Aller au contenu

À force d’aimer/1/8

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 128-140).
◄  VII
IX  ►

VIII



Comment peindre l’atroce fièvre morale qui dévora Hélène durant cette longue nuit ? Son angoisse, aiguë comme la pire douleur physique, lui arrachait parfois des cris, qu’elle étouffait dans son oreiller. Elle se sentait devenir folle à la pensée de perdre Horace. L’amour qu’elle avait pour cet homme la possédait avec une force de fatalité dont jusqu’alors elle ne s’était pas rendu compte. Maintenant il n’était plus question de lutte entre sa dignité et sa passion. Si la scène d’hier avait rendu le mariage impossible, elle se donnerait à lui quand même, pourvu qu’il voulût d’elle. Mais ne s’était-il pas repris complètement en se croyant trompé ?… Son caractère fier et soupçonneux tolérerait-il encore en lui-même un amour si fécond en humiliations et en blessures ?… Qu’avait-il dû éprouver lorsqu’il avait entendu René appeler M. Vallery son père ?… Ah ! mieux eût valu dès le commencement tout lui dire, et lui raconter la soirée du boulevard de Courcelles !… À quelles suppositions, à présent, ne laissait-il pas se déchirer jusqu’au dernier lambeau la confiance et la tendresse qu’elle avait eu tant de peine à lui inspirer ?

Quand le jour se leva — le jour matinal d’été — la résolution d’Hélène était prise. Dès qu’elle oserait sortir sans trop attirer l’attention, elle irait chez Horace. Elle irait… oui… tout droit, dans ce logis de garçon où elle n’avait jamais mis les pieds. Elle irait, malgré l’énormité de cette démarche dans une ville de province, où les yeux et les langues n’ignoreraient pas sa visite. Mais quoi… Pouvait-elle faire autrement ? Une puissance supérieure à sa volonté, à sa pudeur, la poussait là. Il fallait qu’elle vît le jeune homme, qu’elle lui adressât les phrases dont son cœur débordait, que ses lèvres, déjà, prononçaient presque tout haut. Elle aurait couru vers lui devant tout Clermont rassemblé, sans souci des conséquences. Car elle en était à ce moment où l’impulsion d’un sentiment chez un être se substitue à tous les mobiles d’action et l’entraîne, comme la force aveugle de la gravitation entraîne les corps inertes.

Ce qu’elle dirait à Horace ?… Oh ! elle le savait bien. Et cela sortait si violemment de son âme sincère, qu’elle se sentait sûre de le convaincre. Elle commencerait par lui rendre la parole qu’il lui avait donnée. Puis lorsque cet héroïque renoncement au mariage aurait garanti la véracité de ses explications, le désintéressement de son amour, elle lui raconterait ses deux dernières entrevues avec M. Vallery : celle de Paris, où René avait appris le secret de sa naissance, et celle d’hier soir. Horace la croirait. C’était impossible autrement. Il lui ouvrirait les bras. Et alors… Ah ! qu’il la prenne donc… qu’il la prenne corps et âme… Y avait-il rien autre dans l’univers que son étreinte ?… Sa femme ou sa maîtresse, qu’importe ! N’était elle pas déjà sa chose ?…

Il était à peine sept heures quand Hélène se disposa à partir. Les élèves arrivaient à neuf heures. Elle aurait le temps d’être de retour. Et, déjà tant soit peu guérie par la détermination et l’action, elle songea presque en se réjouissant à cette ouverture de sa classe, qu’elle ferait dans l’apaisement, dans la délivrance de son intolérable anxiété.

Dehors, sous un soleil encore indécis, le jardinet arrondissait sa pelouse poudrée de rosée entre des touffes de géraniums écarlates. Sous le berceau, le banc désert où ils avaient causé la veille semblait se souvenir, dans le recueillement d’une ombre bleue et fraîche. Parmi le gravier, des moineaux s’ébattaient et piaillaient, là où, quelques heures auparavant, s’étaient rencontrés les pas des deux hommes…

Hélène parcourut légèrement l’étroite allée circulaire. Elle approcha de la grille, mit la main sur le bouton intérieur. Mais, comme elle allait sortir, un carré blanc, sous le verre de la boîte aux lettres, accrocha son regard.

