, si impropre à cela, à des études qui ont rendu fous des hommes mûrs. Vous nous avez dit que vous étiez noble par votre mère, n’est-ce pas ? vous êtes d’un pays où l’on naît grave, où l’on prend la vie au sérieux ; voilà les seuls éléments que j’avais pour comprendre. Eh bien ! j’ai deviné l’importance que vous attachez à votre naissance, le prix que l’aristocratie a pour vous. Chez vous, comme chez nous, comme partout, l’aristocratie est maintenant déchue ; en France, c’est un précieux débris que l’on regarde curieusement, auquel on attache malgré soi une espèce de prestige, mais dont nous nous sommes facilement consolés de voir la ruine, et que nous traitons avec la noble indifférence dont on considère un monument historique. Pour vous, c’est tout autre chose. Vous avez senti devant cette ruine se réveiller en vous un instinct héraldique endormi dans votre famille avec les grands preux norvégiens, et vous avez repris, pardonnez-moi de vous dire durement la vérité, l’insupportable esprit de caste, vital en vous comme dans bien des femmes de votre pays. Seulement, vous avez une grande intelligence, et vous avez tenu ce raisonnement que l’aristocratie ne ressuscitera plus, que la préséance sociale a viré vers une autre supériorité, le monde scientifique, et que c’était là qu’il fallait aller chercher le premier rang désormais. Alors, votre instinct aristocrate vous a conduite à ce labeur passionné ou vous vous surmenez, mais qui vous donnera place un jour, dans votre Christiania, au rang de l’aristocratie de la science.

— Vous n’êtes pas un psychologue, monsieur Nouvel, répondit Ogoth en souriant, vous êtes un photographe, un photographe moral ; vos analyses sont des posés psychologiques qui ont la précision d’une petite mécanique vivante, d’une machine humaine ; cela vous fâche-t-il ? tant mieux, c’est pour mon esprit de caste ; et puis, remarquez, je vous rends encore cette justice que vous êtes un remarquable devin. »

Annette frissonna ; toujours tranquillement assise près des causeurs, dans son humilité de petite âme timide qu’écrasait pour le moment l’omnipotence intellectuelle d’Ogoth, elle se demandait naïvement ce qui allait arriver si ce divin magicien de Nouvel jetait par hasard les yeux sur elle et découvrait ce qui se passait dans son cœur. Elle avait beau étudier sa contenance, se faire un petit air dégagé et indifférent, il lui semblait que son admiration transparaissait au dehors, et que d’un seul regard Il allait découvrir son cher secret, lire comme elle s’était enthousiasmée de lui. Elle n’osait plus lever les yeux ni dire un mot qui aurait pu la trahir, ni faire un mouvement qui aurait attiré l’attention sur elle ; elle n’épiait plus que l’occasion de s’enfuir vers un autre coin, pour échapper à l’inquisition de ce liseur de pensée dont le pouvoir devenait si terrible pour elle. Mais elle avait compté sans ce qu’elle ignorait, la curiosité qu’éprouvait l’écrivain à l’endroit de sa personne, et, juste comme elle allait se lever, il se tourna vers elle et engagea la causerie, sans souci de la soudaine timidité qui avait saisi la créole devant lui.

Si dans l’âme fraîche et sereine d’Annette éclosait en sourdine ce premier roman délicieux, dans le salon voisin, un drame tout autant silencieux, mais autrement remuant, s’élaborait en secret dans le cœur ténébreux de la Florentine Vittoria.

Placée à une table où les Anglaises s’étaient assises avec ses sœurs pour voir des illustrations, mais placée de façon à suivre du regard les moindres mouvements d’André Nouvel, qui était demeuré avec le reste de la société dans son cabinet de travail, la plus légère ligne de ses traits n’avait pas bougé. Son fragile visage, toujours sérieux mais impassible, était demeuré ce qu’il était des semaines auparavant, quand, depuis l’heure de son arrivée jusqu’à son départ, elle avait la gloriole de voir le jeune Maître occupé d’elle ; et personne ne pouvait soupçonner quelle énergie de fer il lui fallait, pour se raidir toute contre la colère jalouse et amère qui l’emplissait et qui demandait des larmes. Mais, plus l’orage était extérieurement maîtrisé, plus il dévastait profondément l’âme de la jeune fille.

Précoce par son esprit réfléchi, et inexpérimentée comme une enfant de seize ans, Vittoria avait eu une époque d’éblouissement quand elle s’était aperçue de la grande place qu’elle tenait dans l’attention d’André Nouvel. Elle venait d’arriver en France, elle traversait l’enchantement d’un être jeune transporté dans un beau pays nouveau — cet enchantement par lequel la créole passait présentement, et qui, moins violent, avait été chez Vittoria plus conscient et plus délibéré, — elle était sous le coup de l’exaltation forcée d’un voyage, lorsque, le premier soir où il l’avait vue, le jeune et glorieux écrivain s’était frappé de l’idée de mettre ce type italien farouche, muet, d’aspect sournois, sur la scène. Elle avait alors connu la griserie vaniteuse d’être, aux yeux de toutes les autres, fêtée particulièrement par un homme célèbre ; puis, la persistance de cette sorte de cour qu’il lui faisait avait fini par vaincre les réticences de son esprit positif qui répugnait tour jours à préjuger ; elle avait cru, après de longues réflexions, qu’il l’aimait de bonne foi, et ce fut une illusion pleine de délices qui se poursuivit longtemps, soutenue par les apparences les plus trompeuses, bien que l’auteur n’eût pas dit un mot qui pût l’appuyer. Elle rêva de devenir reine dans cette maison, qui exerçait sur la société intellectuelle de Paris une espèce de royauté ; elle rêva de partager ce nom qui évoquait une des gloires les plus sympathiques de la littérature, et elle rêva avec la certitude de la réalité.

Pendant ce temps, dans ce même cabinet où son étrange beauté rayonnait chaque jeudi soir, la pièce se construisait lentement ; sa curieuse figure féline, sombre et fuyante de Florentine, que Nouvel avait si nettement conçue, était magistralement dessinée ; mais, à mesure que l’exécution s’achevait et que la conception absorbait davantage l’esprit de l’auteur, le modèle perdait son intérêt ; des deux Vittoria, la vivante et l’irréelle, une seule maintenant passionnait André Nouvel, c’était celle qu’il avait créée ; l’autre, le simple accessoire dont il avait eu besoin, mais qui l’avait fatigué, avait usé son charme. Il continua d’être aimable pour la signorina, parce qu’il avait un fond d’honnêteté, et que, se rendant compte d’avoir été très empressé, il ne voulait pas lui causer la peine d’un oubli subit. Mais, peu à peu, il se sépara d’elle au cours des soirées, la replaçant ainsi au rang des autres, le rang ordinaire d’où son seul dilettantisme l’avait quelque temps fait sortir. Et, comme la psychologie, d’une si grande utilité dans l’examen de la conduite des autres, ne sert ordinairement à rien dans la direction de notre propre conscience, il ne s’aperçut pas qu’il avait mal agi, et qu’il avait empoisonné pour jamais l’âme blessée de l’Italienne.

Vittoria comprit lentement qu’elle lui était devenue indifférente. Elle se demanda d’abord s’il l’avait aimée vraiment ; il ne le lui avait jamais dit ni fait entendre, mais il lui était encore agréable de penser que oui, elle crut à un dégoût spontané qui l’aurait pris pour elle. Elle souffrit virilement sous son masque d’impassibilité ; souffrance d’orgueil d’abord, de déception, et aussi de cœur, car elle était capable d’une certaine dose d’affection froide et retenue, et ce fut comme le vent de cinq ou six années d’expérience qui passa sur elle en quelques semaines. Mais le sang italien qui bouillait en elle, et que démentait sa froideur extérieure, lui fournit une compensation ; cette nature florentine, qui sait, du jour au lendemain, d’aimante devenir haineuse, et qui se délecte dans les représailles morales d’un revirement de sentiment. Elle se mit à abhorrer l’écrivain sourdement, silencieusement, avec les mêmes rares sourires qu’elle lui accordait dans le temps où elle le prisait si fort. Personne ne pouvait penser que, chaque fois qu’elle entrait, elle maudissait le seuil de sa porte, et qu’elle épuisait toutes les incantations de sa superstition native sur le chêne de sa table de travail, où pouvait au besoin se tarir son génie, les mauvais esprits aidant.

C’était dans cet état d’âme qu’elle était venue ce soir-là à l’intime réunion ; c’était avec cette haine dissimulée qu’elle avait tendu la main à Nouvel, qu’elle avait causé, souri, déployé sa grâce involontaire d’adolescente Toscane. Elle notait avec d’amères émotions tous les oublis que le maître de maison avait pour elle ; le temps qu’elle avait parlé au petit malade, elle avait remarqué que Nouvel s’éloignait d’elle ; elle avait inutilement attendu le moindre regard du jeune écrivain, et puis, tout d’un coup, dans cette surveillance clandestine qu’elle exerçait sans cesse sur lui, elle avait saisi, à d’imperceptibles riens, ce nouvel aliment à sa vengeance et à sa jalousie, que la quarteronne lui avait plu.

Sa longue main fine posée sur la Revue de la table avait à peine frémi ; sa bouche s’était un peu serrée, puis elle s’était remise à feuilleter les illustrations sans que rien ait paru davantage du nouveau déchirement qui se faisait en elle, à voir sa place d’autrefois prise dans l’intérêt et l’attention de Nouvel par cette jeune fille de sang noir pour laquelle sa naturelle fierté avait distillé tant de mépris jusqu’ici. À demi brisée par l’effort de se contenir, elle s’épuisait encore à fournir la réplique aux Anglaises assises à ses côtés, tout en écoutant, par une tension d’esprit surhumaine, la causerie de l’écrivain et d’Annette ; leurs paroles lui étaient presque inintelligibles, mais comme ils étaient juste devant ses yeux, rien ne lui échappait de leurs gestes, de leurs regards, de leurs attitudes. Annette était toujours assise sur la chaise basse, la tête penchée, les mains croisées dans un geste de religion ardente. André Nouvel la dominait de sa haute taille et de son siège plus élevé, semblant parler seul, tantôt sur le ton protecteur d’un homme qui s’adresse à une petite fille, tantôt avec la vénération d’un artiste pour une statuette précieuse. On le voyait à la fois intrigué par cette juvénilité excessive de la créole, qu’un accès de sauvagerie repliait sur elle-même, et admiratif de ce spécimen nouveau de jeune fille, qui était un modèle exquis.

La pénétrante Italienne observait ces nuances avec le cruel délice de la jalousie. Désormais, ce n’était plus entre Nouvel et elle que se jouerait son drame muet ; la quarteronne, cette intruse de « Café au lait », y entrait pour une large part, et la pauvre petite Annette, toute à l’étonnement de son premier amour, ne soupçonnait pas ce qu’avait de dangereux le rôle qu’elle prenait là.

Une odeur forte de thé inonda tout à coup le premier salon, et l’on s’aperçut que le laquais avait sans bruit soulevé une portière, et qu’il se tenait près de la porte, chargé du plateau et de la théière fumante. Les Anglaises se levèrent les premières, et Nelly, humant l’air, relevant les ailes de son petit nez gourmand, déclara :

« Oh ! excellent ! »

Vittoria sourit de ses minces lèvres volontaires, si incompréhensiblement maîtresses de leur expression.

« Cela sent le thé », dit dans le salon d’à côté la voix un peu lassée de Mme Nouvel qui causait depuis le commencement avec Mme de Bronchelles.

Bientôt, tout le monde s’était réuni dans cette seconde pièce autour du plateau. On n’entendit plus que le glouglou de la tisane versée dans les tasses, et les petits chocs des pierres de sucre contre la porcelaine. Nelly et Frida s’étaient abattues sur une assiette de pâtisserie, de sorte que ces deux-là, les plus bavardes, avaient de bonnes raisons pour ne point causer. Frida surtout faisait de la bonne besogne, l’œil mélancolique ainsi qu’il arrivait chaque fois qu’elle rencontrait sous sa dent de ces choses friandes, et qu’elle leur associait sans doute dans son esprit l’image quittée de Mister Solomon. Ce fut Nouvel qui rompit le silence :

« Vous ne mangez rien ? dit-il à Annette en lui offrant de petites brioches ; prenez donc ; nous allons boire du thé à la santé de Mlle le docteur Bjoertz de Christiania.

— J’accepte, murmura « Café au lait », parce que c’est pour Ogoth d’abord, et puis ensuite parce que ce n’est pas de la viande ; depuis que j’ai entendu l’histoire d’Herménégilde et de sa rencontre, je ne veux pas entrer dans la famille dont je suis menacée en mangeant du beefsteak ou de l’aloyau.

— Oui, répondit Nouvel, qui paraissait jouir avec un plaisir infini de ce petit esprit créole, enfantin et réfléchi, mais vous buvez volontiers du thé qui vous fait participer de la nature végétale, encore inférieure à celle des bêtes.

— Allons, Nouvel, interrompit en riant Mme de Bronchelles, avez-vous fini de fatiguer de vos théories le cerveau de ce Chiffon-là ? Parlez-lui de poupées, ce sera mieux.

— Il y en a de négresses au bazar », fredonna Nelly dont la férocité ne désarmait pas de voir le cas qu’un grand homme pouvait faire d’une quarteronne.

Les trois Italiennes s’étaient glissées sans bruit près de la longue voiture du petit malade ; juste à ce moment, comme pour couper tout commentaire, la voix scandée d’accents de Vittoria s’écria :

« Ogoth ! peut-il manger des gâteaux, le petit Étienne ? »

Ogoth s’avança magistralement vers l’enfant :

« Rien que des gâteaux secs, avec le quart d’une tasse de thé. »

Le grand jeune homme dévoué, qui ne parlait qu’à peine, servit son frère, et tout le monde s’assembla près de la voiture, les Anglaises Gertrude et Annette. Mme Nouvel, son fils et Mme de Bronchelles s’assirent seuls à la table de thé.

« Ma cousine, fit alors confidentiellement André qui, au nom d’une vieille amitié, se servait de cette appellation, sans que nulle parenté la justifiât, dites-moi donc au juste ce que c’est que ce Chiffon-là. »

Et ses yeux désignaient dans la ronde des jeunes filles, là-bas, la petite robe bleue et la tête crépue, qu’il ne pouvait voir sans que son regard s’adoucît.

« Ne me parlez pas de cette enfant, répondit Mme de Bronchelles soucieusement ; hier je maudissais sa venue, aujourd’hui c’est ma brebis préférée, demain ce sera plus qu’une fille pour moi. Imaginez, vous, le grand imaginatif, l’idéal le plus charmant de jeune fille qu’on puisse rêver, et vous aurez créé Annette Maviel, ce qui pourra passer pour votre chef-d’œuvre, par parenthèse ; et imaginez encore que ce trésor, à moi confié par le père, un vieux compagnon d’enfance, j’ai le mandat de m’en dessaisir au profit du mari le mieux assorti que je lui trouverai. Vous comprenez bien, n’est-ce pas, cette enfant adorable contre laquelle j’aurais troqué ma propre fille, si Dieu m’en avait donné une, il me faudra la donner un jour à un représentant de votre sexe disgracieux et disgracié, ignorant de la vertu et des beautés, et qui est bien ce qui a été créé de plus vilain sous le soleil.

— Je vous suis bien obligé, ma cousine, reprit André Nouvel en s’inclinant ; mais dites-moi, votre trésor est-il riche ?

— Dans les quatre ou six millions en cannes à sucre. On m’a fait la politesse de me dire que, dans les colonies, ce petit accessoire-là serait un épouvantail pour l’amoureux d’une quarteronne qui craindrait de faire croire à un mariage d’argent, mais qu’en France ce serait différent…

— Que voulez-vous, les temps sont si mauvais ! Enfin, le chiffre est joli et le parti l’est plus encore. Je vous promets de rêver cette nuit de votre petite négrillonne ; j’ai rangé dans mon intellect ou ma mémoire, comme dans un musée, les différentes figures de jeunes filles que j’ai rencontrées et étudiées, et ma collection est une chose curieuse, je vous assure : j’y ai mis votre insaisissable Vittoria, j’y ai classé la prestigieuse Ogoth Bjoertz avec l’étiquette de « Sémiramis », Annette y sera demain, et point du tout vassale de la Norvégienne, je vous prie de croire ; elle mérite aussi la royauté, ce sera la petite reine de Saba.

— Pauvre Annette ! reprit Mme de Bronchelles, si je pouvais plutôt lui trouver quelque bon et jeune bourgeois bien honnête ! Je me soucie fort peu de votre musée, mon cher Nouvel, vous feriez bien mieux de m’aider dans ma tâche.

— La marier ? s’écria l’écrivain en riant ; soit, ma cousine, j’y penserai. »

Et comme « sa cousine » paraissait incrédule :

Pourquoi pas ? je vous promets d’y réfléchir très sérieusement. »

Dans l’autre coin, le grand jeune homme qui se nommait Maréchal, mais qu’on n’appelait jamais que M. Henri, coupait des biscuits en mouillettes que le petit infirme pût tremper dans le thé ; à sa droite et à sa gauche, le poing aux hanches, les Anglaises le regardaient faire.

« Dites donc, M. Henri, quand jouera-t-on la pièce de M. Nouvel ?

— Dans huit jours, Miss Nelly : elle doit être affichée après-demain. »

Annette leva les yeux sur le normalien à cette assurance de voir bientôt le nom magique sur les murs de Paris ; et elle se dit que ce grand jeune homme silencieux pourrait bien être moins timide qu’il n’en avait l’air, et que, s’il ne causait pas, c’était peut-être qu’il ne trouvait personne à qui parler. Il avait le nez droit et énergique, le crâne large, l’œil ferme, et rien de gauche dans sa taciturnité. Seulement, il avait le malheur d’être le satellite obéissant et dévoué d’un astre trop brillant, et son attachement à son ami Nouvel mettait dans l’ombre sa valeur. Annette n’eut pour le satellite qu’un regard distrait, elle n’avait vu que l’astre.

« Moi, quand je serai grande, Étienne, je serai médecin comme Ogoth, disait Giuseppa, et je te guérirai.

— Donne-moi une brioche en attendant », soupirait l’enfant.

Et Annette, pour être aimable :

« Quel âge a-t-il, monsieur, votre petit frère ?

— Neuf ans, mademoiselle.

— Comme les miens », murmura Gertrude qui, chaque fois qu’elle venait, embrassait à deux reprises le front pâle du petit infirme en songeant aux jumeaux.

Alors, la conversation devint très active dans ce coin-là ; Giuseppa pérorait, dans cet ineffable accent toscan qui donnait un tel piquant à ses discours enfantins, sur la noble profession de médecin, sur la célébrité à laquelle était appelée Ogoth sa divinité à elle aussi — et sur ses projets d’avenir. La Norvégienne et le jeune homme s’efforçaient d’arrêter son élan vers une carrière aussi épineuse, avec tout le tact pédagogique dont ils étaient capables. Les Anglaises riaient, Gertrude faisait des cocottes en papier qu’elle disposait sur la voiture, et « Café au lait », l’esprit tranquille et heureux, très distraite de ce qu’on disait là, la tête pleine d’un charme nouveau, rêvait.

Minuit rassembla comme une cloche d’alarme le bataillon auprès de son chef. C’était l’heure irrémissible du départ chaque jeudi, que ces douze coups frappés sur le timbre d’argent d’une vieille pendule, perdue sur quelque crédence. Annette songeait à l’histoire d’une certaine Cendrillon qui avait été menée inopinément au milieu d’une fête princière, et qui, à minuit, s’enfuyait vite, comme elle, mais qui, laissant sa pantoufle, emportait dans ses mains le cœur du fils du roi. Et elle pensa qu’elle laisserait bien là, elle aussi, non seulement sa pantoufle, mais sa richesse, sa jeunesse, son bonheur et sa vie, pour garder une seule parcelle du cœur de ce prince de la plume, dont un fils de roi n’aurait pas été digne de dénouer la chaussure.

Dans l’omnibus, pour le retour, le hasard la plaça près de Vittoria, pour laquelle un instinct délicat lui disait d’être tendre ; il lui sembla qu’elle avait le frisson ; elle l’enveloppa de son châle et elle glissa la bouillotte sous son soulier ; elle lui dit que sa robe était jolie et qu’elle avait de beaux cheveux. Vittoria, sans répondre, eut de nouveau pour elle son immuable sourire, et Annette ne se douta pas que, si ce sourire-là avait pu la changer en statue de sel, Vittoria aurait souri dix fois pour une.

Après cela, elle s’enferma dans ses délicieuses pensées, le visage tourné vers l’avenue, déserte maintenant, qu’on poursuivait. Tout à coup, l’espace s’élargit en une immense place plantée de réverbères impuissants qui pâlissaient sous le clair de lune, puis, aux yeux extasiés de la créole, surgit une masse monumentale dont elle n’aperçut pas le sommet perdu dans les ténèbres, mais dont la lune blanchissait une face, et que la voiture contourna.

« Oh ! qu’est-ce que c’est que cela ? » demanda-t-elle avec une émotion sacrée devant cette première apparition du Paris-rêve, du Paris ancestral où dormaient ses pères, et qui faisait vibrer en elle tout un mystère d’affection.

On lui répondit que c’était l’Arc de triomphe.

Et elle s’endormit ce soir-là dans l’enthousiasme, parce qu’elle avait atteint le féerique pays de ses rêves, où brûle la flamme de l’esprit, et où s’élèvent des merveilles.

IV

LA SIGNORINA

Entre Vittoria et Annette s’était ouverte la guerre traîtresse et pernicieuse dont le plus grand péril était la confiance de l’une vis-à-vis la fureur clandestine de l’autre. C’était le duel entre le bon chien naïf et rustaud et l’adroite malignité du chat ; la créole était, sans s’en douter, entre les griffes d’une terrible petite panthère, et les choses seraient peut-être allées fort loin, sans un événement inévitable et d’une simplicité banale, qui vint apaiser sous sa brutale réalité sa fureur de jolie panthère offensive.

Et cet événement, qui devait, sinon vaincre la sauvage colère de Vittoria, au moins la disposer à plus de mansuétude, ce fut la petite affiche rouge qui, trois jours après le thé de Nouvel, courait les rues, plaquant les murs, répandant partout l’annonce de la nouvelle pièce qu’allait donner le Théâtre Parisien, « l’Écervelée » d’André Nouvel, avec la distribution des rôles.

Un flot d’amertume vint au cœur de la Florentine la première fois qu’en promenade avec ses sœurs et les Anglaises, ses yeux tombèrent sur ce carré de papier écarlate qui proclamait la publicité de ce nom qu’elle avait tant cru porter un jour ; et l’idée lui vint de passer outre, promptement, sans regarder ; puis un relent de curiosité, ou peut-être un raffinement de rancune, le secret espoir de quelque jettatura capable de détourner pour une fois le succès de ce nom troublant, la poussa au contraire à venir voir de près.

« Approchons-nous », dit-elle à ses amies.

Et elle lut tout, dans le détail, avec sa cruelle complaisance et son insurmontable sang-froid, jusqu’à ce qu’elle eût aperçu dans la distribution des rôles de femmes, au second rang, juste au-dessous de celui du principal rôle, son propre nom « Vittoria », qui fit passer un nuage devant ses yeux.

Escomptant le genre de sa comédie, qui ne devait pas permettre aux jeunes habitantes de la villa du Sphinx de la connaître, André Nouvel n’avait pas vu d’inconvénient à ce que son héroïne, si semblable au modèle, portât le nom dont il ne pouvait la séparer dans son esprit. Il n’avait pas prévu l’occasion de l’affiche révélatrice qui devait porter un tel coup à l’Italienne.

Était-ce le souvenir d’une fantaisie sentimentale qu’il avait eue pour elle jadis, qu’il avait consigné là ? Pourquoi avoir mis son nom dans la pièce si elle lui avait toujours été indifférente ? Mais pourquoi aussi l’y avoir laissé quand il avait cessé de l’aimer ? C’était un délicat problème qui mit en désarroi l’esprit de la pauvre fille, jusqu’à ce que la vérité, que ses compagnes mieux au courant lui avaient scrupuleusement cachée, lui apparût vaguement.

Quand elle se fut bien torturé le cerveau à résoudre l’énigme, elle eut un soupçon de ce qu’avait été en réalité son éphémère roman. Elle avait souvent entendu parler d’auteurs qui travaillent, en les prenant dans la vie réelle, certains types impossibles à créer de toutes pièces. Quelle ressemblance avait sa triste histoire, dont l’épilogue était son nom échoué banalement sur une affiche des rues — avec quelque chose de ce genre ? À peine cette idée l’eut-elle effleurée qu’elle dévora toutes les autres, et l’emplit de mélancolie. Elle n’eut plus dès lors de paix qu’elle ne fût allée consulter son oracle Ogoth, en dépit du coup de collier que donnait l’étudiante à la veille de passer sa dernière épreuve d’internat.

C’était après dîner ; on lisait en bas l’Histoire du moine Herménégilde ; Ogoth était depuis longtemps remontée travailler. Vittoria se leva, sortit du salon dans la grâce féline qui ne quittait jamais sa svelte personne, et monta l’escalier lentement, la main crispée à la rampe, la paupière tombée, comme fatiguée par la lumière ardente et drue que dardaient d’en haut les fils électriques. Elle gravit les deux étages, dans cette noblesse machiavélique qui l’apparentait si étroitement aux artificieuses princesses florentines, ses souveraines d’autrefois. Elle s’arrêta une seconde avant de frapper à la porte de la Norvégienne, un léger halètement aux lèvres, puis elle se décida à entrer.

« Ma pauvre Vittoria… » murmura l’étudiante d’un air de reproche, en lui montrant en même temps, les gros livres amoncelés sur sa table. Vittoria l’interrompit :

« Je sais que je vous dérange, Ogoth, mais il faut que je vous parle — un quart d’heure seulement — et ce soir. Il s’agit de la pièce de M. Nouvel que signifie ce nom, le mien, Vittoria, que j’ai lu tantôt sur l’affiche ? Est-ce une simple coïncidence, un goût qu’il aura eu pour ce prénom italien, ou bien est-ce vraiment moi, Vittoria Ormicelli, qu’il a représentée dans son Écervelée » ? ou bien… »

La philosophie d’Ogoth ne lui permettait pas d’humeur contre les importunités d’autrui ; elle s’était retournée vers la jeune fille avec autant de calme que si elle eût continué son travail brûlant de la dernière heure.

« Ou bien, poursuivit Vittoria, est-ce le souvenir… J’ai une grande amitié pour vous, Ogoth, j’ai confiance dans votre discrétion et votre sagesse, vous allez me répondre franchement, comme je vous parle. Vous savez qu’André a été extrêmement aimable près de moi pendant longtemps ; j’ai véritablement cru qu’il m’aimait, est-ce le souvenir de… cela ?… »

Les éclatantes prunelles de la signorina, qui maintenaient si crânement d’ordinaire la fierté de son nom belliqueux, se voilèrent sous ses cils, et son orgueil ne put retenir deux larmes, deux larmes d’enfant, sincères, limpides, cent fois plus touchantes que la glaciale expression de son chagrin, mais qu’elle écrasa vite sur ses joues du bout de son doigt.

« Ma pauvre petite Vittoria, dit Ogoth, secrètement émue elle aussi, mais malhabile à consoler comme les femmes que de longues études ont masculinisées et qui ont perdu leurs attributs de douceur et de tendresse, ma pauvre petite amie…

— Voyons, dites-moi la vérité, vous qui voyez ce que beaucoup d’autres ne voient pas, Ogoth, répliqua Vittoria, en riant d’un rire forcé, nerveux et amer ; je me suis trompée, n’est-ce pas ? il avait tout simplement besoin d’entendre parler de l’Italie, il m’a fait causer, et je me suis imaginée que c’était moi qu’il voulait entendre. Vous devez me trouver bien sotte, ma pauvre Ogoth.

— Non, Vittoria, non, je vous assure ; si je blâme quelqu’un, ce n’est pas vous qui n’êtes qu’une enfant, et qui vous êtes laissée prendre à un piège où les plus expérimentées auraient peut-être fait comme vous, mais M. Nouvel qui a été coupable. Votre singularité a plu, dès qu’il vous a vue, à son esprit sans cesse occupé de son art littéraire ; et c’est le littérateur uniquement, l’analyste, l’homme curieux d’échantillons humains, qui vous a courtisée de longues semaines. Le malheur, c’est qu’on ne sait pas toujours dédoubler les deux individus qui vivent dans ce terrible garçon : l’homme et l’artiste. Le premier estimable, honnête, loyal, au niveau de ce qui compose ce qu’on appelle la bonne société ; pas au-dessous, mais pas au-dessus. Le second, esthète, poète, sentimental, capable de mener, par l’ampleur de ses idées et la délicatesse de ses conceptions quintessenciées, la foule de ceux qu’il ne dépasse pas dans la vie pratique. C’est ce dernier que vous avez connu, c’est celui dont l’attention vous a tant flattée ; le premier c’est l’être égoïste et irraisonné qui a sacrifié votre sérénité, votre bonheur à son intérêt.

— Je m’en étais doutée tantôt, murmura Vittoria d’une voix étranglée où l’on sentait des larmes ; seulement, il me semblait que dans les arts, quand on voulait des modèles, on les payait, et que, si l’on ne trouvait pas de gens à solde, on s’en passait. »

Ogoth restait silencieuse, renfonçant sous sa manche noire la petite manchette blanche qui s’obstinait toujours à dépasser dans le mouvement de la plume.

« Maintenant, continua l’Italienne, c’est le tour de Mlle Maviel. »

Car c’était désormais vers Annette que s’écoulaient ses pensées tumultueuses dans sa petite tête lasse ; Annette qui, elle aussi, aurait son tour de la déception quand l’illusion se dissiperait pour elle, comme elle s’était dissipée pour Vittoria ; cette humble petite « Café au lait » contre laquelle la jalousie de la Florentine ne trouvait plus prise, maintenant qu’on savait ce qu’il en était des attentions de M. Nouvel, Annette enfin, qu’un commun sort, et les larmes qui l’attendaient demain, rendait presque sympathique tout à coup à son ennemie.

« Est-ce que M. Nouvel l’a remarquée aussi ? demanda naïvement la Norvégienne qui, pour deviner certaines choses, n’était plus du tout femme.

— Oui, répondit Vittoria, oh ! oui.

— On ne peut pas la laisser, elle aussi, dans sa dangereuse erreur, réfléchit la sage Ogoth : il faudra en causer avec Mme de Bronchelles. »

Elle n’avait pas fini de parler, qu’un vrai galop de jeune poulain retentissait dans l’escalier ; puis, la figure orageuse de Giuseppa glissa dans l’entre-bâillement de la porte.

« Ogoth ! Ogoth ! cria-t-elle, vous voulez bien, n’est-ce pas, que demain… ».

L’étudiante jeta sur sa table de travail un regard désolé ; il lui fallait la longanimité d’un Herménégilde pour ne pas renvoyer d’un geste ces Italiennes, qui, avec un acharnement de race, semblaient s’ingénier à la tourmenter, comme de petites mouches opiniâtres, jusque dans ce dernier labeur fiévreux d’une veillée d’armes.

Giuseppa entra tout à fait et bondit sur la Norvégienne.

« Vous voulez bien que demain je vous accompagne à Paris ? Madame, ira avec vous ; moi aussi, n’est-ce pas, picciola mia ? Dites oui… je vous adore… Madame me répète que nous ne pouvons pas toutes vous escorter, c’est vrai ; mais moi, je ne suis pas les autres ; je suis une future étudiante, moi ; il faut bien que je voie ces choses-là de près. Dites oui, bellissima mia !

— Ce n’est pas à moi de décider cela, Giuseppa, répondit Ogoth, il faut faire ce que madame vous dira. »

L’enfant se redressa. Ses énormes yeux noirs fulguraient ; ses cheveux sombres flottaient courts et touffus, sans un lien, sur ses petites épaules. carrées, sur ses joues.

« Madame m’a dit que je resterais ; moi, je vous garantis que j’irai. »

Vittoria se leva, placide.

« Viens, dit-elle à sa sœur, nous empêchons Ogoth de travailler. »

Et tout rentra, en apparence, dans le calme ; l’étudiante reprit ses livres, les jeunes filles retournèrent dans leur chambre ; après un bruit successif de portes fermées du haut en bas de la maison, on n’entendit plus rien ; ni le feuillètement des livres d’Ogoth, ni le cri-cri de la plume de Frida, qui s’épuisait chaque soir en de longues épîtres, on ne savait à qui seul sous le ciel, mister Solomon devait le connaître — ni le grignottement de « Café au lait » qui s’administrait dans sa chambre, en guise d’en-cas, des tartines de confiture de goyave, arrosées de jus d’orange.

C’est pour le lendemain qu’était l’orage.

Il éclata sournoisement avant que le soleil fut levé ; et le premier indice en fut le petit bougeoir de Giuseppa qu’on vit courir dans l’escalier, comme l’aube ne blanchissait pas encore.

Mme de Bronchelles finissait de s’habiller pour donner à Ogoth le témoignage d’affection de la conduire à ce qu’on appelait si suggestivement « son épreuve », quand elle aperçut cette petite flamme folette errant dans les paliers.

« On s’est promptement levée, ce matin, dit-elle à Giuseppa.

— Il fallait bien, répondit sèchement la petite fille.

— Ce n’était pas utile, Giuseppa, puisque je vous à dit que je ne pouvais pas vous emmener aujourd’hui à Paris. »

Les deux mains de l’enfant se crispèrent à la robe noire d’Ogoth qui descendait juste à ce moment, et s’y enfoncèrent comme des griffes de jeune chat.

« Emmenez-moi, vous, au moins, gémit-elle d’une voix déchirante.

— Cela m’est impossible, ma petite amie », répondit tranquillement Ogoth, qui, de ses doigts minces mais nerveux, détacha sa jupe de l’étreinte et poursuivit son chemin dans son ordinaire majesté.

La petite Italienne était suffoquée. Elle vint se poster devant Mme de Bronchelles, et, d’une mine de défi, lui demanda une dernière fois :

« C’est bien décidé, madame, vous ne voulez pas que j’aille avec vous ?

— Ce que j’ai dit une fois est irrévocable, vous le savez bien, Giuseppa. »

L’enfant resta quelques minutes devant la porte du perron dont le vent coulis agitait follement la flamme de sa bougie, pendant que les deux voyageuses s’éloignaient d’un pas alerte que pressait l’heure.

