À l’amie perdue/Les rêveries

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Librairie Hachette et Cie (p. 101-118).




V

LES RÊVERIES

I

 
Depuis les premiers mots timides et tremblants,
Et les chastes aveux approuvés des étoiles,
Jusqu’aux mots éperdus que la Beauté sans voiles
Fait jaillir mélangés à des baisers brûlants,

Des soupçons désolés aux pardons accablants,
La langue de l’Amour, tumultueuse et triste,
Est infinie ; on est un immortel artiste
Pour en avoir rendu la grâce ou les élans.

Nul poète à lui seul ne la possède entière,
Tendre, mélancolique, âpre, farouche, fière,
Des aveux alanguis faits pour durer toujours

Aux paroles de feu brèves et bondissantes,
Du soupir caressant des passions naissantes
Au grand cri de douleur qui clôt tous les amours.

II


Où s’en vont tous ceux-ci qui marchent en pleurant ?
Ceux-ci, qui vont serrant les poings, poussant des râles ?
Ceux-ci, joignant les mains en un geste implorant ?
Et ceux-ci, un couteau dans le flanc, froids et pâles ?

Ceux-ci, qui radieux sourient en soupirant ?
Ceux-ci, qui vont dansant et frappant des cymbales ?
Et ceux-ci, qui s’en vont chantant et respirant
Des fleurs dont derrière eux ils sèment les pétales ?

Leur cortège inconstant se transforme sans cesse ;
Ceux qui semblaient navrés sont saisis d’allégresse,
Et ceux qui semblaient gais sont navrés à leur tour.

Où s’en vont-ils ? — Porter le grand tribut de larmes,
De transports, de tourments, d’extases et d’alarmes,
Vers le trône éternel où réside l’Amour.

III


 
« Prenez ces deux enfants qui dorment d’un sommeil
Où persistent encor les poses de l’amour,
Et, sans les séparer, portez-les dans la tour,
Sous un dais de velours incarnat et vermeil.

Puis vous rassemblerez, dès le premier soleil,
Leurs parents ennemis, et si, pour le plein jour,
Ils n’ont pas abjuré leurs querelles autour
Du lit où ces beaux corps attendent le réveil,

Vous tuerez ces amants du même coup d’épée.
Qu’une commune mort enlacés les enlève
Plutôt qu’un âpre sort n’interrompe leur rêve !

Dans le même linceul avec leurs corps drapée
Vous ensevelirez la lame de ce glaive.
Qui d’aucun autre sang ne doit être trempée. »

IV


1

J’avais quitté, vers l’heure où la Lyre scintille,
Ma maison isolée au pied du vieux rempart ;
Près d’un bois, où pleuraient des fontaines, la grille
D’un parc était ouverte, et j’entrai au hasard.

Bientôt je me trouvai dans un large chemin
De cyprès espacés, où, dans les intervalles,
Des rosiers blancs, mêlés de branches de jasmin,
Se joignaient en arceaux chargés de roses pâles.

Je suivis un rayon qui, passant sur les fleurs,
Semblait, plus j’approchais, leur rendre leurs couleurs,
Tandis qu’elles aussi semblaient, pour quitter l’ombre,

Au bord de leurs buissons venir en plus grand nombre ;
Et je vis une salle ou plutôt un portique
Lumineux où flottait un doux bruit de musique.

V


2

Aux piliers qui portaient le toit, chaque volute
Laissait pendre des fleurs aux coins des chapiteaux,
Et les marbres brillaient dans l’éclat des flambeaux
Qu’une rose parfois traversait de sa chute ;

Une femme jouait, sur une double flûte,
Un air lent que coupaient en incertains lambeaux
Ces mots redits sans cesse : « Avant les noirs tombeaux,
Aimons ! sachons saisir la fuyante minute ! »

Ses deux bras nus levés pour tenir l’instrument,
Elle jouait debout dans sa tunique étroite,
Rien d’elle ne bougeait, sinon sa main adroite

Sur l’ivoire animé s’ouvrant et se fermant ;
Et l’air se remplissait, comme un cœur qui convoite,
De ce conseil d’amour et de cet air charmant.

