À l’amie perdue/Devant les vagues grises

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Librairie Hachette et Cie (p. 119-140).




VI

DEVANT LES VAGUES GRISES

I


Comme aujourd’hui la mer est belle et délicate !
Elle fut, tout le jour, vaporeuse et nacrée,
Avec de grands frissons de lumière dorée,
Sous un ciel d’un gris fin, veiné comme une agate ;

Puis ce ciel s’est ouvert d’une fente écarlate,
Et la pensive mer qui devenait cendrée
D’une pourpre lueur soudain s’est colorée,
Douce lueur où tout caresse et rien n’éclate ;

Dans les pays divins par delà le soleil,
On donne quelque noble et merveilleuse fête,
D’où s’échappe un rayon si mollement vermeil

Qui vient éparpiller des roses sur le faîte
De tous ces flots bercés d’un lumineux sommeil.
Ah ! si de jours pareils notre vie était faite !

II


Voici que dans les yeux brillent encor des pleurs,
Dans tes yeux bleus rêveurs et qui sont tout mon rêve ;
Hélas ! ma bien-aimée, un ange armé d’un glaive
Qui dans nos cœurs blessés enfonce ses lueurs,

Veille et nous interdit le jardin des Bonheurs ;
Et si jamais, un jour, notre attente s’achève,
Nous n’y pénétrerons, ô mélancolique Eve,
Qu’avec des fronts marqués de nos longues pâleurs.

Les ombrages tremblants des saules et des charmes,
Un feuillage craintif et toujours plein d’alarmes,
Par la plainte du vent tristement effleuré,

Ce sont là les bosquets de notre amour navré !
Et pourtant voudrais-tu ne pas verser ces larmes ?
Ont-ils connu l’amour ceux qui n’ont point pleuré ?

III


Ferme le livre, amie, où nous venons de lire ;
Nos cœurs sont jusqu’aux bords emplis de sa beauté,
Qui consacre un amour longuement tourmenté,
Et dans nos deux esprits frémit la même lyre.

La douceur de ces vers dans ce doux soir respire,
Soir de mélancolie et de sérénité,
Tendu de lilas pâle et d’azur argenté ;
La même flamme en nous brûle comme une myrrhe.

Viens, marchons du côté où le soleil s’abaisse
Voilé par des vapeurs ainsi qu’un ostensoir ;
Il va dans ce beau ciel mourir avec noblesse.

Comme un cœur qu’un devoir fier et douloureux blesse
Ainsi saignent nos cœurs ! Viens, allons nous asseoir
Dans les prés veloutés par les rayons du soir.

IV


Parfois, lassés de vivre en cette vie austère,
Dans le pesant caveau des lois et des devoirs,
Où des anneaux d’airain enchaînent nos vouloirs,
Où notre amour attend le mot qui le libère,

Ainsi que des captifs qui laissent leurs espoirs
S’échapper loin des murs où leur corps désespère,
Nous allons, quand aucun souffle léger n’altère
La limpide beauté des soirs, des divins soirs,

Nous allons, attristés et muets, sur la grève,
Et nous laissons, gagnés d’un insensible rêve
Hors des réalités rigides et claustrales,

Nos âmes s’envoler, libres et nuptiales,
Aux jardins azurés où le lis d’or se lève.
Quand le ciel se fleurit de ses fleurs sidérales.

V


Nous allons tous les jours à la petite baie,
Parmi ses sables plats, dans son cirque de dunes ;
Tantôt elle s’emplit d’eau vigoureuse et gaie,
Quand les vents et les flots déposent leurs rancunes ;

Tantôt, sous leur colère, elle tremble et s’effraie ;
Et tantôt elle est vide, et ses longues lagunes
Sont pleines, sous le ciel que la brise balaie,
De lourds soleils sanglants ou de tremblantes lunes ;

Quelquefois, mais plus tôt, ses franges d’algues vertes,
Par la mer qui descend récemment découvertes,
Luisent avec douceur sous des rayons obliques ;

Et parfois des brouillards traînant à sa surface
En font un monde étrange aux lumières mystiques,
Un rêve pâle où tout se dissout et s’efface.