Elle sentit comme un choc violent au milieu de la poitrine. Ce papier, dans son inertie de chose fatale, avait un aspect menaçant. Ce n’était pas une lettre venue par la poste : le facteur n’avait pas encore passé. Et hier il n’y avait rien à la dernière distribution. On l’avait donc apportée durant la nuit…

Mlle Marinval ouvrit la boîte, prit l’enveloppe, et reconnut l’écriture d’Horace.

Un tremblement la saisit. Elle eut envie de se jeter à genoux, de crier « grâce ! » au Destin. Tout son pauvre être se convulsait, pressentant l’approche d’une affreuse douleur.

« Mais quoi ! » se dit-elle, « je suis folle. Que peut-il me dire de si terrible ?… Qu’il renonce au mariage ?… Eh bien, puisque je voulais lui rendre sa parole… »

Elle se réfugia sous le bosquet, s’assit sur le banc. Et, malgré les raisons invoquées pour se rassurer elle n’osait rompre l’enveloppe.

Il fallut bien l’ouvrir pourtant. Elle vit quelques lignes très courtes, penchées de gauche à droite, — suivant cette inclinaison qui fait discerner aux graphologues un caractère mélancolique, ombrageux. Elle les eut vite parcourues, ces lignes tombantes. Horace disait :

« Chère Madame,

« Vous devez vous applaudir d’avoir si bien ménagé deux situations. Vous étiez sûre ainsi d’en garder au moins une. Un cœur moins habile que le vôtre les eût peut-être perdues toutes les deux. Je suis heureux pour vous qu’il n’en ait rien été — et plus heureux encore si mon attitude auprès de vous, en excitant à propos certains regrets, a déterminé le retour de celui à qui vous attachent les liens les plus forts qui puissent enchaîner un cœur de femme.

« Maintenant que je ne puis plus vous servir, vous trouverez bon que je m’éloigne pour m’occuper de ma propre carrière. Je pars pour Paris, ce matin, à six heures. Peut-être obtiendrai-je encore la chaire de professeur que j’ai eu l’imprudence de refuser.

« Je n’ai pas besoin de vous souhaiter le bonheur. Vous le trouverez sans peine dans cette vie de famille pour laquelle vous êtes si bien faite.

« Horace Fortier. »

Immobile sur le banc, pâle de la pâleur de l’agonie, Hélène lisait et relisait cette lettre. Un étonnement lui venait de ne pas tomber morte, de ne pas même s’évanouir. Comment se faisait-il qu’un coup sur la tempe ou sur la nuque tuât un homme, et qu’un pareil arrachement de tout l’être sensible n’arrêtât pas pour toujours les battements d’un cœur de femme ?

Si elle n’eût pas été une créature sans complication, incapable de décomposer un sentiment et d’en reconstituer les éléments primitifs, peut-être eût-elle songé que les injures d’un homme épris sont parfois la combinaison de plusieurs équivalents de passion furieuse mais sincère, et de souffrance trop fière pour s’avouer. Elle eût compris qu’Horace, torturé par son propre orgueil, s’était écrasé le cœur pour en tirer les gouttes de sang avec lesquelles il avait écrit ces phrases d’une simplicité atroce. Ah ! ces phrases, d’une si discrète mesure que Mlle Marinval aurait pu laisser traîner la lettre sans crainte d’être compromise… Il n’y avait au monde que l’homme d’ironie et de volonté adoré par elle qui sût infliger, sous la banale politesse d’une formule presque insignifiante, la flagellation d’un si mortel dédain. Ce dédain, elle le subit tout entier, le prit au pied de la lettre, n’envisagea pas l’absurdité de cette hypothèse que lui, le psychologue, l’observateur, devant qui elle avait laissé transparaître son âme, pût — autrement que dans une démence de jalousie et de colère — l’accuser de duplicité.

