À l’œuvre et à l’épreuve/16
XVI
Quelques minutes plus tard, Charles Garnier montait en voiture, pour se rendre à Paris.
— Chez les Carmes, ordonna-t-il ; et, rabattant son chapeau sur ses yeux, il se jeta au fond du carrosse.
Une demi-heure après, la voiture s’arrêtait rue de Vaugirard, devant un vieil édifice, d’aspect imposant, entouré de murailles élevées.
Charles sauta à terre, et franchit un porche étroit qui conduisait à une cour circulaire.
La lumière du soleil égayait les murs dégradés du vieux couvent ; et, au-dessus de la grande porte, dans une petite niche de marbre, une statue de Marie semblait sourire aux arrivants.
— Ô Immaculée, ô immaculée Vierge Marie Mère de Dieu, murmura le jeune homme, soulevant son chapeau devant l’image sacrée.
Il poussa une lourde porte de chêne.
— Puis-je voir mon frère, le Père Henri de Saint-Joseph ? demanda-t-il au frère convers qui se présenta.
— Oui, monsieur, veuillez entrer, dit le portier en ouvrant la porte du parloir.
Il n’y avait personne ; et au lieu de prendre l’un des sièges rangés de chaque côté de la chambre, Charles Garnier se mit à marcher de long en large.
Un tableau représentant sainte Thérèse ornait la muraille blanchie à la chaux.
Charles avait souvent vu ce tableau sans le remarquer ; mais ce jour-là, un puissant rayon de soleil, glissant à travers la fenêtre entr’ouverte, donnait en plein sur la figure de la sainte et lui prêtait une vie singulière.
Charles s’arrêta à la considérer. Il lui semblait qu’elle le regardait avec sympathie, qu’elle lui répétait : Ou souffrir ou mourir.
Le P. Henri arrivait tout joyeux. Mais, en apercevant le visage de son frère, le sourire s’éteignit sur ses lèvres et, appuyant les mains sur ses épaules : — Que s’est-il donc passé ? demanda-t-il le regardant fixement.
Pour toute réponse, Charles se jeta à son cou et sanglota. Mais il se remit bientôt, et, relevant la tête :
— Henri, dit-il, je suis bien malheureux.
— Malheureux ! répéta doucement son frère. L’attente n’a-t-elle plus sa douceur ? le bon plaisir de Dieu n’est-il pas meilleur que tout ?
— Ma position n’est plus tenable, s’écria Charles. Oui, je suis bien malheureux !
Et il lui raconta ce qui s’était passé.
Le jeune religieux écouta avec une attention profonde. Comme il ne se pressait pas de répondre :
— Mais, dit son frère, que vais-je faire ? Je me sens faible contre elle. Pauvre enfant ! Quand elle est tombée, quand je l’ai vue sur le sol, blanche comme une morte, ma force m’a presque abandonné. Toutes les preuves de sa tendresse, même les plus lointaines, les plus oubliées, me sont revenues. Je me trouvais un fou, un cruel, un barbare.
— Mon cher frère, dit le religieux avec une gravité émue, remerciez Dieu. Il y a de ces heures, de ces instants d’où dépendent la vocation et la sainteté — parfois aussi le salut. Oui, remerciez Dieu. Et, je vous en conjure, pas d’attendrissements sur vous-même. Il n’en faut pas, lorsqu’on répond à l’appel de Dieu. Non, il n’en faut pas, même lorsque l’effort a mis le cœur tout en sang.
— Ah ! s’il ne s’agissait que de moi… Mais elle… c’est si terrible de faire son malheur ! Henri, quand la mort de ses parents la jeta chez nous, elle était bien petite et, déjà, si capable de douleur ! Pauvre Gisèle ! alors, c’était moi qui la consolais…
Il s’arrêta et cacha son visage entre ses mains.
Le carme l’observait avec une sorte d’inquiétude, et voulant l’éprouver : — Charles, dit-il, vous le savez, on se trompe parfois. La vocation est chose bien obscure. Vous pourriez faire beaucoup de bien dans le monde, et la Providence semblait si bien avoir tout disposé pour votre bonheur !
Ces mots calmèrent Charles Garnier comme par enchantement.
— Non, dit-il, relevant son visage couvert de larmes. Je veux aller à Dieu par le plus court chemin. En lui seul, je veux mettre tout mon amour, tout mon bonheur. S’il m’a comblé de tous les biens, c’est pour que j’aie davantage à lui sacrifier, et qu’il en soit béni ! ajouta-t-il avec fermeté.
— Oui, qu’il en soit béni ! répéta son frère ; et, le serrant dans ses bras, il pleura sur lui.
— Mais, dit Charles Garnier redevenu très calme, que vais-je faire ? Mon père traite ma vocation de maladie mentale. Il m’a défendu absolument de lui en parler jamais. Il m’accuse d’exaltation, d’ingratitude, et le chagrin de notre pauvre mère me fend le cœur.
— Allons, dit le religieux, ce que Dieu garde est bien gardé. De la confiance, et une bonne prière.