VI


1

Nous étions arrivés, le soir, dans le vieux port
Aux toits rouges et bas et rongés par l’embrun,
Qui s’épaulent entre eux, tassés dans un coin brun
De falaise, vieux port gardé par un vieux fort.

Il faisait doux ; la mer était à moitié basse,
De pourpres flaques d’eau reluisaient sur la grève,
Et, sur le petit môle, on voyait, comme un rêve,
Des ombres qui balaient en chantant à voix lasse.

Dans un ciel encor clair et semé de nuages,
Se dessinaient le mât, la vergue, les cordages,
Et les boules d’osier ajouré du signal

Qui dresse sa tour blanche au bout de l’estacade ;
Et, sur l’échelle en fer qui regarde la rade,
Se hissait lentement le feu vert d’un fanal.

VI


2

Au bord du quai désert nous vînmes nous asseoir,
Sans presque nous parler, et ta main dans la mienne ;
Nous écoutions la mer, sous la chute du soir,
Se plaindre sur la grève à présent incertaine :

« Les vagues en sanglots disent leur désespoir
Aux rochers loin desquels le reflux les entraîne ;
Elles ne pourront plus, jamais plus les revoir ;
D’autres vagues viendront vers eux à la mer pleine ;

Elles se traînent loin du rivage effacé ;
Ecoute quel chagrin presque humain les tourmente,
Et quel adieu gémit dans leur cri dispersé ! »

Je te sentis trembler dans les plis de ta mante,
Je soulevai ton front obstinément baissé.
Tu sanglotais aussi, triste, ô si triste amante.

VIII


Le brouillard s’épaissit sur la mer douce et molle,
Les flots semblent d’étain fondu tant ils sont lourds ;
Agrandi d’une épaisse et rougeâtre auréole,
Descend un soleil morne, éteint et sans contours ;

L’énorme goëland qui sur nos têtes vole
Et dont soudain les cris se font lointains et sourds,
Se dissipe et se perd à l’instant qu’il nous frôle,
Et l’œil ne peut fermer ses cercles, lents et courts ;

Pourtant j’écoute encor l’air frémir sous sa plume !
Sans qu’on discerne rien qu’un fantôme, on entend,
Coupés d’un bruit de fer sur les crans tressautant,

Et pareil à celui de marteaux sur l’enclume,
Les chants des matelots tournant le cabestan
Sur un bateau pêcheur suspendu dans la brume.

IX


Lorsque nous revenons par la rude falaise,
À l’heure où l’eau qui bat à ses pieds devient noire,
Tandis que, plus avant, la houle qui s’apaise
De grands reflets mouvants et livides se moire,

Et que sur l’horizon, comme un reste de gloire,
Dans les cendres du jour meurt un amas de braise ;
Tu t’arrêtes souvent au bout du promontoire
Où glissent des rochers sur les pentes de glaise,

Et tu cherches, debout dans le jour qui défaille,
Quel forgeron puissant qui dans l’ombre travaille,
Quel forgeron puissant au labeur éternel.

Dont la forge invisible à la nuit se rallume,
Fait, sous son lourd marteau, jaillir de son enclume
Les flammèches de feu qui volent dans le ciel.

X


Lorsqu’après de longs mois qui nous ont séparés,
Nous sommes réunis pour quelques heures brèves,
Soit dans les bois déserts par l’automne empourprés,
Ou sur le triste bord abandonné des grèves,

Tu veux, dans ces instants longuement espérés,
Et dans ces fleurs du Temps qui sont de courtes trêves
Sur la fuite des jours par l’exil dévorés,
Tu veux, dans ces instants qu’ont tant rêvés nos rêves,

Que je dise ma vie et que je te raconte
Quel espoir me soutient, quel effort je surmonte,
Quel travail ont repris mes soirs laborieux.