D’ailleurs, eût-elle possédé, en quelque mesure, la faculté d’analyse, que cette faculté même aurait été paralysée par l’affolement où la jetait la forme apparente de l’injuste imputation, par le délire de souffrance venu de la chose écrite, quelle qu’en fût l’inspiration véritable. Horace avait pu formuler cela !…

Puis il y avait le fait trop significatif de son départ. Tout était fini… C’est pour toujours qu’il s’était éloigné. Machinalement elle regarda sa montre… Sept heures et demie… Et il avait pris le train de six heures !… Elle se le représenta, dans l’angle d’un compartiment, l’air résolu, la face froide, ayant déjà rejeté de son cœur et de sa pensée la femme qu’il croyait faible et fausse, se réjouissant peut-être de n’avoir plus — suivant une de ses dures expressions de naguère — « à réparer les torts de son prédécesseur ».

Si elle l’avait pu voir !… — Qu’y avait-il entre eux ?… Une demi-lieue à peine et quelques vaines murailles… Car Horace n’avait pas quitté Clermont, mais se dévorait de chagrin dans sa chambre. — Si elle l’avait pu voir ! Si elle avait eu l’intuition qu’il était encore là, que, malgré la résolution prise au moment où il lui écrivait, il n’avait pas eu le courage de partir, et qu’il se tenait enfermé chez lui, les yeux fixés sur un livre d’où sa pensée était absente, l’oreille tendue à il ne savait quel bruit vaguement, ardemment espéré…

Mais aucune divination n’évoqua la réalité si proche. Entre ces deux êtres, que quelques pas auraient mis face à face, déjà le gouffre de l’éternité s’ouvrait. Toutes les paroles qu’ils devaient échanger — sans d’ailleurs se comprendre — étaient tombées de leurs lèvres.

Mlle Marinval se leva, rentra dans la maison. Le premier objet qu’elle vit, sur une table, fut le revolver dont, la veille, elle avait menacé Édouard Vallery, et qu’ensuite elle avait oublié. Elle étendit la main vers l’arme, pour la reprendre et la remettre en place. Mais, tout à coup, une idée la frappa ; elle eut un tressaillement, un recul. Puis elle se rapprocha, les yeux dilatés par une curiosité étrange. Elle souleva doucement le revolver, l’examina avec une attention profonde ; un instant, elle sortit une cartouche du barillet, la roula entre ses doigts, la pesa dans sa paume, l’appuya fortement contre la chair de sa main, comme pour l’y enfoncer. L’ouverture ronde et noire du canon l’attira ; elle la tourna vers son visage, y plongea un regard fixe.

— « Tiens, tu es là ! » fit une voix. « Bonjour, mère chérie. On m’a dit que tu étais dehors, et j’ai déjeuné tout seul. »

C’était René qui, du jardin, venait de l’apercevoir. Hélène cacha le revolver et embrassa son fils.

— « Oh ! qu’est-ce que tu as, maman ? Est-ce que tu es encore triste ?

– Non, mon mignon. Pourquoi ?

— Pour rien ? »

Mais l’enfant restait interdit. Le cœur gonflé, devant cette figure toute blanche, dont il ne reconnaissait pas les yeux. Elle le regardait d’une façon singulière, à la fois intense et absente, comme si elle se forçait à le voir sans y parvenir.

— « Est-ce que tu es fâchée, maman ? Est-ce que tu ne m’aimeras plus ?

— Si, oh ! si, je t’aime bien. Mais toi, tu es un homme. Tu pourras te passer de moi.

— Non, petite mère. Pourquoi dis-tu cela ? »

Elle ne répondit pas, rentra dans sa chambre à coucher, ouvrit un tiroir et rangea le revolver. Puis elle vit que neuf heures approchaient. Les élèves allaient venir. Elle ôta son chapeau et passa dans la salle de cours.

Dès qu’elle aperçut les enfants, le sourire accoutumé détendit ses lèvres. Elle fit sa classe comme d’habitude. Il lui semblait agir en rêve. Parfois elle ne savait plus si la réalité tenait dans ce cadre paisible, dans ces petites voix claires, ces fusées de rire vite réprimées, ou bien dans les tragiques préoccupations qu’elle portait en elle. Un vertige lui noyait le cœur, emportait sa pensée, ne laissait plus en équilibre que sa personnalité inconsciente d’institutrice raisonnable, corrigeant un problème ou expliquant une règle de grammaire. Mais, soudain, dans cet état presque bienfaisant, une image, une pensée se précisait. Alors c’était une secousse d’une douleur inouïe et une impatience indicible de la mort.

