À force d’aimer/1/7

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 105-127).
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VII



Horace et Hélène convinrent de se marier pendant les vacances scolaires. Ils devaient ensuite quitter Clermont. Mais ce n’était pas pour aller vivre à Paris. M. Fortier, désigné pour un poste très enviable dans un des premiers lycées de la capitale, déclina cette faveur et se montra prêt à accepter une chaire plus modeste à Lyon.

Il signifia, sans l’expliquer, cette décision à Mlle Marinval. Elle comprit. Horace ne voulait pas que lui-même ni elle fussent exposés à rencontrer l’homme qui jetait comme une ombre sur leurs deux cœurs. Elle souffrit de lui imposer ce sacrifice. Mais il eut l’air de n’y attacher aucune importance. Lui, qui la punissait presque sans cesse de le soumettre à des contraintes morales, eut toutes les délicatesses pour détourner son attention de ce déboire matériel. Elle fut heureuse de lui en savoir gré. Car ce qui lui était surtout pénible, c’était de ne pouvoir aimer son fiancé dans le prosternement d’une adoration et d’une gratitude sans révoltes.

La doctoresse et son mari furent mis dans le secret de l’union projetée. Mais une retenue, qui venait du sentiment de leur situation spéciale, empêcha M. Fortier et Mlle Marinval d’annoncer à d’autres leurs fiançailles.

Quant à René, il devait être le dernier à les apprendre. Une gêne retenait la confidence d’Hélène en face de ce grand garçonnet dont la douzième année en paraissait près de quatorze. Quel étonnement, quelles réflexions, quelles questions peut-être ne lui suggérerait pas le mariage de sa mère ? Lui parlerait-il de ce père entrevu dans un soir d’émotion et de mystère, et qu’il n’avait pas oublié ? Que répondrait-elle ? Oserait-elle démentir son imprudente révélation ?

En promettant à Horace de ne jamais consentir à la reconnaissance de René par Édouard Vallery, la pauvre femme avait momentanément perdu la notion que l’enfant savait. L’idée lui en était revenue presque aussitôt, en coup de foudre. Mais elle n’avait plus eu le courage de détruire son bonheur, de rétracter son serment, d’avouer l’obstacle.

« Quand René verra un père dans le maître qu’il chérit, il finira bien par oublier l’autre, » se dit-elle. « Et d’ailleurs où est la vraisemblance que jamais Édouard revendique une paternité dont il a tant d’intérêt à se débarrasser ? »

Elle se rappelait la scène du parc Monceau, telle que son fils la lui avait racontée. Elle se représentait le menu visage, blême de colère, de cette Clotilde Vallery, dont elle connaissait de vue la silhouette de poupée. Et elle bénissait la haine de cette femme, qui creusait un tel abîme entre le père et l’enfant.

Un soir, après dîner, M. Fortier vint la voir. Bien qu’il fît encore grand jour, c’était un moment que, d’habitude, il ne choisissait pas.

Hélène, assise à lire dans son petit jardin en façade, auprès de René qui faisait ses devoirs sur une table rustique, eut un mouvement étonné. Puis, tout de suite, à découvrir certaine sombre expression dans les yeux d’Horace, elle trembla intérieurement.

Le professeur se mit à parler de choses et d’autres, s’occupa de René, lui fit remarquer ses fautes. Et même, le petit garçon étant parti pour arroser une bordure de fleurs, la conversation demeura dans des sujets indifférents. Mais Hélène sentait qu’un choc allait venir. En elle-même tout son être craintif se repliait avec anxiété.

Tout à coup le regard d’Horace prit cet atroce reflet d’ironie auquel la pauvre femme eût préféré toutes les flammes de la fureur. À brûle-pourpoint le jeune homme demanda :

— « Étiez-vous avertie depuis longtemps que M. Vallery devait venir à Clermont ? »

Elle balbutia, terrifiée :

— « M. Vallery ?… à Clermont ?…

— Vous ne le saviez pas ?…

— Comment pouvez-vous croire ?… »

Elle se sentait rougir et pâlir, se figurait qu’elle avait l’air d’une coupable, ne savait comment se défendre, perdait la tête.

— « Oui, » disait Horace avec sa voix froidement rageuse. « Il est descendu à l’hôtel de l’Europe. Je l’ai appris par hasard. Car le futur grand homme voyage incognito. Vous allez sans doute recevoir sa visite.