VI


3

Sur la soie écarlate et pourpre des coussins,
Où des corps enlacés qu’un trait sobre découpe
Se suivaient en lascifs et délicats dessins,
D’autres femmes étaient assises en un groupe,

Tels ceux que les marins regardaient de la poupe
Jouer dans les flots verts en dangereux essains.
Ces femmes se passaient une admirable coupe
D’un contour moins parfait que celui de leurs seins.

Et l’une, se dressant dans sa robe de gaze
Qui ne voilait sa chair qu’à l’endroit des fleurs d’or,
D’un geste sinueux où sa gorge ressort,

Eparpillant dans l’air des gouttes de topaze,
Jeta le dernier vin qui restait dans le vase.
Suivant le rite ancien pour connaître le sort.

VII


4

 
Et, tandis qu’alternaient dans leur retour subtil
La chanson de la flûte et cet appel d’amour.
Elle dit à voix haute : « Ô Vénus, m’aime-t-il,
Le poète qui vit près de la vieille tour ?

Pour me donner à lui je veux qu’il me désire,
Je connais sa tristesse, et je veux qu’il l’oublie
Dans l’ardente fureur de l’amour que j’inspire,
Et mes baisers versés sur sa tête pâlie. »

Elle ouvrit ses bras blancs, frémissante d’émoi,
Et ses bras en s’ouvrant ouvrirent sa tunique,
Et son corps de déesse aux invincibles charmes

Resplendit tout entier. Je vis entre elle et moi
Luire tes pauvres yeux tout fatigués de larmes,
Et je m’éloignai vers le bois mélancolique.

VIII


Que la lampe d’argent, témoin de nos amours,
D’amours que leur ardeur a faits divins et courts,
Brûle dans le sépulcre où maintenant repose
Ton corps dont le destin fut celui de la rose ;

Qu’à travers les barreaux de fer sombres et lourds
Qui dessinent ton nom en croisant leurs contours,
Elle brille à jamais ; et qu’aucune main n’ose
Y toucher, que la main qui de l’huile l’arrose ;

Pour que, dans des milliers de siècles, quand l’éveil
De tous les endormis brisera ton sommeil,
Tes yeux, par leur azur d’autrefois ranimés,

Retrouvent, en s’ouvrant, un doux éclat pareil
À celui qu’ils voyaient quand ils se sont fermés,
Et que ton cœur s’attende à nos baisers aimés.

IX


1

Au pied des temples blancs étagés en terrasse,
Vers la plaine s’épand la claire Tanagra,
Dont les maisons, qu’un art élégant décora,
Sont peintes de festons où le myrte s’enlace ;

Une femme au marcher d’un rythme plein de grâce,
Comme un voile drapant sa rose calyptra
Que borde un bandeau noir, traverse l’agora,
Dans sa tunique blanche aux plis droits, que dépasse

Son étroit soulier jaune à la rouge semelle,
Si finement lacé que le pied semble nu ;
Un simple cordelet serre sa souple taille,

Sur ses cheveux se pose un plat chapeau de paille,
Et son éventail bleu palpite comme une aile ;
Ainsi la trouva belle un artiste inconnu.

X


2

Il est mort ; sa maison, sa cité ne sont plus ;
Le corps qu’il chérissait, vagabonde poussière,
Enlevé par les vents aux tombeaux vermoulus,
Poudroie aux creux mouvants d’une lointaine ornière ;

Et pour lui, son nom même a coulé dans l’oubli.
Mais du moins ce qu’il eut de plus rare en lui-même,
Son amour, ne fut pas, comme eux deux, aboli,
Et vit toujours exquis en sa grâce suprême.

Nous rêvons immortel le visage adoré,
Soudain l’immense voix des choses est muette,
La mort calme se clôt sur la vie inquiète,

Notre rêve n’est plus qu’un rien évaporé.
Heureux, heureux celui qui, par son art sacré,
Fait durer son amour dans une statuette !

XI


Frêle et pudique sœur des vierges au corps pur
Qui s’isolent sur une immortelle métope,
Ou dont le groupe blanc marche et se développe
Sur la frise d’un temple environné d’azur,

Toi que l’amour encor de ta mère enveloppe,
Et qui t’en vas, le cœur ravi, vers le futur,
Vierge, tu n’entends pas le Centaure âpre et dur
Qui vers ton innocence et tes rêves galope.

