À M. L. S. (« Il n’y a pas longtemps »)

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Traduction par Stéphane Mallarmé.
Les Poèmes d’Edgar PoeLéon Vanier, libraire-éditeur (p. 116).
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À M. L. S.



Il n’y a pas longtemps, l’auteur de ces lignes, dans un fol orgueil d’intellectualité, maintenait « la puissance des mots », — niait que jamais pensée surgît dans le cerveau humain, supérieure à son énonciation par la langue humaine. Et maintenant, comme par une moquerie de cette jactance, deux mots, — deux doux dissyllabes étrangers, musique italienne, faits seulement pour être murmurés par des anges au clair de lune rêvant d’« une rosée qui pend comme des liens de perles de la colline d’Hermon », — ont suscité de l’abîme de son cœur des pensées comme il ne s’en pense point et qui sont l’âme de la pensée ; de plus riches, de bien plus étranges, de bien plus divines visions que le séraphique harpiste Israfel même (qui a « la plus suave voix de toutes les créatures de Dieu ») ne saurait prétendre énoncer. Et moi ! mes charmes sont rompus : la plume tombe impuissante de ma main qui vacille. Avec ton cher nom pour texte, je ne puis, quoique commandé par toi, écrire — ne puis parler ou penser — hélas ! je ne puis sentir ; car ce n’est point sentir, cette immobile station sur le seuil d’or de la grille grande ouverte des rêves, à considérer, extasié, le fond de la somptueuse allée : et, frémissant de ne voir, à droite, à gauche et le long de la voie, parmi les vapeurs empourprées, tout au loin où la perspective se termine — que toi.