À genoux/Le Drapeau

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre (p. 248-251).
Stances  ►

XXII

LE DRAPEAU


Sur le champ de bataille obscur, où la magie
Du sang se développe (ainsi que dans l’orgie
Le vin voluptueux et fier), dans le fiévreux
Choc de gladiateurs que se livrent entre eux
Les peuples, sur l’arène immense en flots féconde
Où lutte tout l’orgueil et tout l’ennui du monde
Ensanglanté, parmi les monstrueux baisers
Que le cœur entr’ouvert donne aux glaives brisés,
Nous voici venir, nous, formidables, la tête
Haute, et par la mêlée humaine stupéfaite

De tant d’âme et d’éclat, traînant depuis mille ans
Nos pas pesants, hautains et durs, et dans nos lents
Voyages retrouvant sur ces plaines sacrées
Les palmes d’autrefois déjà considérées ;
Forts de la force horrible humiliée et fous
Du rêve inviolable et chaste, devant tous
Les hommes, par un fier et grand battement d’ailes
Escaladant, ainsi qu’on fait des citadelles,
Le haut mur de blancheur, d’amour et de vertu
Que depuis sept mille ans on n’a pas abattu
Encore. Et c’est dans la divine bataille, ivre
De rêve, qui dans l’air primordial se livre.
Nous voici tous, guerriers superbes, lutteurs noirs,
Sur les foules, sur les peuples morts, dans les soirs
Nébuleux nous lever comme des rêveries,
Au milieu des vallons mystiques, des prairies,
Des lacs pâles teintés de violet pareils
À de lointains couchants d’automne, des soleils
Magnifiques où luit l’idée inexprimable
Et douce, de l’azur clair et de l’adorable
Ciel plein d’astres où Dieu fait paître le troupeau
Des Anges.

Des Anges. Et voici dans nos mains le drapeau,
L’oriflamme des grands chocs d’armes jaune et blanche
Qui vibre dans l’air bleu comme une grande branche ;

L’étendard colossal, magnifique, opulent,
Qui flotte aux quatre vents du monde, étincelant
Comme la mer et clair comme l’air tout ensemble.
Au milieu des profonds combats, ce drapeau semble
Pour qui le voit avec l’œil du cœur, flottant seul
Sur les derniers débris des mondes, le linceul
Funéraire de ceux qui sont morts dans la lutte.
Et visible comme un phare sur une butte,
Il demeure impassible et grave et radieux,
Superbement gardé par les vainqueurs des dieux.
Il est le ciel en qui l’âme des choses mortes
Revit. Sur la montagne offerte aux foules fortes,
Dans l’air glacé planant de toute sa hauteur,
Il est l’avertisseur et le consolateur ;
Il est l’ami fidèle et sûr des épopées.
Un soir de lutte on a pris les claires épées
Des plus vaillants, et l’on a taillé ce lambeau
Dans le céleste azur éblouissant et beau.
Les monts, ces vieux amants des solitudes veuves,
D’un peu de neige blanche ont fait les plus grands fleuves
Et les plus grandes mers, et Dieu plein de bonté
D’un peu d’azur a fait toute l’immensité.
Or, étant fait de neige et d’azur, et superbe,
Et dans le vent flottant comme une gerbe d’herbe,
Et même dans l’horreur des batailles ayant
Un air voluptueux, ce monstre est effrayant,

La grâce étant la plus formidable des Reines ;
Et pour nous, radieux amants des mers sereines
Et des immensités profondes, il est tout,
Quand nous le contemplons sur la cime, debout,
Développant sur nous sa peau tempêtueuse,
Illuminé, flottant comme l’eau fluctueuse
Et clair comme l’azur du ciel surnaturel,
Jaune comme la mer et blanc comme le ciel !
Et quand nous y voyons apparaître, visibles
Pour nous seuls, radieux, orgueilleux, doux, paisibles,
Magnifiques, d’en bas, du fond houleux des bois profonds,
De nos villes, de nos murs où nous étouffons,
De nos fanges, de nos poussières, de nos grèves,
Les Rêves, oh ! les indéfinissables Rêves !