Et cependant, ce soir, meurtrie entre ses bras,
Tu te tordras en vain d’une horreur convulsive,
Vers son antre odieux, demain, tu le suivras,

Et là, tu resteras à jamais sa captive ;
Car l’Hercule n’est plus qui perçait de ses traits
Ces brutaux ravisseurs fuyant vers leurs forêts.

XII


1

Ô dur déchirement quand l’amour maternel
Ne naît point simplement de l’amour de la femme :
Il faut fermer son cœur ou diviser son âme,
Et souffrir d’un partage ou d’un refus cruel !

Bienheureuse trois fois en sa fécondité
La femme qui conçoit de l’homme qu’elle adore,
Et qui sent librement de sa tendresse éclore
L’harmonieuse fleur de sa maternité !

Pour celle-là, la vie a crû droite en sa sève,
Le même sentiment se complète et s’achève
De l’attrait des désirs à la gloire des fruits,

Le même amour grandit dans l’enfant qui s’élève,
Ses angoisses même ont la douceur de son rêve,
Et la fierté des jours sort du bonheur des nuits.

XIII


2

À combien peu de vous, hélas ! il est donné,
Ô femmes, que le sort saisit et qu’il rudoie,
Et dont l’âme, meurtrie en s’ouvrant, se reploie
En un chagrin muet, pensif et résigné,

De sentir un amour chèrement incarné,
Et de porter, avec une ineffable joie,
Un enfant convoité que tout votre être choie
Avant même qu’il ait dans vos flancs frissonné ?

L’amour de vos enfants naît sur votre poitrine,
C’est en les allaitant que vous devenez mères,
Et leurs chairs jusqu’alors vous étaient étrangères ;

Votre maternité n’en est que plus divine !
Mais qui de vous ne songe, en ses heures amères,
Au fils plus tôt aimé que votre cœur devine ?

XIV


Vain rêve de verser une âme en une autre âme,
D’être unis comme l’eau se mêle avec le vin,
Ou comme deux sarments brûlent en une flamme,
Ah ! rêve inaccessible et trop doux, rêve vain !

Les plus fougueux élans, les plus désespérés,
De deux cœurs éperdus du vœu de se confondre
N’attirent que deux corps qui restent séparés,
Et dont l’effort d’amour en un instant s’effondre.

Hélas ! les longs baisers, les caresses étroites
Qui mêlent follement des membres nus et moites,
Lassés de se saisir et meurtris de s’étreindre,

Ne sont que des signaux, sur des écueils lointains,
De naufragés cherchant en vain à se rejoindre,
Et se jetant dans l’air des appels incertains.

XV


Les premières amours sont des essais d’amour,
Ce sont les feux légers, les passagères fêtes
De cœurs encor confus et d’âmes imparfaites,
Où commence à frémir un éveil vague et court.

Pour connaître l’amour suprême et sans retour,
Il faut des cœurs surgis de leurs propres défaites,
Et dont les longs efforts et les peines secrètes
Ont, par coups douloureux, arrêté le contour.

Il n’est d’amour réel que d’âmes achevées,
D’âmes dont le destin a fini la sculpture,
Et qui, s’étant enfin l’une l’autre trouvées,

Se connaissant alors dans leur pleine stature,
Echangent gravement une tendresse sûre,
Et des forces d’aimer par degrés éprouvées.

XVI


Ah ! détestez l’erreur toujours inassouvie
De vouloir pénétrer vos passés jusqu’au fond,
Amants, ô douloureux amants au pâle front !
Vous n’en retirerez que l’incurable envie

De savoir des secrets dont vos bonheurs mourront ;
Dans le présent étroit ayez l’âme asservie,
Acceptez-vous tous deux tels que vous fit la vie,
Aimez-vous en vos sens et vos cœurs tels qu’ils sont ;

Echangez vos baisers sans songer que vos lèvres
Avec une autre bouche ont connu d’autres fièvres,
Et que vos corps se sont unis à d’autres corps ;

Car peut-être ce sont l’ivresse, les remords,
Et jusques aux regrets des amours consommés,
Qui vous ont créés tels que vous vous entr’aimez !