« Il faudra qu’elle le regrette, se dit-elle quand elles eurent refermé la grille du jardin ; elle le regrettera. »

Et, le pas ferme, l’allure désinvolte, elle rentra, la prunelle élargie et étincelante par l’apprêt de quelque secrète machination élaborée dans son esprit mystérieux. Tout le monde, sauf ses sœurs qu’elle avait éveillées par un sabbat préalable, dormait dans la maison. Elle ouvrit la porte du cabinet de Mme de Bronchelles dont elle embrassa du regard le meuble somptueux.

L’heure de la vendetta était arrivée.

Le jour n’était pas encore venu ; le châssis des fenêtres et le dessin des rideaux commençaient seulement à se découper dans une lumière naissante ; tout le reste était obscur, sauf quelques objets blancs, marbres, albâtres ou porcelaines, qui ressortaient. Giuseppa fit quelques pas, pressa un bouton, et quand la pièce fut illuminée de la puissante et blanche lumière électrique, elle s’y enferma d’un double tour de clef. La bibliothèque s’offrait dans le fond, avec ses dos de reliures luxueuses, ses éditions riches, la somptuosité palpable des belles-lettres qui est le raffinement de l’amour du Livre chez le lecteur artiste. L’Italienne connaissait quel prix Mme de Bronchelles attachait à ces exemplaires, pour la plupart illustrés et sur papiers rares, des meilleures œuvres de l’époque enrichies de dédicaces autographes ; et, dans son petit vandalisme féroce, elle rêva tout de suite de coups de canif distribués largement, à tort et à travers, aux pages de ces chefs-d’œuvre. C’était une vengeance délicieuse, car ces livres, le plus souvent prêtés au dehors, garderaient leur apparence élégante qui les aurait laissés circuler chez les amis de la maison, jusqu’au jour où le déchiquetage intime des feuilles serait révélé ; et alors le plaisir des dieux, pimenté des scènes drôlatiques qui ne manqueraient pas de naître, prendrait une saveur inconcevable.

Malheureusement pour Giuseppa, la petit clef minuscule qui fermait les portes vitrées n’était pas là, et le moyen extrême de briser les glaces, trop scabreux, l’aurait perdue.

Sur la cheminée, une admirable reproduction en marbre d’un autre marbre célèbre : « La jeune fille qui rit », dressait sa grâce. C’était un objet de grande valeur, que l’année passée les élèves de Mme de Bronchelles lui avaient offert, en symbole ingénieux et délicat. Elle avait aux lèvres un merveilleux sourire, un sourire bien féminin et juvénile qui vous gagnait quelquefois quand on regardait attentivement ce visage rieur. La petite conspiratrice passa, l’œil machinalement levé sur la statue, et ce sourire, cet éternel sourire de la jeune fille, narquois et franc, au lieu de l’égayer l’offensa ; car, ni plus ni moins que celles de Jupiter, ses colères étaient terribles. Une abominable pensée lui traversa l’esprit.

Elle compta sur ses doigts : outre Mme de Bronchelles, elles étaient dans la maison douze habitantes avec les servantes ; il y avait donc onze chances sur douze qu’elle ne fût pas inculpée dans « l’accident ». Ce calcul fait, elle prit une chaise, et, ses souliers ôtés, se haussa sur la cheminée avec l’agilité d’un petit ramoneur.

Quand le fracas sinistre retentit par la maison, Annette sursauta dans sa petite chambre d’en haut, où le bruit arriva légèrement assourdi, mais gardant encore une sonorité de mauvais aloi. Elle était au lit ; elle se leva, se vêtit prestement d’un petit peignoir, et courut à la chambre de sa voisine Gertrude, pleine de cet émoi toujours prêt à naître dans sa vive et vibrante nature.

« Avez-vous entendu, Gertrude ? avez-vous entendu ?

— Le bruit ? C’est quelque maladresse des domestiques ; laissez-moi dormir, je vous prie », dit la tranquille Flamande.

Ce n’était pas satisfaisant. Les pieds nus dans ses sandales, elle descendit lentement l’escalier, l’oreille aux écoutes. C’était d’en bas que venaient les voix, sans doute les lamentations d’usage quand un « malheur », est arrivé. À mesure qu’elle approchait, le murmure devenait clair ; on distinguait les voix plus vulgaires des quatre bonnes, puis le pittoresque parler de Maria et Vittoria, qui, elles aussi, étaient venues au lieu du sinistre. Le cœur d’Annette, prompt à s’impressionner, battait à grands coups sous les gros plis de sa robe flottante.

Seulement, le tragique de son émotion se transforma en gaîté quand elle poussa la porte du cabinet de travail que le désarroi général avait laissée ouverte.

Les quatre servantes, coquettes dans l’uniforme de leur tablier de neige, étaient à genoux, toutes avec la même mine dolente, autour de la cheminée. Vittoria et Maria, rigides et muettes maintenant, se tenaient debout ; debout aussi, mais si haut perchée sur la cheminée qu’il fallait lever la tête pour apercevoir son diabolique minois, Giuseppa pontifiait, profondément impénitente, pendant que par terre gisaient ici une main, là un pied, autre part la tête effritée de la Rieuse de marbre.

Quant à la scène du crime, il était facile de la reconstituer. Une fois de plain-pied avec sa victime, Giuseppa avait engagé la lutte entre ses petits bras nerveux et l’énorme poids de la sculpture. Vraisemblablement, ç’avait été épique ; mais, prise aux épaules par les solides menottes de cette furie d’enfant, la pauvre statue n’avait pu que se résigner au bris mortel, et tout ce que l’on pouvait dire d’elle, c’est qu’elle était tombée le sourire aux lèvres.

Mais Giuseppa avait compté sans la vigilance des servantes qu’un si formidable tapage ne pouvait manquer d’attirer ; elles étaient arrivées toutes, successivement, se heurter à la porte fermée ; et, ne soupçonnant pas que l’auteur du méfait pût être une de ces « demoiselles », elles avaient vite été quérir la clef de réserve qui pendait à leur trousseau, tremblant toutes quatre et ne doutant pas qu’il n’y eût un malfaiteur dans la pièce. Maria et Vittoria étaient ensuite descendues, et tout ce monde avait trouvé Giuseppa juchée en place de celle qu’elle venait de si bien détrôner, Giuseppa que l’énormité de son crime avait stupéfiée au point de lui enlever la force de descendre.

Après un regard de regret jeté sur les débris de ce qui avait été une œuvre d’art si parfaite, Annette ne put s’empêcher de rire ; Giuseppa, ses sœurs, les bonnes, avaient chacune une attitude tellement hilarante, que le comique de la situation l’emportait sur la gravité de l’accident. Les quatre servantes, fort choquées de cette gaîté intempestive, qui ne les étonnait qu’à demi de la part d’une créature de la race d’Annette, relevèrent les morceaux de marbre qu’elles disposèrent en un tas près du principal fragment de la statue, puis elles se retirèrent.

Alors, dans son copieux langage toscan, inintelligible à la créole, la fiévreuse Vittoria commença une mercuriale mémorable à l’adresse de sa cadette. On y sentait une fureur incontestable, et de sanglants reproches, et des menaces, et des lamentations, et de l’ironie, et du pathétique : tous les ressorts de l’éloquence méridionale, quand elle est mise en jeu par un sentiment vif.

Et soudain, l’impassible Giuseppa, qui avait tout écouté d’un air glacial, s’émut aux paroles de sa sœur ; ses paupières orgueilleuses s’abaissèrent, et les larmes lui vinrent, timidement d’abord, une à une, puis à flots ; puis ce fut le tour des sanglots, puis du dramatique désespoir, tumultueux et affolé, qui est le propre des natures chaudes. Elle bondit à terre d’un saut léger, et vint s’affaisser, le visage contre un canapé, son petit corps tout secoué de la convulsion des larmes.

Annette s’approcha, les larmes aux yeux elle aussi maintenant. Elle était ainsi faite que les torts de celui-ci ou de celle-là la laissaient indifférente, et qu’elle ne refusait sa sympathie à n’importe qui,. pourvu que ce n’importe qui eût quelque peine.

« Vous avez été dure pour elle, Vittoria », dit-elle.

Vittoria la fixa de sa prunelle étrange, où brûlaient dans cette minute-là bien d’autres pensées que celles du marbre mutilé, sa prunelle subitement adoucie pour regarder la créole

« Je n’ai pas été trop dure, répondit-elle ; je remplace ici notre mère près de mes sœurs, et j’ai dit à Giuseppa ce que notre mère lui aurait dit si l’enfant avait fait devant elle ce qu’elle vient de faire et qui va peut-être causer notre départ. »

Et comme Annette l’interrogeait de sa mine surprise :

« Croyez-vous que Mme de Bronchelles veuille garder chez elle une petite fille qui, pour se venger d’un ordre donné, brise les objets auxquels elle tient le plus ? Si encore nous pouvions remplacer cette statue ! mais elle est d’un prix énorme et nous n’avons, nous, qu’une petite fortune qui ne permettra pas à nos parents de faire cette dépense. Aussi faudra-t-il se résigner à la honte d’être chassées. »

Annette se mit à rire.

« Et c’est tout ? dit-elle, rien qu’une question d’argent ? Vous croyez qu’on trouverait une statue pareille ?

— Ce n’est qu’une copie, elle a pu être reproduite. Venez alors, dit la créole, venez vite. »

Puis elle entraîna de force Giuseppa qui se raidissait et, dans sa chambre, elle commença par la calmer en l’inondant d’oranges, de dattes et de confitures ; ensuite, sous les yeux de Vittoria stupéfaite, elle ouvrit un coquet portefeuille de cuir odoriférant qui regorgeait de billets de banque. « Prends, lui avait dit là-bas M. Maviel, mets là-dedans tout ce que tu pourras et sois heureuse ; quand ce sera dépensé je serai encore là. » C’était l’occasion d’être heureuse ; elle vida le contenu du portefeuille sur la table.

« Voilà de quoi payer des statues à toutes nos compagnes, n’est-ce pas ? Seulement, arrangeons-nous de manière à ce que le marbre soit remplacé ce soir. »

Vittoria devint blanche comme un linge. Elle demanda :

« Annette ! pensez-vous ce que vous dites ?

— Ma foi oui, dit la joyeuse « Café au lait », et vrai ! cela me fait autant de plaisir qu’à vous de dépenser mon argent. Maintenant si Mme de Bronchelles rentrait par malheur avant que ce ne soit fait, il est bien entendu que c’est moi, moi seule, qui suis l’auteur du méfait. N’est-ce pas, Giuseppa ? »

Et comme Giuseppa, estimant que la meilleure conclusion d’une si tragique histoire était encore de se consoler avec les savoureuses goyaves, se donnait à cœur joie des confitures, Annette marcha vers elle pour lui réitérer sa question : « N’est-ce pas, Giuseppa ? » quand elle sentit une main s’abattre sur son épaule par derrière, et la serrer ferme. C’était Vittoria qu’elle n’avait pas entendue venir jusqu’à elle.

La signorina la regarda un instant d’un œil profond et significatif ; elle avait les prunelles humides, l’air grave et comme une vague tendresse fraternelle greffée sur son éternelle mélancolie. À la fin elle l’embrassa.

« Merci, Annette, dit-elle d’un ton de serment, je vous promets de vous prouver un jour que je ne suis pas une ingrate. À partir d’aujourd’hui je vous suis dévouée. »

Cette déclaration de paix devait paraître passablement surprenante à Annette, qui ne savait même pas qu’il y eût eu guerre entre elles. Elle n’apprécia pas en tout cas, à sa juste valeur, l’avantage qu’il y avait à posséder une alliée de la souplesse, de l’habileté, de la perspicacité vieillotte et de l’ardeur latente de cette inconcevable Vittoria, figure changeante, nature double, capable d’autant de férocité dans le dévouement que dans la vengeance.

Une heure plus tard, les deux nouvelles amies et les Anglaises se mettaient en route pour Paris à la recherche d’un marbre semblable au marbre : défunt. Nelly et Frida, qui, elles, avaient le dédain ouvert et l’ironie franche, appelaient toujours Annette, bien en face, « Café au lait » ; au début, c’était profondément contemptueux, et la créole en avait souffert ; puis, peu à peu, l’habitude avait émoussé l’acuité du surnom ; cette fois, dans le ton où elles avaient dit ces trois mots : « Mademoiselle Café au lait, nous allons vous accompagner », on sentait un nouveau sentiment, qui tenait de la cordialité, de la sympathie et de la déférence. Était-ce le nuage d’or, planant autour d’Annette, qui l’avait tout à coup métamorphosée à leurs yeux de Britanniques, ou bien sa bonté qui, s’insinuant peu à peu, avait enfin touché leur cœur de jeunes filles ? À partir de ce jour, leurs poignées de main devinrent plus chaudes, leurs sourires discrets plus fréquents, et leurs lèvres moins dédaigneuses, quand elles tournaient vers Annette leurs jolies figures de chromos frais. Il y avait dans la quarteronne un rayonnement mystérieux, qui orientait de force les cœurs vers elle.

Pendant que ces scènes se passaient chez elle, Mme de Bronchelles poursuivait sa route vers Paris en compagnie d’Ogoth Bjoertz, que l’heure importante qui se préparait pour elle laissait dans sa noble placidité. Il semblait qu’elle fût indifférente à l’examen où se jouait son intense ambition, et que c’en fût une autre qui le passât à sa place. C’était l’excès de sa maîtrise d’elle-même, que de se montrer toujours au-dessus des événements les plus poignants ; et même durant ce trajet, où il n’y aurait dû exister pour elle d’autre préoccupation que celle de cette épreuve suprême de ses études, elle se remémora le discours de Vittoria, la veille, l’avertissement que lui avait donné la signorina, et elle entama sur-le-champ, avec Mme de Bronchelles, le sujet épineux de l’amitié naissante entre André Nouvel et Annette. On aurait presque voulu la voir pâle et tremblante comme une vraie femme : elle se fit logicienne.

Regardez, dit-elle en montrant la première affiche qu’elles eussent aperçue de la pièce de l’écrivain ; ces hommes d’esprit sont inconcevables ; ils s’acharnent après leurs propres défauts, quand ils les ont découverts… chez les autres. L’Écervelée ! Il a appelé sa comédie l’Écervelée ! J’imagine que ce doit être l’histoire d’une femme frivole et irréfléchie, n’est-ce pas, le titre est clair ; eh bien ! l’irréflexion, cette épouvantable plaie du genre humain, c’est justement ce qui gâte toutes les qualités de ce pauvre Nouvel ; c’est un écervelé… »

Mme de Bronchelles, tout d’abord, se mit à sourire :

« Ma belle Scandinave, lui répondit-elle, quand donc pénétrerez-vous enfin le caractère français ? Nous avons beau faire tous nos efforts pour paraître graves et sagaces, nous autres, le souci de charmer nous perd toujours en société, et nous tombons presque immédiatement dans la badinerie dès que nous commençons à causer. Tenez, voyez M. Maréchal lui-même, ce vieux garçon de vingt-cinq ans qui est savant comme quatre et enténébré comme pas un ; quand il est trois à parler, pour peu qu’il soit en verve, il babille comme une jeune fille, à tort et à travers. André Nouvel est maître dans l’art de plaisanter, n’empêche que son cerveau soit un outil remarquable, et que, dans la solitude, il pousse la réflexion jusqu’à son travail le plus ardu. Vous n’avez donc pas lu ses livres ?

— Si, madame, fit Ogoth, et je sais aussi bien que d’autres quel penseur profond il fait. C’est un auteur accompli, et Dieu me garde d’incriminer son cerveau. Seulement, dans la vie, il ne suffit pas d’être intelligent ; ce n’est pas l’aimable gaîté de M. Nouvel que je blâme, c’est son manque de jugement et son égoïsme.

— Vous êtes sévère, ma bonne Ogoth ; décidément nos âmes françaises vous sont inintelligibles. Quand on veut connaître le bon sens d’André, on n’a qu’à l’écouter parler ; et si l’on doute de son âme tendre, il suffit de le lire. Est-ce un insensible qui a écrit ces petits volumes délicieux qui ont fait sa réputation de sentimental ?

— Ce n’est pas un insensible, madame, c’est un dilettante. Et tenez, je vais en venir de suite au fait. Si M. Nouvel possédait les magnifiques sentiments d’altruisme et de bonté qu’il a si bien analysés dans ses livres, aurait-il étourdiment causé à la pauvre petite Vittoria la peine de la délaisser, après l’avoir cultivée si longtemps pour sa seule originalité ? Il lui a fait croire qu’il l’aimait, par sa manière d’agir, tout le temps qu’il a eu besoin d’elle pour sa pièce, comme M. Maréchal me l’a fait entendre ; maintenant, vous savez ce qu’il en est, et — ne le dites pas — je vous confie que Vittoria a un gros chagrin.

— Vittoria ! s’écria Mme de Bronchelles, mais c’est une enfant, une gamine ; comment a-t-elle pu prendre pour un sentiment le goût d’André pour les petites causeries familières avec elle ? J’avais bien, par deux ou trois fois, pensé sérieusement… »

Ogoth l’interrompit.

« Cette histoire est finie maintenant, sur une opiniâtre rancune de la pauvre petite ; mais ce qu’il y a de grave et d’urgent à entraver, c’est une autre histoire du même genre, en train de se nouer entre M. Nouvel — un honnête homme qui n’agit que par irréflexion, je vous l’accorde et votre charmante petite amie Annette Maviel. Prenez garde. Dans Vittoria, c’est la vanité surtout qui à été blessée ; chez Annette, une petite âme souverainement aimante, ce serait autrement grave et irrémédiable. Malgré mes préventions contré son origine, cette enfant me plaît irrésistiblement ; j’ai cru de mon devoir de vous signaler la peine qui l’attend. Observez-les, surveillez-les, Ils sont en passe de se rapprocher l’un de l’autre, lui par curiosité, elle par enthousiasme. Lorsque la curiosité de l’auteur sera satisfaite, le mal sera fait chez votre quarteronne ; elle l’aimera. »

Ogoth se tut. Elles approchaient du but ; elle tira de sa poche un livre de pathologie où une question lui restait à voir, et Mme de Bronchelles se dit mentalement que cette incomparable fille avait peut-être mieux pénétré l’âme française qu’il ne paraissait.

Si perspicace qu’on soit, on est si prompt à s’illusionner sur le mérite de ses amis, surtout de ceux dont le renom vous flatte, et dont l’amitié vous a toujours été agréable, que cette femme de jugement avait laissé inaperçues les petites faiblesses d’André Nouvel. Mais elle était trop loyale pour ne pas les reconnaître quand on les lui faisait toucher du doigt, le cruel avertisseur fût-il l’une de ces jeunes filles qu’elle était censée diriger. Sous les paroles d’Ogoth, dont elle sentait la justesse, elle eut la pénible impression qu’une illusion précieuse s’en allait encore de son esprit. Ce charmant homme perdait un rayon de l’auréole dont elle l’avait entouré ; elle ne lui donna pas raison, mais sa pensée s’en fut de suite avec un serrement de cœur vers Annette, dont la surprenante Norvégienne venait de diagnostiquer si nettement le cas ; Annette dont elle redoutait tant de voir couler les larmes, et qui peut-être était si proche de son premier chagrin. Elle se rappela mot pour mot les paroles de l’écrivain : « J’ai rangé dans ma mémoire ou dans mon intellect, comme dans un musée, les jeunes filles que j’ai rencontrées et étudiées ; j’y ai mis votre insaisissable Vittoria… » puis cette autre phrase, qui empruntait une telle menace de la précédente : « Annette y sera demain ». C’était donc vrai ; il allait s’intéresser à son aimable petit caractère, à sa jolie figure pittoresque, à son esprit pétillant, juste le temps de capturer dans son cerveau ce nouveau modèle de jeune fille. Et après, si sa pauvre petite créole enthousiaste avait donné naïvement son cœur dans la même illusion que l’Italienne !

Oh ! ce Nouvel ! Il lui apparaissait maintenant comme un cruel peintre d’oiseaux qui se serait amusé à prendre des colibris en les blessant, s’estimant quitte s’il les relâchait après. Elle concevait une impatience fiévreuse de voir s’affirmer la supposition qu’Ogoth lui avait mise dans l’esprit ; elle brûlait d’en savoir assez long pour aller trouver l’écrivain et lui dire à temps :

« Vous agissez comme un malhonnête homme ; ayez pitié au moins de celle-là, la plus exquise de toutes. »

Elle ne prévoyait pas combien les circonstances allaient la servir.

V

LE ROMAN

Le repas du soir, le même jour, était silencieux et consterné. « La Rieuse » trônait cependant de nouveau là-bas, et une intimité toute fraîche éclosait mystérieusement entre les jeunes filles que cette journée avait décidément liées ; mais la terrible épreuve avait été un échec pour Ogoth. De son travail épuisant, de ses nuits brûlées dans l’étude, de son effort cérébral soutenu des mois, il ne revenait rien. Le titre convoité lui était refusé, et elle était rentrée pourtant immuablement placide ; peut-être un peu plus pâle que de coutume, à cause de la fatigue des jours précédents, mais l’esprit libre. Mme de Bronchelles était profondément attristée. Vittoria, Maria et Giuseppa rongeaient leur frein dans l’impuissance, et si l’un de ces messieurs de la Faculté avait bien voulu dans l’instant mettre sa tête sous le talon de l’une d’elles, il aurait vraisemblablement subi un triste sort. Les Anglaises mangeaient sans rien dire ; Gertrude avait tout d’un coup perdu son appétit, et de grosses larmes discrètes roulaient dans les yeux d’Annette.

Le carillon menu de la sonnette retentit dans le jardin sans qu’on le remarquât ; des préliminaires de visite eurent même lieu, sans que la distraction, générale ce soir-là, laissât y prendre garde. Aussi fut-ce une vraie surprise, quand une bonne annonça que M. Nouvel était là.

« Qu’il entre, dit Mme de Bronchelles, nous n’avons pas faim ce soir, il nous mettra en train. »

Et il entra, dans toute sa séduction princière qui pénétra l’âme d’Annette comme un coup de la grâce divine, et qui l’anéantit une seconde fois devant celui qu’elle aimait. Ses cheveux bistrés luisaient d’un éclat exotique, la lumière brutale de l’électricité accentuait l’intelligence de chacun de ses traits et sa pâleur spéciale aux hommes de travail ; il était vêtu d’amples vêtements noirs flottants, cette coupe large que portent bien les gens de talent ; et il s’avança ainsi, souverainement aimable, son premier regard jeté en hommage à la créole.

« Je viens bien mal à propos, dit-il ; mais tant de raisons m’amènent qu’elles vont pourtant m’excuser. D’abord, voulez-vous remettre notre jeudi à vendredi ? J’ai, pour l’heure de notre habituelle réunion, une corvée qui me la fera amèrement regretter : une première à laquelle je suis forcé d’assister. »

Tout le monde comprit, et sourit d’un air complice, sauf Vittoria.

« Dites-moi, André, interrompit Mme de Bronchelles, vous amènerez votre bonne mère, n’est-ce pas ? votre triomphe lui sera une telle joie !

— Mon triomphe ! oh ! ma cousine, je vous en prie, pas ce mot-là à l’avance, il me porterait malheur. Mais comment ! vous avez donc pénétré mon secret ?

— On n’avait pas besoin d’être psychologue pour cela, monsieur ; et puis quand même, votre admirateur, votre dévot, M. Henri, n’était-il pas là pour vendre la mèche ?

— Ah ! ce pauvre Maréchal ! la réclame abasourdissante qu’il cherche à faire autour de ma pièce me mettrait en gaieté, si le malheureux garçon n’était si attristant dans le moment. Vous savez que le petit frère va tout à fait mal ; il y a eu une consultation, je crois que c’est la fin. »

Il y eut autour de la table une exclamation douloureuse. Cet enfant malade, et son frère vivant à ses genoux, avec leur deuil récent, leur touchant amour fraternel, la réserve un peu timide dans laquelle ils se tenaient, étaient profondément sympathiques à la jeunesse de la villa du Sphinx ; on s’intéressait au mieux du petit Étienne comme à la carrière de l’aîné, d’apparences si brillantes et qui restait suspendue à la santé de l’enfant. L’idée de la mort du petit frère était épouvantable.

« Qu’a-t-il donc, ce petit ? demanda Annette la voix toute altérée.

— Mon Dieu, mademoiselle, je ne sais trop, dit Nouvel ; Mlle Bjoertz vous expliquerait cela mieux que moi ; c’est une mauvaise maladie des os ; imaginez ce petit corps disloqué, déformé, et si atrophié, que le petit cercueil qu’il lui faudra n’aura pas besoin d’être plus grand que cela. »

Et il mesurait sur la table, entre ses deux mains, un étroit espace.

« Ce ne sera plus maintenant qu’une affaire de temps, poursuivit-il, traduisant dans sa pitié la compassion des autres, par l’habitude qu’ont les écrivains d’éprouver jusqu’au fond les émotions, et de les rendre. C’est affreux, n’est-ce pas ? de penser cela, cette malheureuse petite vie qu’on dispute depuis neuf ans à la maladie, et qui va s’éteindre, qui va passer entre les mains de mon pauvre ami, juste au moment où il avait le plus d’espoir !

— C’est bien curieux, fit Ogoth sans attendrissement visible ; je l’avais vu beaucoup mieux jeudi.

— Une traîtrise de la maladie, répondit Nouvel, une crise qui l’a saisi le lendemain ; c’est affreux, je vous dis, c’est affreux… »

Il faisait un singulier contraste, dans son souci d’être ouvertement impressionné — cet art inconscient qu’il mettait à exprimer ses sentiments — avec Ogoth, l’infrangible Ogoth, qui le dissimulait au contraire, dans une sorte de pudeur orgueilleuse. Elle avait une maxime : « Être au-dessus. » Celle de l’autre aurait pu se transcrire : « Être vrai », tant sa continuelle préoccupation était de rechercher l’exactitude des choses, et de les faire voir.

« Regardez donc, dit-il en se redressant, je suis venu jeter un sort de tristesse sur votre fin de jour ; vous allez me maudire, mesdemoiselles. J’avais pourtant un autre but ; ce n’était pas seulement un avertissement pour jeudi que je vous apportais, mais une curiosité, une curiosité bien permise… »

Son aisance habituelle s’en allait devant la question délicate qu’il n’osait pas poser. En réalité, sa visite n’avait pas d’autre but que de savoir le résultat de l’épreuve d’Ogoth ; mais le sujet était si épineux à aborder qu’il hésitait, comme s’il n’eût pas été l’homme souverainement mondain, l’auteur choyé des salons, le causeur parisien le plus adroit.

Par chance pour lui, Ogoth, qui était d’une très fine intelligence, et qui surprit son regard, le comprit.

« Je parie, lui dit-elle, que vous m’avez fait l’amitié de venir savoir si j’étais reçue à l’internat. »

Et à cette phrase si rondement dite, presque joviale, le jeune maître se méprit tellement, qu’il s’écria franchement joyeux :

« Mais tout juste, mademoiselle Ogoth, je suis venu vous féliciter.

— Eh ! non, vous vous trompez, lui dit-elle dans son impassibilité fatigante, ce sont des condoléances qu’il faut me faire, je suis refusée. »

Il croyait à une plaisanterie, il fallut que Mme de Bronchelles joignît son affirmation à celle de la Norvégienne.

« C’est une injustice alors ! s’écria-t-il, il n’est pas permis de ne pas vous admettre, vous qui surpassez tant en valeur, en intelligence, en savoir, vos gamins de concurrents ; il y a une méprise, un passe-droit, mais ce n’est pas possible.

— Ni injustice, ni passe-droit, monsieur, repartit Ogoth, insuffisance de points, c’est sans appel. J’en savais moins long que mes gamins de concurrents, comme vous les appelez ; peut-être l’événement vous donne-t-il raison, quand vous soutenez l’incapacité du cerveau féminin. »

Dans la circonstance, il eût été cruel de toucher à cette théorie. Nouvel détourna la conversation.

« Au moins, dit-il, je vois que ce n’est pas pour vous une grande peine.

— Oh ! si, fit Ogoth, avec cette sincérité simple qui était peut-être toute sa grâce. Ne croyez pas que cela me soit indifférent. Quand j’ai su que je n’étais pas dans les admis, j’ai intimement éprouvé que ma carrière était brisée ; non point ma carrière telle que les étrangers la conçoivent, et qui s’accomplira désormais banalement d’après leurs vues, mais la carrière que j’avais rêvée. Vous savez bien que je suis ardemment ambitieuse. Vous m’avez montré la première place que je désirais « dans l’aristocratie de la science à Christiania ». Or, si j’avais été interne des hôpitaux de Paris, cette place m’était assurée ; maintenant, c’est fini. Ma position équivoque de femme médecin n’a plus la sanction du titre ; c’est la plèbe qui m’attend dans le monde des savants ; c’est pour cela que je redoutais tant cette épreuve, que je l’ai travaillée avec un acharnement que je ne puis vous dire, et c’est pour cela aussi que l’échec me fait souffrir. »

On avait les yeux tournés vers elle, dans la stupéfaction de la voir dire ces choses-là le sourire aux lèvres. Un sanglot étouffé, au bout de la table, appela toutes les attentions de ce côté-là ; c’était Annette qui pleurait.

C’était une sensitive. Le chagrin des autres la martyrisait ; elle n’avait pu voir avec indifférence cette royale fille qu’était Ogoth abaissée dans l’humiliation de l’insuccès, comme la première venue. Mais à l’entendre révéler sa peine, développer la blessure que ce coup lui avait faite, et s’avouer malheureuse malgré tout l’ascendant de science, de noblesse, de prestige, qu’elle avait sur les autres, son cœur s’était fondu.

« Si nous quittions cette salle à manger où il flotte des idées noires, mes enfants ! s’écria Mme de Bronchelles, venez donc. »

Elles s’acheminaient toutes vers le cabinet de travail où se passaient les soirées. Annette venait derrière. André Nouvel se trouva à ses côtés.

« Qu’avez-vous donc, pauvre enfant ? lui dit-il ; c’est le malheur de Mlle Bjoertz ? Mais voyez, elle vous donne l’exemple du stoïcisme.

— Que voulez-vous, murmura la créole, le visage enfoui dans son petit mouchoir, je suis faite comme cela ; je ne peux pas, je ne peux pas voir souffrir. Et Ogoth souffre, il faut qu’elle souffre bien cruellement pour avoir parlé comme elle l’a fait. Et puis aussi, je me reproche d’être heureuse quand les autres ne le sont pas.

— Vous ne serez jamais heureuse, vous, avec votre cœur. »

Elle l’écoutait parler dans une religion délicieuse, recueillant chacune de ses paroles comme des diamants ; mais c’était surtout cet ineffable sujet du cœur, qu’il mettait une sorte de coquetterie de littérateur à aborder près d’elle, qui faisait vibrer sa petite âme amoureuse. Elle sentait plus que jamais dans Nouvel l’auteur de Martiale, ce féministe délicat et profond, le plus subtil qu’il y eût. Ils s’assirent l’un près de l’autre.

« Vous croyez que je ne serai pas heureuse ? demanda-t-elle.

— Pourquoi me forcez-vous à vous prédire des choses que je donnerais si cher pour vous épargner ? Oh ! oui, vous souffrirez ; vous aurez à chaque instant de petites souffrances insensibles aux autres, et qui seront déchirantes pour vous, parce que vous avez le malheur d’être une raffinée. Est-ce qu’un coup de fouet, cinglé dans la rue sur un pauvre cheval maladif, ne vous blesse pas autant que la bête ? Est-ce que le regard d’un chien mourant ne vous noiera pas de tristesse ? Est-ce que votre impuissance à soulager les pauvres hommes ne vous a pas quelquefois navrée ? Est-ce qu’une petite amie que vous aimez tendrement, et qui ne s’en aperçoit pas, ne vous fait pas de mal ? Et plus tard, tout cela s’aggravera encore, quand votre cœur d’enfant sera devenu un cœur de femme. »

Ogoth se pencha là-bas à l’oreille de Mme de Bronchelles, et lui dit un mot en lui indiquant discrètement le groupe qu’ils formaient, puis voyant le regard encore humide et triste d’Annette levé sur elle, elle s’approcha et enlaça de ses deux mains les tempes délicates de la créole qu’elle embrassa.

« Ma petite amie, lui dit-elle, merci de votre sympathie, vous êtes bonne.

Dear me ! s’exclama à mi-voix Frida, regardez donc, Nelly, elle a pleuré ! »

Effectivement, dans les yeux éternellement limpides de la belle Norvégienne, que n’avaient émus ni l’effondrement de son ambition, ni les condoléances de ses amies, ni l’amer retour sur soi-même quand elle avait pesé après coup, dans la réflexion, le prix d’une espérance perdue, dans ses yeux de glace, le regard indiciblement compatissant et tendre de la petite « Café au lait » avait mis des larmes.

« Mademoiselle Ogoth, dit l’écrivain, si j’osais me citer moi-même, je vous rappellerais la phrase du pieux auteur de l’Imitation qui avait si bien consolé mon vénérable Herménégilde quand, au début de sa vie religieuse, il s’était vu refuser la dignité d’économe qu’il briguait.

— Dites toujours, monsieur Nouvel, dit Ogoth redevenue de suite sereine.

« — Souvent, reprit-il, un homme s’embarrasse beaucoup pour quelque chose qu’il souhaite, lequel, dès qu’il en est venu à bout, commence à en juger d’une autre façon, parce que ses désirs ne sont pas constants sur une même chose, et qu’il passe turbulemment d’un objet à un autre. » Vous me faites singulièrement l’effet de cet homme-là, mademoiselle. Croyez-moi, si vous aviez atteint votre but, il vous aurait paru bien vite de moins en moins désirable, jusqu’à ce que vous en soyez venue à regretter d’avoir tant peiné pour y arriver. C’est l’histoire du jeune artiste qui rêve du succès, et auquel le succès paraît insipide quand il l’a goûté pendant un tout petit nombre d’années. Vous qui êtes une si grande philosophe…

— Je surmonte ma déception, mais cela ne m’empêche pas de la sentir, monsieur. Vous même, qui ressemblez tant au jeune artiste en question, vous seriez bien malheureux si le succès insipide vous faussait compagnie tout à coup.

— Moi ? Oh ! je vous jure que si j’avais su le néant de cette gloriole qu’on appelle la célébrité, je ne me serais pas donné tant de peine pour l’obtenir. Étant jeune, je m’imaginais que c’était une tout autre chose. »

Ogoth restait sceptique ; elle eut un geste de doute et s’en revint trouver Mme de Bronchelles près de laquelle elle choisit une place, oublieuse de son propre souci, et s’attachant, avec toute la passion dont elle était capable, à résoudre l’affaire que Vittoria lui avait remise entre les mains.