Au repas de midi, tandis qu’elle faisait semblant de manger, en face du bel appétit enfantin de son petit garçon, elle dit à René :

— « C’est jeudi aujourd’hui. Il n’y a plus de leçons. Si tu veux, nous ferons une promenade jusqu’à Fontanat. Nous irons voir ta nourrice.

— Oh ! oui, maman. Quel bonheur ! Est-ce que tu m’y laisseras jusqu’à demain ? »

Il se reprit et ajouta :

— « Que je suis étourdi ! Ce n’est pas possible, puisque demain, à dix heures, c’est la leçon de M. Fortier.

Hélène ferma les yeux, sous le choc dont l’ébranla ce nom.

Puis, au bout d’un instant, elle dit :

— « M. Fortier s’est absenté pour quelques jours. Il ne viendra pas demain. Aussi, justement, j’ai l’intention de te laisser chez ta nourrice, puisque cela t’amuse. »

C’était toujours une fête pour l’enfant de passer vingt-quatre heures dans la chaumière de cette paysanne. Il y retrouvait son frère de lait, un gamin en sabots, qui lui montrait à traire les chèvres et à brider l’âne. On buvait du lait, on faisait cuire des pommes de terre sous la cendre ; et, le soir, le père nourricier contait, sur le pas de la porte, en fumant sa pipe, des histoires extraordinaires.

Cette perspective eut le pouvoir d’effacer l’impression de tristesse que René sentait confusément autour de lui. Le long du chemin, des occupations importantes, comme la recherche des myrtilles ou la poursuite des papillons, l’empêchèrent de remarquer la mélancolie croissante de sa mère. Toutefois, lorsqu’elle lui dit adieu, chez la nourrice, elle l’étreignit avec une ardeur si convulsive que, de nouveau, il s’inquiéta.

— « Tu vas t’ennuyer, jusqu’à demain, toute seule, petite mère. Laisse-moi revenir avec toi.

— Non, non, je ne m’ennuierai pas du tout. Mais toi, ne m’oublie pas, mon fils chéri, ne m’oublie jamais. »

Il la regardait, les yeux agrandis, repris de frayeur. Alors Hélène sourit, secoua la tête avec une apparente gaieté.

— « Bah ! crois-tu que je ne vais pas rentrer bien tranquille sans mon petit diable ?… Embrasse-moi encore… Là… Et maintenant tu vas me regarder descendre le sentier. J’agiterai mon mouchoir au tournant de la route. »

Elle partit. L’enfant la suivit du regard, tout soulevé de tendresse fière. Sa nourrice, son frère de lait, se tenaient à côté de lui, et l’admiration de leurs yeux dilatés escortait la jolie dame. C’était sa maman, à lui, René ! Il ne connaissait rien de plus gracieux ni de meilleur. Elle aurait été moins câline et moins jolie qu’il l’eût encore trouvée plus parfaite que toutes les autres femmes. Mais combien de fois n’avait-il pas entendu louer son charme, sa beauté ! Un regret le saisit de la voir s’éloigner à chaque pas. N’était une fausse honte de grand garçon, qui déjà jouait l’indifférence masculine, il aurait couru après elle pour l’embrasser encore. Mais, d’un pas onduleux qui balançait une fleur sur son chapeau de paille, elle allait atteindre le tournant du sentier. L’air faisait palpiter sur ses épaules un volant de dentelle ; d’une main elle soulevait sa robe de foulard bleu. Et la lourde torsade de ses cheveux par derrière fit songer à René que depuis longtemps, il avait oublié son jeu enfantin, consistant à retirer les épingles d’écaille pour voir se dérouler les longues mèches de soie brune. « C’est moi qui la décoifferai demain soir, » pensa-t-il avec une excitation d’espièglerie. « Mais je ne lui dirai rien. Je lui ferai une farce, quand elle sera bien tranquille à sa lecture. »

Hélène atteignait la bifurcation du chemin. Elle se retourna, agita son mouchoir. Alors René, de toute la hauteur de son bras, fit voltiger le sien en l’air.