— Sait-il seulement que j’habite cette ville ?… » murmura Hélène.

— « On sait toujours ces choses-là.

— Mais il ne peut venir pour moi… ni pour… l’enfant. Il nous a éloignés exprès. Car il doit sa position à sa femme… Elle ne lui pardonnerait pas…

— Sa femme ?… Mais vous ne lisez donc pas les journaux, ma chère amie ? Vous ignorez ce scandale ?… Sa femme !… Elle s’est sauvée avec un amant. Elle a voulu le forcer à réclamer le divorce.

— Qu’importe ! » s’écria Hélène, qui voulut dissimuler l’épouvante où la jeta cette nouvelle. « Je n’ai rien à faire avec cet homme ! Qu’il se présente, si bon lui semble, je ne le recevrai pas !

— Êtes-vous tout à fait libre vis-à-vis de lui ? demanda Horace d’un ton plus soucieux cette fois qu’agressif.

— « Absolument.

— Il ne vous tient par aucun papier, aucune lettre, aucun acte ?

— Aucun.

— Vous n’avez jamais rien accepté de lui pour l’enfant ? »

Elle devint très pâle, et un tremblement la secoua. Jamais elle n’avait parlé des cinquante mille francs à M. Fortier. Non pas dans l’intention formelle de lui en faire un secret, mais parce que toute conversation relative au passé devenait vite trop pénible. Elle avait seulement averti son fiancé qu’il n’aurait pas l’enfant à sa charge, puisque René possédait un petit capital. Le professeur, que les intérêts d’argent ne préoccupaient guère, n’avait pas relevé ce détail.

Maintenant Horace observait son visage bouleversé.

— « Allons, » reprit-il, « je vois que vous ne m’avez pas tout dit. »

Elle n’ouvrait toujours pas la bouche. Il posa une question précise :

— « Eh bien, qu’est-ce qu’il a fait pour votre fils ? »

Cette forme interrogative rendit à Hélène le courage de l’indignation :

— « Ce qu’il a fait ?… Mais rien… Rien qu’un marché honteux ! Il a voulu l’éloigner, nous écarter de son chemin à tout prix. Et, comme je ne pouvais quitter Paris sans perdre momentanément mon gagne-pain, il a exploité ma situation. Je vous répète que c’était un marché. Ah ! ce n’était peut-être pas très propre… Mais, quand j’ai entrevu l’avenir de mon fils assuré, je ne me suis pas cru le droit… Enfin… J’ai accepté ce qu’on m’offrait.

— Que vous offrait-on ?

— Cinquante mille francs.

— Diable ! c’est une somme.

— Je n’en ai pas employé un centime pour moi. Elle est placée au nom de René. Depuis que mes cours ont réussi dans cette ville, je laisse même capitaliser les intérêts. »

Horace parut réfléchir.

— « Sous quelle forme cette somme importante a-t-elle été donnée à votre fils ?

— C’était un chèque.

— Au nom de René ?

— Au porteur.

— C’est vous qui l’avez touché et signé ?

— Oui.

— Ma pauvre amie, ce papier suffirait à établir, si M. Vallery le voulait, l’acte de naissance de votre enfant. On ne donne pas cinquante mille francs sans raison à quelqu’un qui ne vous est rien, et vous-même, quelle explication proposeriez-vous pour faire admettre que vous les avez acceptés d’un étranger ?

Ah ! que tout cela est affreux !… » dit Hélène, d’une voix que faisaient chevroter les larmes contenues. « Mais mon tort aujourd’hui, quel est il ?… De souhaiter vous appartenir honnêtement… Je ne suis donc vraiment qu’une créature perdue ?… La loyauté pour moi consisterait à rouler franchement dans la boue… ou bien à cesser de vous aimer… Je ne puis ni l’un ni l’autre…

— Prenez garde, » fit Horace avec un geste impatienté, « votre fils va remarquer votre émotion.

— Oh ! » gémit-elle, « vous n’avez même pas pitié de moi ?…

— Mais si, ma chère amie… Seulement convenez que ma situation, à moi-même, est passablement délicate.

— Vous en êtes du moins le maître… Vous la changerez à votre gré… Vous n’avez qu’un mot à dire.