« Observez-les, dit-elle, observez-les ; vous avez remarqué que d’un commun accord ils ont pris deux chaises voisines comme leurs places naturelles tout indiquées. Voyez maintenant s’il n’a pas l’air près d’elle d’un prétendant qui fait sa cour ? Si vous ne saviez pas, comme moi, que c’est tout simplement un psychologue en analyse, vous vous diriez qu’il est épris de la petite Maviel. Et elle, Annette, ne vous paraît-elle pas dans une sorte d’extase ?… Comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? cette petite exilée qui tombe dans un pays inconnu et qui voit tout d’un coup une éminence du talent s’incliner devant elle… il y a là quelque chose de fatal ; je vous dis qu’elle va l’aimer.

— Vous avez raison, Ogoth, disait à son tour Mme de Bronchelles, il faut que je voie André seul ; il le faut dès ce soir ; mais le moyen ? »

Le moyen ne se présenta pas ce soir-là ; André et Annette continuèrent à causer dans un colloque exquis d’où ils ne sortaient qu’à intervalles, par politesse pour les autres. La créole ne fuyait plus maintenant l’inquisition du tout-puissant liseur de pensées ; au contraire, elle se révélait elle-même avec autant d’aisance que près d’une sœur ; elle se confessait doucement, dans le ravissement de se sentir connue déjà de ce nouveau venu dans sa vie, qui lui disait : « Vous pensez ceci, vous aimez cela, voilà vos goûts, voici vos antipathies. » À la fin, Mme de Bronchelles s’approcha d’eux ; alors, la causerie dévia insensiblement vers un sujet moins intime ; ils parlèrent de M. Maréchal et du petit malade, mais ce fut pour s’unir encore dans une pitié qui, à être ainsi partagée, prenait un charme de délicieuse tristesse.

Il partit tard, s’excusant d’avoir changé l’heure régulière du coucher. Annette monta de suite, dans un recueillement mystique, et s’enferma dans sa chambre. Vittoria put trouver, dans l’escalier, l’occasion d’un rapide dialogue avec Ogoth.

« Êtes-vous convaincue de ce que je vous ai appris ?

— Soyez en paix, Mme de Bronchelles est prévenue. »

La signorina eut le sentiment qu’elle avait un peu éteint sa dette de reconnaissance envers la quarteronne, en donnant autour d’elle l’éveil du danger. Elle n’était cependant pas encore quitte à ses propres yeux. Une idée jaillit sous son front illisible ; comme elle allait rejoindre ses jeunes sœurs, elle fit volte-face, gravit encore un étage, et se trouva devant la porte d’Annette. Ce qu’elle avait confié à l’étudiante, elle pouvait venir le dire ici, dans le mystère de cette petite chambre, et ruiner d’un mot, dans le cœur de la créole, celui qu’elle haïssait maintenant avec passion. Elle hésita cependant une minute, son naturel artificieux n’étant pas de force à supporter la brutalité d’un tel tête-à-tête ; et après l’hésitation, elle remit à plus tard ce double accomplissement de sa gratitude et de sa vengeance, et elle redescendit, comme ces oiseaux nocturnes que la lumière vive effraie.

Dans la semaine qui suivit, Annette connut le supplice enchanteur de l’attente ; elle compta les nuits et les jours, jusqu’au vendredi bienheureux qui devait la ramener auprès du seigneur de ses pensées. Elle accompagnait ses amies dans de rêveuses promenades ; un jour, au Bois, elles eurent l’étonnement de se trouver, à un détour d’allées, face à face avec la voiture du petit Étienne que conduisait une vieille bonne. Un mieux brusque s’était déclaré ; il fallait à toutes forces faire entrer un peu d’air dans les pauvres poumons étiolés, et, malgré le froid, on sortait l’enfant que la terrible secousse avait écrasé dans ses oreillers comme un petit moribond. Il était inerte dans le creux du matelas ; et il eut cependant un sourire faible de malade, en apercevant ses grandes amies qui s’empressaient autour de lui.

« Que veux-tu que je t’achète, disait Giuseppa, un gâteau ? »

Il était devenu presque aphone ; il répondit d’une voix sourde :

« Je ne peux pas, j’ai promis à Henri de ne pas manger. »

Gertrude, le cœur plein de ses petits frères, avait pris dans ses mains celle de l’enfant qu’elle caressait rêveusement, comme on lisse l’aile d’un oiseau blessé ; toutes les jeunes filles, avec des voix adoucies, des mouvements silencieux, s’efforçaient de le distraire ; seule, Annette s’était écartée. Ce pauvre petit visage, ravagé par l’assaut récent de la mort, la bouleversait ; puis, elle avait peur d’effaroucher l’enfant qui l’avait à peine vue, et qui ne la reconnaîtrait peut-être pas : elles s’adressa à la servante.

« Il a été bien mal, n’est-ce pas ? Comment en est-il revenu ?

— Ah ! Mademoiselle, dit la vieille femme qu’on sentait remplie d’une émotion débordante, une émotion arriérée qui cherchait à se confier ; pour savoir cela, il faut avoir été comme moi dans cette maison. Tout le monde vous dira que ce sont les médecins qui ont guéri le petit, moi, je sais bien que ce n’est pas eux, que ce ne sont pas leurs consultations, ni leurs remèdes, ni leurs grands tralalas, mais M. Henri tout seul. Ce n’est pas qu’il ait dit grand’chose, le malheureux Monsieur, ni qu’il lui ait donné grand remède, puisqu’il n’a pas bougé, et qu’il est resté un jour et une nuit, sans boire ni manger, assis près du lit de son frère ; mais vous savez, il y a des choses qui ne se comprennent pas. À un moment — vous n’allez peut-être pas me croire, mais je vous jure bien qu’il y avait passé — c’était fini, plus un mouvement, plus un souffle, plus rien ; alors M. Henri s’est baissé, il l’a regardé d’une telle manière, mademoiselle, que c’est comme je vous le dis, l’enfant a remué ; et à partir de cet instant-là il s’est remis peu à peu. Ah ! ce n’est pas par ce que c’est mon maître, et que j’ai été sa nourrice, mais vous pouvez me croire, mademoiselle, il n’y a pas aujourd’hui deux jeunes gens comme celui-là dans tout le monde. »

Les jeunes filles, de peur de fatiguer l’enfant, s’écartaient maintenant ; la vieille bonne s’en fut reprendre sa voiture qu’elle recommença de faire rouler sur le sable de l’allée, amolli par l’humidité, et Annette, plus songeuse que jamais, se mit à suivre ses amies, pensant à ce miraculeux amour fraternel, dont le mystère avait vaincu l’autre mystère horrible de la mort.

« À force d’aimer, se disait-elle, on peut donc ce qu’on veut. »

Elle était aussi plus librement heureuse, n’étant pas gênée comme autrefois dans ses béatifiques songeries par le souvenir affligeant de l’enfant qui se mourait.

Croyez-vous qu’il pourra guérir ? demandait-elle à Ogoth, pour se débarrasser du scrupule qui l’empêchait de jouir de sa jeune vie souriante. On peut bien rarement affirmer qu’un malade ne se guérira jamais, ma petite amie, répondait la Norvégienne ; il se pourrait en effet qu’Étienne se remette. »

Alors, dans sa casuistique naïve, elle décidait qu’elle pouvait écarter de son esprit cette tristesse d’autrui, puisque cette tristesse était encore douteuse, et qu’elle se fondrait peut-être un jour dans la joie.

Ce fut dans cette allégresse, dépouillée de toute arrière-pensée troublante, qu’elle se rendit, le vendredi venu, chez Mme Nouvel. Cette visite s’annonçait exactement semblable à la première ; le même omnibus les mena, à l’heure ordinaire, au petit hôtel élégant du jeune maître, et si la première entrevue de l’écrivain avait donné à l’autre un piquant savoureux, cette soirée, placée au lendemain de la « première » de sa pièce, était tout aussi intéressante. Il vint avec sa mère au-devant des visiteuses, aimable comme la dernière fois, mais l’œil soucieux d’Annette eut vite fait d’apercevoir une altération dans cette figure heureuse, quelque chose d’amer, comme le choc d’une douleur inattendue, qui aurait bouleversé ses traits flegmatiques et sa physionomie nonchalante. Ignorante de la vie littéraire, de ses revers et de ses déceptions, elle n’aurait pas soupçonné, une heure auparavant, qu’une ombre pût passer dans le ciel glorieux de l’écrivain, et il lui semblait que chacune de ses productions dût être infailliblement un foyer d’enthousiasme dans la foule ; mais là, tout à coup, devant son regard changé, elle eut la perception douloureuse — incompréhensible intuition de femme — qu’il venait d’avoir un déboire, et sa pièce un insuccès. Et elle aurait donné toute la joie promise par cette soirée pour s’en aller, entraîner ses compagnes et leur dire : « Il ne faut pas que nous sachions son humiliation, il ne faut pas que son amour-propre blessé souffre à cause de nous ; partons, ignorons tout. » Mais ce fut surtout quand Mme de Bronchelles, mal mise au courant par un journal ami de l’auteur, prononça cette phrase inévitable : « Eh bien ! parlez-nous d’hier », qu’elle éprouva le déchirement intime d’une dérision.

« Ah ! ma pauvre cousine, vous n’avez donc pas vu la presse ? Fiasco, fiasco complet ; j’ai été mal soutenu par mes interprètes, puis la pièce était d’un genre particulier que le public routinier n’a pas compris. On n’a eu d’abord qu’un étonnement déconcertant, puis la salle a bâillé, et moi qui me flattais d’un peu de sympathie dans le monde, moi qui suis déjà une vieille connaissance de ce public parisien qui a dû me lire, et sur lequel j’avais eu la bêtise de compter, je l’ai vu s’écouler bruyamment au vestiaire avant le rideau final. Vous entendez bien, ma cousine, avant que le rideau soit tombé, je les ai vus tous partir, ces goujats ! Il en restait peut-être soixante, et parmi ceux-là tous mes amis. »

Et en disant cela, les mains aux poches relevant les basques de son veston, il tournait autour de sa grande table de travail, peu à peu repris par l’émotion et la rage premières qu’il avait domptées d’abord par habitude mondaine. Les jeunes invitées se tenaient stupéfaites, encore près de la porte. La vieille Mme Nouvel vint prendre le bras de Mme de Bronchelles.

« Ah ! si j’avais pu vous voir seule, je vous aurais avertie de ne pas lui parler de cela ; je voulais vous télégraphier de ne pas venir, il s’y est opposé : « Je serais tout à fait ridicule, m’a-t-il dit ; je le suis assez comme cela. » Maintenant, il est calmé ; mais si vous l’aviez vu cette nuit ! oh ! cette nuit, il était terrible, le pauvre enfant ; vous auriez cru voir un lion blessé. »

Et l’on entendit la voix fiévreuse de Nouvel qui reprenait :

« À la quatrième scène du deuxième pourtant, il y a eu un peu de mouvement dans la salle ; j’ai cru que la partie était gagnée ; les têtes se relevaient, les chapeaux des femmes ont eu un frisson ; ç’a été tout. Mes meilleures scènes du dernier acte ont été gâchées par une artiste que j’avais crue intelligente ; le public n’a rien senti ; il se tenait comme à Guignol ! »

Profondément gênées de leur propre importunité, les jeunes filles, effarouchées par cette colère d’homme, s’étaient avancées sans bruit jusqu’aux sièges, où elles s’étaient alignées en silence ; Annette, abreuvée par la délicate souffrance de voir la peine de celui qu’elle aimait, baissait sa petite tête affligée dans l’effort inouï de retenir ses larmes. À une nouvelle pause de l’écrivain, elle leva les yeux vers lui dans une suprême expression de tendresse humble qu’il comprit. Il s’adoucit spontanément et fit un pas vers elle.

« Vous auriez été là, mademoiselle Annette, je suis sûre que vous auriez applaudi de confiance, n’est-ce pas, rien que pour épargner à un pauvre auteur la sottise de ma situation. »

Elle s’enhardit à ce ton particulier que le grand surcroît d’âge qu’il avait sur elle lui donnait.

« Mais ce n’est pas fini, dit-elle, on la rejouera votre pièce, c’est peut-être une malechance qui vous a amené pour la première fois ce méchant public ; les autres fois… »

Il sourit, apaisé par cette douce voix de fillette, comme le vieux Saül courroucé sous l’angélique harpe de David.

« Il n’y aura pas d’autres fois, dit-il, j’ai retiré ma pièce. »

La pauvre Annette avait les lèvres closes par cette conclusion. Elle se sentait incapable de donner des consolations à ce demi-dieu vaincu, et le silence tragique allait recommencer, quand Vittoria, pâle et les lèvres blêmes, avec une étincelle diabolique dans ses longs yeux d’Italienne, prit la parole.

« Monsieur Nouvel, dit-elle d’une voix frémissante et qui fit lever toutes les têtes, car c’était sa première infidélité au silence sombre dans lequel elle s’enfermait toujours en société, Monsieur Nouvel, cela ne doit rien vous faire ce contre-temps ; rappelez-vous donc cette phrase, qui avait si bien consolé, disiez-vous l’autre jour, le moine Herménégilde ; vous savez, ce fameux conseil : « Souvent un homme s’embarrasse pour quelque chose qu’il souhaite, lequel, dès qu’il en est venu à bout, commence à en juger autrement, parce qu’il passe turbulemment d’un objet à un autre. »

Et ayant dit cela lentement, avec une perfidie incomparable, elle ajouta :

« Vous ne devez pas oublier non plus ce que vous nous avez avoué, que le succès est insipide et que votre célébrité vous était devenue indifférente. Donc votre échec doit vous être au contraire quelque chose de neuf et d’agréable. »

André Nouvel se retourna vers Vittoria avec une sorte de stupeur ; cette sauvage fille, timide et taciturne, qui tout d’un coup, sans qu’on l’eût interrogée, osait briser le silence dévotement fait autour de sa douleur auguste, et qui ne le brisait que pour être sarcastique, presque injurieuse, cela devait le mettre hors de lui ; il eut l’impression confuse que c’était sa propre pièce — sa pièce si pleine d’elle — qui revenait s’incarner dans la signorina, pour lui jeter cette suprême ironie ; puis, son naturel d’auteur l’emporta ; il ne pouvait savoir quelle liqueur de vengeance se condensait dans cette méchanceté, il se défit de tout ressentiment pour noter en amateur ce nouveau trait de la Florentine.

« Bon cerveau pour son âge, pensa-t-il, et mauvais cœur. »

Puis il répondit en riant :

« Je suis pris dans mes propres rets, mademoiselle ; il faut dire que vous retournez la flèche comme un Scythe. Enfin, je reçois la leçon de bon cœur ; elle m’apprend qu’il y a quelque chose de très sot à prêcher la résignation aux autres, dans l’heure où l’on n’en a pas besoin pour soi-même. Profitons-en tous, mesdames. »

Ogoth Bjoertz seule avait compris dans sa profondeur le sens caché de ce petit incident. Elle en voulait à Nouvel pour sa façon d’agir ; elle trouva la leçon dure, mais méritée, car son aménité philosophique ne proscrivait pas absolument les justes représailles.

Seulement, le but de l’Italienne était en somme manqué. Elle avait voulu retourner son petit ongle empoisonné dans la plaie de l’écrivain, et sa boutade n’avait réussi qu’à faire une diversion à la contrainte latente dans le salon. Après elle, on causa moins aigrement et sans amertume. Le sujet changea, ce fut du petit Maréchal qu’on s’occupa. Puis Mme Nouvel s’en fut trouver les Anglaises.

« Miss Frida, dit-elle, chantez donc un peu ; ça le distrairait. »

Et Frida gagna nonchalamment le coin du piano, elle s’assit avec grâce, laissa tomber sa longue main aux doigts fuselés sur le clavier, et l’on entendit quelque chose de très mélancolique et de suave, les sons filés combinés de sa voix d’église et de l’instrument. Toutes ses amies se groupèrent autour d’elle avec la mère de Nouvel ; celui-ci s’en allait à son tour l’entendre, quand Mme de Bronchelles, trop heureuse de l’occasion d’un tête-à-tête, l’arrêta brusquement.

« Halte ! mon cher ami ; restons ici tous deux et causons.

— Je suis à vos ordres, ma cousine.

— Pardonnez-moi, ajouta-t-elle, je suis fâchée de vous tracasser ce soir, et j’aurais voulu vous laisser aujourd’hui un peu de paix ; mais la chose presse. J’ai à vous donner un avis très ennuyeux, pour lequel il serait peut-être trop tard demain.

— Oh ! oh ! dit-il, moitié riant, moitié inquiet, un mélodrame ne serait pas plus poignant, ma cousine ; miss Allen y joint un orchestre-sourdine d’un grand effet.

— C’est d’Annette Maviel, ma petite mulâtresse, que j’ai à vous parler, débuta-t-elle crânement, pendant qu’il répondait par une exclamation de surprise.

— C’est d’elle ! et vous appelez cela me tracasser ! Mais vous n’avez donc pas vu que c’est elle, la pauvre petite, qui a guéri de son sourire ma mauvaise colère de tout à l’heure ; que, si elle n’avait pas apporté ici ce soir son rayonnement de petite fée, je serais encore, et pour longtemps, le vilain homme que je suis si honteux de vous avoir montré il y a un instant ?

— Oh ! je sais parfaitement qu’elle vous charme, reprit sévèrement Mme de Bronchelles ; vous n’avez pas besoin, pour me l’apprendre, de me le dire ; j’ai vu que son jeune esprit vous plaisait, son cœur aussi, qui vous apporte la vitalité des tropiques inconnue chez nous, et enfin sa brune figure singulière, n’est-ce pas ? Dites-moi franchement ; c’est un sujet intéressant, hein ? Cela fera dans votre musée un échantillon bien curieux, un document sans prix pour vos œuvres, il me semble. Vous écrirez un ouvrage, qui aurait un succès fou, sur les croisements de races, après que, pendant deux ou trois mois, vous aurez auprès d’elle singé l’amitié, joué l’amoureux, trompé son pauvre petit cœur tendre par votre indigne comédie, et mortellement déçu sa belle jeunesse : car c’est cela la jolie besogne que vous faites, écrivain sans pitié, beau cerveau riche, machine à penser et à écrire, dont on ne peut trouver le cœur. Que vous importe que l’enfant se soit crue aimée, que sa puérile imagination de dix-huit ans ait bâti elle aussi son roman, vous qui tenez le vôtre et qui allez l’écrire, sans souci que le sien soit brisé !

— Votre jugement sur moi est cruel, ma cousine, il ne montre pas beaucoup d’indulgence pour un vieil ami, et j’en serais fort chagriné, si je n’avais la ressource de le croire précipité.

— Mon jugement est juste, riposta Mme de Bronchelles d’un ton qui portait encore plus qu’auparavant, Parmi mes jeunes filles, l’une des plus sagaces, et que vous devez connaître, car vous m’avez avoué l’avoir étudiée pour votre musée cérébral, l’a conçu avant moi ce jugement ; et elle vous l’a fait vertement sentir tout à l’heure, quand, en revanche du rôle que vous lui avez assigné si longtemps, elle vous a lancé sa mordante raillerie de pince-sans-rire ; c’est Vittoria Ormicelli que je veux dire.

— La Florentine ! fit l’auteur qui prit encore le parti de rire ; vous croyez qu’elle me garde rancune, qu’elle s’est même aperçue que je la crayonnais mentalement au cours de nos jeudis ? Au fond, cela lui ressemble ; vindicative, en dessous, perspicace, un peu traître, sans pitié, c’est bien cela que j’avais vu dans ce petit être féminin d’une si amusante spécialité. Mais, ma cousine, n’allez pas, je vous prie, comparer ces deux jeunes filles ni le cas que je fais de chacune d’elles. Annette et Vittoria ! deux types si différents qu’ils forment le contraste le plus violent que j’aie vu. Vittoria, le spécimen si complet de la chatoyante race italienne ; Annette, une invraisemblable réalisation du rêve que nous autres hommes, malgré les épreuves décevantes, nous nous faisons, en dépit de nous-mêmes, de la jeune fille. Si c’est une curiosité professionnelle qui m’a attiré vers la première, c’est du respect, de la joie religieuse qui m’a appelé à l’autre. Non, ma cousine, elle ne sera pas un vulgaire numéro de ma collection, votre mulâtresse ; ce n’est pas un froid calcul d’auteur qui m’enchaîne à son incomparable petite âme fraîche ; c’est une sympathie délicieuse, un intérêt nullement littéraire. Si je l’observe, je vous jure que c’est pour le seul plaisir de rencontrer enfin une vraie jeune fille, naïve, sincère, étonnée, profonde et mystérieuse. D’ailleurs, je vais vous faire voir que mon intérêt est plus qu’intellectuel, il est pratique, et agissant ; je lui veux du bien à cette enfant ; je lui veux tout le bonheur qu’on peut avoir en ce monde, pour l’attendrissement inconnu qu’elle m’a procuré. Vous m’avez chargé de la marier, je lui ai trouvé un mari, ma cousine ; un mari qui n’est peut-être pas ce que vous aviez rêvé pour elle, mais qui lui apporterait une adoration émue, un culte tendre, un rajeunissement miraculeux…

— André !… balbutia Mme de Bronchelles, c’est… c’est vous qui l’aimez…

— Pourquoi pas ? les cœurs les plus secs sont quelquefois touchés, et si l’on cherche bien, on trouve quelquefois de ces cœurs-là sous les machines à penser et à écrire dans la catégorie desquelles vous avez bien voulu me classer. Eh bien ! oui, c’est vrai, j’ai rêvé de faire ma femme de votre Annette ; si le rêve n’est pas trop haut pour un vieux désabusé comme moi, qui m’étonne de toucher du doigt un bonheur tellement inattendu, un bonheur dont j’ai toujours nié l’existence. Vous remplacez son père, m’accordez-vous ?…

— Mon bon André, murmura-t-elle, des larmes plein la voix, mon pauvre ami, pardonnez-moi de vous avoir mal jugé, de vous avoir durement traité ; c’est que, voyez-vous, j’aime tant cette enfant, j’ai un tel souci de son bonheur, sa gaîté de petite fille heureuse est pour moi quelque chose de si sacré, que lorsque j’ai cru que vous alliez la décevoir par votre empressement de dilettante, je l’ai défendue méchamment, cruellement, comme un avare son trésor. Il est vrai que vous n’êtes pas l’époux rêvé pour elle ; votre célébrité, votre talent, votre personnalité, c’était trop pour ma petite perle, je n’aurais pas osé…

— Mais c’est moi qui n’ose qu’à peine vous dire mon vœu ; pensez donc ! elle est très jeune, moi je ne le suis plus ; c’est un petit ange de candeur, je n’ose pas prétendre au même titre…

— Faites donc le modeste, repartit Mme de Bronchelles, comme si vous ne saviez pas que vous êtes un joli parti, un gendre très souhaité, un mari de conte de fée. Soyez tranquille, allez, plus d’une jeune Parisienne, et peut-être plus encore de provinciales, se seraient appelées Mme Nouvel sans faire de façons ; et Joseph Maviel, mon ami d’autrefois, concevra un fameux orgueil quand je lui transmettrai votre demande. Comptez deux jours pour la réponse télégraphique ; jusque-là, je vous prie, soyez discret, qu’Annette ne soupçonne même pas votre sentiment.

— Tenez… vous voyez donc que vous craignez un refus.

— Mon cher ami, figurez-vous bien que depuis vingt-cinq ans je n’ai pas revu Maviel, que, depuis ce temps-là, le brillant marin d’autrefois, inévitablement mis au rancart par son mariage, a pu contracter des idées très particulières de solitaire, qu’enfin, votre propre valeur fait de vous un homme tout à fait à part, qui ne compte guère dans la phalange des gendres prévus ; pesez bien tout cela, et vous comprendrez qu’avant le oui définitif, qui reste encore incertain, il ne faut pas que la pauvre petite se doute…

— Elle ne se doutera pas, ma cousine… »

Puis, comme il se retournait en entendant bruire la portière derrière lui, il poussa un cri de surprise :

« Ah ! Maréchal ! »

« Monsieur Henri » était là en effet ; le marcher silencieux, habillé d’un deuil très terne, grand au-dessus de la moyenne, et d’une souplesse élégante, cependant, mais désavantagé par son mauvais tailleur. Il était entré comme entrent les personnes qu’on ne remarque pas, et qui ont la vocation de passer dans la vie, comme elles traversent un salon, sans être vues. Il avait su le désastre de son ami, il était accablé à l’égal de Nouvel, et, à peine le petit frère endormi, il était accouru dans sa consternation.

« Mon pauvre Maréchal, commença l’auteur qui avait maintenant des raisons pour être rassérené, il y a bien longtemps que je n’ai pu aller te voir. »

Mais Nouvel n’eut pas le temps de s’excuser, M. Henri l’interrompit.

« Eh ! je sais bien, dit-il, tu avais tes répétitions, c’est moi qui aurais dû venir ; seulement tu sais, le petit m’a tant inquiété !… »

L’écrivain ne sentit pas le reproche involontaire qui existait dans ces mots. Il ne songea pas que, pendant toute la semaine des angoisses de l’autre, il n’avait communiqué avec lui que par des domestiques, quand c’était sa seule ambition à lui, qui se jouait, en même temps que la vie de l’enfant. Il reprit seulement avec une sorte d’ingénuité d’égoïste :

« Ah ! mon pauvre vieux, nous venons d’en voir de dures tous les deux ! »

Dans le salon d’à côté, les mélodies de Frida Allen s’écoulaient languissamment, avec cette puissance d’expression que les Anglaises ont la spécialité de dépenser pour leurs minimes sentimentalités musicales. Elle devait chanter des complaintes. Venue à travers les boiseries, les tentures, la tapisserie, sa jolie voix était adoucie et indiciblement lamentable ; la tristesse de cette musique pénétra, à leur insu, l’âme de Nouvel et de Maréchal.

« Oui, répondit-il, et nous autres hommes nous ne savons pas souffrir ; la douleur nous met à plat : il n’y a pas de force morale qui tienne à un quart d’heure de vraie souffrance. »

Mme de Bronchelles était assise à une petite distance ; elle écoutait le colloque, observant avec une espèce d’étonnement le fin profil intelligent de Maréchal, dont elle avait toujours laissé de côté la personnalité indécise ; elle éprouvait un vif plaisir d’intellectuelle à surprendre le tête-à-tête de ces deux hommes, dont l’un valait l’autre dans le fond, et qui sortaient tous deux d’une crise où avait été ébranlé le nerf même de leur vie à chacun. Elle se plaisait à les comparer. Au premier abord, le prestige physique d’André Nouvel écrasait son ami. L’air opulent d’une maturité heureuse, le faciès bien caractérisé du type brun aux traits amples et délicatement modelés, avec la supériorité du vêtement riche, c’était tout ce qu’il fallait pour éclipser la vague figure du jeune normalien. Mais, à les regarder deux fois l’un près de l’autre, on voyait bientôt se dessiner la particularité de Maréchal, qui était, au rebours de celle de Nouvel, l’effacement du physique sous le moral. L’ossature un peu sèche du masque, le front bossué sous les cheveux demi-ras, l’orbite très cave de l’œil, et l’œil lui-même souvent muet, intermittent dans son expression, tout cela était des traits, insignifiants à première vue, mais qui laissaient transparaître la vigueur cérébrale, dédaigneuse de l’extérieur.

« Les femmes ont bien plus d’endurance poursuivit-il en se tournant vers Mme de Bronchelles, car c’était son mode de galanterie à lui, sobre et pénétrante, de louer la femme en général par ses principes respectueux et admiratifs sur le joli sexe, qu’il énonçait toujours rares et sincères. Et cette galanterie-là valait bien celle de Nouvel, qui connaissait comme sa poche les défauts féminins, et qui parlait toujours individuellement quand il disait ses petites flatteries.

« Parce qu’elles ont le don des larmes, mon cher, elles se déchargent en pleurant, releva l’écrivain, voilà le secret de leur endurance, n’en déplaise à ma cousine. Enfin, nous pouvons parler légèrement de tout cela devant toi désormais, ton petit Étienne est hors de danger. »

Le jeune homme secoua les épaules d’un air las.

« Quel espoir veux-tu que j’aie maintenant après ce que j’ai vu ? dit-il ; sa vie c’est comme la flamme d’une lampe sans huile. Un peu de souffle et ce sera fini.

— Allons, Maréchal ! plus d’énergie que cela, mon ami ; tu as des tremblements de jeune mère devant le berceau de l’enfant ! Il faut réagir, te dire que si ton petit frère a surmonté la dernière secousse, c’est qu’il est plus solide que tu ne le crois ; cela me semble clair. Regarde-moi ; j’ai vu s’anéantir hier soir tout le travail de plusieurs mois ; j’ai vu s’engloutir dans l’indifférence de mon public ce qui avait été, depuis presque une année, l’intérêt unique de mes jours et de mes nuits ; je n’ai pas, moi, de petit frère dont l’affection délicieuse me tienne lieu de tout ; je suis un vieux garçon désenchanté, désorienté dans l’existence, je n’ai que mes œuvres, elles sont mon souci, mes enfants, ma famille, ma raison d’être, ma joie. Veux-tu me dire ce qui me reste maintenant de mon Écervelée ? Du dégoût, l’amère saveur d’une humiliation, en même temps qu’un coup dangereux au plein de ma plume. Il me semble pourtant que tu ne me trouves pas absolument désolé.

— Ah ! c’est que, vois-tu, Nouvel, ta pièce, elle ne tenait pas à toi-même, à l’essence de ton être, comme mon malheureux petit frère me tient à moi. Je sais bien ce qu’il en est ; je l’avais suivie cette pièce ; tu me l’avais lue scène à scène ; j’y avais mis autant d’âme que si je l’avais faite ; ton succès prévu me grisait à l’avance, et vrai, j’en étais plus fier que toi. Quand j’ai su ce matin que le stupide public avait méconnu ton talent, que ce merveilleux morceau avait passé inaperçu, sans que personne en discerne l’étourdissante profondeur, j’ai reçu le coup aussi rude que toi, va, mon pauvre vieux. Je…… »

Il n’acheva pas ; on entendit dans le salon voisin le bruit du piano qui se fermait, puis toute la jeunesse déborda dans le cabinet de Nouvel ; les trois robes couleur de sang des demoiselles Ormicelli, la frêle Gertrude, aux lèvres tendrement ouvertes sur ses dents fines ; les Anglaises graciles ; Ogoth Bjoertz, austère comme une veuve, puis Annette.

Quand elle entra, Mme de Bronchelles l’enveloppa d’un sourire ému ; la conversation qui venait de se tenir ici, mystérieusement, donnait une telle solennité à cette heure, et c’était si troublant de la voir s’avancer inconsciente, avec sa grâce d’enfant sans souci, dans cette même pièce où une demi-heure auparavant on délibérait son avenir ! Une légère robe couleur de soufre habillait sa petite taille ondulante une de ces incomparables tailles, souples et harmonieuses, propres aux femmes de couleur — le pli de cette soie jaune encadrait la peau foncée de son col délicat ; son visage ardent, dans le stigmate ennobli de sa race, avait pris ce soir-là une fièvre inconnue, avec un cachet d’exotisme plus accentué. Ses yeux tout d’abord s’étonnèrent de trouver là l’ami de Nouvel ; puis les paroles de la vieille nourrice lui revinrent soudainement à l’esprit ; elle se rappela la prodigieuse affection qui remplissait le cœur de ce jeune homme flegmatique, et la vénération qu’elle avait conçue pour lui l’autre jour au Bois la reprit tout à coup comme envers un thaumaturge.

« Va-t-il mieux, monsieur, votre petit frère ? » lui demanda-t-elle brusquement, avec cette aisance qui relie les âmes affiliées déjà entre elles secrètement par une parenté morale.

Et comme une conversation, tout de suite cordiale et amie, s’établissait entre eux, Mme de Bronchelles eut une sensation rapide, qu’elle sentait poindre dans son esprit depuis un moment, et qu’elle repoussait chagrinement : c’est que l’âme de ce normalien privé des dons de la fortune, sans éclat, sans nom, ignorant du succès et de la gloire, montait, montait dans son estime, dépassant l’autre, la magistrale personnalité de Nouvel, dont la vanité se faisait impérieusement sentir. Un parallèle s’établissait de force entre l’un et l’autre, par l’obligation qu’elle avait de sonder, à cette ultime minute, le mérite intime du mari d’Annette. Ce Nouvel, elle l’avait surtout connu par ses œuvres. Avant qu’il ne se révélât auteur, elle n’avait pas discerné chez lui ce raffinement de sentiment, cette exubérance d’émotion, qu’il avait inoculés à ses livres. C’était après la lecture de ses petits volumes, écrits avec un charme féminin, dans une note toute vibrante d’émotion, qu’elle avait apprécié ce cœur d’homme, si sensible, et qu’elle s’en était formé un idéal très flatteur. Tout ce qui peut germer de délicat, d’aspirations insaisissables, dans une âme humaine impressionnable, il l’avait dévoilé au public avec un art infini, et, sans nulle honte, il avait dit tout ce qu’il y avait de bon en lui. À ses côtés, ce taciturne de Maréchal, froid et concentré, représentait les âmes vulgaires ; c’était avant tout un ignoré ; seulement, ce qu’il n’avait pas dit au public, ce qu’il avait dérobé à la foule banale, il le mettait en action, lui, silencieusement, dans le mystère de sa triste vie dévouée. Il appartenait à la famille des types quintescenciés que concevait Nouvel ; mais, tandis que l’écrivain les enfantait dans l’indolente rêverie de son cabinet, il les réalisait, lui, dans la vie pratique, il en peinait la douloureuse mission admirable.

Et à mesure que cette révélation se développait dans les réflexions de Mme de Bronchelles, elle pressentait la fragilité de cette valeur d’écrivain, à propos de cette pierre de touche du mariage qui essaye si bien les âmes, qui a si vite fait de dépouiller les faux prestiges dans l’épreuve de la vie commune. Elle eut pour Annette une peur soudaine et indécise ; puis l’ancien idéal auquel elle magnifiait le jeune maître dans son esprit, et qui était trop solidement édifié pour s’évanouir d’un coup, la rassura. Elle se rappela ses paroles « Je lui apporterai une adoration émue, un culte tendre, un rajeunissement miraculeux. » Et le charme de son verbe, toujours ému, était tel, que, sur cette déclaration frivole, elle lui escompta un flot de passion sincère pour la quarteronne.