Que m’importe ma vie et ses morceaux brisés ?
Que veux-tu que je voie en dehors de tes yeux,
Quels mots veux-tu que j’aie autres que des baisers ?

XI


Dans le jour affaibli des grises cathédrales,
Quand l’ombre sort des murs et s’étend sur les dalles,
En effaçant les noms des morts couchés sous elles,
Tandis que la clarté, fuyant au fond des ailes,

Monte vers les vitraux où des initiales,
Dans leur enlacement de lettres nuptiales,
S’allument tout à coup parmi les branches grêles
De rosiers transparents tout fleuris d’étincelles,

Que de fois nous avons, assis près d’un pilier,
Sans parler, dans ce grand silence hospitalier,
Mieux senti notre exil sous ces derniers rayons.

Puis il fallait gagner, par quelque morne rue,
Aux volets déjà clos, d’une ville déchue,
La station obscure où nous nous séparions.

XII


Nous avons fait de nos deux cœurs un seul tissu,
Unis comme le sont la chaîne avec la trame ;
Ils se sont lentement mêlés à notre insu,
Tremblants au même vent comme un seul oriflamme ;

Ainsi chacun de nous dans son âme a reçu,
Jusqu’au profond de lui, les filtres de l’autre âme :
Il n’est pas un chagrin, pas un espoir déçu,
Qui ne blesse les deux d’un même trait de lame ;

Et, comme on ne saurait faire luire une soie
Sans un même reflet des fils entrecroisés,
Nos cœurs n’ont qu’un éclat dans une même joie.

Ils ne seront par rien ni jamais divisés :
À les frapper tous deux un seul coup peut suffire,
Comme tout est atteint dans le drap qu’on déchire.

XIII


Notre amour a vécu de tant de sacrifices,
Il a tant immolé de désirs et d’espoir,
Il a derrière lui laissé tant d’édifices
Où sur le banc de marbre il avait cru s’asseoir,

Repris tant de chemins sous de nouveaux cilices,
Conduit tant de matins aux tristesses du soir,
Cueilli tant de douleurs dans le champ des délices,
Tant vu sans arriver, tant voulu sans pouvoir,

Et devant lui s’étend une si longue grève,
Menaçante, blafarde, à la joie interdite,
Et dont le sol méchant de rocs mornes se crève,

Que si, de la nuée où la clarté palpite,
Une voix nous criait : « Votre bonheur se lève ! »
Nous nous regarderions pris de terreur subite.

XIV


Sans doute notre amour ne vainc pas le destin,
Nous demeurons soumis à toute la souffrance
Où l’homme va buttant de son pas incertain ;
Le Malheur ne connaît ni faveur ni clémence.

Et nous savons aussi, qu’un jour, proche ou lointain,
Fera de cet amour une âpre souvenance,
Dont l’un de nous vivra dans son chagrin hautain ;
Le Trépas ne connaît ni faveur ni clémence.

Mais nous aurons du moins fait face à la douleur
Avec des cœurs plus forts du nœud qui les rassemble ;
Nous aurons quelquefois eu des fêtes de cœur,

Beaux éclairs où le ciel un instant luit et tremble ;
Et nous aurons tenté, ma bien-aimée, ensemble
Un essai courageux et noble de bonheur.

XV


1

Des nuages pesants glissent sur le ciel gris,
Et des plaques d’étain luisent sur la mer grise,
Qui s’éteignent soudain à nos regards surpris,
Ou se brisent eu traits que la houle divise ;

Jusqu’aux deux caps brumeux tout l’horizon est pris ;
Parfois une lueur incertaine agonise
Sur un pan de falaise ; on dirait des débris
De clarté que le choc des brumes pulvérisé ;

Un rayon de soleil blafard et fugitif
Sur un cap éloigné frappe des dunes pâles
Où luit le rouge toit d’une maison perdue,

Brève apparition tremblante, confondue
Dans les mornes brouillards roulés par les rafales,
Et changée aussitôt en un rêve pensif.