— Voilà bien les femmes !… s’écria-t-il avec un mouvement d’épaules. « Tout doit se trancher par oui ou non, selon leur volonté immédiate. Un mot à dire… Je l’ai dit, ce mot… Dans deux mois nous nous marierons… Vous avez ma parole. Mais, vous entendez… » (sa voix devint en même temps plus basse et presque violente), « je ne tolérerai rien entre cet homme et vous !… Si vous le recevez, Hélène… si vous entrez dans des pourparlers quelconques avec lui… » (il s’arrêta, parut faire un effort pour retenir quelque parole brutale, puis ajouta dans un calme plus menaçant :) « vous serez responsable de ce qui pourra se passer. »

Hélène murmura seulement :

— « Oh ! mon ami… »

Et, dans l’ombre envahissant le berceau de feuillage sous lequel ils étaient assis, elle lui saisit une main, la lui étreignit avec reconnaissance.

Car de telles frayeurs avaient assailli son cœur dépourvu d’assurance qu’un moment elle avait craint que tout ne fût fini entre eux.

Un silence suivit. Le soir s’assombrissait. Sur les fleurs, l’eau, s’échappant de l’arrosoir qu’inclinait René, tombait avec un bruit doux. Des odeurs fraîches et mouillées montaient dans la tiédeur du crépuscule. La pâleur calme du ciel se troublait par instants du vol criard des hirondelles : c’était un tourbillon d’ailes et de voix stridentes, qui passait comme le vent, s’enfonçait dans l’espace, puis revenait suivant un grand cercle invariable. À la fin, elles se dispersèrent.

Tout à coup, à travers les lilas qui masquaient la grille, Hélène aperçut une silhouette à la démarche indécise. Un homme parcourait, comme incertain de son but, la chaussée de l’avenue. Il aborda le trottoir opposé, puis sembla prêt à revenir sur ses pas. Sans doute, il cherchait à identifier quelque indication peu claire, ou bien il hésitait à réaliser l’intention qui l’amenait là.

Une commotion intérieure avertit Mlle Marinval que ce passant était Édouard Vallery. Elle se leva par un mouvement instinctif de fuite, et dit à Horace :

— « L’air fraîchit. Rentrons.

— C’est inutile. Je pars.

— Pas encore… Venez… J’ai quelque chose à vous dire. »

Elle marchait si précipitamment qu’il dut la suivre. D’ailleurs, avant le temps de la réflexion, l’étroit jardinet fut traversé. Ils se trouvèrent dans le salon. La jeune femme demanda une lampe, et, sans attendre qu’on l’eût apportée, elle rabattit les persiennes, ferma la porte-fenêtre, comme si elle se barricadait.

— « Avez-vous donc froid ? » demanda M. Fortier avec sollicitude. « J’espère que vous ne vous êtes pas enrhumée ? »

La bonne revint avec la lumière. Un coup de sonnette retentit.

— « Je n’y suis pour personne ! » s’écria Mlle Marinval.

Elle dut s’asseoir ; les jambes lui manquaient. Horace rencontra son regard, et devina qui avait sonné. Tous deux restèrent immobiles, les yeux dans les yeux, aussi pâles l’un que l’autre. Puis, d’un geste imperceptible, mais qui parut effrayant à Hélène, la main du jeune homme se crispa sur la canne qu’il avait reprise en quittant le bosquet. Il fit un pas. Elle s’élança entre lui et la porte intérieure.

— « Restez… ah ! restez !… » supplia-t-elle.

Il ricana.

— « Que craignez-vous ?… Est-ce que j’ai le droit de jeter cet homme dehors ?… »

Rien qu’à son intonation, elle crut sentir qu’elle lui devenait momentanément odieuse. Quelques secondes s’écoulèrent, que l’intolérable situation rendit démesurées. Pourquoi la domestique, après avoir éconduit le visiteur, ne revenait-elle pas ?

La porte s’ouvrit. Ce fut René qui entra. Il tenait à la main une carte.

Dans l’acuité de sensation qui les rendait plus accessibles aux moindres significations des choses, Horace et Hélène remarquèrent la physionomie étrange de l’enfant. Il avait un air grave et ému, très au-dessus de son âge, et comme une espèce d’autorité dans le regard, dont sa mère se troubla. Il marcha droit vers elle, et, lui tendant la carte avec une puérile solennité :

— « Regarde… » dit-il. « Est-ce vrai que tu ne veux pas le recevoir ? »

Elle lut le nom qu’elle pressentait, et s’attarda, les yeux sur les syllabes détestées, car elle n’osait répondre à son fils.