Le parfum gai du thé qui passait fit une évolution dans les pensées un peu sombres qui s’agitaient dans le cabinet de Nouvel depuis ce jour-là. Ce breuvage amenait régulièrement la joie dans la soirée ; rien que de humer sa tiède fumée subtile, les jeunes filles causaient plus haut, les éclats de rire sonnaient, les robes claires papillonnaient, les tasses couraient de main en main, puis le grignotement des pâtisseries commençait.

« Moi, déclara Frida, j’ai connu un gentil-homme…

— C’était Mister Solomon, confia tout bas Nelly.

— Un gentilhomme qui, après un pari contre un Américain, a bu cinquante tasses de thé.

— Avez-vous connu la théière ? » demanda l’irrésistiblement drôle Giuseppa, dont on trouvait toujours le minois fripon quand il y avait à répondre.

Seule, Annette se tenait à l’écart de la gaîté. L’échec de Nouvel avait non seulement peiné profondément son cœur aimant, mais il était un attrait de plus — et celui-là plus insinuant, plus doux et plus puissant que l’attrait de sa gloire attaché à l’écrivain. L’atavisme du servage qui régissait encore ses affections, sous la forme distillée d’un incompréhensible besoin de se donner, faisait de ce déboire un dernier appel à son âme déjà dévouée. Elle avait aimé Nouvel pour l’éclat de son talent son amour, à cause de cette traverse, devenait soudain plus vif, et-ce qui fait le délice d’aimer plus désireux de consoler en s’immolant. Et de ce sentiment qui la rendait tout à coup grave, elle concevait un besoin de recueillement et de solitude. Elle s’exaltait dans son rêve intérieur, d’une poésie inexprimable, que le bruit offensait. Elle s’approcha de Frida :

« Voulez-vous chanter une dernière fois encore avant le départ ? » supplia-t-elle.

Toutes sortes de causes avaient en quelques jours modifié les sentiments des deux miss Allen à l’endroit de cette « mulatto venue du pays noir ». Au début, la blonde Frida n’eût peut-être pas daigné répondre ; cette fois, elle ne fit aucune difficulté pour daigner chanter, et le flot des jupes soyeuses passa de nouveau la porte, à la suite de l’Anglaise, qui s’en fut reprendre sa mélodie.

Cette fois, Nouvel et Maréchal, qui fumaient, restèrent seuls dans le cabinet de l’écrivain.

Ces deux grandes pièces contiguës étaient reliées par deux portes percées à chaque extrémité de la cloison de séparation, dont l’une restait toujours ouverte, drapée d’une sombre portière en afghanistan, l’autre fermée. C’était face à celle-ci, dans le salon, que se trouvait le coin du piano autour duquel s’étaient rangées de nouveau les jeunes filles ; Mme de Bronchelles, sur un siège un peu à l’écart, paraissait causer avec la mère de Nouvel de sujets fort attachants. Vittoria, plus ténébreuse que jamais ce soir-là, après avoir erré, d’un pas rythmé à la musique, le long du salon, s’approcha de celle des deux portes qui était fermée, et là, son oreille saisie du bruit de la conversation des deux amis son oreille incroyablement fine qu’avait aiguisée sa nature inquiète et curieuse — l’avertit de rester aux écoutes.

C’était un bien compliqué problème vivant que cette Italienne d’apparence morose, dont toute la vitalité méridionale se condensait à l’intérieur, compressée par une sauvagerie défiante, qui lui avait enseigné à craindre tout. Personne n’avait jamais pénétré son âme obscure, mais on pouvait dire en revanche que son âme obscure avait pénétré toutes celles dont elle s’était approchée ; quand ce n’avait pas été par sa perspicacité profonde, au moins par le moyen plus brutal de l’indiscrétion. Et ce besoin d’apprendre, de savoir, de surprendre des insignifiances qui ne regardaient qu’autrui, était bien moins le fruit d’une vulgaire curiosité qu’une immense méfiance ; l’imagination d’une hostilité qui l’aurait enveloppée, et dont elle n’aurait pu se défendre que par ruse. Le chagrin par lequel elle venait de passer, et dont André Nouvel était la cause, n’était pas de nature à guérir son extraordinaire manie. Mais, ce qu’il y avait de particulier, c’est que c’était surtout à l’endroit de l’écrivain, dont elle s’exagérait la malveillance à son égard, que s’exerçait maintenant sa mise en garde.

Pour que les paroles des deux jeunes gens pussent lui parvenir aussi nettement, il fallait qu’eux aussi, de l’autre côté de la porte, fussent installés sur le divan de cuir rouge qui barricadait élégamment cette issue.

Sous le châssis de cette même porte, dans le salon, il y avait une chaise. Vittoria s’y assit nonchalamment, l’air d’écouter le chant de Frida, mais en réalité séparée seulement de Nouvel et de Maréchal par un mince pan de chêne. Elles se les représenta tout de suite, tels ils étaient, avec cette faculté merveilleuse qu’elle avait de reconstituer par le seul organe de son ouïe subtile des scènes invisibles, et aussi par la connaissance qu’elle avait de leurs habitudes à chacun. Nouvel devait être étendu à demi sur ce divan turc, où il trouvait le plus de volupté à la griserie légère de ses cigarettes. Le normalien était vraisemblablement debout devant lui, bougeant à peine de minute en minute, d’un pas. Seulement, au premier instant, la signorina eut la déception de s’apercevoir que leur conversation à voix basse lui était inintelligible à cause du bruit rival de la musique. Il n’y eut qu’une minute — pendant un pianissimo de Frida, si léger qu’on eût dit un instrument éthéré vibrant sous une plume — qu’elle entendit le mot mariage.

Aussitôt, par un effort inouï de volonté, elle s’isola de la romance, s’épuisant à ne recueillir d’autres bruits que ceux des mots intrigants qui se disaient à si peu de distance d’elle ; puis, le diapason de la causerie monta. Les deux jeunes gens parlaient avec plus de chaleur à mesure qu’ils allaient.

« Il y a des hommes faits pour cela, mon cher, toi non, disait Maréchal. En général, oui, il faut y passer ; nous sommes des êtres de famille, incomplets jusqu’à l’association du mariage ; la femme, les enfants, cela nous achève, et aussi cela nous continue après la mort. Dans le cas ordinaire, je suis partisan du mariage, et je t’assure que pour moi…

— Parlons de toi ! répondait paresseusement Nouvel ; tu as beau jeu à prêcher le célibat, toi qui t’y obstines !

— Moi je ne me marie pas parce que j’ai autre chose à faire dans la vie, tu le sais bien, Nouvel. Autant que d’autres, j’aurais aimé un intérieur, une compagne, des enfants qui n’auraient pas été continuellement mourants sur leur petit oreiller ; mais tu sais bien, que diable !… Toi, c’est tout autre chose. Tu es un individu à part, bien plus personnel que collectif. Voyons, je te le demande, est-ce qu’une femme et des enfants te complèteraient, toi ? Est-ce qu’avec ton talent, l’ensemble de tes œuvres, tu n’es pas un homme bien achevé, bien fini, et est-ce que l’épouse que les autres rêvent ne serait pas pour toi une entrave, un obstacle, un morcellement de toi-même ? Un écrivain comme toi est marié à sa plume, va ! S’il lui est infidèle, c’est une personnalité qui s’écroule, et s’il veut être fidèle à la plume, à la vie de la plume qui est si particulière, si différente de la vie bourgeoise, il lui faut sacrifier la femme qu’il a épousée. Voilà mon dilemme, mon cher. Tu t’engages inconsidérément dans cet état qui n’était pas fait pour toi ; si tu veux être bon mari, il faudra que tu cesses d’être l’homme de lettres dont tu as si parfaitement tenu le rôle jusqu’à aujourd’hui. Mais si tu tiens à ton métier, qui est peut-être le plus séduisant et le plus généreux, par pitié pour la jeune fille que tu as choisie, que je ne connais pas, mais que je respecte et estime à cause de ton choix, ne l’épouse pas ! »

Les romances s’étaient tues. Toutes les attentions avaient passé des lèvres de Frida à celles d’Ogoth, qui disait les paroles d’une chanson danoise, tout en esquissant l’air du bout du doigt sur les touches. Vittoria feuilletait avec ostentation un catalogue qu’elle avait eu la bonne fortune de trouver sous sa main, et qui expliquait sa solitude. Par les fentes de la porte, de minces filets de fumée venaient jusqu’à elle, émanant du groupe des deux hommes. Elle écoutait maintenant avec passion.

« Tu es extraordinaire, Maréchal, répondait l’écrivain ; j’avoue que ta théorie est curieuse, et ma foi, je crois bien que je l’avais partagée moi-même jusqu’à ce jour. Mais aujourd’hui, vois-tu, mon vieux, j’ai compris mon erreur, et j’ai pris la décision redoutable après une mûre réflexion, crois-le bien. Je ne m’engage pas inconsidérément, j’ai vu net dans ma situation. Je viens, n’est-ce pas, de recevoir un affront terrible pour un auteur ; à la face du public, je suis déconsidéré et dérisoire ; je suis fini si je ne reprends pas un autre prestige. Vite un autre piédestal pour l’auteur Nouvel, tombé hier soir du sien ; n’importe lequel, mais il faut qu’il remonte, de quelque façon que ce soit ! Alors l’idée du mariage m’est venue comme un trait de génie ; un mariage de prince, un mariage à grands coups de cloche à la Madeleine, avec toute la grande pompe religieuse, depuis les hallebardiers jusqu’aux tapis sur la place ; un mariage avec une riche fille, mais un mariage qui attire les yeux ; non point avec la première bourgeoise millionnaire venue ; je voudrais une femme qui fît de mon salon un lieu d’élection et de sélection : car remarque que ce qui m’a manqué jusqu’ici, c’est la réception. Auteur de femmes, j’ai besoin de réunir ici mes lectrices choisies, et pour les recevoir, ma mère n’est pas la maîtresse de maison qu’il me faut. Saisis-tu, maintenant, l’opportunité d’une jeune Mme Nouvel attirante et originale, qu’on vienne voir par plaisir, et qui remonte ma réputation sans empiéter dessus ? saisis-tu surtout l’opportunité d’une figure singulière qui ôte toute banalité à mon chez moi, et qui soit vraiment femme d’artiste, hein, Maréchal ?

C’est justement la conception que je n’ai pas du mariage, répliqua M. Henri. Ta spéculation est d’un bon commerçant en livres, et je crois que tu réussiras à t’achalander si tu trouves l’associée que tu rêves. Seulement, j’attendais de toi qu’en te mariant tu t’inquiètes d’une autre question que de celle de tes affaires ; de celle qu’on désignait autrefois par le mot toujours vrai d’inclination. »

Vittoria entendit que Nouvel riait doucement.

« Mon jeune ami, que tu t’y connais peu, toi qui t’imagines être virulent quand tu dis le mot d’associée à propos de la femme que je choisis ! Mais aucune expression n’est plus propre, ni plus naturelle, mon cher, ce n’est pas à un homme qui connaît le cœur humain comme moi, qui a étudié si exclusivement l’amour, qu’on peut demander d’attendre le coup de foudre pour se marier, si le mariage se présente utilement. Il est vrai que la jeune fille sur laquelle j’ai jeté mon dévolu m’est particulièrement agréable ; mais, si à tous les avantages qu’elle réunit elle avait joint celui de m’inspirer une vraie passion, comme il en existe, et comme j’en ai peint, je t’avoue que j’en aurais été aussi heureux qu’un autre.

— Tu as donc trouvé ? demanda Maréchal.

— Toutes les conditions réunies, sauf, hélas ! la dernière. (Dis-toi bien cependant que je ne suis pas un rustre, et qu’elle sera parfaitement heureuse.) J’ai trouvé le type qu’il fallait pour attirer les regards. Si la presse le veut bien, il y aura des comptes rendus piquants sur l’originale beauté de ma jeune femme ; elle a la grosse fortune dont j’avais besoin, elle a l’esprit et la grâce voulus ; as-tu compris maintenant que c’est la petite quarteronne de Mme de Bronchelles, Annette ? »

Vittoria, presque sans souffle, fit un effort suprême pour recueillir l’exclamation de Maréchal, mais elle eut beau faire, elle n’entendit rien. Maréchal n’avait pas répondu.

« Mais quoi ! reprit Nouvel après un moment d’étonnant silence, est-ce que tu désapprouves mon choix maintenant ? Est-ce qu’elle n’est pas ravissante, cette petite ?

— Écoute, Nouvel, fit le jeune homme, je vais te dire mon sentiment : tu fais là une affaire, n’est-ce pas ? une affaire ronde — et bonne — dont tu conviens avec beaucoup de désinvolture ; eh bien ! mon cher, j’aurais préféré que, dans ce cas, l’affaire ait eu pour objet une autre que Mlle Maviel. Une autre aussi riche, qui aurait eu beaucoup de grâce — il s’en trouve, — mais qui n’aurait pas été celle-là. Car, je ne l’ai vue qu’à peine, mais elle m’a paru du nombre de plus en plus petit de celles qui sont capables de faire encore des mariages d’amour. Il est vrai que, si elle ne trouve pas avec toi le bonheur absolu, elle ne pourra pas se plaindre ; elle est un peu en dehors de la société par sa naissance ; tu as encore l’air de faire une bonne œuvre. »

« Vittoria ! appelait au piano Maria Ormicelli, viens donc chanter « Stella amore ».

— Je ne peux pas chanter ce soir, répliqua Vittoria toute blême, j’ai la voix cassée ! »

VI

LE DRAME

Depuis une demi-heure déjà, les pensionnaires de la villa du Sphinx étaient rentrées. Après un moment d’agitation, le silence avait recommencé de planer dans la paisible maison, quand Vittoria, une petite lampe à la main, sortit à pas de loup de sa chambre. Elle enveloppa la flamme de sa longue main diaphane, et se mit à monter, marche à marche, le second étage qui menait chez Annette, d’un pas si doux, qu’à la voir dans cette robe pourpre assombrie par la nuit, avec sa chevelure lourde tombée sur ses épaules, et sa pâle figure énergique où les ombres creusaient encore des profondeurs, on aurait eu l’idée d’une âme errante aux Enfers.

Elle s’arrêta devant la porte de la créole, serra la lampe contre son étroit corsage, le temps qu’elle frappait, puis, comme on ne répondait pas, elle entra résolument, la tête tournée vers le lit où elle croyait trouver Annette. Mais Annette n’était pas couchée. Un châle épais jeté sur sa frêle robe du soir, elle avait ouvert la fenêtre, et là, à demi plongée dans les ténèbres d’un noir d’encre, son front trop chaud baigné des fraîcheurs d’une nuit d’hiver humide, elle achevait le rêve commencé là-bas. Entendant entrer, elle s’était retournée d’un geste brusque.

« Oh ! Vittoria ! êtes-vous malade, pauvre petite ? s’écria-t-elle, le cœur soudain saisi d’une détresse inconsciente à la vue de l’Italienne.

— Merci, je me porte bien, Annette, répondit Vittoria ; c’est pour vous parler que je viens.

— J’ai eu peur, voyez-vous ; d’ailleurs vous paraissez souffrante, vous êtes blanche comme un cierge : prenez un peu de cela… »

Et elle lui tendit, en entr’ouvrant ses doigts, une orange mi-ouverte dont le jus attiédi jeta un parfum dans la chambre. Mais Vittoria secoua la tête.

« Je ne pourrais pas, merci ; du reste il faut que je vous dise vite ce qui m’amène ; je ne voudrais pas qu’on sache que je suis venue. Aussi, tâchez, n’est-ce pas, de ne parler à qui que ce soit de ma visite, si c’est possible.

— Qu’y a-t-il donc ? dit en frémissant Annette, qui sentait l’angoisse inexplicable la serrer de plus près.

— Vous nous avez rendu l’autre jour un grand service, à mes sœurs et à moi, reprit Vittoria, de son air de femme faite qui réunissait en une ligne rigide le profil du nez et celui du front ; sans vous, je ne sais ce qui serait arrivé, et je vous ai promis de vous prouver un jour que je n’étais pas une ingrate. Aujourd’hui, l’occasion se présente de vous rendre service à mon tour ; je veux vous avertir d’un danger qui vous menace. Le hasard m’a permis ce soir d’entendre causer ensemble M. Maréchal et M. Nouvel, j’ai pu suivre tout ce qu’ils disaient. M. Nouvel annonçait à M. Maréchal qu’il allait se marier. Vous le saviez peut-être ? »

Annette se sentit défaillir. Elle n’eut que la force de secouer la tête négativement ; elle ne savait pas.

« Oui, il va se marier, continua Vittoria avec un art inouï, et je l’ai entendu donner ses raisons. L’échec de sa pièce, l’autre soir, vient de faire beaucoup de tort, paraît-il, à sa réputation ; il est urgent, pour réparer cet insuccès, qu’il fasse tout de suite parler de lui dans le public, et aussi dans les journaux, si j’ai bien compris. Alors il a pensé au mariage, un riche mariage qui pût faire causer, qui le fit remarquer, qui fût aussi somptueux que possible, avec une jeune fille qui, lui apportant une grosse fortune, ajouterait, par son originalité personnelle, au renom même de M. Nouvel… »

Annette sentait son cœur s’écraser sous un poids mystérieux qui l’étouffait ; son sang n’allait plus que par des ressauts qui l’agitaient ; et elle sentait aussi, ce qu’on doit éprouver aux approches de la mort, l’indifférence de tout. Elle eut pourtant la force de demander :

« Mais il ne l’aime pas, cette jeune fille ? il ne peut pas l’aimer ?

— Oh ! pour cette question-là, elle le fait rire. Il a déclaré à M. Maréchal que la femme n’est rien de plus qu’une associée, et qu’un homme comme lui, trop savant dans l’amour, ne pouvait attendre le coup de foudre pour se marier, si une bonne occasion se présentait. Il a pourtant l’air de regretter la passion que cette jeune fille aurait pu lui inspirer, et qu’elle ne lui inspire pas, vous entendez ?

— Qui est-ce ? » demanda-t-elle d’une voix brisée.

Cette fois, la signorina hésita. Elle n’était pas absolument dépourvue de pitié ; malgré la maturité précoce de sa fermeté dépouillée de tendresse, elle vivait encore dans la première jeunesse, dans l’âge qui est celui de la fraîcheur d’âme et de la bonté, et il lui était loisible de voir la souffrance d’Annette qui la touchait. En venant ici, bouleverser la quiétude de la quarteronne, elle n’avait pas obéi à une vulgaire perversité jalouse ; il lui avait été simplement odieux de penser que cette amie qu’elle affectionnait selon ses moyens allait être le jouet d’un simulacre d’amour de la part de cet abhorré Nouvel, et elle s’était empressée de lui montrer la vérité, telle que les circonstances la lui avaient fait connaître. Seulement, elle éprouvait maintenant ce que cette vérité avait de cruel pour l’autre.

Elles restèrent ainsi debout pendant de longues secondes. La dure Florentine sentait son cœur s’amollir et une émotion inconnue la gagner devant ce regard déchirant d’Annette dont les grandes prunelles limpides la suppliaient, et elle ne pouvait se résoudre à lui répondre. Puis, tout à coup, l’image de Nouvel lui apparut, elle se souvint de sa peine à elle, de ce qu’il l’avait fait souffrir, quand elle aussi s’était crue aimée et qu’il l’avait laissée de côté tout d’un coup, sans qu’il y eût personne pour l’avertir, elle, de sa cruelle erreur, ni pour l’ôter de son incertitude ; et ; elle savoura le plaisir qu’il y allait avoir à déchirer ici, dans le secret de cette chambre, son projet de bonheur, à défaire le mariage d’argent, infâme, qu’il préparait, à porter enfin un coup bien réel dans sa carrière trop heureuse, imméritée. Dans un accès de rancune noire, dont un être de sa race, seul, pouvait éprouver à ce point le délice, elle répondit à la poignante question de la créole :

« C’est vous… c’est vous, Annette, dont il convoite la fortune ; c’est votre type étranger qu’il lui faut pour motiver de jolies chroniques ; c’est de votre charme qu’il a besoin pour avoir chez lui des réunions littéraires ; et quand vous lui aurez donné tout cela, vous comprenez bien, quand vous lui aurez donné vos millions, votre particularité, votre esprit, alors peut-être… peut-être vous accordera-t-il que vous lui êtes agréable, cet homme charmant qui écrit de si tendres choses, qui distille l’amour dans ses livres, et qui ne sait pas ce que c’est ! Vous l’avez jugé jusqu’à présent comme tout le monde, n’est-ce pas, d’après ses œuvres menteuses et hypocrites ; maintenant, vous connaissez à vos dépens ce que vaut l’homme, si l’auteur vaut sa gloire ! À vous de décider ce que vous répondrez quand il demandera votre main. »

Annette releva la tête ; elle fixa l’Italienne de ses ardentes prunelles noires, exaltées par le chagrin, et lui demanda, raffermissant sa voix :

« Vous l’avez entendu, Vittoria, vous me jurez que vous l’avez entendu et que vous ne vous êtes pas trompée ?

— Oh ! je vous le jure, répondit Vittoria, ils étaient aussi près de moi que je le suis de vous ; une porte mal close seule nous séparait… » Après un instant de silence, elle demanda encore :

« Et M. Maréchal, que disait-il ? »

Vittoria fit un effort de mémoire pour que les paroles du normalien lui revinssent exactes.

« Il a paru très choqué de la conduite de son ami, dit-elle à la fin ; il trouve que c’est une affaire que conclut là M. Nouvel et que pour une affaire il fallait en choisir une autre que vous, qui êtes du nombre de celles qui font encore des mariages d’amour. Ce sont ses propres mots. »

Annette n’eut pas un reproche pour celle à qui elle en voulait dans le fond de briser son idole ; elle n’eut pas une plainte contre son idole, à laquelle elle s’était trop entièrement donnée pour s’en détacher tout d’un coup ; elle éprouva seulement la souffrance d’un inconcevable désenchantement, plein de tendresse encore et de pitié, et elle se laissa glisser à genoux, sans force, pleurant à gros sanglots d’enfant ce premier désespoir, dont la douleur l’étonnait.

La lampe électrique posée sur la cheminée éclairait de sa lueur fixe la svelte forme rouge de Vittoria, que l’impression de ce chagrin finissait par prendre, et qui restait immobile et rigide, considérant sa pauvre petite rivale dans l’écrasement de sa peine. Le lit, entr’ouvert pour la nuit, enveloppé de l’ombre rose des rideaux, paraissait le refuge bienfaisant, et l’unique, où pût venir s’apaiser, dans l’oubli du sommeil, ce choc horrible trop tôt venu à l’enfant, et l’Italienne avait envie de le lui montrer et de lui dire : « Dormez, dormez un peu, je vous en prie ! » car elle commençait à sentir que la blessure venait de sa main, et que, pour être salutaire, elle n’en était pas moins cruelle. Seulement, il ne fallait pas lui demander d’autres consolations, non point qu’elle fût incapable de concevoir des mots de pitié et de douceur, mais à cause de la maladresse farouche qui la saisissait, dès qu’il s’agissait de révéler cet organe timide et atrophié qu’était son cœur.

Un instant encore, Annette demeura à genoux, les mains jointes dans un geste de désespoir juvénile navrant ; de temps en temps, un sanglot secouait son petit buste délicat, serré dans cette robe de soirée si fraîche et si gaie qui était une telle ironie maintenant. Puis des larmes plus pressantes recommencèrent à sourdre sous ses sombres longs cils et elle voulut congédier Vittoria, car ce n’était pas vers elle que tendait son immense besoin de dire sa peine, de se confier. Le service si équivoque que venait de lui rendre la signorina n’était pas de ceux qui se payent de confiance et de sympathie. Sa vue lui était plutôt pénible. Elle lui dit :

« Je vous remercie de m’avoir prévenue : vous l’avez fait pour mon bien ; maintenant, descendez, Vittoria, il est tard. »

Et Vittoria descendit, sans que sa compassion eût osé paraître. Elle n’avait pas su dire les consolations qui lui étaient venues aux lèvres ; elle avait hésité à donner à la quarteronne ce baiser des jeunes filles, si délicat, si fin et si doux, dont elle avait l’intime désir. Seulement, en bas, seule dans sa chambre, elle prit sa figure dans ses mains, et laissa venir une crise de larmes, à la fois nerveuse et attendrie.

« Comme elle l’aimait, elle aussi ! » se disait-elle.

Et elle pleura ainsi longtemps tout un arriéré d’émotions, de rancunes, de colères, de mouvements d’affection refoulés, jusqu’à ce qu’un sourire glissât sur ses lèvres ; et ce fut dans ce sourire étrangement pervers qu’elle s’endormit, en pensant aux mauvais jours, tissés de ses mains, qui se préparaient pour André Nouvel, dont elle avait le sens, maintenant, d’être bien vengée.

Annette, elle, cette nuit-là, ne s’endormit pas.

À peine Vittoria eut-elle refermé la porte, qu’elle s’en fut prendre le livre jaune, mystérieusement caché dans sa chambre, le dernier volume de Nouvel, L’Histoire du moine Herménégilde, et elle le serra dans ses petites mains avec un frisson de douleur. Le cher nom était écrit au coin, elle en pénétra ses yeux brûlés par les larmes ; mais elle avait beau faire pour ressusciter l’ancienne magie que ces lettres-là avaient pour elle, elle sentait s’évanouir le culte et l’enthousiasme qui s’avivaient autrefois en elle, chaque fois qu’elle les lisait. Elle l’aimait encore, malgré tout, et son image flottait toujours délicieusement dans sa pensée, mais un poison d’une amertume inouïe s’associait à son souvenir. Dire qu’il voulait faire d’elle sa femme ! et que, tout en servant ainsi le souhait ardent qu’elle ne s’était pas exprimé, c’était par intérêt qu’il agissait ! Dire qu’il voulait l’épouser et qu’il ne l’aimait pas !

Avec un peu d’expérience, et surtout de cette mélancolique résignation qu’on prend avec les années, Annette se serait dit que le grief était léger contre cet homme de talent qui combinait sa sympathie avec des causes de succès, pour servir son ambition ; elle aurait constaté avec plus d’indulgence cette fragilité masculine, si incapable de se soutenir dans la vie pratique à la hauteur de ses conceptions dans la vie intellectuelle. Mais elle avait dix-huit ans ; elle avait aimé l’auteur raffiné de Martiale, le chantre de l’amour des femmes, le poète du cœur. Elle l’avait aimé avant de l’avoir vu ; le voyant, elle avait cru le reconnaître, et c’était à celui-là seulement qu’elle s’était vouée, avec cet abandon pieux qui est la noblesse de sa race maternelle dans ses grands dévoûments. Toute sa douleur maintenant, toute sa déception affreuse venait de ce que l’homme se révélait sous l’artiste.

Et la pauvre petite exilée sentait, en s’exagérant le crime de l’écrivain, la tristesse d’être seule dans le milieu cosmopolite, où elle ne trouvait pas une âme capable de l’entendre en cet instant de désillusion première. Ce n’était pas à Vittoria qu’elle voulait se plaindre, au moment où elle sentait contre elle une involontaire rancune, presque inconsciente. Ce n’était pas à Ogoth Bjoertz qui eût discuté sa peine sans la sentir ; ni à la douce Flamande Gertrude Laerk, ni à aucune de ses autres compagnes, auxquelles il lui eût été déchirant d’avouer ce désenchantement sur son idéal. Mme de Bronchelles était là, il est vrai ; mais, avec sa finesse, elle pressentait de ce côté les avis de l’âge mûr, dont les cours de jeunes filles redoutent tant la lucidité d’ordinaire. Elle était l’amie de Nouvel, elle serait trop clémente envers la faute qui ne l’avait pas blessée ; et puis, elle avait le mandat de la marier ; qui sait si l’attrait de ce mariage-là, si brillant et si rare, ne l’aveuglerait pas sur le mobile trouble qui poussait l’écrivain ? Et Annette, elle, malgré l’amour vibrant dans son cœur, ne voulait plus revoir l’idole détrônée dont l’auréole était à jamais tombée.

Et tout à coup, comme elle sondait ainsi sa solitude dans cette nuit de larmes qui devait si rapidement finir l’enfance tardive où elle vivait encore, elle trouva qu’un seul être, dans le cercle des étrangers qui l’entouraient, était capable de comprendre la subtilité de sa peine, de la mesurer et d’y compatir ; le seul qui, lui, en le condamnant, ne cesserait pas d’aimer le coupable, mais le seul aussi auquel il ne lui était pas permis d’ouvrir son cœur, cet autre cœur délicat et éprouvé, celui-là, qui avait conçu l’horreur de ce mariage d’argent, qui avait flétri le projet de marchand de Nouvel, qui l’avait défendue et comprise, et qui s’appelait Henri Maréchal.

Alors, voyant que ce consolateur-là était encore impossible, elle jeta un regard de détresse autour de sa chambre qu’éclairait toujours l’immuable lumière sereine. Près de la lampe, la Vierge de marbre rayonnait d’un éclat candide, les bras tendus élargissant l’ampleur du voile, le visage tendre penché, les épaules imperceptiblement courbées, suprêmement miséricordieuse et consolante. Annette sentit comme le frisson d’une âme dans ce voile, elle eut un dernier sanglot d’appel vers la Madone, et courut à elle, l’enlaçant de ses bras, son front fiévreux rafraîchi sur l’épaule glacée.

Son colloque d’enfant pieuse dura longtemps. Elle articulait de ses lèvres des mots sans suite ; elle disait à la Vierge qu’elle l’aimait, et qu’elle avait aimé l’autre ; elle lui promettait que c’était maintenant fini, que la terre est un lieu de martyre, et qu’elle ne voulait plus vivre que dans la compagnie des anges de Dieu. Ce qu’elle touchait de ses doigts et ce qu’elle embrassait dans l’extase, c’était le divin idéal dont son éphémère roman ne lui avait montré que le mirage, mais qu’elle ressaisissait maintenant avec une sorte de passion dans sa réalité mystique. Quand l’aube commença de poindre au dehors, elle était encore agenouillée là, sommeillant sur les pieds blancs de Celle qui est la mère du genre humain.

Au jour, elle se réveilla brisée d’une fatigue physique et morale sans nom. Le flot de ses larmes s’était tari avec l’apaisement du court sommeil qu’elle avait eu, et elle était devenue plus clairvoyante dans un calme plus douloureux. Elle se dépouilla tranquillement de cette joyeuse robe de fête à laquelle étaient attachés tant de souvenirs, le symbole dans son esprit, désormais, du doux sentiment qui avait parfumé ses premiers jours en France, et auquel il lui fallait dire adieu. Elle se coucha quelques heures, mais bien moins pour dormir encore que pour penser, car son âme vitale, si rebelle au découragement, voulait lutter. Et elle cherchait des excuses maintenant à la conduite de Nouvel.

« C’est bien simple qu’il ne m’aime pas, murmurait-elle en elle-même, très humble ; j’étais pour lui une curiosité, un visage comme on n’en rencontre pas ici. Mais je tiens à une race qu’on dédaigne tant !… ma grand-mère a été vendue douze cents francs sur le marché de la Pointe-à-Pitre, et j’aurais voulu que ce Parisien, savant et génial, eût un peu d’amour pour moi, moi qui ai dans les traits la ressemblance de cette pauvre vieille négresse, la chère aïeule méprisée, que ma mère me menait voir en cachette, et qui n’osait que baiser mes petits pieds d’enfant… Mon Dieu ! puis-je lui en vouloir ? Je ne suis pas une vraie blanche ; il sentait une différence entre son sang et le mien ; je pouvais l’aimer, moi, mais lui, non… »

Seulement la pensée de sa fortune, qui avait remplacé dans l’esprit de l’écrivain l’amour absent, lui revenait comme un cauchemar. Oh ! cette France, où on la renierait dans le fond des cours, mais où son argent lui ferait quand même la première place, qu’était-elle venue y faire ! Des images lui revenaient de son pays, de ces champs de cannes qui bruissaient au souffle du vent, de ces terres prodigieuses de fécondité, d’où sortait une végétation puissante, et que tachaient, çà et là, les torses sombres des domestiques, ce peuple noir au service de son père, qu’elle chérissait comme ses frères de sang. Le poids de ce bien dont le revenu colossal faisait d’elle, la quarteronne écartée de la société, une héritière très riche, l’écrasait. Il lui semblait que sa pauvre petite personnalité, si infime déjà, de fille de couleur, s’effaçait toute sous le prestige de sa richesse : la grouillante domesticité des nègres, les kilomètres de plantations, les distilleries, les rhumeries, les magasins immenses fleurant à vous griser le parfum de l’alcool ; les activités combinées des hommes et de la nature, tout cela décorait son individualité insignifiante. Elle était la tête, sur quoi s’abattait comme au hasard le fruit du gigantesque travail chimique et humain. Elle représentait les huit millions que son père avait amassés ; elle ressemblait à ces monarques enfants, sur le front desquels on pose des couronnes royales et dont l’irresponsabilité n’inquiète personne, incarnant le pouvoir immortel. Qu’importait aussi aux épouseurs son infériorité ! Elle était la fortune.

Oh ! qu’elle aurait donné tout cela volontiers pour redevenir une pauvre mulâtresse, capable de se faire aimer pour elle-même ! Elle n’avait pas l’amertume de ses semblables contre leur naissance, ce mépris du mulâtre pour la race qui l’a marqué, et que la chanson nègre accuse :

     Quand Mulât’monté su’chevaillo
        Mesdam
    Quand Mulât’teni un vieil habit
        Mesdam
  Quand Mulât’teni un vieux chapeau
   Li dit : « Négress’pas Maman yo ».
        Yo, yo, yo,
   Li dit : « Négress’pas Maman yo ».

Elle n’aurait pas eu honte de se marier à un homme de couleur, avec lequel elle aurait senti cette parité conjugale qui faisait ses désirs. Mais la pensée d’épouser un blanc par l’appât de l’or sur lequel son père avait compté l’écœurait maintenant d’un dégoût infini ; elle se révoltait contre le projet paternel, et, par la réflexion, elle se faisait encore plus sévère à l’égard de Nouvel.

« Est-ce bien lui, se disait-elle, est-ce bien lui qui a voulu cette chose atroce ! lui qui a fait Blés mûrs !