XVI


2

Sur les dunes, là-bas, sur le cap orageux,
Dans la maison au toit rouge, chère attristée,
Dans la maison perdue et des vents tourmentée,
Veux-tu que nous allions, sous ce ciel douloureux ?

Nous vivrons en ayant sans cesse sous nos yeux
Des rayons traversés par la pluie emportée,
Des nuages pressant leur fuite illimitée,
Et les jets blancs des flots sur les rochers fumeux.

Nous verrons naître au loin de rapides lueurs,
Fragiles fleurs d’argent au calice de brume,
Qui s’éteignent soudain pour s’entr’ouvrir ailleurs

Et, sur la vaste mer sombre sous son écume,
Promenant dans le ciel une floraison pâle,
Lui prêtent quelque grâce étrange et boréale.

XVII


Un fanal vert s’allume, au bout de la jetée,
Dans le ciel où pâlit une clarté bleuâtre,
Par de vagues blancheurs tremblantes tachetée,
Derniers efforts du jour lassé de se débattre ;

Sur la tragique mer qui, hors d’un fond noirâtre,
Pousse sous son rayon une houle argentée,
Il pose doucement une lueur verdâtre,
Par les puissants remous tordue et reflétée.

Mais, dans le ciel plus sombre et maintenant calmé,
Où le tardif trépas du jour est consommé,
Il palpite, agité pendant un court moment,

Puis se calme à son tour, et luit paisiblement,
Comme une merveilleuse et splendide émeraude,
Tandis que le décor des astres s’échafaude.

XVIII


Nous suivions les flots gris, mélancolique amie,
Les longs flots gris plaintifs, dont la voix s’atténue
Quand le soir sur la mer pose son accalmie ;
Un soleil d’or pâli que barrait une nue,

Glissant aux plis plus lents de la houle blêmie,
Touchait quelques gazons sur la l’alaise nue ;
Nous suivions des longs flots l’écume continue,
L’écume des flots gris, mélancolique amie.

Tu disais les douceurs de cette âme que j’aime,
Ton âme où le bonheur garde un air de tristesse,
Ton âme endolorie et grave, où l’espoir même

Sait qu’il ne tiendra pas son entière promesse,
Ton âme résignée à sa haute sagesse,
Et dont ce soir d’or pâle était vraiment l’emblème.

XIX


 
La nuit froide descend : l’immense baie est vide ;
Dans ses sables brunis brillent des lignes d’eau ;
Sur le ciel clair encor d’une clarté livide
Se dressent les mâts noirs et penchés d’un bateau ;

Au sommet de la digue où le sentier nous guide,
Un berger sombre emmène un indistinct troupeau,
Et parfois, à nos pieds, le glissement rapide
D’une bête de nuit épouvante un roseau.

Nous prenons le chemin qui par le bois abrège ;
Dans la noirceur, qui semble encor plus s’obscurcir
Sous les deux phares dont le feu vient de jaillir,

La moindre lueur prend l’air menaçant d’un piège ;
Et j’aime ces retours qui te font mieux sentir
Que je suis près de toi et que je te protège.

XX


 
Une tempête souffle, et sur l’immense plage
S’appesantit un ciel presque noir et cruel,
Où s’obstine le vol grisâtre d’un pétrel,
Qui le rend plus funèbre encore et plus sauvage ;

Un tourbillon de sable éperdu se propage
Vers un horizon blême où tout semble irréel ;
Il traîne sur la dune un lamentable appel
Fait du courroux des vents et de cris de naufrage ;

Les joncs verts frissonnants sont pâles dans la brume ;
Sous le morne brouillard qui roule sur la mer,
Bondit, hurle et s’écroule un tumulte d’écume ;

Et dans ce vaste deuil qu’étreint ce ciel de fer,
Nous sentons dans nos cœurs l’indicible amertume
De nos baisers d’adieu flagellés par l’hiver.