Le petit garçon reprit :

— « Je lui ai dit d’attendre, et j’ai pris sa carte pour te l’apporter moi-même… Car ce n’est pas possible, dis, que tu refuses de lui parler ?

— Mon enfant, » murmura-t-elle, « tu ne peux pas comprendre… Je t’expliquerai… plus tard… Non, je ne dois pas recevoir ce monsieur… »

Horace Fortier regardait la mère et le fils. Que signifiait l’insistance de René ? Une sueur d’anxiété perlait aux tempes de cet homme fort.

Le dernier mot d’Hélène vint heurter on ne sait quel ressort d’orgueil ou d’instinctive tendresse blessée dans l’âme enfantine :

— « Ce monsieur… » répéta-t-il d’un ton de reproche. « Oh ! maman !… Mais puisque c’est mon père… »

Alors il se passa quelque chose de rapide et de tragique, dans une grande simplicité de gestes et de paroles. Ce fut presque insignifiant en apparence, mais il est de sanglantes scènes qui comportent moins d’angoisse.

Horace posa une main sur la tête du petit garçon, et dit :

— « Tu as raison, mon enfant. »

Puis, se tournant vers Hélène :

— « Adieu, je vous laisse en famille. »

Il sortit. Et elle, qui le voyait s’en aller pour toujours, sur cette parole d’une cruauté atroce, murmura, si doucement que René n’eut pas l’impression de sa torture :

— « Mon fils, tu viens de tuer ta mère. »

Mais presque tout de suite, dans le cadre de la porte laissée ouverte par Horace, M. Vallery parut, sous l’escorte de la bonne, rendue complaisante par une pièce d’or.

Il salua cérémonieusement, puis, lorsque la domestique eut refermé le battant sur elle, il eut ce mot qui, par sa coïncidence avec l’autre, souleva toutes les révoltes d’Hélène :

— « Je vous demande pardon… Je vous ai dérangée… Vous étiez en famille. »

Car la rencontre d’un homme, sur le seuil, venait d’agiter en l’amant d’autrefois des jalousies, des regrets, un vague désappointement, qui poussaient à ses lèvres une phrase d’ironie, d’insinuation méchante.

Hélène se dressa. Dans sa figure toute blanche, ses yeux brillaient, fixes et comme hallucinés, sinistres. Pourtant il lui semblait qu’en elle-même une énergie surhumaine se fût développée. Un grand calme la pénétrait. Elle se sentait comme élevée tout à coup dans une région supérieure et éternelle, d’où elle contemplait, en un recul singulier, toutes les choses d’ici-bas. Son exaltation lui ôtait la souffrance. Elle dit à Édouard :

— « Monsieur, vous commettez une infamie. Je ne vous connais pas… Sortez de cette maison ! »

Il devint blême et balbutia :

— « Qu’ai-je fait ? Vous étiez libre… Je le savais… Je suis venu vous demander… »

Elle répéta, sans violence, mais avec la plus implacable intonation :

— « Sortez ! »

René se jeta contre elle en sanglotant :

— « Maman… Je t’en prie, maman ! écoute-le… Il vient peut-être nous chercher pour aller voir ma petite sœur… »

Édouard eut un sursaut de surprise. Il considéra cet enfant — le sien — plaidant pour lui au nom de l’autre, de la fillette adorée, qui détenait toute la paternité de son cœur. Toutefois nul attendrissement ne le remua. Ce n’était pas pour René qu’il était venu, mais pour Hélène. Cette belle jeune femme indignée était la seule créature qui le préoccupât en ce moment. Dans le désarroi moral où sombrait sa volonté hardie d’aventurier moderne, après la fuite de sa femme, et devant l’imminence d’un divorce qui détruirait sa situation financière, un désir obsédant, presque maladif, l’avait saisi de goûter encore, fût-ce avec le mélange amer des récriminations, la seule tendresse vraie qu’il eût connue. Son égoïsme endolori le ramenait là, vers ce cœur qui devait l’aimer encore secrètement, vers ces lèvres qui sans doute seraient trop heureuses de le consoler, vers ces yeux qui lui verseraient la douceur d’autrefois. Les reproches qu’elle essaierait de lui adresser ne se prolongeraient guère lorsqu’elle le verrait souffrir. Il conviendrait de ses torts. Que lui en coûtait-il ? Et quand il aurait dit : « Ah ! Hélène, vous êtes la seule femme que j’aie vraiment aimée. L’ambition m’a détourné de vous. J’en suis cruellement puni… » n’était-il pas sûr de voir ruisseler les larmes de pitié crédule, seul baume souhaitable, au moins à la première heure, pour ses irritantes blessures ?