Et des réminiscences lui venaient — toutes frémissantes d’un sentiment délicat — de ce livre charmant qu’elle aurait voulu relire encore, pour y retrouver le Nouvel d’autrefois. Il n’était pas à sa portée ; près de son lit seulement, l’Histoire du moine Herménégilde était posée. Elle prit le volume, et l’ouvrit à cette page, qu’au premier jour Mme de Bronchelles lui avait lue :

« Et il n’en était pas de ce commerce comme de celui des hommes, dont l’unique livre qu’il eût emporté dans le désert, l’Imitation, disait : « Ne vous mettez pas en peine de la familiarité de beaucoup de monde ou de l’amitié particulière de quelques-uns, car ces choses sont une source de distractions et de grands obscurcissements de cœur. »

L’obscurcissement du cœur ! c’était bien la punition de son amour, sans doute trop orgueilleux : car vraiment elle ne savait plus ce qui se passait dans son pauvre cœur, indécis encore entre aimer et mépriser. Mais n’était-ce pas un étrange délice de chercher des lumières et des consolations dans cette œuvre curieuse écrite par celui-là même qui l’avait abreuvée de chagrin ? Elle se mit à lire avidement le livre qu’elle eut bientôt, en le reprenant du commencement, dévoré page après page. C’était le récit, tracé d’une main si sûre, d’un homme lassé des hommes et peuplant la solitude qui lui sert de refuge d’une foule d’intérêts plus captivants, plus nobles, plus purs que les rapports humains, que, dans le désenchantement soudain de la créole, il était d’une inconcevable opportunité. Elle respira les saines odeurs champêtres qui s’en exhalaient, et l’amour de la nature, qui y était palpitant. On était à ce lointain prélude du printemps qui est la fin de février. Après les dernières gelées, des pluies tièdes étaient venues, dont l’action fermentait en terre, et qui laissaient dans l’air une douceur moite où se gonflaient les bouts des branches. À mesure qu’elle lisait, Annette sentait s’éveiller en elle un attrait réconfortant pour cet épanouissement végétal du printemps de France, moins brutal et moins riche que ceux de chez elle, mais qui, plus lent et plus mystérieux, s’accordait mieux avec la crise morale qu’elle traversait. La glorification des règnes subalternes, dont Nouvel avait fait l’esprit de son livre, la pénétrait aussi. Cette théorie des alliances que l’homme contracte avec les êtres humbles par l’alimentation et cette gigantesque affiliation de toutes les créatures entre elles la remplissaient d’un calme bienfaisant. Elle se disait que les hommes sont méchants, menteurs, changeants, mais que la nature inférieure est moins décevante et elle se tournait désespérément vers elle, sachant bien qu’elle ne lui était pas étrangère.

Le soleil se leva : elle en sentit la tiédeur nouvelle au travers des vitres et des rideaux ; il baigna ses yeux endoloris des larmes de la nuit, de sa lumière atténuée par l’étoffe. Elle se rappela les campagnes splendidement évoquées dans l’Histoire d’Herménégilde, et elle fut soudainement prise d’un besoin maladif de fouler la mousse, de respirer l’odeur âpre des écorces détrempées et les parfums de la terre ; et, toute pleine d’un projet qui venait de lui éclore, elle se leva vite.

Quelques instants après, vêtue d’une robe sombre dont personne, sauf Vittoria, ne devait comprendre le triste sens de deuil, elle allait trouver sa voisine Gertrude, la seule de ses compagnes qui, à cause de sa silencieuse placidité, ne la blessât point dans le moment — peut-être aussi s’orientait-elle naturellement vers celle-là, parce que son cœur, rempli de chaudes affections familiales, ressemblait au sien —, et elle lui demanda :

« Voulez-vous que nous allions nous promener toutes deux ? J’ai soif de campagne, d’arbres, de solitude, Gertrude ; il y a près de nous le bois, le grand bois où l’on trouve des coins si jolis ! venez-vous, dites ?

— Comme vous voudrez, répondit Gertrude, j’écrirai tantôt. »

Et, profitant de la liberté que la pension du Sphinx, à cause de sa nature, devait nécessairement donner à ses élèves étrangères, elles partirent toutes deux, la blonde Belge sereine, et simplement habillée comme une béguine ; Annette, sous sa petite robe sévère, coiffant la demi-excentricité de ses cheveux touffus d’un étroit chapeau sans nulle coquetterie.

Elles marchèrent longtemps sans rien se dire, de leur pas vif et nerveux de jeunes filles vigoureuses ; elles gagnèrent le bois où elles traversèrent, sans ralentir, les allées mondaines encombrées, jusqu’à ce qu’elles eussent atteint la solitude.

Alors, sans s’être averties, elles se mirent ensemble à l’allure lente de la vraie promenade. De tous côtés, elles étaient entourées de troncs géants, dont la vieille écorce se redorait au soleil comme pour un été ; ils avaient tous l’air d’Êtres bien personnels, avec leurs attitudes diverses, leurs grands bras dépouillés qui faisaient une caresse ou une menace, leurs puissants corps orgueilleux ou protecteurs, selon la courbe qu’ils avaient prise en poussant.

Seulement, Annette avait compté sans son âme trop vivement humaine que la sommeillante et morne nature d’une fin d’hiver n’était pas faite pour consoler. Plus elle marchait, plus la tristesse lui revenait poignante avec l’effroi intime du silence qui régnait là. Il n’y avait pas encore de feuilles, mais le branchage était si épais, que le sous-bois était presque sombre comme la nuit. Elle avait beau voir la tragique poésie de ce lieu, elle n’en éprouvait pas l’apaisement. Les descriptions de Nouvel lui revenaient en mémoire, et leur précision, en face de la réalité, s’accusait lamentablement dans son esprit.

« Oh ! dire qu’il a si bien senti tout cela, pensait-elle, qu’il a si bien compris l’âme de ces paysages, qu’il y a un tel poète en lui, et que c’est le même, le même… »

Et plus elle allait, plus elle s’apercevait qu’elle n’était pas une Herménégilde, que la muette sympathie du bois, les sauvages beautés des déserts, n’étaient pas faites pour remplir son cœur, et qu’elle mourrait bientôt, minée par l’épouvante sacrée de cette solitude, si elle était condamnée à y vivre. Femme, elle l’était jusqu’au fond d’elle-même ; les vagues affinités vers le monde inférieur ne lui suffisaient pas ; c’était l’humanité qu’il lui fallait, l’humanité fragile, trompeuse, mais aimée quand même des âmes vraiment humaines. La noble inutilité des ermites qui s’enferment dans les bois, et dont il faut bien avouer qu’elle avait rêvé la paix, la frappait maintenant de son erreur. Elle était de la race de cette aïeule noire vers qui remontait encore son affection si touchante, celle qui avait été vendue douze cents livres sur le marché de la Pointe-à-Pitre, et dont la vie s’était consumée, comme celle de toute sa lignée, au service de l’homme, du frère plus puissant. Ce qui avait été dans toute une génération l’âme de ces pauvres esclaves, le respect attendri du maître, et le don de soi, brûlait encore, transformé, dans le cœur d’Annette. Le devoir social du service mutuel, qui avait été une dure loi chez ses pères, se retrouvait dans la jeune fille ennobli en un besoin exquis de fraternité et de dévoûment. Elle eut une peine terrible tout à coup, en pensant qu’elle n’avait fait encore aucun bien sur la terre.

Puis, juste à ce moment, un craquement sur le sable, derrière elle, la fit tressaillir ; un grincement de roues, un bruit de deux voix dont l’une très vieille et l’autre à peine faite ; c’était le petit Maréchal que la nourrice, effarouchée du monde, promenait aussi par là.

Alors, dans son cœur bouleversé, une lumière décisive et franche se fit ; elle vit la consolation devant elle, dans la personne de ce pauvre petit être souffreteux à guérir ; elle courut à lui, frémissante d’une inspiration bienfaisante, elle s’agenouilla devant sa voiture, elle entoura ses petites épaules fragiles de la caresse de ses mains et l’embrassa pieusement, en disant :

« Mon petit Étienne, me reconnaissez-vous ?

— Tiens ! » dit le pauvre gamin, dont la drôlerie mélancolique vous faisait venir aux lèvres des sourires presque douloureux.

Non, ce n’était pas aux bêtes et aux choses d’occuper sa petite âme désabusée, quand il y avait de pauvres enfants martyrs, des semblables malheureux à soigner, toute la famille des hommes souffrants qui appelait à l’aide. L’idée était demeurée encore très confuse dans son cerveau ; c’était le germe saint de la Charité que la tempête de la douleur avait déposé en elle et qu’elle sentait croître. Aussitôt, toute sa préoccupation de bienfaisance, d’abord généralisée, se restreignit à ce petit garçon dont la misère la frôlait. Elle ne savait pas au juste que faire pour lui, elle voulut amener la gaîté dans sa triste vie vieillotte, quitte à se dépenser toute dans cette tâche.

« Dites donc, fit-elle, voudriez-vous que nous nous promenions ensemble ce matin ?

— Dame ! ce serait tout de même plus gai » répondit-il, très à l’aise avec les femmes qui, depuis sa naissance, apitoyées sur son lamentable sort, le cajolaient, le dorlotaient, l’entouraient sans cesse.

Gertrude d’un côté, elle de l’autre, se mirent à marcher près de la voiture ; puis, comme la nourrice prenait une allée :

« Mais non, fit-il en pleurnichant, mais non, je voulais aller au petit Lac.

— Mon bon mignon, soupira la vieille femme, pas ce matin, je suis si lasse ! »

Annette s’arrêta brusquement :

« Attendez, dit-elle, je suis là, moi. »

Et, sous les grosses mains de la nourrice, à l’appui de la voiture, elle glissa les siennes, avec un grand effort pour pousser cette lourde machine grinçante et encombrante, qu’elle était malhabile à diriger.

La vieille servante était suffoquée et répétait sans rien trouver d’autre :

« Oh ! mademoiselle ! mademoiselle ! »

Et le premier sourire sur les lèvres de la créole fut ramené, à cette minute-là, par la stupéfaction de la nourrice, l’air malicieux du petit satisfait, et sa propre maladresse qui laissait la voiture dessiner ses zigzags sur le sable. Mais, peu à peu, elle se faisait au mécanisme ; elle gagna bientôt une grande distance sur la nourrice et Gertrude, qu’en se retournant elle voyait maintenant, de loin, causer avec des mines attendries en la regardant.

« Comment vous appelez-vous ? demanda tout à coup le gamin, sa petite tête pâle renversée en arrière pour regarder sa conductrice.

— Annette.

— Annette ? Ah ! c’est que vous avez l’air d’une bonne fille, mademoiselle Annette ! Vrai, vous ne rechignez pas comme nourrice pour me conduire où je veux. »

Et il riait après en dedans, sentant bien qu’il avait dit là quelque chose de plaisant, et n’ayant guère d’autres distractions que de montrer son petit esprit bizarre aux grandes personnes qu’un sentiment unanime de pitié et d’intérêt amenait perpétuellement autour de sa voiture de misère. Et Annette continuait sa course sans songer à la fatigue, sentant une paix intérieure délicieuse l’inonder. Elle ne regardait plus les physionomies des grands arbres, ni le printemps qui commençait à poindre de terre dans les lames vertes de l’herbe première, elle ne pensait plus à recueillir les parfums agrestes qu’elle était venue chercher, uniquement occupée désormais de cet enfant qu’elle voulait sauver. Elle se rappelait tristement les paroles qu’André Nouvel avait prononcées l’autre jour dans une émotion de dilettante plus factice que profonde : « Imaginez ce petit corps difforme, disloqué, et si atrophié, que le petit cercueil qu’il lui faudra n’aura pas besoin d’être plus grand que cela. » La mort n’était pas venue ; il n’avait pas fallu de petit cercueil, Nouvel s’était trompé, et peut-être se trompaient-ils tous, ceux qui n’accordaient qu’une vie brève et maladive au pauvre petit si bien fait pour vivre. Il semblait impossible à la naïveté de la créole que sa fortune, disproportionnée à son humilité, mais dont elle était maîtresse quand même, pût être impuissante dans la cure qu’elle rêvait.

Parmi les hommes, une catégorie lui était devenue odieuse à jamais, semblait-il ; c’était la catégorie de ceux qui auraient pu l’épouser. Elle avait jeté sur le mariage un crêpe épais, qui ne lui permît plus de voir ni le sacrement, ni les épouseurs, mais ce n’était qu’avec plus de tendresse qu’elle se retournait alors vers l’enfance exquise de ce petit malade, à laquelle elle s’offrait. Oh ! l’adorable vie de vieille fille qu’elle se préparait, sans songer aux obstacles, à l’obstacle de l’aîné surtout qui, lui, tenait déjà près de l’enfant cette place de seconde mère. Est-ce que M. Maréchal ne se séparerait pas du petit frère sur la promesse de le voir guérir ?

On avait gagné le Lac. Étienne s’amusait à voir courir dans l’eau les nuages du ciel ; les nuages qu’il connaissait si bien, à force de les suivre le visage toujours tourné en haut dans son éternel crucifiement au matelas de la voiture. Il avait de ces amours futiles pour des distractions de ce genre — caprices d’enfant impressionnable et malade. — Et déjà Annette construisait mentalement la lettre suivante :

« Mon bon père,

« C’est fini, je ne veux plus me marier ; à moins que vous n’ayez la bonté de me débarrasser des millions que vous m’avez promis et qui m’encombrent. Seulement, comme alors ce ne serait plus moi qu’on verrait réfractaire au mariage, mais les maris, et que vous ne consentiriez pas, je reprends l’argent que vous m’avez amassé, cher père, et j’en fais ce que je veux, n’est-ce pas ? Donc, pas de mari, mais un mignon petit garçon que je veux adopter avec votre permission. Je n’ai que deux fois l’âge qu’il a, mais résolvez le problème je suis sûr d’être une mère très expérimentée et très sagace. Comme il est paralysé par une étrange maladie qui l’a cloué, depuis je ne sais quel âge, à son lit ou à sa voiture, et que je veux le guérir en le menant partout où il y a des eaux célèbres, des docteurs meilleurs que les eaux, et des climats plus habiles que les docteurs, il faut que vous m’accordiez de dépenser mon argent tout à ma guise. »

Elle en était à cet endroit de son élucubration, quand l’enfant, qui avait vu assez, l’interrompit :

« Dites donc, Annette, il serait peut-être temps de retourner maintenant ; c’est l’heure du déjeuner ; Henri serait inquiet. »

Ce nom passa au travers du cœur d’Annette comme une flèche cruelle, qui lui donna le sentiment de l’impossibilité de ce qu’elle souhaitait. Elle demanda :

« Vous l’aimez bien, dites, votre frère ?

— Oh ! vous savez, dit l’enfant avec une conviction ardente et son amusante minauderie, il est si bon, le pauvre gars !

— Comment feriez-vous donc, s’il vous fallait le quitter ? »

Étienne se mit à rire :

« Je ne le quitterai jamais, répondit-il avec une assurance qui était terrible à la pauvre Annette. Tenez, vous allez bien voir pourquoi ; je vais vous raconter cela parce que vous êtes mon amie. Une nuit, pendant que j’étais malade, j’ai eu un cauchemar, j’ai rêvé qu’Henri se mariait, il se mariait avec Mlle Ogoth et il s’en allait en Norvège, pendant que moi je restais tout seul avec nourrice. Je me suis réveillé, juste comme j’entendais la voiture qui les emportait rouler sur le pavé. J’ai raconté tout à Henri, et il m’a dit : « Tranquillise-toi, ma petite » car c’est drôle, n’est-ce pas, je suis un petit garçon, et il m’appelle toujours sa petite, — « tranquillise-toi, ma petite, je ne m’en irai jamais ; je suis marié avec toi, nous vivrons toujours ensemble. » Maintenant voulez-vous me ramener, dites, Annette, il croirait que je suis malade ? »

Annette obéit passivement. Le trouble était rentré dans son âme. Tous les genres de bonheur lui étaient donc refusés à la fois ! L’amère saveur de sa nuit lui revint librement, et quand elle fut rentrée chez elle, après avoir rendu l’enfant à la vieille bonne, elle pleura ensemble la perte de ses deux rêves : celui de son amour et celui de son dévoûment.

VII

L’IDYLLE

Elle avait cependant dit au petit Maréchal : « À demain ! »

Le lendemain, elle était au rendez-vous, la première revenue, malgré elle, malgré la difficulté de son plan, à l’enfant qui l’attirait irrésistiblement. Et quand elle aperçut de loin sa petite figure, tombée de faiblesse sur l’oreiller, s’illuminer à sa vue, et qu’elle eut compris quel rayon de joie elle appelait dans cette austère vie de neuf ans, le sentiment de son utilité enfin venue dépassa presque tout le chagrin qu’elle avait eu jusqu’à présent. Pour Étienne, il passa de suite à une familiarité tout exempte de cérémonie.

« Dis donc, Annette, fit-il câlinement, c’est encore toi qui vas me conduire aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Mais, mon bon chéri, reprit vite la nourrice en le regardant d’une manière significative, tu ne penses pas à ce que tu demandes là ! Une demoiselle ne traîne pas une voiture au Bois.

— Pourquoi pas, mon Dieu ! s’écria Annette en riant ; vous allez voir ! »

Les Anglaises, auxquelles elle avait demandé de l’accompagner, étaient là, près de Gertrude ; Nelly dit à Frida :

« My goodness ! regardez donc, on va la prendre pour la servante ! »

Et c’était bien un peu cela qu’elle se faisait, la pauvre Annette ; servante assujettie aux caprices de cet enfant souffreteux. Elle se fatigua à conduire la pesante machine, partout où il lui disait d’aller ; s’arrêtant sur ses ordres, rebroussant chemin à sa volonté, sans souci des promeneurs qui attachaient à son rôle une demi-domesticité. C’était un mystère si attristant que la vie de ce malheureux petit être, vacillante, douloureuse, sevrée des joies les plus élémentaires, et perpétuellement menacée, que, pour réparer ce qui lui paraissait l’iniquité de cette condition, elle lui aurait tout sacrifié.

Mars commençait ce jour-là ; et déjà il soufflait des rafales qui roulaient des nuages sinistres au milieu du ciel bleu. Le soleil chauffait aussi plus dur, et l’on sentait dans ce milieu très végétal une énergie sourde de la nature, qui pénétrait jusqu’aux plantes humaines et vivifiait les corps ; le vent et le soleil combinés vous fortifiaient. Annette poussait bravement son cher bagage, sans s’apercevoir que des gouttes de sueur sourdaient sous la laine frisée de ses cheveux. Depuis quelques minutes l’enfant, que nul effort n’avivait, s’alanguissait sous la tiédeur de l’air ; il ne parlait plus ; un instant, il étendit mollement son bras vers une porte.

« Par là, veux-tu ? fit-il à mi-voix.

— Pourquoi donc ? dit Annette ; veux-tu t’en aller ?

— Non, répondit-il après quelques secondes dans un bâillement étouffé ; mais peut-être qu’il… peut-être qu’il va venir… »

Qui donc ? Annette ne le sut pas, tout intriguée qu’elle fût par cette annonce énigmatique. Alourdi par une grosse fatigue d’enfant qu’engourdissait encore le travail atmosphérique des giboulées et de l’électricité latente, il était retombé endormi dans le fond de la voiture. Et Annette se sentait toute seule dans cet endroit où de rares passants la croisaient, toute seule à veiller sur cet enfant ; et elle se laissait prendre volontiers à une illusion de maternité très douce, qui rappelait des amours de fillette déjà grandie pour une poupée, mais avec quelque chose de plus réel et de plus solide. La déception que lui avait préparée si durement André Nouvel lui paraissait déjà lointaine, comme une blessure dont la souffrance était désormais habituelle ; il lui semblait qu’elle était très vieille, qu’elle avait goûté jusqu’au fond l’amertume de la vie, et qu’elle se penchait maintenant avec un sentiment d’aïeule vers ce petit qui était pour elle la sincérité et l’ingénuité de l’enfance.

Sa rêverie était pour elle aussi une espèce de sommeil que berçait, en même temps que celui d’Étienne, le doux ronronnement du vent dans les branches. Elle ne pensait pas au temps qui s’écoulait, tournant seulement par instants la tête vers cette issue par où l’enfant avait annoncé que quelqu’un viendrait. Elle roulait la voiture d’un mouvement très lent, de quelques mètres seulement sur le sable.

« C’était quelque fantasmagorie de gamin fiévreux qui lui passait par la tête, se disait-elle. ne voyant rien venir ; c’était un rêve qu’il commençait. »

Mais l’enfant n’avait pas rêvé, se souvenant très bien qu’avant le départ son frère avait dit : « S’il fait beau, j’irai te voir au Bois ». Car, très fier de l’amitié dont cette grande demoiselle s’était prise pour lui, et mettant une petite coquetterie curieuse à en faire son aîné le témoin, il l’avait tourmenté sans s’expliquer davantage pour obtenir cette visite.

Seulement, il s’était endormi mal à propos, juste comme son frère arrivait.

« Comment, c’est vous, mademoiselle Maviel, s’écria Maréchal, c’est vous qui conduisez Étienne ! »

Elle lui fit vite de la main signe qu’il dormait et qu’il fallait parler bas.

Alors ils s’entendirent d’un sourire et s’approchèrent l’un de l’autre, causant avec d’infinies précautions.

« Le petit malin ! disait M. Henri, je m’explique maintenant son souci de se promener ce matin ; il ne m’avait prévenu de rien, mais hier, en rentrant, il m’avait bien confessé qu’il vous avait rencontrée et que vous aviez été très bonne pour lui.

— Pauvre petit ! c’est que je l’aime vraiment, voyez-vous, dit Annette ; à présent il dort ; regardez comme il est tranquille, comme sa petite respiration va bien ; se douterait-on qu’il est malade ? »

Ils se penchèrent tous deux avec une tristesse dont ils ne voulaient pas convenir, et l’examinèrent longuement. Il avait la peau tendre et diaphane sur les tempes, qui laissait voir le réseau des veines ; puis le front blanc comme de l’ivoire paraissait une enveloppe si fragile à cette pauvre petite flamme d’existence qui brûlait là, intermittente ! Les paupières mêmes étaient si fines, qu’on aurait cru que, baissées, elles laissaient transparaître les yeux. Mais il y avait une force inouïe quand même dans ce corps émacié ; une force de vie qui battait à grands coups dans le halètement régulier et normal de sa petite poitrine.

Et c’était étrange de voir cet homme et cette jeune fille qu’aucun lien n’unissait, absorbés tous deux dans cette contemplation, muets, avec un sentiment unique : le souci de l’enfant malade. Ils partageaient la même crainte, la même douleur secrète, et aussi une pareille espérance indéracinable qu’ils vaincraient la mort ; et ils ne se disaient rien, dans la conscience irréfléchie de se comprendre quand même. Si bien qu’après, quand ils se redressèrent, en se regardant ils éprouvèrent qu’une amitié solide était venue entre eux, plus intime, plus grave et plus étroite qu’après une camaraderie de plusieurs mois.

« Moi, je crois qu’il se guérira », dit Annette, traduisant la conclusion de leurs pensées à tous deux.

Maréchal secoua les épaules.

« Quelle énergie fera jamais revenir la santé dans un petit corps à moitié détruit ? dit-il sans oser lui exprimer son espoir.

— Ogoth croit que c’est possible, moi je suis sûre que vous le sauverez. »

Puis, juste comme elle avait dit cela, évoquant en elle-même des idées de traitement fabuleux, de médication puissante, de voyages, de consultations, le recours aux hommes et aux choses, toute la série des efforts qu’on tente pour arracher ceux qu’on aime à la mort, elle se souvint que les deux frères étaient pauvres, qu’ils vivaient modestement avec leur vieille nourrice, épuisant une très petite fortune dans les soins à donner l’enfant, et elle comprit la difficulté de la guérison, l’insuffisance des moyens, l’impuissance de l’aîné. Et elle eut envie de lui dire de suite : « Donnez-le-moi ». Puis cette idée lui parut aussitôt si extravagante, si impossible à exprimer, qu’elle se tut encore, désolée.

Et ils revinrent côte à côte pour retrouver la vieille bonne, après s’être disputé un moment l’appui de la voiture. Lui, ne voulait pas laisser à Annette cette fatigue. Elle, reprenait :

« Vous comprenez bien qu’on ne me regardera pas du tout, tandis qu’on n’aurait d’yeux que pour voir un jeune homme de bonne famille remplir cette fonction-là ; laissez-moi donc, allez, monsieur Maréchal. »

Cette raison donnée, sans la recherche d’une phrase, avec la limpidité de son grand regard teinté de bleu sombre, lui avait clos les lèvres. Il n’avait pas insisté, lui répondant seulement avec la simplicité qui écartait d’eux toute idée de gêne :

« C’est vrai, mais nous aurions rencontré si peu de monde ! »

Dans le trajet, la secousse d’une pierre fit ouvrir les yeux d’Étienne ; son frère et Annette furent aussitôt à ses côtés, l’un à droite, l’autre à gauche de la voiture. Alors, il sourit encore, trop endormi pour parler, et prenant leur main à chacun, dans ses petites mains longues d’infirme, il se mit à les balancer dans un geste bien enfantin, en continuant son sourire silencieux qui allait de l’un à l’autre.

À la fin il dit, sans qu’on comprît quelle idée passait par ce petit cerveau :

« C’est bien cela, c’est bien. »

Quelques minutes après, quand Annette les quitta pour aller rejoindre ses amies, Maréchal lui glissa à l’oreille :

« Je respire enfin ! Mais croiriez-vous que, chaque fois qu’il dort, j’ai le frisson de ne pas le voir ouvrir les yeux ! »

Le petit Étienne avait aussi son secret.

« Plutôt que de venir le matin, viens donc le soir, Annette, lui dit-il ; le matin, on n’a pas le temps. »

Quand elle rentra avec Gertrude et les deux misses Allen, elle aperçut de loin, à travers la grille, la silhouette de Vittoria adossée au socle du sphinx dans le jardin, et l’impression presque pénible, au moins mélancolique, qu’elle éprouvait maintenant, chaque fois qu’elle voyait la signorina, la reprit. Elle savait le fond de son cœur lu et relu par cette indéchiffrable fille ; elle s’était ouverte à elle, malgré soi, presque par surprise ; l’Italienne avait été le témoin indiscutablement mal choisi de sa peine, de sa désillusion, et surtout, elle connaissait les replis désavantageux de l’âme de Nouvel, dont, par un indéfinissable sentiment qui tenait bon dans son cœur, Annette aurait voulu que tout le monde fût enthousiaste.

Nelly et Frida, dans leurs fourrures fauves, passèrent devant ; Gertrude entra ensuite, mais sur un signe de Vittoria Annette était restée dans le jardin.

Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-elle avec une nuance d’humeur inaccoutumée dans son visage.

— Il est là, dit Vittoria ; il déjeune ici. C’est le jour… »

Annette se sentit tout de suite glacée d’un froid de fièvre ; elle remercia l’Italienne et se rendit dans sa chambre, en courant, de peur d’être amenée de suite en présence de l’écrivain. Une fois seule, elle se jeta le visage contre son lit, dévorée du besoin d’échapper à cette heure terrible, à la seule vue de celui qu’elle avait aimé, d’échapper même à toute action, à toute parole, dévorée du besoin de ne plus exister un moment.

Car l’instant était venu de cet acte qu’elle avait décidé sans délibérer, l’acte qui séparait à jamais sa vie de cette autre grande vie si admirée, l’acte qui ferait pour toujours un étranger, un hostile, de cet André Nouvel vers lequel elle avait si tendrement laissé aller son cœur.

« Oh ! si je disais oui !… si je consentais ! pensait-elle. Être sa compagne, faire sa vie heureuse, lui apporter le bonheur et le succès qui l’ont laissé ! n’être pas aimée, mais l’aimer ! »

L’aimer : la pauvre Annette ne s’apercevait pas que c’était maintenant un sentiment mort qu’elle s’efforçait de ressusciter pour le souvenir des joies d’autrefois. Elle ne l’aimait plus, ce Nouvel ! Il avait même cessé d’exister, celui des semaines passées, celui qu’elle avait rêvé, celui de Blés mûrs. Elle avait aimé une chimère : ce n’était plus que l’homme égoïste et décevant qui venait maintenant à elle.

Et toute l’affligeante réalité de ce revirement dans son cœur lui apparut quand il lui fallut descendre au salon, et qu’elle se trouva, tremblante, devant le dieu d’autrefois. De tout ce qu’elle avait cru de lui, de tout son talent, de toutes les délicatesses prêtées, il ne lui restait plus rien, rien que son insolent bonheur épanoui sur ses traits de beau brun, et les paroles de Vittoria.

Sur la table, le bleu d’un télégramme ouvert attira de suite ses yeux troublés. Ils étaient seuls là, Mme de Bronchelles et lui, avec des sourires complices et des mines gênées. Annette s’avança sans force, sans oser lui tendre la main.

« Mademoiselle Annette, dit-il d’une voix infiniment caressante, j’ai quelque chose à vous demander, et c’est si difficile, et je crains tant, que je n’ose pas parler. »

Par une étrange perception, bien plus que les mots qu’il lui disait, Annette entendit ceux que Vittoria avait prononcés, et qui lui revenaient nettement en mémoire : « Quand vous lui aurez donné tout cela, votre fortune, votre particularité, votre esprit dont il a besoin, peut-être vous accordera-t-il que vous êtes agréable. » Et elle sentait le mensonge de cette voix, de ces paroles, de tout cet homme inconscient de ce qu’il commettait.

« Mais, poursuivit Nouvel, lisez cette dépêche qui vient de la Martinique et dites-moi si vous comprenez. »

Consentement tout donné, disait le télégramme, admire profondément mon gendre et l’accepte Maviel. »

Annette n’avait pas desserré les lèvres jusqu’alors ; son visage blême sous le fard bronzé de son teint se décolora tout à fait. Elle demanda froidement :

« Qui est ce gendre, Monsieur ?

— Voyons, dit tendrement Nouvel, vous ne devinez pas ? »

Elle eut un moment de silence qui fut poignant pour tous les trois.

« À quoi bon deviner le mari qu’on me destine ! dit-elle avec une délicatesse qui était un raffinement de son cœur profondément bon ; je ne veux pas me marier. Je ne le veux pas. »

André Nouvel eut un choc visible, bien que le coup eût été entouré d’une si fine précaution. Il s’écria :

« Même si c’était moi qui étais à vos genoux et qui vous demandais d’être ma femme ? »

Cette fois, Annette fut terriblement sévère.

« Même si c’était vous, monsieur, répondit-elle sans dureté, mais calme.

— Annette ! s’exclama Mme de Bronchelles : quand un tel bonheur s’offre à vous, vous le refusez ? »

Le poing de Nouvel s’abattit sur la table voisine en un découragement qui, lui, était sincère ; il saisit le dépêche qu’il froissa dans ses mains et lacéra en menus morceaux au-dessus du tapis. La malchance s’obstinait sur lui, les humiliations pleuvaient, et celle-là était peut-être la plus incisive qu’il eût connue, la plus froissante, la plus cruelle pour un homme. Il pensa à discuter, mais il connaissait trop bien les cœurs de femmes pour ne pas savoir que ce refus-là, sec, cinglant, n’était pas de ceux sur lesquels on revient.

« Savez-vous bien que vous me rendez malheureux, mademoiselle Annette ? » dit-il d’une voix étranglée.

Annette, que l’émotion gagnait aussi, aurait voulu demander « pourquoi » ! Elle se contenta de dire, plus indulgente :

« Vous vous consolerez, monsieur. Moi-même, je suis peinée d’avoir à vous répondre ainsi. Ne m’en veuillez pas, je vous prie.

— C’est irrévocable ? demanda-t-il encore.

— Oh ! oui », dit Annette avec une sorte de sourire d’amertume.

Nouvel se leva lentement, et se tourna vers Mme de Bronchelles.

« Adieu, ma cousine, dit-il d’une voix brève.

— Vous partez ? » fit-elle, encore sous la stupéfaction qui l’avait saisie aux paroles d’Annette. Elle ne pouvait pas croire que cela fût vrai ; elle aurait désiré qu’André plaidât un peu sa cause.

Lui eut un geste qui voulait dire : « Que puis-je faire de mieux que de m’en aller maintenant ! » Il ajouta cependant à voix basse :

« S’il y a encore un peu d’espoir, c’est dans vos mains que je le laisse ; vous lui direz ce que je ne peux pas lui dire. Si un miracle est possible, votre amitié le fera. Écrivez-moi demain de revenir ou… de ne pas revenir.

— Mon pauvre ami, lui dit-elle dans l’entrebâillement de la porte, je suis désolée que cette enfant vous ait causé ce chagrin. »

Il sortit dans la fureur d’être ridicule ou pour le moins piteux. Et il fallait être en effet cet homme de talent, qui avait épuisé toute la volupté du succès, de la réussite brillante, de la célébrité, pour éprouver ce qu’il ressentait à voir l’hommage si flatteur de son nom hautainement repoussé par cette toute jeune fille. Sans être vaniteux, il savait sa valeur, et ce n’était pas à cette réponse-là qu’il s’attendait. Il faisait pourtant effort pour avoir bonne mine. Dans le jardin, il salua distraitement Vittoria qui n’avait pas pu résister au plaisir de le voir passer, et qui comprit, en l’observant, que l’incident était clos.

Pour Mme de Bronchelles, elle revint vers Annette qu’elle retrouva à sa place, assise, les deux mains croisées sur ses genoux.

« Annette ! » appela-t-elle sévèrement.

La créole ne fit pas un mouvement.

« Annette ! » dit-elle une seconde fois avec plus d’impatience.

Alors, Annette eut deux ou trois sanglots qu’elle retenait depuis une heure ; elle fondit en larmes, et se jeta avec un geste de petite fille dans les bras de Mme de Bronchelles.