D’ailleurs il n’apportait l’offre d’aucune réparation sérieuse. La joie de l’étreindre et de le consoler ne suffirait-elle pas à celle qui l’avait trop aimé jadis pour ne pas l’aimer encore, et dont il avait trop bien dévasté la vie pour que rien y pût fleurir qui étouffât les ardentes racines du passé ?

Le mariage — qu’il lui avait rendu à peu près impossible — ne s’était pas présenté pour elle, il le savait. Et, quoiqu’il l’eût séduite, il l’estimait trop honnête pour prendre un second amant. La solitude où elle devait vivre, plus navrante qu’un veuvage, avait, sans nul doute, entretenu dans une ardeur latente sa passion pour l’infidèle. Il n’aurait qu’à se montrer…

Toutefois la rencontre, dans le jardin, d’un homme jeune, d’une beauté et d’une hauteur de physionomie frappantes, et qui l’avait regardé comme on ne regarde qu’un rival, venait d’ébranler tant soit peu l’assurance d’Édouard Vallery.

Il commençait à chercher anxieusement la corde sensible qu’il pourrait faire vibrer, lorsqu’il crut la découvrir dans la suppliante intercession de son fils.

— « Tu aimerais voir ta petite sœur Huguette ?… » dit-il à René. « Ah ! mon pauvre enfant, je ne pourrais pas te conduire vers elle. On me l’a prise. Elle est chez sa grand-mère maternelle, et elle y restera jusqu’à la fin d’un long procès… »

Sa voix, qu’entrecoupait une émotion partiellement voulue, trembla d’un découragement dont la lâcheté devint sincère, lorsqu’il ajouta, s’adressant à Hélène :

— « Oui, voilà où j’en suis. Vous êtes bien vengée… Et vous, du moins, vous avez votre enfant. Ah ! ma chère amie, ne me repoussez pas ! Je suis le plus malheureux des hommes… »

Mlle Marinval eut un rire court et strident, qui déchirait les nerfs.

— « Et c’est près de moi que vous venez chercher la consolation ? » demanda-t-elle.

Le rire reprit, se prolongea, en fusées aiguës, hachées de fêlures ; puis il devint silencieux, et semblable à un grincement de dents, entre le tremblement des lèvres, sous le mépris du regard.

Maintenant le visiteur balbutiait, déconcerté par cette gaieté qui sonnait la haine et le désespoir, qui se lamentait plus affreusement que des larmes. Dans les yeux d’Hélène un reflet hagard se fixait. Devenait-elle folle ? L’apparition inattendue de l’homme jadis tant aimé avait-elle troublé sa raison ?

M. Vallery, gagné par une gêne, songeait à se retirer. Mais le désappointement de retomber à ses misérables soucis, sans la diversion dont il attendait quelque force, le fit s’apeurer comme un enfant à qui on lâche la main dans le noir. Puis le regret de trouver si différente une femme dont l’image, depuis quelques jours, flottait, douce et apitoyée, dans son désastre, lui semblait intolérable. Il murmura, dans une émotion véritable, l’émotion de son égoïsme aux abois :

— « Hélène… ma chère Hélène… je reviens à vous sincèrement… Pardonnez-moi !… Écoutez-moi !… Tout peut-il jamais être fini entre nous ?… Est-ce possible ?… »

Dans un coin de la chambre, René, effrayé par l’expression inattendue qu’il découvrait sur le visage de sa mère, s’était assis et sanglotait.

Hélène, maintenant, croisait ses bras sur sa poitrine. L’éclat pénible de ses yeux s’était éteint. Mais la pâleur de son front, de ses joues, de ses lèvres, était effrayante. Sa voix s’éleva, toute changée, d’un timbre assourdi, comme venue de très loin. La jeune femme se parlait à elle-même :