« Ne me grondez pas, ne me grondez pas, supplia-t-elle, je vous demande pardon, mais je ne veux pas me marier, voyez-vous, je suis trop riche, je ne peux pas. Vous me prenez pour une enfant, mais croyez-vous que je n’ai pas réfléchi dans ma vie ? croyez-vous que je ne sais pas que j’ai du sang noir dans les veines, qu’on a toujours une répulsion pour moi, et que ce défaut d’hérédité qui m’a chassée de mon pays ne peut passer, en France, qu’à cause des huit millions de ma dot ? Oh ! je suis devenue bien vieille, allez ! je connais les hommes, je sais ce qu’ils valent, et je ne veux pas me marier ; ne me tourmentez pas pour cela ! »

Ce désespoir adoucit subitement le reproche que Mme de Bronchelles préparait. Elle lui représenta, en toute sincérité, l’attrait qu’avait au contraire pour Nouvel la singularité de son type ; l’amour qu’elle lui croyait pour elle ; elle alla jusqu’à parler de son désintéressement et du chagrin où il allait vivre désormais. Mais, quand elle crut qu’Annette faiblissait dans les larmes, et qu’elle allait se rétracter, la pauvre petite redit plus haut son cri dont elle sentit cette fois la fermeté :

« Non ! non ! je ne me marierai jamais ! »

« Mon pauvre André, écrivait-elle le lendemain à Nouvel, j’ai bien fait tout ce que j’ai pu, croyez-le. Selon moi, Annette a un secret. À tout ce que j’ai dit sur vous, — et vous ne me ferez pas l’injure de me croire malhabile dans la circonstance — elle m’a répondu en substance : « Je ne veux pas me marier, parce que c’est ma fortune qu’on demande. » J’ai eu beau lui représenter la vérité de votre amour ; elle a continué de généraliser son désenchantement à tous les hommes. Que se passe-t-il dans ce jeune cœur-là ? Vous sauriez peut-être le dire, si vous étiez encore en train de faire de la psychologie ; moi je m’y perds. Pour aujourd’hui, le mieux que je puisse vous répondre, c’est cet avis : Voyagez ! le voyage est l’éternelle consolation des hommes dans votre cas ; et je vous avoue que, pour ma part, il me serait très avantageux de vous voir partir, car vous me devenez singulièrement gênant, mon pauvre ami, avec la consigne que les événements mettent pour moi à votre porte, et le secret que je veux garder vis-à-vis de mes jeunes brebis. Que diraient-elles, si elles voyaient nos jeudis se passer désormais sans aller vous voir ? Partez vite, ne vous enlisez pas dans l’ennui, et croyez-moi bien préoccupée de vous. »

Ce billet, c’était l’épilogue de l’acte d’Annette. C’était maintenant fini. André Nouvel allait quitter Paris, il s’écartait de sa vie, lui laissant, après le trouble des jours précédents, une paix un peu triste, mais éclairée comme d’une lumière d’aube, par l’entrain de ses projets d’avenir. L’enfantine amitié du petit Étienne était une joie douce et remplissante ; la pensée du petit malade occupait ses journées ; et, dans le souci de ne pouvoir employer sa richesse à son soulagement, elle se dédommageait en émerveillant cette enfance humble, élevée dans les privations de la classe moyenne, de la féerie des jouets de toutes sortes qui font rêver les petits. Ils avaient de mystérieux rendez-vous à certains endroits du Bois, et chaque jour Annette y apportait une nouvelle surprise. Avec elle, le bonheur était entré comme un ruissellement magique dans la vie de l’enfant. Elle lui apparaissait comme une fée chargée de dons, et les cadeaux qui devaient pour toute une journée illuminer sa solitude tiraient tout leur charme de sa grande amie, qu’il aimait avec un enthousiasme tendre d’enfant sans mère.

En mars déjà, les jours deviennent longs. Étienne n’aimait rien tant que rester encore sous les arbres quand le jour s’assombrissait, et que la demi-lueur traînait ainsi, longtemps, jusqu’aux premières étoiles. La nourrice objectait qu’il faisait humide ; mais certains jours aussi, où il sortait de terre une chaleur prématurée qui fendait les bourgeons et paraissait saine à respirer, ils continuaient de se promener tous les trois.

« Tu ne sais pas ? dit un jour Étienne à Annette, l’ami Nouvel est venu nous voir ce matin ; c’était pour dire adieu à Henri, car il va faire un grand voyage. Je les entendais causer tous les deux sans savoir ce qu’ils disaient. C’est lui qui était de mauvaise humeur ! et Henri aussi était tout drôle ; il disait à l’ami Nouvel : « Je ne te plains pas absolument, tu n’as que ce que tu méritais. » Tu ne sais pas, Annette, moi, je crois que c’est la pièce qu’il a faite et qu’on n’a pas trouvé jolie qui lui trotte par la tête, n’est-ce pas ?

— C’est probablement cela », répondit Annette troublée.

Et elle pensait à cette discussion dernière des deux amis, où son refus avait dû être commenté à plaisir, où l’écrivain avait dû épancher son inévitable rancune contre elle, et où Maréchal l’avait sûrement défendue, car elle le savait loyal et délicat, et elle sentait sa sympathie tendre à elle. Et c’était un ineffable soutien moral de penser que, parmi tous ceux qui ignoraient ou blâmaient sa conduite, quelqu’un l’approuvait.

Une autre fois qu’elle et ses compagnes étaient venues le voir en bande, depuis Ogoth jusqu’à Giuseppa, Étienne lui fit signe, d’un geste important, qu’il avait à lui parler en secret. Comme elle s’approchait.

« Dis donc, demanda-t-il à voix basse, c’est-il vrai que tu t’appelles Café au lait ? »

Annette ne put s’empêcher de rire.

« Mais oui ; on s’amuse à me donner ce nom-là. Qui t’a dit cela, Tiennot ?

— C’est Henri, répondit le petit. Il était tout à l’heure le nez dans ses livres, à travailler, et il m’a dit tout d’un coup : « Tu vas la voir encore aujourd’hui, toi, Café au lait ». Moi, je ne savais pas ce qu’il voulait dire ; alors il a repris : « Mlle Annette ». C’était toi qu’il appelait comme cela, et il m’a expliqué que c’était Giuseppa qui avait trouvé le surnom. C’est drôle, n’est-ce pas, Annette ?

— Mais non, ce n’est pas drôle, répliqua Annette, reprenant son sérieux, n’as-tu jamais remarqué que j’ai une figure toute grise et jaune, comme du café versé dans du lait ? C’est un surnom très bien trouvé, au contraire. »

L’enfant secoua la tête.

« Tu es très jolie comme cela, c’est pas la peine de rire.

Good gracious ! s’exclama Nelly, dans un accès de gaîté, écoutez donc, le petit va bientôt la demander en mariage, si cela continue. »

Mais Ogoth, qui l’observait depuis un moment, et qui remarquait sur son teint des indices de malaise, s’approcha à son tour et l’interrogea : Remue tes poignets, disait-elle en adoucissant sa voix ; fais aller tes genoux ; ça fait mal, n’est-ce pas ? »

L’enfant disait non, sans pouvoir réprimer une grimace de douleur à chaque mouvement.

Alors, elle se retourna vers la nourrice, et elle la pressa de rentrer, car elle le trouvait fatigué et endolori comme au moment d’une crise.

Le lendemain, quand Annette et Gertrude, qui ne se quittaient plus guère désormais, vinrent à l’endroit ordinaire où les attendait chaque après-midi la voiture d’Étienne, ce fut Maréchal tout seul qu’elles trouvèrent.

Quand elle l’aperçut de loin, une idée atroce traversa l’esprit d’Annette. Sans nul souci d’être vue, elle courut à lui en demandant :

« Qu’est-il arrivé à Étienne ?

— Rien de bien affirmé encore, répondit Maréchal ; il m’inquiétait par sa mine plus pâle que de coutume, j’ai fait venir le médecin qui m’a défendu la promenade pour aujourd’hui. Voilà pourquoi je suis ici, mademoiselle, me doutant bien que vous seriez venue, et que vous vous seriez inquiétée de ne pas l’avoir vu.

— Oh ! que je vous remercie ! dit Annette. C’est vrai ; je n’aurais pas vécu si je n’avais trouvé personne au rendez-vous. Je ne sais pas ce que m’a fait cet enfant, voyez-vous, monsieur Maréchal, mais vous n’imaginez pas quelle place il tient dans ma vie. Il a un petit esprit si drôle, un petit cœur si bon !

— Et puis, c’est si attachant, reprit le jeune homme, cette existence pour laquelle on est dans des transes continuelles ! Savez-vous que chaque soir je me demande : « Que sera demain ? se réveillera-t-il seulement ? » Et il avait l’air d’aller mieux cependant, n’est-ce pas ? il se fortifiait, il reprenait un peu d’appétit ; maintenant, voilà une nouvelle secousse… »

Sa taciturnité le quittait dès qu’il causait de l’enfant. Il parlait alors sans timidité, sans réserve ; il disait tout, ses craintes, ses vagues espérances, ses diverses sensations d’atermoiement devant la maladie. Il avait à cause de cela peu de camarades, les jeunes gens le trouvant ennuyeux, pleureur et ridicule avec son frère. Mais Annette, qui comprenait la délicatesse de cette passion fraternelle, l’écoutait religieusement.

« Il la surmontera encore cette secousse, monsieur Maréchal, vous verrez. D’abord, il me semble à moi qu’il y a des âmes qu’on retient dans leur corps à force de les aimer ; et nous l’aimons tant, vous et moi, ce petit ! qu’il faudrait une puissance épouvantable, quelque chose venu de l’enfer, pour nous l’enlever. Oh ! ce que vous pensez, je me le suis dit aussi : il est si frêle ! Mais je sens quand même qu’il vivra, que nous le verrons un jour marcher, qu’il deviendra un grand garçon solide. Je vous le promets, entendez-vous, je vous le promets. »

Il lui prit la main, en la regardant comme il n’avait jamais regardé une femme.

« Vous êtes une petite sibylle bienfaisante, lui dit-il, merci. »

C’était déjà le soleil couchant, bien qu’on fût encore en plein après-midi ; il ne dorait plus que le haut des sapins qui embaumaient l’air de résine ; une bande d’oiseaux qui s’était abattue là pour la nuit s’égosillait en piaillements prolongés. Maréchal et Annette se séparèrent sur un espoir fou de bonheur qui était venu en eux, sans qu’ils sachent trop comment, à partager leurs frayeurs, à compter l’un sur l’autre, à entendre ces bruits d’été, irrésistiblement joyeux, qu’ont les bois.

Après, elle resta quelques jours sans revoir son petit camarade ; puis, le malaise passé encore une fois, les rendez-vous reprirent : elle le retrouva seulement un peu plus pâle qu’auparavant, avec quelque chose de soucieux ; une préoccupation dans ses yeux profonds d’enfant malade. Quand Annette l’interrogea, il commença par dire qu’il n’avait rien et qu’il s’était seulement ennuyé pendant les jours sans promenade ; puis, à la longue, comme elle le pressait de questions, il avoua qu’il y avait un secret.

« Tu comprends bien, Annette, que si je pouvais je te le dirais, et que si je ne te le dis pas, c’est qu’Henri me l’a défendu.

— Peut-être bien que si tu lui demandais la permission de me faire la confidence à moi, mon Tiennot, il ne te le refuserait pas.

— Ah ! tu crois cela ? pas du tout. Il m’a dit : « N’en parle à personne, même pas à ta grande amie, n’est-ce pas, ma petite, je le dirai moi-même. » Car vois-tu, Annette, c’est une chose qui n’est pas encore décidée ; des pourparlers, quoi, des projets, tout ce que tu voudras. »

Et Annette s’en allait songeuse, cherchant ce que pouvait être ce projet encore en préparation, et que Maréchal ne laissait à personne le soin de lui confier. Elle eut l’idée, une idée déjà souvent venue à son esprit de ces hôpitaux d’enfants malades, où l’on prend le mal en masse, avec des énergies prodigieuses pour le combattre. Si ce projet, qui mettait tant de tristesse dans le pauvre petit cœur d’Étienne, c’était celui de l’envoyer dans une de ces maisons merveilleuses, dont elle avait entendu Ogoth dire le nom à propos de lui ! Le voir s’en aller maintenant ! voir enlever de sa vie cette chère petite existence, qui était, dans son chagrin, son intérêt unique ! est-ce que ce n’était pas horrible à penser ?

Ce fut à ce moment que Mme de Bronchelles prit prétexte de son air soucieux pour lui parler enfin sérieusement, et sonder cette âme incompréhensible.

« Ma chère petite fille, lui dit-elle, un soir qu’elles étaient seules dans son grand cabinet ombreux si propre aux confidences, je ne voudrais pas que vous me preniez pour une grondeuse, et je voudrais encore moins vous tourmenter ; mais il faut pourtant revenir sur un sujet délicat et difficile, auquel vous désirez échapper, je le sens. Bien des jours ont passé depuis que vous avez causé à M. Nouvel la peine que vous savez. Il est maintenant dans le pays de Vittoria ; l’Italie, qui ne console pas toujours, paraît-il, a le don d’attirer quand même les gens qui souffrent. Mais vous, mon enfant, que je sais bonne et sensible, me direz-vous à présent pourquoi, sans raison, vous avez pris le droit de blesser un cœur comme celui-là, qui est de ceux dont on ne joue pas ? La fièvre où je vous ai vue le premier jour est passée. Vous demeurez mélancolique, qu’y a-t-il donc, dites-moi ?

— Madame, je vous ai dit la résolution que j’avais prise de ne pas me marier.

— Ma pauvre petite, à dix-huit ans on ne fait pas de ces vœux-là. Mais, si c’était tout de même une décision sérieuse, mon devoir m’obligerait à vous rappeler les prescriptions de votre père, qui ne vous a confiée à moi que dans un seul but. Ce but-là, vous le connaissez : si vous vous y dérobez d’avance par parti pris, je n’aurai plus qu’une chose à faire, prévenir M. Maviel, et, malgré la peine que j’en aurai, malgré l’affection que j’ai pour vous, plus tendre que pour nulle autre, mon enfant chérie, vous rendre à lui. Car je dois me souvenir que, s’il a accompli le sacrifice inouï de se séparer de vous, c’était uniquement pour vous marier en France. À quoi bon désormais laisser durer son chagrin et son ennui ? »

Annette eut un cri.

« M’en aller ! il faudrait m’en aller ?

Nous n’en sommes pas encore là, Annette, car j’espère bien que votre résolution n’est pas décisive ; et vous seriez peut-être vous-même fort embarrassée quelque jour de l’avoir formulée trop haut, si le hasard vous mettait en face d’un homme qui, sans avoir la valeur de M. Nouvel, ce que vous ne rencontrerez pas souvent, gagnerait votre estime, votre sympathie et votre affection. Votre estime d’abord, car, voyez-vous, mon enfant, ce sentiment-là, très lent à vous prendre, mais d’une douceur pénétrante, et qui devient ensuite une force invincible, c’est le vrai prélude de l’amour, le seul à quoi l’on puisse se fier ; la sympathie vient presque en même temps, moins enracinée, elle, plus flatteuse encore que la première, mais qui en fait le charme. Et si l’amour naît après, de quelque façon que ce soit, conscient ou involontaire, brusque ou lentement éclos, oh ! alors, vous pourrez laisser aller tranquillement votre cœur vers l’homme qui, en vous aimant, aura su mériter de vous ces trois choses. »

Ces paroles troublèrent Annette : à mesure que Mme de Bronchelles causait, dans son esprit se construisait une image, une image de rêve, la fuyante silhouette de ce jeune homme qu’elle pensait avoir si peu remarqué jusqu’à présent, Henri Maréchal. C’était surtout ce mot d’estime, estime lente, pénétrante, douce et toute-puissante, qui l’avait évoqué à son regard intérieur, car il personnifiait dans sa virilité délicate le type parfait du caractère impeccable dont Annette avait douté. Elle l’estimait vraiment, celui-là, pour son intelligence supérieure qui lui avait permis l’intimité de Nouvel, pour sa jeunesse studieuse dont le labeur cérébral avait stigmatisé son austère visage ; et surtout pour cet amour fraternel, délicieux, qui en faisait un être spécial, une créature d’altruisme et de dévouement presque inimaginable. Et vraiment, ce sentiment était bien pénétrant et doux, comme le disait Mme de Bronchelles ; il s’insinuait comme un parfum dans une étoffe, il était reposant et apaisant, il guérissait les amertumes du passé.

« … Et vous le rencontrerez sur votre chemin cet homme-là, soyez-en sûre, Annette ; qu’il vienne dans de longues années ou demain, vous ne devez pas le repousser à l’avance par une décision systématique.

— Écoutez, madame, dit-elle les yeux à terre, dans une réflexion ardente ; si un homme m’aimait vraiment, avec l’insouciance du luxe que je lui apporterai, s’il méritait vraiment mon estime et qu’il me fût sympathique, je ne demanderais pas mieux que d’être sa femme.

— Eh bien, Nouvel ?

— Oh ! lui, c’était différent, s’écria-t-elle en se levant pour éviter d’autres réponses et s’enfuir ; lui, c’était différent, je ne l’aimais pas ! »

Et quand elle fut seule le soir, la nuit, dans ses courtes insomnies de jeune fille, la dernière phrase de Maréchal qu’il avait dite d’une voix troublée, avec une émotion inconnue dans la force tranquille de ses traits, lui revenait toujours :

« Vous êtes une petite sibylle bienfaisante. » Pourquoi ces mots anodins l’avaient-ils frappée ? pourquoi les avait-il prononcés de cette façon et non pas d’une autre moins profonde ou plus banale ? Pourquoi la disait-il bienfaisante, comme si elle lui avait fait quelque bien par ses consolations sans grand fondement ? Pourquoi l’avait-il appelée « petite sibylle », ce vocatif caressant qui impliquait un sentiment protecteur, comme s’il eût été quelque chose pour elle, et elle pour lui ? Pourquoi la poésie étrange de ce nom de sibylle qu’il lui avait donné à elle, une inconnue ?

Elle le revit peu de jours après, au Bois. Ce soir-là, Étienne avait les yeux rouges, et quand il restait quelques moments pensif, sa petite lèvre recommençait à frémir comme s’il allait encore pleurer. Maréchal se promenait à quelque distance de la voiture, ferme et impassible comme d’ordinaire. Annette comprit que le moment était venu où le secret qu’il voulait lui révéler lui-même allait lui être dit, et elle embrassa d’un regard la longue voiture, comme si c’était la dernière fois qu’elle la voyait sans désespoir.

« Mademoiselle Annette, dit gravement Maréchal, je suis venu moi-même vous annoncer une nouvelle assez importante qui concerne Étienne ; vous savez peut-être que depuis longtemps le médecin parle de l’envoyer en Algérie ; ces jours-ci il devient plus pressant. Il a été jusqu’à promettre presque la guérison sous le climat de là-bas. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je n’ai pas hésité. »

Annette comprenait une seule chose, c’est que, l’enfant partait ; elle eut une minute d’accablement, ses mains croisées retombèrent le long de sa jupe. Elle murmura d’une voix brisée :

« Mon petit Étienne !

— Et je suis venu aussi vous faire mes adieux, poursuivit brièvement le jeune homme ; nous partirons prochainement ; vous reverrez Étienne, mais moi, je tenais à venir vous remercier. Vous l’avez beaucoup aimé aussi, je le sais, et vous avez été la meilleure joie de sa vie. »

Annette faisait pour retenir ses larmes un effort surhumain. Elle demanda :

« Comment ! vous partez aussi, vous ? Vous allez en Algérie ?

— Oui. J’étais nommé dans un collège du Nord, mais vous pensez bien que je ne pouvais ni emmener Étienne dans cette contrée, ni me séparer de lui. Alors j’ai donné ma démission. Je ne fais plus partie de l’Université, je serai professeur libre là-bas. Ah ! mademoiselle Annette, ç’a été dur de renoncer à ma carrière si longuement préparée ; mais il y a une chose qui me coûte plus, une chose que je fais pour le petit, mais dont il ne saura jamais le prix. Et tenez, pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Je vais partir, nous ne nous reverrons sans doute jamais, et vous me connaissez si peu que le secret que je vais vous dire sera bien vite oublié. Pourtant, si vous avez quelquefois dans votre vie heureuse des jours de tristesse, dites-vous que quelqu’un vous a une fois silencieusement aimée ; que vous avez été adorée dans le secret par un cœur qui se savait irréparablement séparé de vous, et que le trésor qu’est votre âme de jeune fille a été connu et vénéré par le malheureux être qui s’appelait Henri Maréchal. Maintenant, mademoiselle Annette, disons-nous adieu ; promettez-moi seulement de garder le mystère de ce que je viens de vous dire ; ce sera le seul lien qui puisse rester entre nous, que ce secret ! »

Annette mit sa main devant ses yeux qui s’emplissaient de larmes. Cet aveu douloureux traduisait si bien ce qu’elle avait rêvé de l’amour ! C’était si exactement ces paroles qu’elle voulait entendre de celui auquel elle s’unirait. Et aussi, c’était tellement inespéré d’être aimée avec cette sincérité, par celui-là même qu’elle mettait dans son esprit au-dessus de tous les autres.

« Moi aussi, je voulais vous dire quelque chose, reprit-elle à mi-voix ; j’avais bâti un projet exquis dont l’illusion avait fait ma joie depuis des semaines, quand pourtant je n’ignorais pas que vous ne voudriez jamais. Votre petit Étienne a apporté dans ma vie un bonheur que je ne connaissais pas. J’ai toujours vécu un peu solitaire, je ne sais pas ce que c’est que la famille ; je n’avais ni frère, ni sœur, et je voyais peu mon père chez nous ; votre frère à vous a été pour moi tout ce qui m’a manqué jusqu’ici ; c’est justement parce qu’il a besoin d’être plus aimé qu’un autre qu’il avait pris toute mon affection. Je brûlais d’envie de vous le demander, de l’emporter dans nos les Antilles où le soleil et l’air chaud mettent de la vigueur dans la sève des plantes et dans le sang des enfants ; je vous l’aurais rendu robuste et beau ; j’y aurais passé ma jeunesse à le guérir, mais croyez-vous que ce n’aurait pas été une jeunesse heureuse ? Eh bien ! voyez quelle triste destinée nous exécutons ! vous m’enlevez Étienne, vous m’arrachez ce qu’il y a de meilleur dans ma vie ; et, pour une raison que j’ignore, moi aussi je vous fais souffrir, puisque vous voulez bien avoir un peu d’affection pour moi et que vous partez.

— Oh vous ignorez pourquoi ? dit-il tristement.

— Mais oui, répondit Annette d’un ton de reproche où l’on sentait des larmes. Je sais bien que vous avez dit un jour au petit : « Je ne me marierai pas, je suis marié avec toi, nous ne nous quitterons jamais ». Mais dites-moi, est-ce que j’aurais été un obstacle au bonheur de l’enfant, si nous avions uni nos deux vies au-dessus de la sienne ? Vous avez été pour lui plus admirable qu’un père ; moi j’aurais tâché d’être bonne comme une mère, voilà tout ; et nous aurions été plus liés que jamais mari et femme, à cause de l’amour fraternel de l’enfant qui nous a si mystérieusement rassemblés, quand nous n’étions que des inconnus l’un pour l’autre.

— Dites-moi adieu, murmura Maréchal, dites-moi adieu… L’obstacle, vous le connaissez bien !… et vous me feriez l’oublier.

— L’obstacle ? » fit rêveusement Annette, qui le retint par la main d’un geste doux.

Mais tout d’un coup elle comprit. Dans un mouvement d’enfant follement riche, elle ouvrit le petit portefeuille parfumé où dormait une fortune, et, redevenue rieuse et puérile maintenant que le bonheur était proche, elle prit le plus large parmi les billets, qu’elle déchiqueta au vent comme du pain qu’on émiette aux moineaux.

« Que faites-vous ! cria Maréchal.

— Ce que je fais ? mais ce qu’on fait d’un obstacle quand il s’oppose à votre bonheur, dit-elle en souriant ; on le détruit. Mon père m’a dit : « Dépense et sois heureuse ». Je veux être heureuse, moi, et je dépense. Qu’importe la façon ! S’il faut que tous y passent, ils y passeront, et s’il faut que j’y passe ma nuit, je la passerai. »

Puis soudain, plus tendrement :

« Si nous nous arrangions à l’amiable, au lieu de nous rendre malheureux tous les deux l’un par l’autre ? Si vous vouliez bien ne pas penser à l’obstacle, et m’inonder de joie en me rendant mon bien-aimé petit Étienne ! Oh ! j’ai deviné votre délicatesse, croyez-le. Vous allez me dire que je suis trop riche. Est-ce que je vous apporte, moi, un petit frère à aimer, à soigner, à guérir ? Allez, pensez bien que la meilleure de nos deux dots, ce ne sera pas moi qui l’apporterai. »

Il allait répondre. Un bruit de voix retentit derrière eux. C’était Ogoth qui revenait de l’hôpital, et qui avait rencontré tout le jeune bataillon du Sphinx ; sa longue robe noire, nimbée d’un reflet de soleil, en faisait une doctoresse hiératique. À sa droite et à sa gauche marchaient ses compagnes, qui étaient bien un peu toutes ses disciples ; les fulgurantes Ormicelli, les songeuses misses Allen, dont les cheveux légers frissonnaient au vent d’avril, et Gertrude qui préparait en silence le conte de fée du soir destiné aux petits frères.

Elles s’arrêtèrent toutes, stupéfaites de la métamorphose inattendue dans la brune figure de la créole.

« Ogoth, demanda sans préambule Annette, est-ce que le climat des Antilles ferait autant de bien au petit Étienne que celui de l’Algérie ?

— Au moins autant, répondit Ogoth, et, pour moi, davantage, parce que…

— Oh ! n’importe pourquoi, reprit Annette. Vous devriez l’y conduire, monsieur Maréchal. »

Puis elle courut à la voiture où l’enfant malade, ignorant de tout ce qui se passait, était toujours étendu, les yeux tristes ; et, prenant ses pauvres petites joues pâlottes dans ses deux mains, elle l’embrassa longtemps en murmurant :

« Appelle-moi maman ! »

VIII

SÉMIRAMIS

Il tombait une douce et silencieuse pluie de mai. Mme de Bronchelles ouvrit la fenêtre ; il vint du jardin une odeur de jeunes pousses mouillées qui emplit le cabinet, ternit les bibelots et fut mourir en buée, à fleur des glaces.

Elle prit entre les feuillets d’un livre une photographie qu’elle regarda longtemps, ses yeux rougirent et, en soupirant de tristesse, elle mit dans un cadre minuscule, sur sa table de travail, tout près d’elle, le petit carton où souriait la jolie figure d’Annette.

Note après note, sur le piano du salon voisin, Giuseppa déchiffrait laborieusement un morceau difficile, dont l’air se déroulait avec la lenteur mélancolique d’un vieil instrument brisé ; des gouttes de pluie, régulièrement, sur l’appui de la fenêtre battaient la cadence. Maria Ormicelli disait à l’aînée sa leçon d’histoire française ; le chant monotone de sa voix, sans les paroles, s’entendait à travers la muraille. Dans leur chambre là-haut, les deux misses Allen, inactives et rêveuses, ne bougeaient pas plus que deux fraîches et charmantes figures de cire ; Ogoth avait à l’hôpital une « opération ». Depuis un mois, nostalgique à la dernière période, minée de la fièvre des regrets, Gertrude Laerk était retournée vers la maman et les chers petits frères.

Mme de Bronchelles, à la hâte, traça sur une enveloppe l’adresse d’André Nouvel à Pise ; puis avec le geste d’une satisfaction extrême, cette aise qu’éprouvent les femmes très spirituelles à écrire quatre pages de lettre intime, elle s’arrangea, s’installa dans la pose spéciale qu’on aime pour son fauteuil, et tout d’un coup, sur le papier, sa plume partit comme d’elle-même.

« C’est à mon tour, grand philosophe, d’avoir le spleen, disait-elle ; ma villa me semble lugubre comme une ruine ! La chère petite fille est partie hier, et je ne peux me consoler ; ce n’est pas vous qui vous en étonnerez. Mais que j’ai peur, en vous racontant, selon votre vœu, le poème dont ma maison a été le théâtre, que j’ai peur d’avoir la main lourde et d’offenser votre chagrin ! Enfin, puisque vous le voulez et qu’il me faut vous le dire, je viens d’assister aux plus radieuses fiançailles que le soleil d’avril ait jamais illuminées. Annette était la grâce que vous savez, et votre ami Maréchal, le temps qu’il venait ici faire sa cour, m’est apparu avec la beauté morale d’un livre grave et réconfortant, qu’on ne se lasse pas de relire. Vous connaissez vous-même l’excès de ses scrupules délicats, puisqu’il n’a voulu, en quelque sorte, tenir le cœur d’Annette que de votre propre aveu, et qu’il était prêt, si tragique que fût l’occurrence, à sacrifier pour votre amitié son amour. Quand vous lui avez envoyé de Rome même, sous l’influence sereine des éternelles choses de là-bas, cette simple dépêche exempte de littérature, mais qui est bien la plus exquise phrase et le plus joli roman que vous ayez écrits : « Je t’ordonne d’épouser Annette », il est venu, tout blême d’émotion, m’apporter le papier bleu. « Oh ! ce Nouvel ! m’a-t-il dit, ce « Nouvel, quel ami ! » Il n’a rien ajouté de plus ; mais, dans la bouche du laconique garçon, vous concevez ce que cette exclamation signifiait d’enthousiasme étouffé, de reconnaissance, de religion. Ce que vous avez fait là est très beau, mon cher André ; les larmes me sont venues aux yeux, à moi aussi, devant cet acte d’amitié ; les anciens en auraient gravé le trait dans le marbre de leurs rudes belles-lettres ; vous vous êtes contenté de jeter sur un fil aérien, à travers un coin de l’Europe, ces quatre mots légers qui, levant les scrupules de votre ami, lui permettaient d’aimer la jeune fille dont vous aviez rêvé. Nous avons l’héroïsme plus badin, plus rieur que les Romains. Maréchal, qui ne cache pas une de ses pensées à sa petite fiancée, lui a montré le télégramme ; ces fillettes sont des énigmes ; je croyais que celle-là, plus sensible qu’aucune, fondrait en pleurs comme au passage le plus poignant d’une histoire touchante. Mais c’est une joie soudaine qui l’a illuminée, et elle s’est écriée : « Ah ! voilà l’auteur de Blés mûrs ! » Comprenne qui pourra.

Il y a trois jours, Joseph Maviel est venu me prendre sa fille — la mienne, hélas ! J’ai tant de chagrin que j’ai acquis, me semble-t-il, le droit de le dire. C’est dans six semaines qu’on les marie à la Martinique ; il y a strictement le temps nécessaire pour les apprêts matériels. Le futur beau-père apprécie son gendre comme il le doit, comme je pensais qu’il le ferait, et dans un an d’ici, pourvu que les choses suivent leur cours, le Normalien sera devenu planteur. Le petit malade est pris d’un mieux subit qui déconcerte tous les médecins ; figurez-vous cette chose inimaginable, qu’hier je l’ai vu debout, marchant avec deux jolies petites béquilles d’ébène qu’Annette lui avait achetées. « Il fait une cure de joie », dit Ogoth Bjoertz.

« Vous me demandez, à propos, ce que devient ma belle doctoresse dont la vision noire et blanche, le souvenir à demi monacal vous poursuit, me dites-vous. Le titre de doctoresse est presque ironique dans la circonstance, puisqu’elle ne l’a pas obtenu en effet, et qu’elle ne l’obtiendra jamais… Oui, tâchez d’imaginer ce fait inconcevable qu’aucun de nous n’aurait soupçonné. Ogoth renonce à la médecine ; cette créature impénétrable, cette jeune statue pensante qui avait, depuis des années, vécu d’une idée unique, d’un rêve, si je puis employer ce mot nuageux à propos d’une personne qui n’a jamais que « réfléchi » ; cette statue pensante a pris son rêve entre ses doigts énergiques, et délibérément l’a brisé. Elle m’a expliqué sa détermination dans un raisonnement d’une éblouissante clarté. « N’y voyez pas, m’a-t-elle dit, un mouvement de dépit ou d’humeur ; la chose revient à ceci : Femme, je dois, pour conquérir mon rang parmi mes confrères masculins, apporter contre les préjugés l’argument des diplômes, des distinctions spéciales, et gagner en autorité universitaire ce qui me manque en autorité virile. L’échec que j’ai subi est l’échec même de ma carrière, puisque je ne puis renouveler l’effort tenté. — Pourquoi ? ai-je dit. — Parce que, m’a-t-elle répondu, la fortune minime de mes parents ne me permet pas de prolonger mes études au-delà de certaines limites rigoureusement fixées d’avance. »

Ainsi, mon cher André, cette orgueilleuse fille que vous appeliez Sémiramis, tant la grandeur et la force émanaient d’elle, Sémiramis est pauvre ; il faut peut-être voir là le secret de ses robes noires. Un soir que nous causions toutes deux — elle me paraissait si noble, si haute plutôt que hautaine, — je fus touchée par l’antithèse entre sa personne et son rang social : « Pourquoi ne m’avoir pas dit, Ogoth », fis-je presque timidement, « pourquoi ne m’avoir pas dit que vous étiez sans fortune ? — Pourquoi ne me l’avoir pas demandé ? » m’a-t-elle répondu avec ce sourire que vous lui connaissez, et qui déconcerte à force de simplicité.

« Gardez-vous de penser d’ailleurs qu’elle fasse piteuse mine devant cette ruine d’ambition. Elle retourne à l’hôpital chaque matin, pour le seul intérêt d’un cas curieux qu’elle y rencontre, et dans quinze jours elle me quittera pour sa Scandinavie. Elle m’a dit combien elle avait approfondi les sciences physiques, et comme il lui serait aisé d’exploiter chez elle ces connaissances, dans quelque école supérieure. « De telle sorte, ajouta-t-elle, que tout se réduit à aiguiller ma vie vers une nouvelle direction », et quand elle dit cela, « aiguiller sa vie », on croirait vraiment qu’il s’agit tout simplement d’un gros chemin de fer, poussé de droite ou de gauche par une inflexion de rail, sous la volonté du premier manœuvre venu.

« Nous sommes loin de ces jeunes hommes éplorés qui, pour une déception d’amour-propre ou de cœur, s’en vont promener leur mélancolie dans les plus beaux pays du monde, dont ils n’ont même plus le courage de savourer les splendeurs. Je vous laisse, pour ce qu’il vaut, l’exemple de cette héroïque fille, qui, sous l’influence des événements, sait se recréer encore, à son gré, une destinée nouvelle. »

Sa lettre une fois close, Mme de Bronchelles s’applaudit de l’avoir écrite. Elle savait que l’écrivain traversait une crise de découragement et d’apathie morale, mais qu’il y a dans l’énergie des autres quelque chose de fort qui se communique, et elle pressentait que l’évocation d’Ogoth agirait heureusement sur Nouvel.

Pourtant, elle ne s’attendait pas à la réponse qui lui revint courrier par courrier, quatre jours après ; une lettre si dissemblable de ces derniers billets hâtifs où, de sa grosse écriture nonchalante, André Nouvel traçait des aphorismes de mauvaise humeur : « Dites à Mlle Ormicelli que je suis à Florence, mais ne lui dites pas que je m’y ennuie mortellement ; elle en aurait trop de plaisir », ou bien : « Pardonnez-moi de ne pas écrire, j’ai des idées couleur du vilain ciel gris d’Italie. » D’un coin perdu de la Toscane : « Vive la Sologne ! ma cousine ; j’aimerais mieux nos plates étendues berrichonnes que la plaine maussade où je vois errer, en corselets rouges, des douzaines de Vittorias aux yeux obliques et perfides. Ne rions plus de la jettatura. »

Cette fois, la missive avait l’ampleur d’une confidence et l’on y devinait un homme changé, maître de son imagination et non plus maîtrisé par elle. Il était très apparent qu’une convalescence morale y laissait éclater sa sourde joie de renaître et son entrain.