— « Dire qu’il y a eu un temps où de telles paroles, même lâches et fausses comme elles le sont, m’eussent rendue follement heureuse ! Je les ai souhaitées désespérément… En rêve, je croyais les entendre… Que j’ai souffert !… Qui m’aurait dit qu’un jour je les écouterais avec horreur, comme le condamné à mort sa sentence ?… Est-ce donc juste qu’elles me tuent ?… Mais qu’est-ce que j’ai fait pour subir de pareilles choses ?… Quel mal ?… J’ai donné à cet homme que voici un peu de bonheur… Il ne m’a rendu qu’abandon, larmes, indescriptibles angoisses… Puis, à cause de cela, un autre s’est fait mon justicier, m’a soumise à de nouvelles tortures… celles-là au-dessus de mes forces. J’ai été loyale cependant… Pourquoi donc avaient-ils tous les droits, et moi seulement des devoirs ?… des devoirs si compliqués que, malgré tout l’effort de ma volonté, je n’ai pas pu les remplir. Ce sont donc là les hommes ?… Ce sont là les lois qu’ils ont établies ?… Pourquoi celui-ci est-il venu ce soir chez moi, forçant ma porte, ruinant une seconde fois le peu de bonheur qui formait ma part dans ce monde ?… »

Édouard Vallery, qui commençait à pressentir la vérité, et dont les soupçons, tout de suite, allèrent au delà, s’écria, d’une voix où tremblaient le désappointement, la rage, un brutal désir de meurtrir moralement :

— « Pourquoi ?… Mais parce que je vous supposais honnête… que j’avais conservé ma foi en vous… Je vous croyais sauvegardée par la présence de notre enfant… Sans cela, je vous le jure, je ne serais pas venu troubler votre tête-à-tête amoureux. Excusez-moi… Je pouvais imaginer qu’au moins vous respectiez votre propre maison, l’innocence de ce petit être… »

Les premiers mots de cette apostrophe outrageante avaient fait sursauter Hélène, l’arrachant à son plaintif monologue comme à un songe. Ils précisèrent sa souffrance, qui, l’instant d’avant, s’égarait en une griserie de tristesse, flottait en brume indécise vers toutes les perspectives lamentables de sa vie. L’indignation la saisit. Une lucidité tragique étincela dans ses yeux. L’allusion d’Édouard à leur fils la fit se tourner vers le petit garçon. Quand elle vit que celui-ci relevait la tête, attentif, comprenant peut-être l’insulte, la calomnie dont on la salissait, elle se sentit poussée par une décision foudroyante. Les mouvements qu’elle accomplit aussitôt furent si rapides qu’à peine en eut-elle conscience. Elle courut à René, lui saisit la main, l’entraîna dans la pièce voisine. Puis, sans hésiter, elle marcha vers un meuble, ouvrit un tiroir, y prit un objet, et revint dans le salon où se tenait Édouard, en fermant derrière elle la porte de communication.

M. Vallery, debout à la même place, avait encore sur les lèvres la fin de sa phrase, dont il allait sans doute aggraver les termes. Mais tout à coup il devint livide, ses yeux se dilatèrent, il fit un pas de recul.

Mlle Marinval venait de lever le bras droit. Ce qu’elle avait été chercher dans sa chambre, c’était un revolver, — une arme qu’elle avait pris l’habitude de placer à sa portée quand elle se couchait, depuis une aventure de voleurs, lue par elle dans les journaux, et qui l’avait impressionnée.

— « Si vous ajoutez un mot, » dit-elle avec résolution, « et si vous ne sortez pas de chez moi, je tire. »

En un éclair, Édouard s’était un peu repris, honteux de sa trop évidente terreur. Il eut un geste et un regard qui tentaient la conciliation ; puis une espèce de remuement des lèvres, mais sans oser faire sortir une parole. Au fond, s’il ne battait pas en retraite sur-le-champ, c’était par pure fausse honte, car, à voir Hélène se transformer ainsi, ses velléités d’amour et même de jalousie tombaient. Il eût voulu être loin de là ; et, soudain, passa devant ses yeux la vision de sa chambre d’hôtel, où il serait si tranquille tout à l’heure, pourvu que cette femme affolée n’appuyât pas sur la détente.

— « Je vous donne une minute, » dit Hélène. « Et, si vous faites un seul pas vers moi, je tire. »

Elle avait prévu qu’il tenterait de se jeter sur elle et de la désarmer. Mais la distance entre eux était assez grande pour qu’il ne pût agir par surprise. D’ailleurs il l’agrandit encore, marchant à reculons. Tout près de la porte, il s’enhardit, haussa les épaules avec un sourire engageant. Même il risqua quelques mots :

— « Voyons, Hélène, abaissez cette arme. Je vous jure de me retirer. Nous ne pouvons pas nous quitter ainsi. »

Car il enrageait d’être réduit à avoir peur et à le montrer. Malgré la douceur de ses intonations, il sentait monter en lui une haine furieuse contre son ancienne maîtresse, à cause de l’humiliation qu’elle lui infligeait.