« Le meilleur du voyage est l’heure du retour, ma cousine, ne m’en veuillez pas pour toutes les méchantes choses que je vous ai écrites d’ici ; elles étaient, je vous jure, dans leur sincérité, le triste miroir de mes pensées. Depuis que j’ai résolu de partir, deux semaines avant que je le devais, je goûte seulement cette heureuse sérénité intérieure des gens dont le cerveau et l’estomac se conduisent comme il faut. Quand vous recevrez cette lettre, je serai probablement en France déjà ; j’ai des parents à Lyon qui me retiendront quelques jours, j’espère arriver cependant assez tôt à Paris pour revoir avant son départ Mlle Ogoth ; car je ne vous cache pas que la crainte de ne pas retrouver chez vous une belle et attachante jeune fille est la vraie cause de mon retour précipité. Comme vous, je comptais sur sa présence illimitée parmi nous, et je n’avais eu pour elle qu’une attention fugitive pareille à celle qu’on accorde, dans sa ville, aux belles choses familières que l’on sait retrouver chaque lendemain. Je suis péniblement déçu d’apprendre si vite qu’elle nous quitte avant que j’aie pu approfondir comme il convenait cette créature d’exception. Ne prenez pas au sérieux, en effet, les esquisses morales qu’en bavardant je vous avais tracées d’elle ; il y a loin de ces caractéristiques rapides à l’étude réelle qu’elle mérite, comme de la photographie à un portrait plein de pensée et de frémissements. Je n’ai point pénétré, et vous ne l’avez pas connue davantage, je pense, l’énigme de cette étrange jeune femme. Certes, nous connaissons à peu près son cerveau, mais son cœur ?…

« La manie professionnelle me tourmente si fort, quand je vois fuir ce curieux modèle dont je n’ai pas su profiter, que j’ai désorganisé tous mes projets pour tâcher, un dernier coup, de la pousser jusqu’aux retranchements de son intimité qu’elle dérobe, de savoir s’il n’y a pas autre chose en elle que la statue pensante dont vous parlez. J’espère que vous ne m’accuserez pas, dans la circonstance, d’agir inconsidérément, ni de bouleverser à la légère une imagination sensible. Mlle Bjoertz n’a rien de ces fillettes rêveuses, férues d’illusions romanesques, près de qui, je le reconnais humblement désormais, un homme doit se tenir sur ses gardes. Elle a trop pensé pour n’avoir pas une expérience très large, et elle voit trop juste pour ne point discerner quel sentiment de curiosité seul elle m’inspire.

« Maintenant, souffrez que je ne vous parle pas de mon voyage ; je vous en ai dit assez jusqu’ici pour que vous ayez vu en moi un homme très mécontent de son sort ; ce que je pourrais ajouter aujourd’hui, sur l’Italie et ses merveilles, se ressentirait de ce fait que j’ai encore réel et vivant le pays sous les yeux. Que voulez-vous ? je suis ainsi fait la réalité m’offusque plus qu’elle ne me charme ; malgré l’infinie émotion d’art que je m’étais promise en ce voyage, je suis resté froid devant tout. Je n’ai rien senti à Rome, où j’ai gratté du bout de ma canne la pierre du palais des Césars ; à Venise, je suis demeuré pareillement insensible, et je me serais battu pour n’avoir pas laissé couler mes larmes devant la cathédrale de Milan, la nuit que je l’ai vue — une nuit sans lune — se profiler toute noire sur le noir du ciel.

« Seulement j’ai désormais toutes ces choses dans l’âme ; j’ai emmagasiné, voilà tout. Il se fait maintenant dans mes souvenirs une élaboration bien curieuse. Mille petites architectures irréelles s’édifient dans mon cerveau ; bientôt je n’aurai qu’à fermer les yeux pour revoir, nuageuses et lointaines, ces choses dont je serai ému jusqu’à la fièvre. Il me faudra une nuit d’insomnie où je verrai se dérouler en panorama vaporeux la Ville, pour que j’en éprouve véritablement le mystère sacré, et je n’aurai jamais si bien compris la grâce absolue des Italiennes que j’ai vues passer en foule, que quand ces visages divers, ces furtives visions d’inconnues, ces yeux aux expressions changeantes, se seront condensés, par un travail spécial des méninges, en un type unique, une divine résultante. Si je vous disais que…

« Mais quoi, ma cousine, que me passe-t-il de vous raconter ces balivernes cérébrales ! Comme je redoute avant tout d’être traité par vous de sot ou d’ennuyeux bavard, je me hâte d’y mettre à temps tous les points de suspension que je puis. Venez chez nous dimanche, j’y serai. Il y a ici un libraire cosmopolite où je me précautionnerai, pour cette réunion, d’un livre norvégien qui vient de paraître : le truchement qui m’initiera à cette littérature sera qui vous devinez, et je compte beaucoup sur ce stratagème pour lire, non point dans le livre, mais dans l’âme du truchement.

« ANDRÉ NOUVEL. »

« Tout est bien, pensa Mme de Bronchelles, quand en souriant à demi elle replia la lettre ; il va mieux, car voilà qu’avant d’étudier les autres, il s’étudie soi-même. »

Et elle s’en alla présider le repas du matin, entendant que tout son jeune monde descendait en babillant Ce jour-là, on fêtait la bienvenue de deux silencieuses petites personnes venues tout droit de Stuttgard ; en ouvrant la porte, elle se trouva face à face avec elles. C’étaient deux sœurs jumelles, habillées pareillement de deux longues redingotes en drap bleu aux poches desquelles elles cachaient leurs mains rouges ; elles avaient quinze ans ou elles en avaient vingt ? mais leur taille de long arbrisseau bien planté, carrée aux épaules, dépassait de plusieurs doigts l’ondulante sveltesse de Frida Allen, laquelle, sous l’influence d’une secrète confraternité de Saxonnes sans doute, les enveloppait d’un regard sain et doux.

« Mlles Fräulein », disait-on à la pension du Sphinx où l’on était moqueur, pour rappeler le vocatif dont les saluaient les quatre servantes. « Catherine et Hilda, avait écrit leur mère, qui ne connaissaient pas un mot français. » Elles avaient des cheveux épais couleur d’acajou, tordus serrés à la nuque en un chignon mesquin, et de grands yeux gris vagues et un peu fous d’enfants égarés qui n’entendent point votre langue.

Elles se mirent à table et mangèrent sans rien dire, sans même se parler entre elles, comme si l’impossibilité de causer en français avec tout le monde les eût rendues vraiment muettes. Mme de Bronchelles leur adressait de temps en temps de silencieux sourires, et elles la regardaient alors toutes deux, avec ces yeux étranges dont on ne comprend pas la pensée.

« Mes enfants, nous irons dimanche voir l’ami Nouvel qui m’annonce son retour.

— Ah ! tant mieux ! cria Giuseppa.

— Moi, dit Nelly, je lui ferai me raconter tout son voyage, parce que les guides sont tous stupides, et que ce Français, lui, est très amusant. »

Frappée d’une idée subite, Frida ajouta, tenant encore une mie de pain du bout de ses doigts de fuseau :

« N’oubliez pas de lui demander l’adresse des hôtels où il faut aller et d’en prendre note : j’aime si peu être mal ! »

Elle renversa la tête en arrière, et se mit à rire en montrant ses dents ; à la réflexion, son sybaritisme l’avait amusée elle-même ; mais cette charmante Précieuse britannique cherchait dans le confortable plus la poésie que le bien-être ; c’était surtout la laideur qu’elle redoutait, ce qui dignifiait dans une large mesure ses deux petits travers le souci de ses aises et son dédain…

Irrésistiblement curieuse, Mme de Bronchelles n’avait pu retenir un regard sur Vittoria. À entendre le nom de cet « ami Nouvel » qu’elle traitait si cordialement en ennemi, la signorina n’avait pas eu un battement de paupières ; ses prunelles sombres n’avaient pas bougé ; on l’eût dite — bien qu’au tréfonds de son âme une rage se déchaînât certainement — préoccupée de son rôle d’aînée à l’exclusion de toute autre idée.

« Vous mettrez vos robes neuves, dit-elle à ses sœurs ; il faudra acheter un ruban assorti pour les cheveux de Giuseppa.

— Un chignon ! » supplia ce diable d’enfant fait petite fille.

Les lèvres de Vittoria sourirent de mépris.

« Un chignon ! à quatorze ans ! »

Quand le sourire se fut évanoui, Mme de Bronchelles observait encore la petite Florentine ; elle fut peinée, effrayée presque, de surprendre l’expression furtive de maturité, de gravité chagrine, qui fit suite à son mot de grande sœur. Elle était pétrie de bonté ; elle fut prise de pitié et se mit à échafauder mille souhaits de bonheur juvénile sur cette jeune tête trop experte en tristesses ; mais un mot d’Ogoth devait la distraire :

« Je me fais un vrai plaisir de voir M. Nouvel. »

Que voulait dire strictement cette phrase ? Mlle Bjoertz pensait-elle seulement ce qu’elle disait ? ou n’y fallait-il pas voir plutôt une intention aimable de sa courtoisie usuelle ? « Ah ! belle énigme ! songeait Mme de Bronchelles, si tu pouvais savoir que c’est pour toi qu’il quitte en plein voyage le plus délicieux pays du monde, si tu te savais plus inquiétante dans ta quiétude de sereine Scandinave, que toutes les choses troublantes, les éternels tombeaux de l’âme des nations que sont les ruines, prendrais-tu dans le même flegme ton verre entre tes lèvres froides pour y boire la méthodique gorgée fraîche que l’individu sain doit absorber entre chaque mets ? Encore, qui sait ! Peut-être n’y trouverais-tu, toi que rien n’étonne, que la simplicité d’une chose normale, et ce mot-là pourrait se trouver être la clef du problème vivant que tu fais : tu es une simple, et c’est nous qui ne le sommes pas. »

Ogoth, ayant posé le verre d’eau claire où elle venait de boire, poursuivit :

« C’est un plaisir que de causer avec lui, et sa causerie, après un tel voyage, sera particulièrement intéressante. J’ai toujours pensé… »

On ne devait pas savoir ce jour-là ce qu’avait toujours pensé Me Bjoertz ; à cette même minute, sa silencieuse voisine, Hilda, semblait chercher des yeux quelque chose obligeamment elle se mit à chercher avec elle, lui présentant tour à tour le pain, la salière, la carafe ; et, à chaque fois, elle prononçait distinctement : « pain, salière, carafe », pour que, du même coup, la pauvre fillette fût servie et apprît le nom de ces objets usuels. Pain, salière, carafe, elle le répétait encore maintenant avec une inflexion bénigne dans la voix, et en promenant son doigt sur ce qu’elle nommait. Après, il fallut qu’Hilda le dit tant bien que mal, et, secrètement touchée, Mme de Bronchelles se demandait :

« Est-elle vraiment bonne pour cette petite Allemande, ou bien est-ce seulement l’instinct pédagogique qui domine en elle ? Ah ! s’il était certain qu’elle eût, en plus de tant de grandeur, ce divin attrait féminin de la bonté, quelle créature ce serait !

— Mais oui, elle l’a ce divin attrait-là, ma cousine », lui répondit le dimanche suivant André Nouvel, à qui, de nouveau, elle posait la question, en lui narrant cet épisode à la fois menu et significatif. On était enfin revenu dans le joli salon de l’écrivain dont la pension du Sphinx était la gaîté. Annette manquait, il est vrai, et Maréchal avec l’infirme ; et l’on avait bien eu d’abord le cœur un peu serré quand on s’était retrouvé tous ensemble, et que dans chaque esprit s’était levé le souvenir des absents qu’on ne reverrait plus jamais sans doute. Mais il y avait une telle force de joie dans tant de jeunesse, un tel afflux d’esprit et de vie dans le cerveau puissant de Nouvel, que ces influences combinées avaient vite remis de l’entrain dans l’air. Il n’était pas jusqu’à la vieille maman du grand homme qui ne fût tout égayée d’avoir revu « son cher enfant » ; elle avait entraîné les Italiennes au piano. « Chantez, chères petites, disait-elle, chantez donc des airs populaires de chez vous ; cela lui fera plaisir de les reconnaître. »

L’adroite Vittoria, qui n’entendait point charmer les loisirs sacrés du maître de céans, se déroba souplement :

« Giuseppa, mon gamin, imite donc les cris de la rue que tu fais si bien. »

Et tout le monde était venu en cercle autour d’elle ; Frida et Nelly, les mains jointes sous le menton, s’étouffaient discrètement de rire ; les deux jeunes géantes aux cheveux couleur de bois riaient aussi, sans rien comprendre, de voir la gaieté des Anglaises et la drôlerie de Giuseppa ; Ogoth, qui ne savait point perdre son temps, souriait indulgemment à ces aimables inutilités, mais elle avait tiré de sa grande poche noire un petit lexique français-allemand, et elle s’évertuait, en y montrant des mots, à faire entendre aux jumelles la signification de cette hilarante comédie. On entendait, à l’autre bout du salon, les « ya » timides et reconnaissants des étrangères.

C’était à cet autre bout du salon qu’André Nouvel, en passe de confidence, s’était approché de Mme de Bronchelles, et que tous deux parlaient d’Ogoth.

« Vous voyez bien, continuait l’écrivain, qu’elle est pleine de pitié pour ces petites Teutonnes, qu’elle les initie, et avec quelle douceur, aux moindres détails capables de les distraire. Pédante, elle ? jamais ! mais bonne, très bonne, je vous le dis. Savez-vous même qu’elle me touche beaucoup, savante comme elle l’est, pétrie de connaissances que ni vous ni moi ne soupçonnons, le cerveau fait comme un livre de pathologie, de s’abaisser à l’ennuyeux souci d’épeler des mots pour ces inconnues qui vont peut-être voir en elle une vulgaire maîtresse d’école. Pédante ? cette fière et simple fille ? oui, si elle était venue ici, près de gens comme nous qui pourrions peser sa science, nous causer de l’hôpital, de son cas curieux, nous éblouir avec des noms barbares, nous étonner par le réalisme professionnel de son jeune esprit ; mais, je vous le demande, que va gagner sa réputation dans l’insupportable besogne qu’elle a entreprise là ? »

Mme de Bronchelles réfléchit un instant.

« Quelle froide bonté aussi ! peut-on dire qu’elle soit sensible à la façon dont nous le sommes, comme l’était Gertrude Laerk, qui était toute larmes ou tout sourire, comme l’était… »

Le souvenir d’Annette, qu’elle allait évoquer tout naturellement, s’arrêta sur le bord de ses lèvres. Elle prêtait volontiers au cœur de Nouvel une peine inconsolable ; quand, à la vérité, l’homme léger était déjà bien loin en esprit de ce furtif roman de la créole, où le rêve de l’être pratique s’était uni en lui à une sympathie d’artiste pour tout échafauder. Elle continua :

« Ne croyez pas surtout que je cherche à déprécier ce beau caractère, seulement elle me déroute trop ; je suis lasse de vivre avec cette intime inconnue qui m’est dix fois plus étrangère que mes deux pauvres silencieuses Teutonnes dont, au moins, les yeux, du matin au soir, confessent naïvement la détresse d’exil.

Ogoth, là-bas, ferma le livre ; elle se retourna, vit Nouvel, et vint avec son mystérieux demi-sourire.

« De quoi causez-vous ici ? demanda-t-elle.

— De vous, mademoiselle Bjoertz, répliqua l’écrivain.

— C’est peu pour quelqu’un qui revient de Rome, dit-elle, sans pouvoir, si puissante qu’elle fût, réprimer sa secrète satisfaction. Et qu’en disiez-vous ?

— Nous nous demandions, tout simplement, pourquoi vous vous étiez chargée d’apprendre notre langue à ces deux jeunes filles.

— Parce qu’elles semblent gênées de ne la point savoir, uniquement.

— Par bonté alors ? lança la vive Mme de Bronchelles.

— Oh ! par bonté !… »

Elle se tenait debout à la cheminée, devant les deux causeurs qui, levant les yeux de sa mince forme noire à son visage, virent qu’elle riait doucement à ce mot de bonté.

« Quand on frappe à la porte et que vous ouvrez, ce n’est pas être bon, n’est-ce pas ? vous avez agi machinalement.

— Alors c’est machinalement que vous êtes charmante. Venez ! » s’écria Mme de Bronchelles qui, dans le fond, raffolait de cette étrange créature, dont elle était orgueilleuse.

Mais l’écrivain semblait exaspéré, car il en était ainsi chaque fois qu’on approchait d’Ogoth : elle vous échappait en se renfermant sur soi-même.

« Êtes-vous bonne tout de même, mademoiselle Bjoertz ? » demanda-t-il carrément.

Son regard redevint gris de glace après l’étincelle qu’y avait mise le sourire de tout à l’heure, et elle répliqua, un peu froissée de n’avoir pas été traitée avec toute la cérémonie qu’elle aimait :

« La chose est donc bien douteuse que vous m’en posez la question ? Si je suis bonne ? sachez que je n’en sais rien. Personne a-t-il jamais su cela ! Assurément, je ne me sens pas méchante. d’une façon absolue…

— Un jour », repartit Nouvel — et Mme de Bronchelles vit toute la physionomie du jeune romancier absorbée dans son travail ardu d’inquisiteur, tendue vers l’invisible qu’il cherchait à lire en la Norvégienne, « un jour vous nous avez dit, je m’en souviens, en revenant de l’amphithéâtre : « J’ai tué ce matin de mes mains un pauvre petit chien. » Cet acte vous avait-il émue ? »

La fierté d’Ogoth, qui savait tout supporter royalement, fléchit à ce souvenir. Elle se détourna de Nouvel, fixa les yeux sur les bougies du lustre et rougit ; mais il n’y avait pas en elle l’ombre d’un détour, elle reprit :

« Certes oui, la mort de cet animal m’a très fort impressionnée. Je m’en souviens aussi, allez ! C’était une toute jeune bête ; il était de si petite taille que je pouvais le tenir entre mes deux mains ; son poil était ras et tout blanc ; il appartenait à une espèce laide et sans valeur, c’était l’explication de son triste destin, et, à cause de cela, il me faisait pitié. Avant que je prisse la lancette qui devait être son instrument de mort, il me regardait de ses yeux intelligents et suppliants. J’ai dû faire un grand effort pour me résoudre à lui injecter le poison. Il le fallait. Il fallait même l’observer jusqu’à son dernier soupir. Je l’ai fait parce qu’il s’agissait d’un dosage de drogue contre une affection cérébrale, et que tout résidait dans ce calcul de l’œuvre de la mort. Et vous pensez que je n’ai pas souffert alors, monsieur Nouvel ? »

Mme de Bronchelles eut le frisson ; la froide et méthodique Ogoth avait si bien, en ces quelques mots anodins, exprimé ce même sens de l’horreur qu’elle cherchait justement à dérober que la spirituelle femme et Nouvel eurent tous deux à ce moment le sentiment de plonger enfin dans cette âme ténébreuse. Et même, l’écrivain se complaisait tant à son étude psychologique, qu’il voulut profiter de cette brèche ouverte dans le sanctuaire pour y pénétrer tout à fait.

« Vous avez une telle sérénité, mademoiselle Bjoertz, que vous donnez l’illusion de ne souffrir jamais. »

Ogoth aurait pu répondre ; elle se contenta de sourire en regardant Nouvel. Ce sourire d’ailleurs n’avait rien de gai ; mieux qu’aucune parole il semblait dire : « Mon pauvre monsieur Nouvel, faut-il avoir votre talent et votre esprit pour prononcer cette monstruosité : ne pas souffrir, moi ! comme si d’une femme dont tout le passé reste quelque chose de nébuleux, de lointain, de secret, vous pouviez supposer une telle invraisemblance ! Toutes les années, inconnues de vous, que j’ai vécues, toute ma jeunesse écoulée là-bas en Norvège et dont je n’ai jamais rien dit, pouvez-vous supposer qu’elle ait été tissée de jours sans nuages et sans tristesse ? Ne vous êtes-vous jamais demandé si, dans les replis ignorés de mon cœur, ne dormaient pas de douloureux souvenirs, de petits chagrins, de grandes et mystérieuses peines ? »

C’était le langage qu’André Nouvel prêtait au sourire d’Ogoth, et qu’il écoutait troublé. Voir une femme jeune, jolie et charmante vous dévoiler un coin de sa mélancolie n’a jamais manqué d’émotionner le premier venu qui l’écoutât ; mais Ogoth était un peu plus qu’une femme : elle était un peu plus que jolie et charmante ; elle avait dans sa silencieuse personnalité l’ascendant de son intelligence, sa maîtrise virile, et à cet instant, elle ressemblait à une belle statue de marbre qui eût été non seulement pensante, mais dont les yeux, soudain pris de vie, eussent laissé perler des larmes. Oui, les larmes n’étaient pas loin. Ogoth semblait songer à des choses infiniment tristes. À ne pas répondre quand Nouvel l’avait presque accusée de ne souffrir point, elle avait à demi confessé qu’elle souffrait ; et voilà que, décontenancé, l’écrivain qui excellait à dérouler en de savants dialogues scéniques les plus tragiques situations restait muet et sans trouver le mot à dire, parce qu’il venait d’entrevoir et de comprendre cet abîme, et à la fois cette simplicité, qu’était le cœur d’Ogoth.

Tous les trois eurent la perception d’une seconde d’intimité très profonde où ils se pénétraient les uns les autres ; et le lien de leur conversation se dénoua de lui-même. Le colloque se termina étrangement. André Nouvel se leva et alla ranger des émaux bleus dans une vitrine, son domestique, en son absence, ayant dérangé l’ordre de la collection. Ogoth reprit son air de reine et s’en fut écouter la voix chancelante de la vieille dame qui, assise au milieu des toutes jeunes, leur disait de vieux airs français.

Mme de Bronchelles, devenue très pensive, resta seule à l’écart ; elle faisait mine d’écouter les chansons anciennes ; dans le fond elle ne pouvait penser qu’à Ogoth, qu’elle était si impressionnée d’avoir vue sous ce jour nouveau. Elle tenait à la main un éventail gris où étaient cousus de petits brillants d’acier, et son ongle y jouait comme il arrive quand l’esprit est pris par une réflexion intense.

Il y a trois ans, quand Ogoth Bjoertz lui était arrivée, recommandée par un clergyman de Hull, elle avait su d’elle seulement ceci : qu’issue d’une famille honorable, et d’une rare intelligence, la jeune fille, qui n’avait pas encore vingt-quatre ans, désirait terminer à Paris ses études médicales. Le peu qu’elle avait appris ensuite sur la Norvégienne lui avait été révélé par bribes, par hasard. Elle avait su un jour, fortuitement, par une lettre, que Mme Bjoertz vivait encore. Plusieurs semaines après Ogoth lui parla de son père qui était avocat ; telle fut la manière dont elle connut la famille de sa jeune pensionnaire. Pas de frères et pas de sœurs probablement, Ogoth, qui était d’une nature concentrée, parlant peu des autres et jamais de soi. Mais tel était le caractère de cette créature d’exception, qu’on pouvait vivre des années dans son intimité sans chercher autre chose en elle que l’agréable courtoisie mondaine qu’elle vous offrait. Chaque entrevue avec elle, dût-on la voir dix fois en un jour, était une visite de cérémonie pleine de charme et vide d’expansion. Et voilà que, soudain, elle se révélait toute vibrante de sentiments secrets, de peines inconnues, comme s’il y eût eu dans cette âme une histoire.

« Monsieur Nouvel, dit Nelly Allen en s’avançant fraîche, coquette, son col très fin paré d’un ruban rose, voulez-vous nous raconter l’Italie ? »

Lui se tourna vers elle, tenant à la main l’effigie d’une jeune allégorie grecque qui lui ressemblait. Nelly le trouvait « un très charmant Français » ; mais Mme de Bronchelles, qui connaissait ce Français-là depuis l’enfance, voyait bien qu’à cette minute, il n’avait pas son air accoutumé.

« Pourquoi, miss Nelly, puisque vous devez y aller vous-même à l’automne ? Gardez-vous donc de jolies surprises pour ce voyage.

— Oh ! c’est que je n’aime pas les surprises quand elles sont faites à moi ! » déclara la petite Britannique délibérée.

« Voici, reprit Nouvel avec un enjouement forcé, on prend le chemin de fer, on arrive, on se promène, on achète ces camées-là qui pourraient être votre portrait, miss Nelly. On trouve à Naples ces potiches et ces aiguières qu’un marchand vous vend un prix fou parce qu’il les a achetées vingt-cinq sous à Pompéi. »

Et, repris tout à coup par sa vanité innocente de collectionneur, il ouvrit grande la vitrine où étaient déjà rangés les objets qu’il avait rapportés. Derrière lui accourut Frida, la bouche mi-ouverte, son profil archangélique tendu extasié vers ces choses sacrées de l’antiquité dont elle était si éprise ; puis, les trois Florentines dédaigneuses, blasées sur ces merveilles de musées pour en avoir trop vu autour d’elles, à Naples, à Rome, où elles allaient tous les ans avec leur père, pour la rentrée des chambres au Montecitorio. Ogoth, qui connaissait les médailles, vint voir de tout près la collection ; rien n’était absolument étranger à son érudition ; et comme Nouvel lui montrait un médaillon à l’inscription à demi-effacée :

« C’est un Pisanello, soyez-en certain, dit-elle : Pisanello faisait souvent usage de plomb pour ses médailles, et il signait toujours ; or celle-ci porte une signature effacée, et c’est la seule en plomb parmi tous vos médaillons de bronze.

— On me l’a vendue pour être de Pastorino, reprit en hésitant Nouvel qui paraissait dérouté par cette science.

— Pastorino ne signait jamais que de son initiale : P, suivie de la date, répondit-elle simplement, et c’était surtout un portraitiste de femmes. »

Lui s’arrêta, sentant bien que cette septentrionale le dépassait dans la connaissance de cet art si voisin de l’Italie, où il se croyait quelque vague savoir de poète. À ce moment, Frida, dévorée de curiosité et enhardie par l’exemple d’Ogoth, prit à son tour une aiguière pompéienne. Ses dix doigts fins et blancs entouraient le verre terne et rugueux du vase ; elle l’élevait un peu pour le mieux voir ; et posée ainsi, infléchie à peine, serrée dans sa robe unie de linge blanc, avec la torsade classique de ses cheveux à la nuque, et cette aiguière dont elle embrassait la grâce, c’était une vivante figurine antique.

Aussitôt, il se fit une poussée dans le petit groupe ; on se retourna : c’étaient les deux vigoureuses Allemandes qui, s’étant entendues d’un regard, s’agitaient pour joindre Frida ; leurs yeux dardés sur le vase lançaient de la joie et de l’enthousiasme ; et toutes deux, avec la similitude de gestes qu’ont les jumelles, touchèrent du doigt le col de l’aiguière, criant dans leur accent saccadé de Wurtembergeoises :

« Ca-rafe ! »

C’était l’écho soudain, levé dans leur mémoire, de la leçon de choses donnée par Ogoth à chaque repas : pain, sel, carafe. Mlle Bjoertz sentit qu’elles avaient voulu lui causer un petit plaisir, et elle leur sourit, trouvant leur idée touchante. Les trois Ormicelli éclatèrent de rire ; misses Allen se moquaient aussi, mais discrètement et avec élégance, cachant leurs sourires dans un chiffon de dentelle qu’elles ne nommaient point mouchoir, par respectabilité ; tandis que les Italiennes poussaient des cris et des soupirs de gaîté tapageuse. La ténébreuse Vittoria elle-même semblait en avoir perdu la force de se tenir debout. André Nouvel, qui était nerveux ce soir-là, en fut impatienté.

« Signorina, ne put-il s’empêcher de dire, cela vaut-il tant de rire ? Ce qu’ont dit là ces jeunes filles était charmant ; cela ne s’adressait d’ailleurs qu’à Mlle Bjoertz qui a été si excellente pour elles. »

Ogoth a un secret, se répétait toujours comme dans les obsessions, Mme de Bronchelles. Ogoth souffre. Ogoth a un cœur qui bat sous sa robe noire.

Et le plaisant était qu’entouré de sa troupe de nymphes, comme disait en riant sa mère, causant avec chacune, curieux de leurs mots, de leur esprit, André Nouvel n’avait pas lui-même d’autre pensée.

Quand le thé fut venu diviser les groupes, il se retrouva tout naturellement près d’Ogoth, avec le livre norvégien à la main. Ils s’enfermèrent tous deux dans leur traduction, et Mme de Bronchelles s’en fut tenir compagnie à la vieille dame qui restait isolée pendant que les Anglaises écoutaient Vittoria, laquelle tenait à dénigrer, sans plus tarder, les trouvailles archéologiques du jeune maître :

« Monsieur Nouvel s’est fait voler : tout cela ne vaut pas quarante sous. Ne le lui dites pas. Cette espèce de bouteille est ridicule ; à Florence les rues en sont pleines. »

Catherine et Hilda, attablées auprès de la théière, mangeaient silencieusement. Elles étaient humiliées qu’on ait tant ri de leur mot, tout à l’heure, et n’osaient plus regarder personne, sauf Nouvel et Ogoth dont elles avaient deviné la sympathie ; et elles écoutaient de toutes leurs oreilles la voix de la Norvégienne qu’elles ne comprenaient pas, et qui disait le plus tranquillement du monde :

« Johannah était de ces femmes qui n’aiment jamais. C’est la fin du premier chapitre, Monsieur Nouvel.

Vous vous fatiguez, répliqua l’écrivain ; rien n’est terrible comme ce travail de traduction à la volée ; vous me lirez le reste la prochaine fois que nous nous reverrons.

Mais il me semble que nous ne nous reverrons plus, répondit Ogoth avec son éternel sourire. C’est samedi que je pars.

— Samedi ! » cria Nouvel.

Il savait pourtant qu’elle s’en allait très prochainement ; mais jamais la date de ce départ n’avait été si précisément fixée pour lui, et il fut soudain consterné. Ainsi, dans six jours, elle les quittait, et de sa vie il ne reverrait cette sympathique et admirable fille qui emporterait son énigme là-bas !

« Vous partez samedi ! reprit-il une seconde fois ; vous ne pouvez pas retarder ce départ ?

— Pourquoi le retarder, dit-elle, puisqu’il ne peut être évité ?

— Et vous n’avez pas de chagrin de quitter Paris, vos amies, ma cousine de Bronchelles, cette maison où vous avez demeuré trois ans ?…

— Oh ! si, quoique vous en doutiez, je laisse ici de grands regrets ; mais il n’y a que vous autres, Français, pour ne savoir point partir. Vous êtes comme des enfants, chaque fois qu’il s’agit de rompre les secrètes attaches qui vous lient à ceux que vous aimez, aux choses mêmes, jusqu’à vos maisons ! Changer de lieux, pour vous, c’est comme changer d’âme. Nous sommes, nous autres, élevés d’une façon bien différente.

— Je suis désolé de vous voir partir redit Nouvel sans suivre cette rude philosophie étrangère.

Et quelque chose de si vif passa dans cette exclamation, qu’Ogoth le remarqua avec surprise ; mais elle continua :

« Vous voyez bien, il nous faut poursuivre dès ce soir la lecture de cette Johannah qui vous intéresse tant. »

Et, volontaire comme elle l’était toujours un peu, elle reprit le livre et recommença de lire. Elle possédait si savamment ce français qu’elle parlait depuis l’enfance, qu’on aurait pu douter si une translation de langues se faisait vraiment dans son esprit au cours de cette lecture rapide. Pourtant, Nouvel ne l’écoutait plus que distraitement ; il ne pouvait songer qu’à ce départ d’Ogoth, et l’homme vaniteux qu’il était se dépitait de la voir si tranquille et indifférente devant une pensée qui le remplissait, lui, de chagrin.

À minuit, bien que le second chapitre de Johannah ne fût pas encore achevé, la méthodique Ogoth s’arrêta net, au plein de la page, et, comme elle disait à l’écrivain ses regrets de ne pouvoir lui faire connaître l’œuvre dans son entier, Mme de Bronchelles qui s’était levée de son côté, et qui rassemblait son troupeau, vint à eux.

« Eh bien ! Nouvel, que dites-vous de ce livre ?

— Mauvais ! répondit-il avec humeur ; c’est la glorification d’un type de femme exécrable, celle qui ne sait pas aimer. Cette Johannah est un jeune monstre, si belle et si grande qu’elle soit. »

Ils s’aperçurent ensemble qu’Ogoth les avait laissés pour aller faire ses adieux à la vieille dame Nouvel vit sa mère l’embrasser pendant que la jeune fille lui promettait l’envoi des roses d’adieu, selon la coutume norvégienne.

« Comment appellerez-vous votre pension, ma cousine, dit-il, quand le Sphinx l’aura quittée ?

— Ce sera la maison des Regrets, et je connais quelqu’un qui n’y voudra plus revenir. Le Sphinx ôté, qu’y restera-t-il ?

— Vous, ma cousine, et toutes vos petites amies qui sont charmantes, tout aussi charmantes que cette Johannah ! »

Quand l’omnibus roula sur l’asphalte du boulevard, emportant dans la nuit un bruissement de volière, Mme de Bronchelles se rappela cette phrase qui n’était pas dépourvue d’amertume. D’ordinaire, Nouvel n’avait point coutume de se défendre ainsi de certaines admirations d’artiste que lui avait inspirées telle ou telle femme, et elle se demandait quel sentiment était en train de le prendre pour cette étudiante pauvre de laquelle il se préoccupait tant soudain. Elle connaissait trop cette nature masculine, pour soupçonner qu’il s’irritât simplement contre une indifférente et, en même temps, elle ne pouvait oublier l’accent dont il avait prononcé : « Cette Johannah ! »

« Est-ce que vraiment, à force de froideur et de placidité, elle lui serait devenue antipathique ? » se demandait-elle, secrètement peinée de ce désaccord entre deux êtres que son enthousiaste amitié admirait également.

IX

LA CONVERSION

Qu’Ogoth fût devenue antipathique à Nouvel, l’hypothèse se faisait douteuse, le lendemain, quand dès après le déjeuner, comme on cueillait le lilas au jardin, on vit un fiacre s’arrêter devant la grille, et l’écrivain en descendre. Il était soucieux, et Mme de Bronchelles vit à son air qu’il ne venait ni pour respirer les arbustes fleuris du printemps, ni pour savourer les malignités de Vittoria, ni pour les deux Grâces qu’étaient Nelly et Frida. Un éclair lui traversa l’esprit sans prendre à peine la forme d’une pensée était-il possible qu’Ogoth fût jamais aimée ! Et en même temps elle se retourna pour chercher des yeux la Norvégienne au milieu de ses jeunes pensionnaires.

Giuseppa, toujours aventureuse, sur la chaise où elle était grimpée tailladait les lilas à coups de sécateur ; ses sœurs et les Allemandes recevaient à pleins bras les rameaux tombés. Les misses Allen, dont le moindre labeur offensait la paresse, s’étaient contentées de recueillir des grappes de fleurs qu’elles respiraient en rêvant, et pendant que toutes ces robes fraîches, rouges, bleues ou roses, flambaient au soleil, la mince et longue robe noire d’Ogoth arpentait l’allée sablée un peu à l’écart. Elle tenait un livre à la main ; au coup de sonnette elle avait levé la tête et lancé vers le nouveau venu un regard de ses yeux illisibles, ses yeux gris comme les eaux froides du Nord. L’arc sombre de ses sourcils, la ligne pure de ses bandeaux noirs au-dessus de ces yeux de Scandinave dont nul regard de femme n’approche en Europe, et l’étrangeté de ce blanc et délicat visage impressionnèrent Mme de Bronchelles.

« Monsieur Nouvel ! monsieur Nouvel ! crièrent les Anglaises en bonnes camarades, venez voir le lilas !

— À quoi pensez-vous, miss Frida, en respirant tout ce parfum mauve ? Dieu me pardonne, vous avez des larmes aux yeux !

Home ! sweet home ! chantonna Frida d’un filet de sa voix enfantine ; il y en a dans notre jardin de tout pareil à celui-là. »

Nouvel faillit s’attendrir sur cette jolie sentimentalité de jeune fille, mais Ogoth venait à lui ; et Mme de Bronchelles, qui dévorait des yeux jusqu’aux plus imperceptibles de ses gestes, avec une curiosité que justifiait assez la romanesque occurrence, se dit à part soi : « Il a vu Ogoth, il n’en voit plus d’autre. »

« Vous m’aviez annoncé votre visite, lui dit l’étudiante, de sorte que je me suis hâtée de lire Johannah jusqu’au bout, afin de pouvoir au moins vous narrer l’histoire chapitre par chapitre. »

Son amabilité avait quelque chose de si glacial, que Mme de Bronchelles songea :

« Johannah ! ma belle Norvégienne, André Nouvel l’a bien dit, c’est toi !

— Que vous êtes bonne, mademoiselle Bjoertz !… » dit l’écrivain qui avait repris son air singulier.

Comme l’air était très doux, on leur fit apporter deux chaises sur le sable. Mme de Bronchelles demanda :

« Où désirez-vous être placé pour causer, André ?

— Auprès du Sphinx, ma cousine, s’il vous plaît », répliqua-t-il en souriant à demi.

À la vérité, c’était le meilleur endroit du jardin pour s’isoler un peu du bavardage des jeunes filles ; mais Mme de Bronchelles comprit que le sphinx dont il s’agissait n’était pas celui de marbre blanc, et elle s’en vint de nouveau présider à la cueillette des lilas, qui avait recommencé.

Cette Johannah, qui avec sa compatriote Ogoth montrait une certaine ressemblance extérieure, était dévorée de cette exaltation concentrée qui est le trait de la femme scandinave. Jeune fille, elle s’était vouée à l’idée de dignifier l’état intellectuel de ses sœurs, et pour mieux appartenir à son œuvre elle avait brisé successivement le cœur de tous les hommes qu’avaient attirés sa beauté et son esprit. En quelques mots pleins de simplicité, Ogoth déroula ce roman à la fois sentencieux et ardent comme l’âme même qu’il dépeignait. Nouvel l’écouta sans rien dire. Il ne paraissait occupé que du seul souci littéraire. Mais, quand elle se fut arrêtée, il lui demanda :

« Et vous, Mademoiselle, comment jugez-vous cette femme, vous qui pouvez l’apprécier mieux qu’une autre, la pénétrant comme on pénètre les choses de son pays ?

— Je l’a juge sévèrement, dit Ogoth, car je déteste l’exagération ; et puis je vois dans sa dureté moins d’orgueil encore que de vanité, et j’ai cette faiblesse, si je suis indulgente aux orgueilleux, de ne pardonner la vanité à personne. Voyez-la au dernier chapitre, quand elle repousse et force au suicide le malheureux Sworden ; elle a bien moins en vue l’idéal de son œuvre que celui du personnage qu’elle veut réaliser aux yeux du monde. La vanité ! quelle plaie, monsieur Nouvel ! c’est parce qu’elle est la base de tous les rapports mondains, qu’il n’y a entre les hommes ni franchise, ni simplicité, ni bonté. »

Et quand elle disait cela, la loyale Ogoth, de sa voix retenue, avec l’expression tranquille et profonde que possédaient ses yeux, Nouvel, en dépit de sa maîtrise, de sa célébrité, de sa force d’esprit, se sentait moralement dominé par cette étrange jeune femme. Chose curieuse, en l’écoutant il éprouvait la confusion qu’il aurait eue à s’entendre reprocher le défaut intime qui régissait sa vie. Par une insaisissable déduction, il se rappela soudain Annette, qu’il avait conçu le dessein d’épouser, il y avait deux mois à peine, et dont il se souvenait si peu maintenant, parce que la source même de sa résolution avait été cette vanité secrète dont parlait l’étudiante. Mais, sans lui laisser le temps de s’appesantir sur soi, Ogoth continua de développer son idée. Elle aimait la sincérité par-dessus toute chose, et rien ne la peinait comme de voir autour d’elle l’artifice des esprits, dont le but sans noblesse était d’illusionner les autres sur leur propre personnalité. Elle parlait tout à coup avec une expansion que Nouvel ne lui avait jamais connue ; elle parlait avec cette aisance qu’on a pour énoncer des idées très souvent caressées, et l’on sentait flotter, au-delà de sa pensée, la perspective du départ prochain qui donnait à leur colloque une sorte de solennité. Le jeune romancier, qui était venu plein d’idées conquérantes, et dans le but très avoué de faire un peu de cour à la noble fille, restait silencieux à l’écouter. À la fin, il lui posa seulement cette question inattendue :

« Et vous, mademoiselle Bjoertz, à la place de Johannah vous eussiez épousé Sworden ?

— Mais oui, si je n’avais pas eu à lui opposer de plus sérieuses raisons que n’en avait Johannah. »

Dans la maison, on avait disposé le lilas par pleines brassées. C’était une vraie fête de fleurs. Giuseppa, grisée de parfum comme elle l’eût été d’un doigt de champagne, en avait pavoisé les murs, les fenêtres, les glaces, avec une outrance d’un goût très méridional. Frida en avait choisi trois grappes blanches, poussées toutes frêles sur un long rameau, et ç’avait été son seul bouquet. Les Allemandes avaient pris le reste, et elles en avaient mis jusqu’au grenier. Mme de Bronchelles souriait à cette joyeuse folie, qui du haut en bas de la maison répandait une odeur à peine tolérable de sève fraîche et d’ambre mêlés.

« Cela sent le mois de mai chez vous, lui dit Nouvel quand il vint lui faire ses adieux, mais vous aurez toutes la migraine ce soir.

— Qu’importe ! répondit-elle, nous aurons savouré le printemps ; c’est un régal que l’on peut bien payer.

— Moi, je voudrais que ce soit l’hiver, reprit-il. en s’asseyant ; je voudrais qu’il pleuve et que tout soit noir. »

Ils étaient tous deux seuls dans le grand cabinet du rez-de-chaussée. À travers les falbalas des rideaux, les flots de guipure des stores, il passait des rais de soleil qui rougissaient le bois des meubles, mais déjà la fin du jour se faisait sentir dans les coins d’ombre où seuls les bibelots métalliques se voyaient encore. C’était un lieu, c’était une heure délicieuse pour les confidences, et Nouvel semblait avoir le cœur plein de choses à dire.

« Mon pauvre André, fit la joyeuse femme soudain tout attristée, qu’y a-t-il encore, et quel nouveau marasme ? »

Elle pensait l’entendre avouer : « C’est que je ne reverrai plus votre Ogoth », car elle avait coutume de ces petites sentimentalités superficielles, où il se complaisait. Elle savait qu’il aurait aimé le chapeau d’une femme, qu’il aurait pleuré de compassion sur soi-même pour s’être trouvé le matin, devant sa glace, un cheveu blanc, et que la plupart du temps, ses joies comme ses peines étaient faites de mille riens. Elle ignorait qu’il était à ce moment sous l’influence du mâle enseignement de la Norvégienne, et que cette âme, par miracle, avait été creusée jusqu’au plus profond d’elle-même.

« C’est un vol de pensées sombres qui passent — ou qui passeront, reprit-il après un long silence. J’ai eu ce matin avec ma mère un long entretien. Elle m’a avoué de pénibles choses sur sa santé ; elle ne se sent pas bien. Je me suis vu seul tout à coup. Ah ! que ce sera gai de vieillir ainsi ! imaginez cela dans vingt ans, dans trente ans ; mon salon où l’on riait tant cet hiver… le tête-à-tête avec ma lampe… »

Mme de Bronchelles vit qu’il avait regardé, en parlant, la petite photographie d’Annette qui lui faisait vis-à-vis sur la table. Elle n’ignorait pas que lorsqu’un homme a une fois eu en tête l’idée très ferme du mariage, il lui en demeure pour longtemps une conception du bonheur qui n’est pas celle du vieux garçon, et que la solitude prend pour lui un aspect inconnu autrefois. Elle pensa que le seul souvenir de la créole avait ressuscité chez l’écrivain les riantes images, déjà effacées à demi, de la vie à deux.

« Pardonnez-moi, dit-elle, en saisissant le cadre qu’elle dissimula sous un chiffon, je n’aurais pas dû vous laisser voir cela. Je vous ai peiné sans y songer.

— Eh ! laissez-moi donc la regarder, la pauvre petite ! Son image ne m’est que douce, allez ! Mais voilà, Maréchal avait raison, je n’étais pas digne de recevoir le bonheur de ses mains ; il y avait un calcul dans mon idée initiale de l’épouser ; certes, je la trouvais adorable, mais elle était riche, il s’est fait un mélange d’amour et d’ambition… et les femmes, voyez-vous — pourtant celle-là n’était qu’une enfant —, les femmes ont des yeux qu’on ne connaît pas pour lire dans les âmes ; elles voient ce qu’on leur cache, elles discernent si l’amour qu’on leur offre est celui qu’elles veulent ; elle n’a point voulu du mien — elle avait raison. »

L’auteur du Moine Herménégilde qu’on avait traduit en quatre langues, et de Blés mûrs que toute l’Europe lisait, l’homme célèbre dont Paris et la province, en ouvrant leur journal, connaissaient les faits et gestes, le mondain qui était un prince de l’élégance et le raffiné en coquetterie morale qui se flattait inconsciemment des plus sentimentales délicatesses, se leva sur cette confession et partit, ayant baisé la main de Mme de Bronchelles. Celle-ci, atterrée, n’avait pu ajouter qu’une phrase de banalité au stupéfiant aveu qu’elle venait d’entendre.

Un coin de son rideau relevé, elle le regarda quand il traversait le jardin. Il fit un détour du côté du sphinx où Ogoth avait coutume de lire ; elle vit qu’ils se serraient la main et que Nouvel s’éloignait en prononçant une seule parole qu’elle aurait brûlé d’entendre. Elle le suivit des yeux jusqu’à la grille, où il se retourna pour apercevoir encore l’étudiante, elle le vit disparaître par l’allée touffue qu’était le boulevard.

André Nouvel faisait des fiacres un grand usage ; il aurait assez aimé l’omnibus, qui est un moyen de transport gai, distrayant, et plein d’imprévu ; mais son dilettantisme d’observateur s’effaçait devant son aristocratie d’intellectuel. Il avait la préoccupation irraisonnée de n’être point pris pour le premier négociant venu qui saute en tramway pour aller plus vite à ses affaires ; il ne détestait rien tant que d’être confondu dans la tourbe, de n’être pas distingué ; et, comme il ne portait point sur son habit son étiquette d’homme célèbre, il préférait n’être pas vu que d’être vu pour ce qu’il n’était pas.

Ce jour-là, il analysait tout en marchant ses minimes sensations d’orgueil qu’avait flétries Ogoth. Un omnibus arriva qui devait le conduire chez lui ; il y monta gravement, comme si cet acte anodin eût eu vraiment une grande portée morale ; il prit place entre un homme du peuple et une femme en toilette ; face à lui étaient une domestique et deux individus au verbe haut qui parlaient d’argent ; tous ces visages lui déplurent. Quand il était entré, on l’avait regardé avec la curiosité hostile des gens à qui l’on vole un peu de leur place, un peu de leurs aises, et il n’était pas habitué à l’expression de ces yeux hargneux. Mais quand les uns et les autres eurent roulé ensemble un demi-kilomètre, secoués des mêmes heurts, enclos dans la même atmosphère, tous ces gens cessèrent de s’entre-regarder du même cil mauvais. Ils avaient comme acquis en communauté indivise la possession du véhicule ; cependant, ils n’auraient point senti d’eux-mêmes ce phénomène confus de cordialité, si un événement ne les en avait avertis.

Arrivé à l’Étoile, l’omnibus fit une longue halte ; il monta un grand nombre de personnes qui s’entassèrent dans le fond. Au moment où il s’ébranlait, une jeune femme entra, tenant à la main une fillette chétive ; on dut se gêner pour lui faire une place ; la cuisinière maugréa, et le petit cercle de ceux qu’avait unis une transitoire solidarité s’entendit des yeux dans une mauvaise humeur commune.

C’était une ouvrière. Nouvel remarqua son visage très pâle et ses yeux obstinément fixés à terre. Elle donna six sous au conducteur sans lever la tête. À la fin, elle passa son mouchoir sur ses paupières baissées ; elle pleurait. D’où venaient ces larmes que sa réserve féminine n’avait pu retenir devant tant de regards étrangers ? Quel était le chagrin mystérieux de cette inconnue ? Nul de ces gens ne devait jamais le savoir ; mais l’élégante et la domestique, les deux hommes d’affaires et l’écrivain s’entre-regardèrent après l’avoir vue, comme s’ils eussent tous été amis. Ainsi, le sentiment d’une fugitive pitié avait suffi pour que ces êtres disparates eussent tous ensemble, au cœur, une impression d’exquise humanité.

Nouvel nota le fait avec une émotion profonde. Il avait rarement senti de plus noble joie que celle de cette fraternité soudaine avec des inconnus. Qu’importaient les belles-lettres et sa gloire, ou la livrée de travail de l’artisan qu’il frôlait ! Ils étaient hommes, tous, simplement. Alors le souvenir lui revint d’Ogoth qui lui avait suggéré ces choses.

Quand il fut rendu chez lui, Mme Nouvel le fit appeler dans sa chambre et lui dit, à peine eut-il ouvert la porte :

« Regarde, mon enfant, ce qui m’est venu pendant ton absence ! »

Il parcourut des yeux tout le meuble de cette chambre qui datait de quarante ans, sans qu’eussent changé ni le lit de palissandre drapé de blanc, ni la pendule à sujet de bronze, ni les rideaux de serge rouge, dans lesquels il jouait petit garçon. Sur un guéridon, il y avait un panier plein de roses.

« C’est l’envoi de Mlle Bjoertz, reprit-elle ; est-ce joli ? Et quelle amabilité pour une vieille femme comme moi ! Tu ne saurais croire, André, avec quelle peine je vois cette jeune fille nous quitter. Une personne de sa valeur ne peut s’être fait connaître pendant trois années sans appeler de bien forts attachements. En vérité, tout à l’heure, quand j’ai reçu ces fleurs et que j’ai pensé à ne la revoir plus jamais, je n’ai pu retenir mes larmes. »

Nouvel ne répondit point. Il alla respirer les roses sur le guéridon de palissandre, il revint à la vieille dame qu’il baisa au front, puis redescendit à sa table de travail où il écrivit jusqu’au repas du soir.

Le déjeuner du mercredi qui vint ensuite avait été à la villa du Sphinx presque maussade à force de silence ; les Allemandes avaient bien bégayé timidement quelques phrases françaises, mais les moqueuses Florentines elles-mêmes avaient oublié d’en sourire, tant leur unique souci était à ce moment de dérober la préoccupation intime que leur célait Mme de Bronchelles. Quand l’aimable femme, en effet, n’avait point de tout un repas dit un mot à « ses chères brebis », il fallait en déduire des choses bien extraordinaires, ce que Vittoria et ses sœurs n’avaient pas manqué de faire. Misses Allen ne détestaient pas ce somnolent mutisme, qui leur laissait choisir, à leur caprice, ce qu’elles appelaient, avec un anglicisme très prononcé, leur « train de pensée ». Pour Ogoth, elle avait dans la force de son esprit quelque chose de naïf et d’enfantin qui la rendait souvent inattentive à l’humeur des autres ; elle n’aurait point su dire si la maîtresse du logis avait été, ce jour-là, moins rieuse que de coutume. Aussi personne ne fut plus étonné qu’elle lorsque Me de Bronchelles s’approcha dès le dessert :

« Montons toutes deux dans votre chambre, voulez-vous, Ogoth ? »

Quand elles furent en tête à tête près de la table encombrée de livres où l’étudiante avait travaillé depuis trois années, et que. Me de Bronchelles aperçut dans un coin la petite malle clouée de cuivre, qui signifiait le départ prochain, elle eut le cœur serré et s’écria :

« Vous ne vous en irez pas, Ogoth, vous allez nous rester !

Vous savez bien que c’est impossible, répondit-elle, sans cacher cette fois sa tristesse.

— Quelqu’un vous supplie de ne point partir, quelqu’un qui voit en vous l’image même de son bonheur, et qui m’a choisie pour vous dire… » Ogoth pâlit imperceptiblement, et son regard tomba sur ses deux belles mains posées sur ses genoux.

« Vous lui répondrez, Madame, qu’aucun motif ne serait assez fort pour me retenir en France. Il y a dans ma vie des choses que je ne vous ai point dites…

— Ogoth ! cria Mme de Bronchelles, vous êtes fiancée en Norvège !

— Ni en Norvège, ni à qui que ce soit, répliqua l’impénétrable fille en souriant. Et elle reprit : Ni à qui que ce soit, dans le présent ou dans l’avenir. Je vivrai seule.

— Tenez ! je n’aime point divulguer les lettres des autres, mais lisez celle-ci qu’André Nouvel m’écrivait ce matin. Ogoth ! Ogoth ! Songez-y. Quand un tel homme s’offre à être le compagnon de votre vie… et c’est à lui que vous avez inspiré ce sentiment, ce sentiment dont il me dit ne pas trouver le nom, tant il est grand, tant il est étrange !

— Vous savez bien que mes décisions sont irrévocables. »

Elle prononça ces mots qui réglaient sa destinée, avec l’aimable banalité d’une phrase de salon. La vivacité de Mme de Bronchelles s’en irrita et ne put retenir un reproche :

« Johannah ! »

Ogoth répliqua :

« Je ne dois pas savoir si j’ai été aimée, ni même si j’aurais aimé qu’on m’aimât ; je ne suis pas Johannah, et M. Nouvel ne sera pas Sworden : mais vous, vous êtes une amie très vraie et vous devez apprendre que je suis la sœur d’un Bjoertz qui nous a déshonorés tous, après nous avoir dépossédés ; que ce Bjoertz est encore actuellement en prison, qu’il n’est pas un Norvégien à qui ce nom — le mien, Madame — n’évoque un souvenir de honte ; et que si je puis offrir à tous, sans rougir, la science que j’ai acquise seule et personnellement, j’ai le devoir de refuser à un honnête homme l’alliance de ma famille. Voilà ce que je vous avais caché jusqu’ici, le secret qui me dicte ma conduite et que je ne vous aurais point révélé si je n’avais craint que vous ne me jugiez mal. »

La « belle statue pensante » dévoilait son âme, et l’amie qui contemplait la sérénité de son visage, seulement un peu pâli, mesura à ce moment, pour la première fois, sa force. Pauvre et charmante fille, de qui l’on avait osé dire qu’elle ne connaissait pas la Douleur ! Mme de Bronchelles se leva presque gênée par ce calme regard sans larmes, dans lequel tant de souffrance orgueilleuse se lisait pourtant, elle prit l’étudiante comme on prend un enfant désolé, et la força de fléchir la tête sur son épaule. « Pleurez, mais pleurez donc ! » lui disait-elle.

Et Ogoth pleura, moins d’un chagrin ancien déjà et devenu latent, que de douceur, parce qu’on n’est pas éternellement et sans se lasser dur contre sa propre souffrance, et que l’amitié domine plus encore les âmes fières que l’orgueil. Elle eut à peine des larmes, il est vrai ; ses paupières rougirent et ses yeux furent troublés simplement ; mais l’on sentait ce cœur de femme, si puissant, se fondre.

« Chère Ogoth, lui disait Mme de Bronchelles, vous êtes et vous serez toujours l’honneur même ; votre alliance ne saura que dignifier celui que vous épouserez. Si vous le permettez, je dirai tout à Nouvel ; il ne vous en chérira que plus. Dites, Ogoth, me laissez-vous libre de lui expliquer votre scrupule ? »

Mlle Bjoertz se dégagea d’un mouvement où l’on voyait, sous la grâce, sa fermeté la ressaisir.

« Oui, que M. Nouvel apprenne tout, et que dans cette marque de confiance et d’estime il voie à quel point je lui suis reconnaissante. Dites-lui… »

Elle s’arrêta, et le placide sourire habituel revint à ses lèvres ; il lui revint avec la pensée d’ironie qu’elle avait à cette minute, sans méchanceté, sans amertume. C’était un sourire d’indulgence pour l’homme dont Vittoria lui avait révélé les calculs à propos d’Annette, et dont elle connaissait les faiblesses.

« Dites-lui que je ne possède rien.

— Je le lui ai dit, Ogoth, et vous voyez combien il lui importe peu…

— Il le sait ? »

Mme de Bronchelles ouvrit la lettre qu’elle tenait à la main et posa le doigt sous la ligne où Nouvel avait écrit cette phrase de tout jeune amoureux : « Je travaillerai comme un forçat pour qu’elle soit riche comme une reine, car de la savoir pauvre me met en révolte. »

L’étudiante détourna son regard vers les fleurs du tapis. À la volée elle l’avait lue cette ligne. touchante ; son visage parut changer à peine ; mais elle ne parla pas cependant de tout un moment. Elle pensait. « Est-ce que, par hasard, songeait Mme de Bronchelles, est-ce que par hasard elle aimerait qu’on l’aimât, et qu’on l’aimât de cette façon si délicate et si belle ? »

Mais Ogoth, d’un ton déterminé, reprit :

« Ne cherchez pas à me fléchir. J’ai dit non, M. Nouvel est très bon ; redites-lui mes paroles ; je suis heureuse de le savoir bon ainsi. Mais souvenez-vous du triste patrimoine de déshonneur que j’apporte. Je suis étrangère, je suis pauvre et il y a une tache à mon nom, La pensée que Mme Nouvel, cette vieille dame française qui réalise si bien pour moi le type de votre bourgeoisie rigoureuse, pourrait dire en parlant de moi « C’est une aventurière ! » cette pensée me couvre de honte. »

Mme de Bronchelles songea, devant cet air d’orgueil et d’inflexibilité : « Une seule personne lui opposera l’argument convenable, c’est Nouvel ; allons le chercher. »

« Écoutez, Ogoth, dit-elle, prenez un jour de réflexion avant la réponse irrévocable, et ne nous faites pas de peine à tous. Je vais vous laisser libre de peser à votre aise la décision de demain. »

Mlle Bjoertz, restée seule dans sa chambre, chercha son cahier d’observations médicales, et se mit à y tracer de son écriture ordinaire les notes recueillies le matin à l’hôpital. Elle avait ce principe que le travail rétablit l’harmonie dans l’âme troublée, et que c’est le vrai remède au mal moral. Quand elle eut vu par la fenêtre que son amie de Bronchelles avait fait atteler et partait dans la direction de Paris, elle termina tranquillement sa malle de livres qu’elle ferma ; puis elle alla chercher son linge et ses robes qu’elle plia sans se hâter, mais sans perdre de temps non plus, dans un large panier qui, depuis trois années, sentait encore la mer. Après quoi, devant la glace, elle mit sur ses épaules sa cape noire, attacha d’une épingle son chapeau, son chapeau étroit, sans un ruban, dont Annette disait autrefois : « C’est Ogoth qui le rend joli Elle regarda toute la chambre, le lit de cuivre, l’armoire vide, le petit bureau où, depuis tantôt mille soirées, elle venait s’attabler pour le travail qui n’avait pas eu de sanction. Elle le regarda même si longtemps, ce petit bureau dénudé maintenant, qu’un étranger aurait pu se demander à quoi songeait, devant ce meuble de bois, cette belle jeune femme si impénétrablement triste.

Puis elle ramassa les plis de sa robe et sortit.

Dans l’escalier, elle croisa Giuseppa Ormicelli qui lui demanda étourdiment : « Où allez-vous, Ogoth ? » Elle avait pour cette fillette rageuse, volontaire et ardente qui l’adorait, une préférence sur toutes les autres. Elle saisit au passage sa tête broussailleuse, et l’embrassa très fort sans répondre.

Dans le jardin, elle rencontra Frida en robe de chambre rose, qui dessinait sur le sable du bout de son ombrelle, tout en guettant le facteur.

« Quelle chaleur ! » soupira douillettement l’Anglaise.

Ogoth referma la porte de la grille dont le timbre sonna et l’on entendit son pas tranquille se perdre sur la terre sèche du boulevard.

À six heures, Mme de Bronchelles rentra. « Mlle Bjoertz est sortie », lui dirent les servantes. À sept heures on se mit à table ; Ogoth n’était pas revenue. La place resta vide entre Nelly et Giuseppa ; on parlait peu et l’on mangeait encore moins, car tous ces jeunes esprits devinaient un drame imprécis. Les Allemandes, plus perdues que jamais depuis que leur grande amie n’était plus là et que personne ne les protégeait plus d’une façon singulière, disaient avec des yeux désolés : « Fräulein Ogoth ! Fräulein Ogoth ! » Elles avaient beau ne rien ajouter, elles traduisaient à elles seules l’inquiétude vague de toutes. Ce qu’il y avait de plus angoissant dans ce retard de l’étudiante, c’était sa nature même, si méthodique et si ponctuelle, qu’on ne pouvait se souvenir de l’avoir vue jamais manquer à l’heure convenue.

Le repas était avancé déjà quand un télégramme arriva, c’était un message signé d’elle. Mme de Bronchelles en dévora le contenu, ne comprenant qu’à peine le sens des mots qu’elle voyait.

« Chère Madame, pardonnez-moi ce brusque départ ; un événement imprévu me rappelle en Norvège trois jours avant la date fixée, et j’ai le triste devoir de vous quitter sans vous avoir dit adieu ni merci ! J’embrasse mes petites amies de chez vous, et je vous charge d’excuser ma conduite près d’elles et près de M. Nouvel ; j’espère que l’un ne me blâmera pas, et que les autres voudront bien ne pas m’oublier. Mon amie Helga, de Bergen, qui devait voyager avec moi, prendra chez vous mes bagages. »

Ce petit papier bleu, toujours un peu tragique, l’effroi de Mme de Bronchelles, en le recevant, et les larmes qui jaillissaient de ses yeux, le temps qu’elle lisait, impressionnèrent les jeunes filles. Mais Vittoria, qui aimait Ogoth de tout son cœur sans tendresse, s’alarma la première :

« Qu’est-il arrivé ? C’est d’Ogoth qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

— Lisez tout haut, Vittoria, dit Mme de Bronchelles, moi je ne peux pas. »

Et Vittoria lut, de sa voix grave et sans timbre, les dernières paroles qu’on dût entendre de l’étudiante dans cette salle à manger qu’avait remplie trois ans sa personnalité si étrange, si dominante. Gertrude Laerk s’en était allée ; ç’avait été une douceur de moins dans la maison ; Annette n’avait fait que passer, laissant partout mille souvenirs de sourires et de grâce ; mais Ogoth emportait avec soi quelque chose de fort, l’influence de son prestige ; elle était de celles qu’on ne remplace pas. Pendant des mois encore son seul souvenir peuplerait la villa, et les jeunes filles sentaient déjà ce regret puissant qui mouillait les yeux de Nelly Allen, qui rendait blême le visage de Vittoria, pendant que Giuseppa sanglotait, à demi couchée sur la table.

Mme de Bronchelles endurait seule un bien autre chagrin ; ce n’était pas chez elle les regrets indécis d’une sympathie, d’une amitié finies. Elle comprenait trop tard la grandeur de cette admirable jeune fille, l’essence même de son âme méconnue, faite de noblesse, de raffinements et de sensibilité. Seule elle avait le sens de ce départ clandestin. Nouvel serait venu ; il aurait, prié avec l’éloquence que donne ce grand amour qui le possédait ; elle n’aurait peut-être pas su résister à l’honneur de changer son nom attristé contre ce nom français glorieux et sain ! Elle avait eu cette fierté timorée, la peur que la vieille dame à cheveux blancs ne vit en elle une intrigante. Qui sait ? Elle avait peut-être un cœur secrètement tendre qu’elle aurait donné trop faiblement, elle se serait peut-être laissé aimer comme une autre, et, se défiant de soi, elle s’en était allée sans que sa sereine hauteur eût jamais fléchi.

Ne la revoir plus jamais ! quand on avait encore devant les yeux sa place vide, son assiette mise là pour le repas du soir, si joyeux d’ordinaire ; sa serviette qu’elle-même avait roulée ce matin sans songer à ces choses navrantes ! Et ce qu’il y avait de plus triste encore, c’était d’entendre ces pauvres Allemandes qui ne comprenaient rien à ce qui se passait, et qui répétaient, en soupçonnant le chagrin inconnu : « Fräulein Ogoth ! Fräulein Ogoth !… »

Christiania, 15 juin.

« Ma cousine, n’en veuillez pas à l’homme heureux qui a tardé tout un jour à vous raconter son bonheur. Sachez d’abord que notre voyage a été bon et n’a point fatigué, au point que je le redoutais, la santé de ma bonne mère. À l’arrivée ici, brisée comme elle aurait dû l’être, il lui a fallu quand même toute une heure passée dans le cabinet de toilette d’une chambre d’hôtel, pour se parer à son gré et, comme elle disait, convenablement à la grande démarche que nous allions tenter. Elle était bien touchante, je vous assure, la pauvre maman, de ne se trouver jamais assez belle pour la femme de son fils ; de recommencer jusqu’à trois fois le pli de ses bandeaux blancs, d’emprisonner ses mains souffrantes dans des gants de cérémonie et tout cela si loin, si haut dans ce Nord où nous voilà.

« Il était cinq heures du soir quand nous sommes arrivés chez les Bjoertz. Ils habitent une petite maison blanche isolée dans un quartier lointain et un peu surélevé, d’où l’on voit miroiter les eaux du fiord. On monte, pour y accéder, une rampe bordée de sapins ; c’est la poésie septentrionale comme on la rêve. Je n’ai fait qu’effleurer ce charme, ayant trop à ce moment l’âme ailleurs pour en jouir ; mais quelle arrivée et quel souvenir !

« Dans le vieil homme un peu majestueux qui nous a reçus, j’ai reconnu le père dont Ogoth tient ses yeux et son âme. J’ai dit mon nom, qui ne lui a peut-être rien appris, mais je me suis dit Français, et il m’a souri en nous faisant entrer.

« Alors, ma cousine, imaginez ce que j’ai pu sentir, quand, au fond du petit salon vétuste, à quatre cents lieues de chez nous, au milieu de tout cet étrange et de tout cet inconnu, je l’ai revue, elle, l’admirable amie, telle qu’on la voyait familièrement dans votre cabinet le soir ! Je n’ai pu deviner son illisible pensée lorsqu’elle m’eut reconnu ; mais quand ma mère, qui avait préparé pour cette entrevue de belles et savantes paroles, ne put que lui ouvrir les bras et se taire, et qu’Ogoth comprit pourquoi cette vieille femme et son fils la venaient chercher au bout de l’Europe, elle me regarda, et je connus, de cette minute, qu’elle se fiançait à moi de toute son âme.

« Madame Bjoertz, qui entrait alors, entend un peu le français ; je ne sais trop ce qui se passa, et je n’aurais même su le voir ; je crois que les parents se rapprochèrent d’instinct pour causer, et que nous restâmes, elle et moi, l’un près de l’autre. Alors, je lui racontai comment un soir, la chère maman me voyant tant de peine m’avait dit « Veux-tu que nous allions en Norvège tous les deux, lui demander de ne plus te faire de chagrin ? lui dire que je serai fière d’une fille comme elle ? » et comment le lendemain nous étions partis.

« — Cher monsieur Nouvel », m’a-t-elle répondu — sa voix tremblait, elle était devenue la plus douce, la plus tendre des jeunes filles, — « je n’ai que mon cœur à vous donner ; prenez-le et gardez-le toujours, dans la vie et dans la mort. »

« Et depuis, je l’ai pour moi ce cœur si fort, et si grand, où je trouve la sagesse qui oriente ma vie et le bonheur qui dépasse tous les mots. J’apprends à être simple et je découvre le sens de la bonté. Je suis devenu le disciple de ce cœur de femme que longtemps ni vous ni moi n’avions deviné. Et quand je vous l’amènerai dans votre villa du Sphinx, la chère Ogoth, vous me direz si je ne vaux pas un peu plus qu’autrefois. « Les fiancés norvégiens, le jour qu’ils s’accordent, disait hier le père Bjoertz, font au repas l’échange de leurs verres ; vous autres, vous vous engagez, à chaque heure, un peu plus l’un à l’autre, en buvant ensemble l’eau de Bonté. » Hélas ! je ne sais pas si je la bois, mais je sais bien que c’est Ogoth qui la verse ! Elle avait rêvé d’être médecin ; elle n’aura guéri qu’une âme ; mais c’est la mienne, et je l’en aimerai toujours.

« André Nouvel. »


TABLE DES MATIÈRES

 1
II. — 
 16
III. — 
 43
IV. — 
 88
V. — 
 116
VI. — 
 166
VII. — 
 197
VIII. — 
 233
IX. — 
 269

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LIBRAIRIE ARMAND COLIN, 103, Boul. Saint-Michel, PARIS
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