— « Trente-sept… trente-huit… trente-neuf… quarante… » articula lentement Hélène.

Elle avait compté tout bas les secondes de la minute accordée. Maintenant elle poursuivait tout haut.

Édouard mit la main sur le bouton de la porte.

— « Adieu, » dit-il. « Mais tant pis pour vous et pour votre enfant !…

— Quarante-quatre… quarante-cinq… » énonça Hélène.

Dans son exaspération, M. Vallery lança une phrase qu’il n’aurait jamais cru émettre jusqu’au moment où il se l’entendit prononcer :

— « Je vais divorcer, je vous l’ai dit… J’aurais pu vous épouser… reconnaître notre fils.

— Cinquante et un… cinquante-deux… » continua la jeune femme, ralentissant un peu les syllabes, mais donnant une intonation plus implacable encore à sa voix.

Avant qu’elle eût dit : « Cinquante-cinq, » Édouard avait ouvert la porte et disparu.

Elle s’élança, donna un tour de clef derrière lui, puis courut à la fenêtre, regarda par les volets entr’ouverts, afin de s’assurer qu’il quittait la maison.

Il traversa le jardin, suivi de la bonne, qui ouvrit la grille et la referma derrière lui. Cette fille avait été bien attentive à son départ ! Peut-être se tenait-elle aux écoutes. N’avait-on pas élevé la voix ? Qu’avait-elle pu saisir de la conversation ? Par un effet de circonspection habituelle, Mlle Marinval s’inquiéta un instant de cette circonstance. Mais, presque aussitôt, elle en écarta la préoccupation avec un geste d’indifférence. Et il semblait que, du même mouvement, elle éloignait de son âme, bientôt libérée, tous les mesquins détails de la vie.

Elle rejoignit son enfant.

René pleurait encore, dans une vague épouvante.

Hélène s’assit, l’attira vers elle.

— « Mon pauvre petit !… mon pauvre cher petit !… »

Ce fut tout ce qu’elle put dire d’abord. Mais, quand elle entendit s’élever les sanglots du petit garçon, elle changea d’accent et de visage.

— « Ne pleure pas, » dit-elle. « Tiens, regarde-moi… Je souris. Il ne faut pas te faire du chagrin… Tu es un homme… Tu dois apprendre à regarder les choses en face.

— Je suis si fâché… oh !… si fâché ! » balbutia l’enfant. « C’est ma faute…

— Comment, ta faute ?…

— Oui, c’est moi qui t’ai suppliée pour qu’il entre… et il t’a fait de la peine.

— Comprends-tu maintenant qu’il ne nous aime pas ? As-tu deviné, as-tu senti que son cœur, pour toi, n’est pas un cœur paternel ?

— Oh ! oui, petite mère… Il ne m’a même pas embrassé.

— Plus tard tu connaîtras le mal qu’il nous a fait. Et tu entends, mon fils, tu entends bien : cet homme, je te défends de l’appeler jamais « mon père ».

— Je ferai ce que tu voudras, maman.

— Tu vas me le jurer, mon chéri. »

Elle lui dicta une formule de serment, et lui fit renier à jamais ce père, que son imagination d’enfant voyait hier encore dans une splendeur confuse de puissance et de gloire. Tout tremblant, il répéta des paroles qui lui semblaient terribles à faire écrouler les murailles sur sa tête. Pourtant la pitié pour sa mère, qu’il avait vue égarée de souffrance, l’emporta sur son remords et son romanesque espoir d’une réconciliation. Puis, à ce moment, elle avait une telle autorité dans son air et dans sa voix, qu’il n’eût osé lui désobéir.

Quand elle l’eut câliné, bercé contre son sein comme un bébé, enveloppé de caresses violentes et douloureuses, et que tous deux furent plus calmes, le petit garçon demanda tout bas :

— « Alors, tu ne m’en veux pas, mère, d’avoir dit ce que j’ai dit devant M. Fortier ? »

Elle eut une réponse étrange, qu’il ne comprit pas, mais dont il n’eût, pour rien au monde, réclamé l’explication :

— « Non, mon pauvre enfant. Tu as fait ton métier d’homme. Nos cœurs sont des jouets qu’il faut que vous brisiez, vous autres. Tu as commencé de bonne heure, et involontairement… voilà tout. »